Initiation à la théorie économique marxiste
Initiation a la theorie economique marxiste - 3. ed., rev. et augm. - Paris : Etudes et Documentation Internationales, 1983. - 125 pp.
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Avant-propos

I. La théorie de la valeur et de la plus-value

  • Le surproduit social
  • Marchandises, valeur d’usage et valeur d’échange
  • La théorie marxiste de l’aliénation
  • La loi de la valeur
  • Détermination de la valeur d’échange des marchandises
  • Qu’est-ce que le travail socialement nécessaire ?
  • Origine et nature de la plus-value
  • Validité de la théorie de la valeur-travail

II. Le capital et le capitalisme

  • Le capital dans la société précapitaliste
  • Les origines du mode de production capitaliste
  • Origines et définition du prolétariat moderne
  • Mécanisme fondamental de l’économie capitaliste
  • L’accroissement de la composition organique du capital
  • La concurrence conduit à la concentration et aux monopoles
  • Chute tendancielle du taux moyen de profit
  • La contradiction fondamentale du régime capitaliste et les crises périodiques de surproduction

III. Le néo-capitalisme

  • Origines du néo-capitalisme
  • Une révolution technologique permanente
  • L’importance des dépenses d’armements
  • Comment les crises sont « amorties » en récession
  • La tendance à l’inflation permanente
  • La « programmation économique »
  • La garantie étatique du profit

IV. L’application de la théorie économique marxiste a quelques problèmes particuliers

  • A. - L’impérialisme et le problème du sous-développement
  • 1. - Monopoles et impérialisme
  • 2. - L’impérialisme source de sous-développement
  • 3. - Le néo-colonialisme
  • B. - L’économie des pays postcapitalistes
  • 4. - Survie partielle de l’économie marchande
  • 5. - La planification bureaucratique et ses tares
  • 6. - Economie socialiste de marché ?
  • 7. - Autogestion démocratiquement centralisée

Postface

  • Quantité de travail socialement nécessaire et besoins sociaux

Avant-propos

AVANT-PROPOS pour la troisième édition

« L’initiation » que voici est vieille de vingt ans. Aujourd’hui, je rédigerais la troisième partie différemment, non pas tant en ce qui concerne son contenu - bien que celui-ci laisse aussi quelque peu à désirer - qu’en ce qui concerne la terminologie.

Le texte affirme clairement que la période d’expansion d’après-guerre de l’économie des pays impérialistes - 1948-1968, ou 1948-1970 - serait limitée dans le temps. Il prédit correctement le moment approximatif où cette période prendrait fin. Il explique de même les raisons de cette incapa cité du capitalisme en déclin à surmonter durable ment ses contradictions internes, tout en offrant une explication insuffisante de l’inflation perma nente, insuffisance que nous avons corrigée depuis lors. Il n’y a donc pas lieu d’imputer à l’auteur l’idée clairement rejetée que l’emploi du mot « néo-capitalisme » impliquerait une quelconque nou velle période d’ascension du mode de production capitaliste, une quelconque perte de l’actualité ou de la nécessité objective de la révolution socialiste.

Néanmoins, en lui-même, et en l’absence d’une interprétation précise qui l’accompagne, le terme « néo-capitalisme » peut prêter à confusion. C’est pourquoi nous lui préférons le terme de « troisième âge du capitalisme » (« capitalisme tardif », « late capitalism », « Spätkapitalismus »). Nous renvoyons les lecteurs intéressés à notre ouvrage paru sous ce titre, qui traite précisément en détail, et avec plus de précision, du capitalisme tel qu’il fonctionne au cours des quarante dernières années.

Cette troisième édition comporte quelques corrections mineures du texte initial de la troisième partie II comporte surtout une quatrième partie traitant de l’économie des pays semi-coloniaux et des sociétés postcapitalistes.

Ernest MANDEL.

AVANT-PROPOS de la deuxième édition

Ce cahier est composé de conférences d’Ernest Mandel, faites à l’occasion d’un week-end de formation organisé par la Fédération de Paris du Parti Socialiste Unifié, au printemps 1963.

Douze ans après et malgré l’interdiction de séjour en France de leur auteur, ces textes, avec quelques corrections et additions suscitent toujours le même intérêt et ont nécessité de nombreuses réimpressions. Ernest Mandel, malgré la brièveté de ce petit livre, y expose avec un sens pédagogique remarquable les principes élémentaires de la théorie du capitalisme contemporain.

Rappelons que son vaste Traité d’économie marxiste (Editions Julliard, Paris, 1962) épuisé, a été réédité dans la collection 10 X 18 en 1969, et que depuis 1963 l’auteur a publié plusieurs études importantes.

Novembre 1975

I. La théorie de la valeur et de la plus-value

Tous les progrès de la civilisation sont déterminés en dernière analyse par l’accroissement de la productivité du travail. Aussi longtemps que la production d’un groupe d’hommes suffit à peine pour maintenir en vie les producteurs, aussi longtemps qu’il n’y a point de surplus au-delà de ce produit nécessaire, il n’y a pas de possibilité de division du travail, d’apparition d’artisans, d’artistes ou de savants. Il n’y a donc, a fortiori, aucune possibilité de développement de techni­ques qui exigent de pareilles spécialisations.

Le surproduit social

Aussi longtemps que la productivité du travail est tellement basse que le produit du travail d’un homme ne suffit qu’à son propre entretien, il n’y a pas non plus de division sociale, il n’y a pas de différenciation à l’intérieur de la société. Tous les hommes sont alors producteurs ; ils se trouvent tous au même niveau de dénuement.

Tout accroissement de la productivité du travail, au-delà de ce niveau le plus bas, crée la pos­sibilité d’un petit surplus, et dès qu’il y a surplus de produits, dès que deux bras produisent davantage que n’exige leur propre entretien, la possibilité de la lutte pour la répartition de ce surplus peut apparaître.

A partir de ce moment, l’ensemble du travail d’une collectivité ne constitue plus nécessaire­ment du travail destiné exclusivement à l’entretien des producteurs. Une partie de ce travail peut être destinée à libérer une autre partie de la société de la nécessité même de travailler pour son entretien propre.

Lorsque cette possibilité se réalise, une partie de la société peut se constituer en classe domi­nante, se caractérisant notamment par le fait qu’elle est émancipée de la nécessité de travailler pour son propre entretien.

Le travail des producteurs se décompose dès lors en deux parties. Une partie de ce travail continue de s’effectuer pour l’entretien propre des producteurs ; nous l’appelons le travail néces­saire. Une autre partie de ce travail sert à l’entre­tien de la classe dominante ; nous l’appelons le surtravail.

Prenons un exemple tout à fait clair, l’esclavage de plantations, soit dans certaines régions et à certaines époques de l’Empire romain, soit encore dans les grandes plantations, à partir du XVIIe siècle, dans les Indes occidentales, ou dans les îles portugaises africaines : En général, dans toutes les régions tropicales le maître n’avance même pas la nourriture à l’esclave ; celui-ci doit la produire lui-même, le dimanche, en travaillant sur un petit bout de terre, tous les produits sont réservés à sa nourriture. Six jours par semaine, l’esclave travaille dans la plantation ; c’est du tra­vail dont les produits ne lui reviennent pas, qui crée donc un surproduit social qu’il abandonne dès qu’il est produit, qui appartient exclusivement aux maîtres d’esclaves.

La semaine de travail qui est ici de sept jours, se décompose donc en deux parties : le travail d’un jour, du dimanche, constitue du travail nécessaire, du travail pendant lequel l’esclave crée les produits pour son propre entretien, pour se maintenir en vie, lui et sa famille ; le travail de six jours par semaine constitue du surtravail, du travail dont les produits reviennent exclusivement aux maîtres et servent à maintenir en vie les maîtres, à les entretenir et aussi à les enrichir.

Un autre exemple, c’est celui des grands domaines du haut moyen âge. Les terres de ces domaines sont divisées en trois parties : il y a les communaux, la terre qui reste propriété collec­tive, c’est-à-dire les bois, les prairies, les maréca­ges, etc. ; il y a les terres sur lesquelles le serf tra­vaille pour l’entretien de sa famille et son propre entretien ; et il y a finalement la terre sur laquelle le serf travaille pour entretenir le seigneur féodal. En général, la semaine de travail est ici de six et non plus de sept jours. Elle se divise en deux parties égales : trois jours par semaine, le serf tra­vaille sur la terre dont les produits lui reviennent ; trois jours par semaine il travaille la terre du sei­gneur féodal, sans rémunération aucune, il four­nit du travail gratuit pour la classe dominante.

Nous pouvons définir le produit de ces deux sortes de travaux très différents par un terme dif­férent. Pendant que le producteur effectue le tra­vail nécessaire, il produit le produit nécessaire. Pendant qu’il effectue du surtravail, il produit un surproduit social.

Le surproduit social, c’est donc la partie de la production sociale que, tout en étant produite par la classe des producteurs, s’approprie la classe dominante, sous quelque forme que ce soit, que ce soit sous la forme de produits naturels, que ce soit sous la forme de marchandises destinées à être vendues, que ce soit sous la forme d’argent.

La plus-value n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social. Lorsque

c’est exclusivement sous forme d’argent que la classe dominante s’approprie la partie de la pro­duction d’une société, appelée plus haut « surpro­duit » , on ne parle plus alors de surproduit, mais on appelle cette partie « plus-value ».

Ceci n’est d’ailleurs qu’une première approche de la définition de la plus-value que nous rever­rons par la suite.

Quelle est l’origine du surproduit social ? Le sur produit social se présente comme le produit de l’appropriation gratuite - donc l’appropriation en échange d’aucune contrepartie en valeur - d’une partie de la production de la classe productive par la classe dominante. Lorsque l’esclave travaille deux jours par semaine sur la plantation du maî­tre d’esclaves, et que tout le produit de ce travail est accaparé par ce propriétaire en échange d’aucune rémunération, l’origine de ce surproduit social c’est le travail gratuit, le travail non rému­néré, fourni par l’esclave au maître d’esclaves. Lorsque le serf travaille trois jours par semaine sur la terre du seigneur, l’origine de ce revenu, de ce surproduit social, c’est encore du travail non rémunéré, du travail gratuit fourni par le serf.

Nous verrons par la suite que l’origine de la plus-value capitaliste, c’est-à-dire du revenu de la classe bourgeoise en société capitaliste, est exac­tement la même : c’est du travail non rémunéré, du travail gratuit, du travail fourni sans contre-valeur par le prolétaire, par le salarié au capita­liste.

Marchandises, valeur d’usage et valeur d’échange

Voilà donc quelques définitions de base qui sont les instruments avec lesquels nous travaillerons tout au long des trois exposés de ce cours. Il faut y ajouter encore quelques autres :

Tout produit du travail humain doit normale­ment avoir une utilité, il doit pouvoir satisfaire un besoin humain. On dira donc que tout produit du travail humain possède une valeur d’usage. Le terme de « valeur d’usage » sera d’ailleurs utilisé de deux manières différentes. On parlera de la valeur d’usage d’une marchandise ; on parlera aussi des valeurs d’usage, on dira que dans telle ou telle société, on ne produit que des valeurs d’usage, c’est-à-dire des produits destinés à la consommation directe de ceux qui se les appro­prient (producteurs ou classes dirigeantes).

Mais à côté de cette valeur d’usage, le produit du travail humain peut aussi avoir une autre valeur, une valeur d’échange. Il peut aussi être produit, non pas pour la consommation immé­diate des producteurs ou des classes possédantes, mais pour être échangé sur le marché, pour être vendu. La masse des produits destinés à être ven­dus ne constitue plus une production de simples valeurs d’usage, mais une production de mar­chandises.

Une marchandise c’est donc un produit qui n’a pas été créé dans le but d’être consommé directe­ment, mais bien dans le but d’être échangé sur le marché. Toute marchandise doit donc avoir à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange.

Elle doit avoir une valeur d’usage, car si elle n’en avait pas, il n’y aurait personne pour l’ache­ter, puisqu’on n’achète une marchandise que dans le but de la consommer finalement, de satisfaire un besoin quelconque par cet achat. Si une mar­chandise ne possède aucune valeur d’usage pour personne, alors elle est invendable, elle aura été produite inutilement, elle n’a aucune valeur d’échange précisément parce qu’elle n’a aucune valeur d’usage.

Par contre, tout produit qui a une valeur d’usage n’a pas nécessairement une valeur d’échange. Il n’a une valeur d’échange qu’avant tout dans la mesure où il est produit dans une société fondée sur l’échange, une société où l’échange se pratique communément.

Y a-t-il des sociétés dans lesquelles les produits n’ont pas de valeur d’échange ? A la base de la valeur d’échange, et a fortiori du commerce et du marché, se trouve un degré déterminé de la divi­sion du travail. Pour que des produits ne soient pas immédiatement consommés par leurs produc­teurs, il faut que tout le monde ne produise pas la même chose. Si dans une collectivité déterminée, il n’y a pas de division du travail, ou une division du travail tout à fait rudimentaire, il est manifeste qu’il n’y a pas de raison pour laquelle l’échange apparaîtrait. Normalement, un producteur de blé ne trouve rien à échanger avec un autre produc­teur de blé. Mais dès qu’il y a division du travail, dès qu’il y a un contact entre des groupes sociaux qui produisent des produits ayant une valeur d’usage différente, l’échange peut s’établir d’abord occasionnellement, pour ensuite se géné­raliser. Alors commencent petit à petit à apparaî­tre à côté des produits créés dans le simple but d’être consommés, par leurs producteurs, d’autres produits qui sont créés dans le but d’être échangés, des marchandises.

Dans la société capitaliste, la production mar­chande, la production de valeurs d’échange, a connu son extension la plus large. C’est la pre­mière société dans l’histoire humaine, dans laquelle la majeure partie de la production est composée de marchandises. On ne peut cepen­dant pas dire que toute la production y soit une production de marchandises. Il y a deux catégo­ries de produits qui y restent de simples valeurs d’usage.

D’abord, tout ce qui est produit pour l’autocon­sommation des paysans, tout ce qui est consommé directement dans les fermes qui produisent ces produits. On retrouve cette production pour l’autoconsommation des fermiers même dans les pays capitalistes les plus avancés comme les Etats-Unis, mais elle n’y constitue qu’une petite partie de la production agricole totale. Plus l’agriculture d’un pays est arriérée, et plus grande est en géné­ral la fraction de la production agricole qui est destinée à l’autoconsommation, ce qui crée de grandes difficultés pour calculer de manière pré­cise le revenu national de ces pays.

Une deuxième catégorie de produits qui sont encore de simples valeurs d’usage et non pas des marchandises en régime capitaliste, c’est tout ce qui est produit à l’intérieur du ménage. Bien qu’elle nécessite la dépense de beaucoup de tra­vail humain, toute cette production des ménages constitue une production de valeurs d’usage et non une production de marchandises. Quand on prépare la soupe, ou quand on recoud des bou­tons, on produit, mais on ne produit pas pour le marché.

L’apparition, puis la régularisation et la généra­lisation de la production de marchandises a trans­formé radicalement la manière dont les hommes travaillent et dont ils organisent la société.

La théorie marxiste de l’aliénation

Vous avez déjà entendu parler de la théorie marxiste de l’aliénation. L’apparition, la régulari­sation, la généralisation de la production mar­chande sont étroitement liées à l’extension de ce phénomène d’aliénation.

Nous ne pouvons nous étendre ici sur cet aspect de la question. Mais il est tout de même extrêmement important de comprendre ce fait, car la société marchande ne couvre pas seulement l’épo­que du capitalisme. Elle englobe aussi la petite production marchande, dont nous parlerons cet après-midi. Et il y a aussi une société marchande post-capitaliste, la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, la société soviétique d’aujourd’hui, une société qui reste encore très largement fondée sur la production de valeurs d’échange. Quand on saisit quelques caractéristi­ques fondamentales de la société marchande, on comprend pourquoi certains phénomènes d’alié­nation ne peuvent pas être surmontés à l’époque de transition entre le capitalisme et le socialisme, par exemple dans la société soviétique d’aujourd’hui.

Mais ce phénomène d’aliénation n’existe mani­festement pas - du moins sous cette forme - dans une société qui ne connaît pas de production mar­chande, où il y a une unité de vie individuelle et d’activité sociale tout à fait élémentaire. L’homme travaille, et il travaille en général non pas seul, mais dans un ensemble collectif avec une structure plus ou moins organique. Ce travail consiste à transformer directement des choses matérielles. C’est-à-dire que l’activité du travail, l’activité de la production, l’activité de la consom­mation, et les rapports entre l’individu et la société, sont réglés par un certain équilibre qui est plus ou moins permanent.

Bien sûr, il n’y a pas de raisons d’embellir la société primitive, soumise à des pressions et à des catastrophes périodiques du fait de sa pauvreté extrême. L’équilibre risque à tout moment d’être détruit par la pénurie, par la misère, par des catastrophes naturelles, etc. Mais entre ces deux catastrophes, surtout à partir d’un certain degré de développement de l’agriculture, et de certaines conditions climatologiques favorables, cela donne une certaine unité, une certaine harmonie, un certain équilibre entre pratiquement toutes les activités humaines.

Des conséquences désastreuses de la division du travail, comme la séparation complète de tout ce qui est activité esthétique, élan artistique, ambition créatrice, des activités productives, purement mécaniques, répétitives, n’existent pas du tout dans la société primitive. Au contraire, la plupart des arts, aussi bien la musique et la scul­pture que la peinture et la danse, sont originelle­ment liés à la production, au travail. Le désir de donner une forme agréable, jolie, aux produits qu’on consommait soit individuellement, soit en famille, soit en groupe de parenté plus large, s’intégrait normalement, harmoniquement et organiquement au travail de tous les jours.

Le travail n’était pas ressenti comme une obli­gation imposée de l’extérieur, tout d’abord parce que cette activité était beaucoup moins tendue, beaucoup moins épuisante que le travail dans la société capitaliste actuelle, parce qu’il était davantage soumis aux rythmes propres à l’orga­nisme humain et aux rythmes de la nature. Le nombre de journées de travail dépassait rarement cent cinquante ou deux cents par an, alors que dans la société capitaliste il se rapproche dange­reusement de trois cents et les dépasse même quelquefois. Ensuite, parce que subsistait cette unité entre le producteur, le produit et sa consommation, parce que le producteur produi­sait en général pour son propre usage, ou pour celui de ses proches, et le travail conservait donc un aspect directement fonctionnel. L’aliénation moderne naît notamment d’une coupure entre le producteur et son produit, qui est à la fois le résultat de la division du travail, et le résultat de la production de marchandises, c’est-à-dire du travail pour un marché, pour un consommateur inconnus, et non pas pour la consommation du producteur lui-même.

Le revers de la médaille, c’est qu’une société produisant seulement des valeurs d’usage, une société produisant seulement des biens pour la consommation immédiate de ses producteurs, ce fut toujours dans le passé une société extrêmement pauvre. C’est donc une société qui non seulement est soumise aux aléas des forces de la nature, mais aussi une société qui limite à l’extrême les besoins humains, dans la mesure exacte où elle est pauvre et ne dispose que d’une gamme de produits limi­tée. Les besoins humains ne sont que très partiel­lement quelque chose d’inné dans l’homme. Il y a une interaction constante entre production et besoins, entre développement des forces produc­tives et éclosion des besoins. C’est seulement dans une société qui développe à l’extrême la pro­ductivité du travail, qui développe une gamme infinie de produits, que l’homme peut aussi connaître un développement continu de ses besoins, un développement de toutes ses poten­tialités infinies, un développement intégral de son humanité.

La loi de la valeur

Une des conséquences de l’apparition et de la généralisation progressives de la production de marchandises, c’est que le travail lui-même com­mence à devenir quelque chose de régulier, quel­que chose de mesuré, c’est-à-dire que le travail lui-même cesse d’être une activité intégrée aux rythmes de la nature, suivant des rythmes physio­logiques propres à l’homme.

Jusqu’au XIXe et peut-être même jusqu’au XXe siècle, dans certaines régions d’Europe occiden­tale, les paysans ne travaillent point de manière régulière, ne travaillent pas chaque mois de l’année avec une même intensité. A quelques moments de l’année de travail, ils effectueront un travail extrêmement intense. Mais à côté de cela, il y aura de grands trous dans l’activité, notam­ment pendant l’hiver. Lorsque la société capita­liste s’est développée, elle a trouvé dans cette par­tie la plus arriérée de l’agriculture de la plupart des pays capitalistes, une réserve de main-d’œuvre particulièrement intéressante, c’est-à-dire une main-d’œuvre qui allait travailler à l’usine six mois par an ou quatre mois par an, et qui pouvait travailler en échange de salaires beau­coup plus bas, étant donné qu’une partie de sa subsistance était fournie par l’exploitation agri­cole qui subsistait.

Quand on examine des fermes beaucoup plus développées, plus prospères, par exemple éta­blies autour de grandes villes, c’est-à-dire des fer­mes qui sont, au fond, en train de s’industrialiser, on y rencontre un travail beaucoup plus régulier et une dépense de travail beaucoup plus grande qui s’effectue régulièrement tout le long de l’année et qui élimine petit à petit les temps morts. Ce n’est pas seulement vrai pour notre époque, c’est déjà même vrai pour le moyen âge, disons à partir du XIIe siècle : plus on se rappro­che des villes, c’est-à-dire des marchés, plus le travail du paysan est un travail pour un marché, c’est-à-dire une production de marchandises, et plus ce travail est un travail régularisé, plus ou moins permanent, comme s’il était un travail à l’intérieur d’une entreprise industrielle.

En d’autres termes : plus la production de mar­chandises se généralise, plus le travail se régula­rise, et plus la société s’organise autour d’une comptabilité fondée sur le travail.

Si on examine la division du travail déjà assez avancée d’une commune au début du développement commercial et artisanal du moyen âge ; si on examine des collectivités dans des civilisations comme la civilisation byzantine, arabe, hindoue, chinoise et japonaise, on est toujours frappé par le fait d’une intégration très avancée entre l’agri­culture et diverses techniques artisanales, d’une régularité du travail aussi bien à la campagne qu’à la ville, ce qui fait de la comptabilité en travail, de la comptabilité en heures de travail, le moteur qui règle toute l’activité et la structure même des col­lectivités. Dans le chapitre relatif à la loi de la valeur du Traité d’Economie marxiste, j’ai donné toute une série d’exemples de cette comptabi­lité en heures de travail. Dans certains villa­ges indiens, une caste déterminée monopolise la fonction de forgeron, mais continue en même temps à travailler la terre pour y produire sa pro­pre nourriture. La règle suivante y a été établie : lorsque le forgeron fabrique un instrument de tra­vail ou une arme pour une ferme, c’est celle-ci qui lui fournit les matières premières et, pendant le temps qu’il les travaille pour fabriquer l’outil, le paysan pour lequel il le produit travaillera la terre du forgeron. C’est dire qu’il y a une équivalence en heures de travail qui gouverne les échanges d’une manière tout à fait transparente.

Dans les villages japonais du moyen âge, il y a au sein de la communauté du village une compta­bilité en heures de travail au sens littéral du terme. Le comptable du village tient une sorte de grand livre, dans lequel il marque les heures de travail que les différents villageois fournissent sur leurs champs réciproques, parce que la produc­tion agricole est encore très largement fondée sur la coopération du travail, en général, la récolte, la construction des fermes, l’élevage se font en com­mun. On calcule de manière extrêmement stricte le nombre d’heures de travail que les membres d’un ménage déterminé fournissent aux membres d’un autre ménage. A la fin de l’année, il doit y avoir équilibre, c’est-à-dire que les membres du ménage B doivent avoir fourni au ménage A exactement le même nombre d’heures de travail que les membres du ménage A ont fourni pendant la même année aux membres du ménage B. Les Japonais ont même poussé le raffinement - il y a près de mille ans ! - au point de tenir compte du lait que les enfants fournissent une quantité de travail moins grande que les adultes, c’est-à-dire qu’une heure de travail d’enfants ne « vaut » qu’une demi-heure de travail adulte, et c’est toute une comptabilité qui s’établit de cette manière.

Un autre exemple nous permet de saisir d’une manière immédiate la généralisation de cette comptabilité basée sur l’économie du temps de travail : c’est la reconversion de la rente féodale. Dans une société féodale, le surproduit agricole peut prendre trois formes différentes : celle de la rente en travail ou corvée, celle de la rente en nature et celle de la rente en argent.

Lorsqu’on passe de la corvée à la rente en nature, il y a évidemment un processus de recon­version qui s’effectue. Au lieu de fournir trois jours de travail par semaine au seigneur, le pay­san lui fournit maintenant par saison agricole une certaine quantité de blé, ou de cheptel vivant, etc. Une deuxième reconversion se produit lorsqu’on passe de la rente en nature à la rente en argent.

Ces deux conversions doivent être basées sur une comptabilité en heures de travail assez rigou­reuse, si l’une des deux parties n’accepte pas d’être immédiatement lésée par cette opération. Si au moment où se fait la première reconversion, c’est-à-dire au moment où, au lieu de fournir au seigneur féodal 150 jours de travail par an, le pay­san lui fournit une quantité de blé, et qu’il faut pour produire cette quantité x de blé seulement 75 jours de travail, cette reconversion de la rente travail en rente naturelle se solderait par un appauvrissement très brusque du propriétaire féodal et par un enrichissement très rapide des serfs.

Les propriétaires fonciers - on peut leur faire confiance ! - faisaient donc attention au moment de ces reconversions pour qu’il y ait une équiva­lence assez stricte entre les différentes formes de la rente. Cette reconversion pouvait naturelle­ment se retourner finalement contre une des clas­ses en présence, par exemple contre les proprié­taires fonciers lorsqu’une brusque flambée des prix agricoles se produisit après la transformation de la rente en nature en rente en argent, mais il s’agit alors du résultat de tout un processus histo­rique et non pas du résultat de la reconversion elle-même.

L’origine de cette économie fondée sur la comptabilité en temps de travail apparaît encore clairement de la division du travail entre l’agricul­ture et l’artisanat au sein du village. Pendant toute une période, cette division du travail reste assez rudimentaire. Une partie de la paysannerie continue à produire une partie de ses vêtements pendant une très longue période qui, en Europe occidentale, s’étend de l’origine des villes médié­vales jusqu’au XIXe siècle, c’est-à-dire sur près de mille ans, ce qui fait qu’au fond cette technique de production des vêtements ne comporte rien de très mystérieux pour le cultivateur.

Dès lors que des échanges réguliers s’établis­sent entre cultivateurs et artisans producteurs de textiles, des équivalences régulières s’établissent également, par exemple, on échange une aune de drap contre 10 livres de beurre et non pas contre 100 livres. Il est donc tout à fait évident que sur la base de leur propre expérience, les paysans connaissent le temps de travail approximative­ment nécessaire pour produire une quantité déterminée de draps. S’il n’y avait pas une équi­valence plus ou moins exacte entre la durée de travail nécessaire pour produire la quantité de draps échangée contre une quantité déterminée de beurre, la division du travail se modifierait immédiatement. S’il était plus intéressant pour lui de produire du drap que du beurre, il changerait effectivement de production, étant donné que nous ne nous trouvons qu’au seuil d’une division du travail radicale, qu’il y a encore des frontières floues entre les différentes techniques, et que le passage d’une activité économique à une autre est encore possible, surtout si elle donne lieu à des avantages matériels tout à fait frappants.

A l’intérieur même de la cité du moyen âge, il y a d’ailleurs un équilibre extrêmement savant cal­culé entre les différents métiers, inscrit dans les chartes, limitant presque à la minute le temps de travail à consacrer à la production des différents produits. Dans de telles conditions, il serait inconcevable que le cordonnier ou le forgeron puissent obtenir une même somme d’argent pour le produit de la moitié du temps de travail qu’il faudrait à un tisserand ou à un autre artisan pour obtenir cette somme en échange de ses propres produits.

Là aussi nous saisissons très bien le mécanisme de cette comptabilité en heures de travail, le fonc­tionnement de cette société basée sur une écono­mie en temps de travail, qui est en général carac­téristique de toute cette phase qu’on appelle la petite production marchande, qui s’intercale entre une économie purement naturelle, dans laquelle on ne produit que des valeurs d’usage, et la société capitaliste dans laquelle la production de marchandises prend une expansion illimitée.

Détermination de la valeur d’échange des marchandises

En précisant que la production et l’échange des marchandises se régularisent et se généralisent au sein d’une société qui était fondée sur une écono­mie en temps de travail, sur une comptabilité en heures de travail, nous comprenons pourquoi, par ses origines et sa propre nature, l’échange des marchandises est fondé sur cette même comptabi­lité en heures de travail et que la règle générale qui s’établit est donc la suivante : la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la produire, cette quantité de travail étant mesurée par la durée du travail pendant laquelle la marchandise a été produite.

Quelques précisions doivent être jointes à cette définition générale qui constitue la théorie de la valeur-travail, la base à la fois de l’économie poli­tique classique bourgeoise, entre le XVIIe et le début du XIXe siècle, de William Pessy à Ricardo, et la théorie économique marxiste, qui a repris et perfectionné cette même théorie de la valeur-tra­vail.

Première précision : les hommes n’ont pas tous la même capacité de travail, ne sont pas tous de la même énergie, ne possèdent pas tous la même maîtrise de leur métier. Si la valeur d’échange des marchandises dépendait de la seule quantité de travail individuellement dépensée, effectivement dépensée par chaque individu pour produire une marchandise, on arriverait à une situation absurde : plus un producteur serait fainéant ou incapable, plus grand serait le nombre d’heures qu’il aurait mis à produire une paire de souliers, et plus grande serait la valeur de cette paire de souliers ! C’est évidemment impossible, parce que la valeur d’échange ne constitue pas une récompense morale pour le fait d’avoir bien voulu travailler ; elle constitue un lien objectif établi entre des producteurs indépendants, pour établir l’égalité entre tous les métiers, dans une société fondée à la fois sur la division du travail et sur l’économie du temps de travail. Dans une telle société, le gaspillage de travail est une chose qui ne peut pas être récompensée, mais qui, au con­traire, est automatiquement pénalisée. Quicon­que fournit pour produire une paire de souliers plus d’heures de travail que la moyenne néces­saire - cette moyenne nécessaire étant détermi­née par la productivité moyenne du travail et ins­crite par exemple dans les Chartes des Métiers -a donc gaspillé du travail humain, a travaillé pour rien, en pure perte, pendant un certain nombre de ces heures de travail, et en échange de ces heu­res gaspillées, il ne recevra rien du tout.

En d’autres termes : la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée non pas par la quan­tité de travail dépensée pour la production de cette marchandise par chaque producteur indivi­duel, mais bien par la quantité de travail sociale­ment nécessaire pour la produire. La formule « socialement nécessaire » signifie : la quantité de travail nécessaire dans les conditions moyen­nes de productivité du travail existant à une épo­que et dans un pays déterminés.

Cette précision a d’ailleurs de très importantes applications quand on examine de plus près le fonctionnement de la société capitaliste.

Une deuxième précision s’impose cependant encore. Qu’est-ce que cela veut dire exactement « quantité de travail » ? Il y a des travailleurs de qualification différente. Y a-t-il une équivalence totale entre une heure de travail de chacun, abs­traction faite de cette qualification ? Encore une fois, ce n’est pas une question de morale, c’est une question de logique interne d’une société l’ondée sur l’égalité entre les métiers, l’égalité sur le marché, dans laquelle des conditions d’inéga­lité rompraient tout de suite l’équilibre social.

Qu’arriverait-il, par exemple, si une heure de travail d’un manœuvre ne produisait pas moins de valeur qu’une heure de travail d’un ouvrier quali­fié, qui a eu besoin de 4 ou 6 ans d’apprentissage pour obtenir sa qualification ? Plus personne ne voudrait évidemment se qualifier. Les heures de travail fournies pour obtenir la qualification auraient été des heures de travail dépensées en pure perte, en échange desquelles l’apprenti devenu ouvrier qualifié ne recevrait plus aucune contre-valeur.

Pour que des jeunes veuillent se qualifier dans une économie fondée sur la comptabilité en heu­res de travail, il faut que le temps qu’ils ont perdu pour acquérir leur qualification soit rémunéré, qu’ils reçoivent une contre-valeur en échange de ce temps. Notre définition de la valeur d’échange d’une marchandise va donc se compléter de la manière suivante : « Une heure de travail d’un ouvrier qualifié doit être considérée comme tra­vail complexe, comme travail composé, comme un multiple d’une heure de travail de manœuvre, ce coefficient de multiplication n’étant bien sûr pas arbitraire, mais étant fondé simplement sur les frais d’acquisition de la qualification. » Soit dit en passant, en Union Soviétique, à l’époque stali­nienne, il y avait toujours un petit flou dans l’explication du travail composé, petit flou qui n’a pas été corrigé depuis lors. On y dit toujours que la rémunération du travail doit se faire suivant la quantité et la qualité du travail fourni, mais la notion de qualité n’est plus prise dans le sens marxiste du terme, c’est-à-dire d’une qualité mesurable quantitativement par un coefficient de multiplication déterminé. Elle est au contraire employée dans un sens idéologique bourgeois du urine, la qualité du travail étant prétendument déterminée par son utilité sociale, et ainsi on jus­tifie les revenus d’un maréchal, d’une ballerine ou d’un directeur de trust, revenus dix fois supé­rieurs à ceux d’un ouvrier manœuvre. Il s’agit simplement d’une théorie apologétique pour jus­tifier les très grandes différences de rémunération qui existaient à l’époque stalinienne et qui subsis­tent toujours, bien que dans une proportion plus réduite actuellement, en Union Soviétique.

La valeur d’échange d’une marchandise est donc déterminée par la quantité de travail sociale­ment nécessaire pour la produire, le travail quali­fié étant considéré comme un multiple de travail simple, multiplié par un coefficient plus ou moins mesurable.

Voilà le cœur de la théorie marxiste de la valeur, et qui est la base de toute la théorie éco­nomique marxiste en général. De la même façon, la théorie du surproduit social et du surtravail, dont nous avons parlé au début de cet exposé, constitue le fondement de toute sociologie marxiste et le pont qui relie l’analyse sociologique et historique de Marx, sa théorie des classes et de l’évolution de la société en général, à la théorie économique marxiste et plus exactement à l’ana­lyse de la société marchande, pré-capitaliste, capitaliste et post-capitaliste.

Qu’est-ce que le travail socialement nécessaire ?

Je vous ai dit il y a un instant que la définition particulière de la quantité de travail socialement nécessaire pour produire une marchandise a une application tout à fait particulière et extrêmement importante dans l’analyse de la société capitaliste.

Je crois qu’il est plus utile de la traiter mainte­nant, bien que logiquement ce problème trouve­rait plutôt sa place dans l’exposé suivant.

L’ensemble de toutes les marchandises produi­tes dans un pays à une époque déterminée, l’ont été afin de satisfaire les besoins de l’ensemble des membres de cette société. Car une marchandise qui ne remplirait les besoins de personne, qui n’aurait de valeur d’usage pour personne, serait a priori invendable, n’aurait aucune valeur d’échange, ne serait plus une marchandise, mais simplement le produit du caprice, d’un jeu désin­téressé d’un producteur. Par ailleurs, l’ensemble du pouvoir d’achat qui existe dans cette société déterminée, à un moment déterminé, et qui est destiné à être dépensé sur le marché, qui n’est pas thésaurisé, devrait être destiné à acheter l’ensem­ble de ces marchandises produites, s’il doit y avoir équilibre économique. Cet équilibre implique donc que l’ensemble de la production sociale, l’ensemble des forces productives à la disposition de la société, l’ensemble des heures de travail dont cette société dispose, aient été partagés entre les différentes branches industrielles, pro­portionnellement à la manière dont les consom­mateurs partagent leur pouvoir d’achat entre leurs différents besoins solvables. Lorsque la répartition des forces productives ne correspond plus à cette répartition des besoins, l’équilibre économique est rompu, surproduction et sous-production apparaissent côte à côte.

Prenons un exemple un peu banal : vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle, dans une ville comme Paris, il y avait une industrie de la carros­serie et des différentes marchandises rattachées au transport par attelage, qui occupait des mil­liers, sinon des dizaines de milliers de travailleurs.

En même temps naît l’industrie automobile, qui est encore une toute petite industrie, mais il y a des dizaines de constructeurs, et elle occupe déjà plusieurs milliers d’ouvriers.

Or, qu’est-ce qui se passe pendant cette période ? Le nombre d’attelages commence à diminuer et le nombre d’autos commence à augmenter. Vous avez donc d’une part la produc­tion pour transport par attelage qui a tendance à dépasser les besoins sociaux, la manière dont l’ensemble des Parisiens partagent leur pouvoir d’achat ; et vous avez, d’autre part, une produc­tion d’autos qui reste inférieure aux besoins sociaux  ; une fois que l’industrie automobile a été lancée, elle l’a été dans un climat de pénurie jusqu’à la production en série. Il y avait moins d’autos qu’il n’y avait de demandes sur le marché.

Comment exprimer ces phénomènes en termes de la théorie de la valeur-travail ? On peut dire que dans les secteurs de l’industrie de l’attelage, on dépense plus de travail qu’il n’en est sociale­ment nécessaire, qu’une partie du travail ainsi fourni par l’ensemble des entreprises de l’indus­trie de l’attelage est un travail socialement gas­pillé, qui ne trouve plus d’équivalent sur le mar­ché, qui produit donc des marchandises invenda­bles. Quand des marchandises sont invendables en société capitaliste, cela veut dire qu’on a investi dans une branche industrielle déterminée du travail humain qui s’avère ne pas être du tra­vail socialement nécessaire, c’est-à-dire en contre­partie duquel il n’y a pas de pouvoir d’achat sur le marché. Du travail qui n’est pas socialement nécessaire, c’est du travail gaspillé, c’est du tra­vail qui ne produit pas de valeur. Nous voyons donc que la notion de travail socialement néces­saire recouvre toute une série de phénomènes.

Pour les produits de l’industrie de l’attelage, l’offre dépasse la demande, les prix tombent et les marchandises restent invendables. Au contraire, dans l’industrie automobile, la demande dépasse l’offre, et pour cette raison les prix augmentent et il y a sous-production. Mais se contenter de ces banalités sur l’offre et la demande, c’est s’arrêter à l’aspect psychologique et individuel du pro­blème. En approfondissant au contraire son aspect collectif et social, on comprend ce qu’il y a derrière ces apparences, dans une société qui est organisée sur la base d’une économie du temps de travail. Quand l’offre dépasse la demande, cela veut dire que la production capitaliste qui est une production anarchique, une production non pla­nifiée, non organisée, a anarchiquement investi, dépensé dans une branche industrielle plus d’heu­res de travail qu’il n’était socialement nécessaire, qu’elle a fourni une série d’heures de travail en pure perte, qu’elle a donc gaspillé du travail humain, et que ce travail humain gaspillé ne sera pas récompensé par la société. A l’inverse, une branche industrielle pour laquelle la demande est encore supérieure à l’offre c’est, si vous voulez, une branche industrielle qui est encore sous-déve­loppée par rapport aux besoins sociaux et c’est donc une branche industrielle qui a dépensé moins d’heures de travail qu’il n’en est sociale­ment nécessaire et qui, de ce fait, reçoit de la société une prime, pour augmenter cette produc­tion et l’amener à un équilibre avec les besoins sociaux.

Voilà un aspect du problème du travail sociale­ment nécessaire en régime capitaliste. L’autre aspect de ce problème est plus exactement lié au mouvement de la productivité du travail. C’est la deuxième chose, mais en faisant abstraction des besoins sociaux, de l’aspect « valeur d’usage » de la production.

Il y a en régime capitaliste une productivité du travail qui est constamment en mouvement. Il y a toujours, grosso modo, trois sortes d’entreprises (ou de branches industrielles) : celles qui sont technologiquement justes à la moyenne sociale ; celles qui sont arriérées, démodées, en perte de vitesse, inférieures à la moyenne sociale ; et celles qui sont technologiquement en pointe, supérieu­res à la productivité moyenne.

Qu’est-ce que cela veut dire : une branche ou une entreprise qui est technologiquement arrié­rée, dont la productivité du travail est inférieure à la productivité moyenne du travail ? Vous pouvez vous représenter cette branche ou cette entreprise par le cordonnier fainéant de tout à l’heure ; c’est-à-dire qu’il s’agit d’une branche ou d’une entre­prise qui, au lieu de pouvoir produire une quan­tité de marchandises en 3 heures de travail, comme l’exige la moyenne sociale de la producti­vité à ce moment donné, exige 5 heures de travail pour produire cette quantité. Les deux heures de travail supplémentaires ont été fournies en pure perte, c’est du gaspillage de travail social, d’une fraction du travail total disponible à la société et en échange de ce travail gaspillé, elle ne recevra aucun équivalent de la société. Cela veut donc dire que le prix de vente de cette industrie ou de cette entreprise qui travaille en-dessous de la moyenne de la productivité se rapproche de son prix de revient, ou qu’il tombe même en-dessous de ce prix de revient, c’est-à-dire qu’elle travaille avec un taux de profit très petit ou même qu’elle travaille à perte.

Par contre, une entreprise ou une branche industrielle qui a une niveau de productivité au-dessus de la moyenne (pareille au cordonnier qui peut produire deux paires de souliers en 3 heures, alors que la moyenne sociale est d’une paire tou­tes les trois heures) cette entreprise ou cette bran­che industrielle économise des dépenses de travail social et elle touchera, de ce fait, un surprofit, c’est-à-dire que la différence entre le prix de vente et son prix de revient sera supérieure au profit moyen.

La recherche de ce surprofit, c’est bien sûr, le moteur de toute l’économie capitaliste. Toute entreprise capitaliste est poussée par la concur­rence à essayer d’avoir plus de profits, car c’est seulement à cette condition qu’elle peut constam­ment améliorer sa technologie, sa productivité du travail. Toutes les firmes sont donc poussées dans cette voie, ce qui implique que ce qui était d’abord une productivité au-dessus de la moyenne finit par devenir une productivité moyenne. Alors le surprofit disparaît. Toute la stratégie de l’industrie capitaliste tient de ce fait, dans ce désir de toute entreprise de conquérir dans un pays une productivité au-dessus de la moyenne, afin d’obtenir un surprofit, ce qui provoque un mouvement qui fait disparaître le surprofit de par la tendance à l’élévation cons­tante de la moyenne de la productivité du travail. C’est ainsi qu’on arrive à la péréquation tendan­cielle du taux de profit.

Origine et nature de la plus-value

Qu’est-ce que c’est maintenant que la plus-value ? Considérée du point de vue de la théorie marxiste de la valeur, nous pouvons déjà répon­dre à cette question. La plus-value, ce n’est rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, c’est-à-dire la forme monétaire de cette partie de la production du prolétaire qui est aban­donnée sans contrepartie au propriétaire des moyens de production.

Comment cet abandon s’effectue-t-il pratique­ment dans la société capitaliste ? Il se produit à travers l’échange, comme toutes les opérations importantes de la société capitaliste, qui sont toujours des rapports d’échange. Le capitaliste achète la force de travail de l’ouvrier, et en échange de ce salaire, il s’approprie tout le pro­duit fabriqué par cet ouvrier, toute la valeur nou­vellement produite qui s’incorpore dans la valeur de ce produit.

Nous pouvons dire dès lors que la plus-value, c’est la différence entre la valeur produite par l’ouvrier et la valeur de sa propre force de travail. Quelle est la valeur de la force de travail ? Cette force de travail est une marchandise dans la société capitaliste, et comme la valeur de toute autre marchandise, la valeur c’est la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire et la reproduire, c’est-à-dire les frais d’entretien de l’ouvrier, au sens large du terme. La notion de salaire minimum vital, la notion de salaire moyen, n’est pas une notion physiologiquement rigide mais incorpore des besoins qui changent avec les pro­grès de la productivité du travail, qui, en général, ont tendance à augmenter avec les progrès de la technique et qui ne sont pas exactement compara­bles dans le temps. On ne peut pas comparer quantitativement le salaire minimum vital de l’année 1830 avec celui de 1960, des théoriciens du P.C.F. l’ont appris à leurs dépens. On ne peut comparer valablement le prix d’une motocyclette en 1960 au prix d’un certain nombre de kilos de viande 1830, pour conclure que la première « vaut » moins que les seconds.

Ceci dit, nous répétons que les frais d’entretien de la force de travail constituent donc la valeur de la force de travail, et que la plus-value constitue la différence entre la valeur produite par la force de travail, et ses propres frais d’entretien.

La valeur produite par la force de travail est mesurable simplement par la durée de ce travail. Si un ouvrier travaille 10 heures, il a produit une valeur de 10 heures de travail. Si les frais de l’entretien de l’ouvrier, c’est-à-dire l’équivalent de son salaire, représentaient également 10 heu­res de travail, alors il n’y aurait pas de plus-value. Ce n’est là qu’un cas particulier d’une règle plus générale : lorsque l’ensemble d’un produit du tra­vail est égal au produit nécessaire pour nourrir et entretenir le producteur, il n’y pas de surproduit social.

Mais en régime capitaliste, le degré de produc­tivité du travail est tel que les frais d’entretien du travailleur sont toujours inférieurs à la quantité de la valeur nouvellement produite. C’est-à-dire qu’un ouvrier qui travaille 10 heures, n’a pas besoin de l’équivalent de 10 heures de travail pour se maintenir en vie d’après les besoins moyens de l’époque. L’équivalent du salaire ne représente toujours qu’une fraction d’une jour­née de travail ; et ce qui est au-delà de cette frac­tion, c’est la plus-value, c’est le travail gratuit que l’ouvrier fournit et que le capitaliste s’approprie sans aucun équivalent. D’ailleurs, si cette diffé­rence n’existait pas, aucun patron n’embaucherait un ouvrier, car l’achat de la force de travail ne leur procurerait aucun profit.

Validité de la théorie de la valeur-travail

Pour conclure, trois preuves traditionnelles de la théorie de la valeur-travail.

Une première preuve, c’est la preuve analyti­que, ou, si vous voulez, la décomposition du prix de chaque marchandise dans ses éléments consti­tuants, démontrant que si on remonte suffisam­ment loin, on ne trouve que du travail.

Le prix de toute marchandise peut être ramené à un certain nombre d’éléments : l’amortissement des machines et des bâtiments, ce que nous appe­lons la reconstitution dû capital fixe ; le prix des matières premières et des produits auxiliaires ; le salaire ; et finalement tout ce qui est la plus-value : profit, intérêts, loyers, impôts, etc.

En ce qui concerne ces deux derniers éléments, le salaire et la plus-value, nous savons déjà que c’est du travail et du travail pur. En ce qui concerne les matières premières, la plupart de leurs prix se réduisent en grande partie au travail ; par exemple plus de 60 % du prix de revient du charbon est constitué par les salaires. Si, au départ, nous décomposons le prix de revient moyen des marchandises en 40 % de salaires, 20 % de plus-value, 30 % de matières premières et 10 % de capital fixe et si nous supposons que 60 % du prix de revient des matières premières se laissent réduire à du travail, nous avons donc déjà 78 % du total du prix de revient réduits au travail. Le reste du prix de revient des matières premières se décompose en prix d’autres matières premières - à leur tour réductibles à 60 % du travail - et prix d’amortissement des machines. Les prix des machines comportent une bonne part du travail (par exemple 40 %) et des matières premières (par exemple 40 % également). La part du travail dans le prix moyen de toutes les marchandises passe ainsi successivement à 83 %, à 87 %, 89,5 %, etc. Il est évident que plus nous poursui­vons cette décomposition, plus tout le prix tend à se réduire à du travail, et seulement à du travail. La deuxième preuve c’est la preuve logique ; c’est celle qui se trouve au début du Capital de Marx, et qui a déconcerté pas mal de lecteurs, parce qu’elle ne constitue certainement pas la manière pédagogique la plus simple pour aborder le problème.

Marx pose la question suivante : il y a un grand nombre de marchandises. Ces marchandises sont interchangeables, ce qui veut dire qu’elles doivent avoir une qualité commune, car tout ce qui est interchangeable est comparable, et tout ce qui est comparable doit avoir au moins une qualité com­mune. Des choses qui n’ont aucune qualité com­mune sont par définition incomparables.

Regardons chacune de ces marchandises. Quel­les sont leurs qualités ? Elles ont tout d’abord une série infinie de qualités naturelles : poids, lon­gueur, densité, couleur, largeur, nature molécu­laire, bref toutes leurs qualités naturelles, physi­ques, chimiques, etc. Est-ce qu’une quelconque de ces qualités physiques peut être à la base de leur comparabilité en tant que marchandises, peut être la commune mesure de leur valeur d’échange ? Est-ce peut-être le poids ? Manifeste­ment non, parce que un kilo de beurre n’a pas la même valeur qu’un kilo d’or. Est-ce le volume ? Est-ce la longueur ? Des exemples démontreront immédiatement qu’il n’en est rien. Bref, tout ce qui est qualité naturelle de la marchandise, tout ce qui est qualité physique, chimique de cette marchandise, détermine bien la valeur d’usage, son utilité relative, mais pas sa valeur d’échange. La valeur d’échange doit donc faire abstraction de tout ce qui est qualité naturelle, physique, de la marchandise.

On doit trouver dans toutes ces marchandises une qualité commune qui ne soit pas physique, Marx conclut : la seule qualité commune de ces marchandises qui ne soit pas physique, c’est leur qualité d’être toutes des produits du travail humain, du travail humain pris dans le sens abstrait du terme.

On peut considérer le travail humain de deux différentes manières. On peut le considérer comme travail concret, spécifique : le travail du boulanger, le travail du boucher, le travail du cor­donnier, le travail du tisserand, le travail du forgeron, etc. Mais tant qu’on le considère comme travail spécifique, concret, on le considère préci­sément comme travail produisant seulement des valeurs d’usage.

On considère alors précisément toutes les qua­lités qui sont physiques et qui ne sont pas compa­rables entre les marchandises. La seule chose que les marchandises ont de comparable entre elles du point de vue de leur valeur d’échange, c’est qu’elles soient toutes produites par du travail humain abstrait, c’est-à-dire produites par des producteurs liés entre eux par des rapports d’équivalence, basés sur le fait qu’ils produisent tous des marchandises pour l’échange. C’est donc le fait d’être le produit du travail humain abstrait qui est la qualité commune des marchandises, qui fournit la mesure de leur valeur d’échange, de leur possibilité d’être échangée. C’est donc la qualité de travail socialement nécessaire pour les produire qui détermine la valeur d’échange de ces marchandises.

Ajoutons tout de suite que ce raisonnement de Marx est à la fois abstrait et assez difficile, et qu’il débouche au moins sur un point d’interrogation que d’innombrables critiques du marxisme ont essayé d’utiliser sans grand succès d’ailleurs !

Le fait d’être produit du travail humain abstrait est-il vraiment la seule qualité commune entre toutes les marchandises, en dehors de leurs quali­tés naturelles ? Il y a pas mal d’auteurs qui ont cru en découvrir d’autres, qui, en général alors, se laissent tout de même réduire soit à des qualités physiques, soit au fait d’être le produit du travail abstrait.

Une troisième et dernière preuve de la justesse de la théorie de la valeur-travail, c’est la preuve par l’absurde, qui est d’ailleurs la plus élégante et la plus « moderne ».

Imaginons un instant une société dans laquelle le travail humain vivant aurait tout à fait disparu, c’est-à-dire dans laquelle toute la production aurait été 100 % automatisée. Bien entendu, aussi longtemps qu’on se trouve dans la phase intermédiaire, que nous connaissons actuelle­ment, pendant laquelle il y a déjà du travail com­plètement automatisé, c’est-à-dire quelques usi­nes qui n’emploient plus d’ouvriers, alors qu’il y en a d’autres dans lesquelles le travail humain continue à être utilisé, il n’y a pas de problème théorique particulier qui se pose mais simplement un problème de transfert de plus-value d’une entreprise vers une autre. C’est une illustration de la loi de la péréquation du taux de profit que nous examinerons dans l’exposé suivant.

Mais imaginons ce mouvement poussé jusqu’à sa conclusion extrême. Le travail humain est tota­lement éliminé de toutes les formes de produc­tion, de toutes les formes de service. Est-ce que dans ces conditions la valeur peut subsister ? Que serait une société dans laquelle il n’y aurait plus personne qui aurait des revenus mais dans laquelle les marchandises continueraient à avoir une valeur et à être vendues ? Une telle situation serait manifestement absurde. On produirait une masse immense de produits dont la production ne créerait aucun revenu, puisqu’il n’y aurait aucune personne humaine intervenant dans cette produc­tion. Mais on voudrait « vendre » ces produits pour lesquels il n’y aurait plus aucun acheteur ! Il est évident que dans une société pareille, la distri­bution des produits ne se ferait plus sous la forme de vente de marchandises, vente rendue d’ailleurs absurde par l’abondance produite par l’automati­sation générale.

En d’autres termes, la société dans laquelle le travail humain est totalement éliminé de la pro­duction, dans le sens le plus général du terme, y compris les services, c’est une société dans laquelle la valeur d’échange a également disparu. Ceci prouve bien la justesse de la théorie au moment où le travail humain a disparu de la pro­duction, la valeur a disparu elle aussi.

II. Le capital et le capitalisme

Le capital dans la société précapitaliste

Entre la société primitive qui est encore fondée sur une économie naturelle, dans laquelle on ne produit que des valeurs d’usage destinées à être consommées par les producteurs eux-mêmes, et la société capitaliste, s’intercale une période de l’histoire de l’humanité qui recouvre, au fond, toutes les civilisations humaines qui se sont arrê­tées au bord du capitalisme. Le marxisme la défi­nit comme la société de la petite production marchande. C’est donc une société qui connaît déjà la production de marchandises, de biens destinés non pas à la consommation directe des produc­teurs mais destinés à être échangés sur le marché, mais dans laquelle cette production marchande ne s’est pas encore généralisée comme dans la société capitaliste.

Dans une société fondée sur la petite production marchande, il y a deux sortes d’opérations économiques qui s’effectuent. Les paysans et les artisans qui vont au marché avec les produits de leur travail veulent vendre ces marchandises, dont ils ne peuvent pas directement utiliser la valeur d’usage, afin d’obtenir de l’argent, des moyens d’échange pour acquérir d’autres mar­chandises dont la valeur d’usage leur fait défaut ou est pour eux plus importante que la valeur d’usage des marchandises dont ils sont propriétai­res.

Le paysan se rend au marché avec du blé, il vend du blé pour de l’argent et avec cet argent il achète par exemple du drap. L’artisan vient au marché avec du drap, il vend son drap pour de l’argent, et avec cet argent il achète par exemple du blé.

Il s’agit donc de l’opération : vendre pour ache­ter, Marchandise - Argent - Marchandise, M - A - M, qui se caractérise par un fait essentiel : dans cette formule, la valeur des deux extrêmes est, par définition, exactement la même.

Mais dans la petite production marchande apparaît, à côté de l’artisan, un autre personnage qui effectue une opération économique diffé­rente. Au lieu de vendre pour acheter, il va ache­ter pour vendre. C’est un homme qui se rend au marché sans avoir en main une marchandise, c’est un propriétaire d’argent. L’argent vous ne pouvez pas le vendre ; mais vous pouvez l’utiliser pour acheter, et c’est ce qu’il fait : acheter pour ven­dre, afin de revendre  : A - M - A’.

Ily a une différence fondamentale entre cette deuxième opération et la première. C’est que cette deuxième opération n’a pas de sens si au bout de l’opération, nous sommes devant exacte­ment la même valeur qu’au début. Personne n’achète une marchandise pour la revendre exac­tement au même prix auquel il l’avait achetée. L’opération : « acheter pour vendre » n’a de sens que si la vente procure un supplément de valeur, une plus-value. C’est pourquoi nous disons donc ici que par définition A’ est plus grand que A et qu’il est composé de A + a, a étant la plus-value, l’accroissement de valeur de A.

Nous définirons maintenant le capital comme une valeur qui s’accroît d’une plus-value, que cela se passe au cours de la circulation des marchandises comme dans l’exemple que nous venons de choisir, ou que cela se passe dans la production, comme c’est le cas dans le régime capitaliste. Le capital est donc toute valeur qui s’accroît d’une plus-value, et ce capital n’existe pas seulement dans la société capitaliste, il existe aussi dans la société fondée sur la petite production mar­chande. Il faut donc distinguer très nettement l’existence du capital et l’existence du mode de production capitaliste, de la société capitaliste. Le capital est beaucoup plus ancien que le mode de production capitaliste. Le capital existe vraisem­blablement depuis près de 3 000 ans, tandis que le mode de production capitaliste n’a qu’à peine 200 ans.

Quelle est la forme du capital dans la société précapitaliste ? C’est essentiellement un capital usurier et un capital marchand ou commercial. Le passage de la société précapitaliste à la société capitaliste, c’est la pénétration du capital dans la sphère de la production. Le mode de production capitaliste est le premier mode de production, la première forme d’organisation sociale, dans les­quels le capital ne joue plus seulement le rôle d’intermédiaire et d’exploiteur de formes de pro­duction non capitalistes, qui restent fondées sur la petite production marchande, mais dans lesquels le capital s’est approprié les moyens de produc­tion et a pénétré dans la production proprement dite.

Les origines du mode de production capitaliste

Quelles sont les origines du mode de produc­tion capitaliste ? Quelles sont les origines de la société capitaliste telle qu’elle se développe depuis 200 ans ?

C’est d’abord la séparation des producteurs d’avec leurs moyens de production. C’est ensuite la constitution de ces moyens de production comme monopole entre les mains d’une seule classe sociale, la classe bourgeoise. Et c’est enfin l’apparition d’une autre classe sociale qui, elle, étant séparée de ses moyens de production, n’a plus d’autres ressources pour subsister que la vente de sa force de travail à la classe qui a mono­polisé les moyens de production.

Reprenons chacune de ces origines du mode de production capitaliste, qui sont en même temps les caractéristiques fondamentales du régime capitaliste lui-même.

Première caractéristique : séparation du pro­ducteur d’avec ses moyens de production. C’est la condition d’existence fondamentale du régime capitaliste, celle qui est la moins bien comprise. Prenons un exemple qui peut paraître paradoxal, celui de la société du haut moyen âge, caractéri­sée par le servage.

Nous savons que la masse des producteurs-pay­sans y sont des serfs attachés à la glèbe. Mais quand on dit que le serf est attaché à la glèbe, on implique que la glèbe est aussi attachée au serf, on est en présence d’une classe sociale qui a tou­jours une base pour subvenir à ses besoins, car le serf disposait d’une étendue de terre suffisante pour que le travail de deux bras, même avec les instruments les plus rudimentaires, puisse subve­nir aux besoins d’un ménage. On n’est pas en pré­sence de gens condamnés à mourir de faim s’ils ne vendent pas leur force de travail. Dans une telle société, il n’y a donc pas d’obligation économique d’aller louer ses bras, d’aller vendre sa force de travail à un capitaliste.

En d’autres termes : dans une société de ce genre, le régime capitaliste ne peut pas se déve­lopper. Il y a d’ailleurs une application moderne de cette vérité générale, à savoir la manière dont les colonialistes ont introduit le capitalisme dans les pays d’Afrique au XIXe et au début du XXe siè­cle.

Quelles étaient les conditions d’existence des habitants de tous les pays africains ? Ils prati­quaient l’élevage, la culture du sol, rudimentaire ou non selon la région, mais caractérisée de toute manière par une abondance relative de terres. Il n’y avait pas de pénurie de terres en Afrique ; il y avait au contraire une population qui, par rapport à l’étendue de terre, disposait de réserves prati­quement illimitées. Bien sûr, sur ces terres, avec des moyens d’agriculture très primitifs, la récolte est médiocre, le niveau de vie est extrêmement bas, etc. Néanmoins, il n’y a pas de force maté­rielle qui pousse cette population à aller travailler dans les mines, sur des fermes ou dans des usines d’un colon blanc. En d’autres termes : si on ne changeait pas le régime foncier en Afrique Equa­toriale, en Afrique Noire, il n’y avait pas de possi­bilités d’y introduire le mode de production capi­taliste. Pour pouvoir introduire ce mode de pro­duction, on a dû, par une contrainte extra-écono­mique, couper radicalement et brutalement la masse de la population noire de ses moyens de subsistance normaux. C’est-à-dire on a dû trans­former une grande partie des terres du jour au lendemain en terres domaniales, propriété de l’Etat colonisateur, ou en propriété privée de sociétés capitalistes. On a dû parquer la popula­tion noire dans des domaines, dans des réserves comme on les a appelées cyniquement, sur une étendue de terre qui était insuffisante pour nour­rir tous ses habitants. Et on a encore dû imposer une capitation, c’est-à-dire un impôt en argent par tête d’habitant, alors que l’agriculture primi­tive ne débouchait pas sur des revenus monétai­res.

Par ces différentes pressions extra-économi­ques, on a donc créé une obligation pour l’Afri­cain d’aller travailler comme salarié, ne fût-ce que deux, trois mois par an, pour toucher en échange de ce travail de quoi payer l’impôt et de quoi acheter le petit supplément de nourriture sans lequel la subsistance n’était plus possible, étant donné l’insuffisance des terres qui resteront à sa disposition.

Dans des pays comme l’Afrique du Sud, comme les Rodhésies, comme en partie le Congo ex-belge, où le mode de production capitaliste a été introduit sur l’échelle la plus large, ces métho­des ont été appliquées sur la même échelle et on a déraciné, expulsé, poussé hors de leur mode de travail et de vie traditionnels une grande partie de la population noire.

Mentionnons en passant l’hypocrisie idéologi­que qui a accompagné ce mouvement, les plaintes des sociétés capitalistes et des administrateurs blancs selon lesquels les Noirs seraient des fai­néants, puisqu’ils ne voulaient pas travailler, même lorsqu’on leur donnait la possibilité de gagner 10 fois plus dans la mine ou dans l’usine qu’ils ne gagnaient traditionnellement sur leurs terres. Ces mêmes plaintes on les avait enten­dues à l’égard des ouvriers indiens, chinois ou arabes 50 ou 70 ans plus tôt. On les a aussi enten­dues, - ce qui prouve bien l’égalité fondamentale de toutes les races humaines - par rapport aux ouvriers européens, français, belges, anglais, alle­mands, au XVIIe ou au XVIIIe siècle. Il s’agit sim­plement de cette constante que voici : normale­ment de par sa constitution physique et nerveuse, aucun homme n’aime être enfermé 8, 9, 10 ou 12 heures par jour dans une usine, dans une manu­facture ou une mine ; il faut vraiment une force, une pression tout à fait anormales et exception­nelles pour prendre un homme qui n’est pas habitué à ce travail de forçat et pour l’obliger à l’effec­tuer.

Deuxième origine, deuxième caractéristique, du mode de production capitaliste : la concentra­tion des moyens de production sous forme de monopole entre les mains d’une seule classe sociale, la classe bourgeoise. Cette concentration est pratiquement impossible s’il n’y a pas une révolution constante des moyens de production, si ceux-ci ne deviennent pas de plus en plus com­plexes et de plus en plus chers, du moins quand il s’agit des moyens de production minimum pour pouvoir commencer une grande entreprise (frais de premier établissement).

Dans les corporations et les métiers du moyen âge, il y avait une grande stabilité des moyens de production ; les métiers à tisser étaient transmis de père en fils, de génération en génération. La valeur de ces métiers à tisser était relativement réduite, c’est-à-dire tout compagnon pouvait espérer acquérir la contre-valeur de ces métiers, après un certain nombre d’années de travail. La possibilité de constituer un monopole s’est présentée avec la révolution industrielle, qui a déclenché un développement ininterrompu, de plus en plus complexe, du machinisme, ce qui implique qu’il fallait des capitaux de plus en plus importants pour pouvoir commencer une nou­velle entreprise.

A partir de ce moment-là, on peut dire que l’accès à la propriété des moyens de production devient impossible à l’immense majorité des sala­riés et des appointés, et que la propriété des moyens de production est devenue un monopole entre les mains d’une classe sociale, celle qui dis­pose des capitaux, des réserves de capitaux et qui peut accumuler de nouveaux capitaux pour la seule raison qu’elle en possède déjà. La classe qui ne possède pas de capitaux est-elle condamnée de ce fait même à rester toujours dans ce même état de dénuement, dans la même obligation de travail­ler pour le compte d’autrui ?

Troisième origine, troisième caractéristique du capitalisme : l’apparition d’une classe sociale qui, n’ayant pas d’autres biens que ses propres bras, n’a pas d’autres moyens de subvenir à ses besoins que la vente de sa force de travail, mais qui est en même temps libre de la vendre et qui la vend donc aux capitalistes propriétaires des moyens de pro­duction. C’est l’apparition du prolétariat moderne.

Nous avons ici trois éléments qui se combinent. Le prolétariat, c’est le travailleur libre ; c’est à la fois un pas en avant et un pas en arrière par rap­port aux serfs du moyen âge : un pas en avant, parce que le serf n’était pas libre (le serf lui-même était un pas en avant par rapport à l’esclave), ne pouvait pas se déplacer librement ; un pas en arrière, parce que contrairement au serf, le prolé­taire est également « libre », c’est-à-dire privé de tout accès aux moyens de production.

Origines et définition du prolétariat moderne

Parmi les ancêtres directs du prolétariat moderne, il faut mentionner la population déraci­née du moyen âge, c’est-à-dire la population qui n’était plus attachée à la glèbe, ni incorporée dans les métiers, les corporations et les guildes des communes, qui était donc une population errante, sans racines, et qui commençait à louer ses bras à la journée ou même à l’heure. Il y a eu pas mal de villes du moyen âge, notamment Flo­rence, Venise et Bruges, où un « marché du tra­vail » apparaît à partir du XIIIe, XIVe ou XVe siècle, c’est-à-dire qu’il y a un coin de la ville où tous les matins se rassemblent les gens pauvres qui ne font pas partie d’un métier, qui ne sont pas com­pagnons d’artisan, et qui n’ont pas de moyens de subsistance, et qui attendent que quelques mar­chands ou entrepreneurs, louent leurs services pour une heure, pour une demi-journée, pour une journée, etc.

Une autre origine du prolétariat moderne, plus proche de nous, c’est ce qu’on a appelé la dissolu­tion des suites féodales, donc la longue et lente décadence de la noblesse féodale qui commence à partir du XIIIe, XIVe siècle et qui se termine lors de la révolution bourgeoise, en France vers la fin du XVIIIe siècle. Pendant le haut moyen âge, il y a quelquefois 50, 60, 100 ménages ou plus qui vivent directement du seigneur féodal. Le nom­bre de ces serviteurs individuels commence à se réduire, notamment au cours du XVIe siècle, qui est marqué par une très forte hausse des prix, et donc un très fort appauvrissement de toutes les classes sociales qui ont des revenus monétaires fixes, donc également la noblesse féodale en Europe occidentale qui avait en général converti la rente en nature en rente en argent. Un des résultats de cet appauvrissement, ce fut le licen­ciement massif d’une grande partie des suites féo­dales. Il y eut ainsi des milliers d’anciens valets, d’anciens serviteurs, d’anciens clercs de nobles, qui erraient le long des chemins, qui devenaient mendiants, etc.

Une troisième origine du prolétariat moderne, c’est l’expulsion de leurs terres d’une partie des anciens paysans, par suite de la transformation des terres labourables en prairies. Le grand socia­liste utopique anglais Thomas More a eu, dès le XVIe siècle, cette formule magnifique : « Les moutons ont mangé les hommes » ; c’est-à-dire que la transformation des champs en prairies pour l’élevage des moutons, liée au développement de l’industrie lainière, a chassé de leurs terres et condamné à la famine des milliers et des milliers de paysans anglais.

Il y a encore une quatrième origine du proléta­riat moderne, qui a joué un peu moins en Europe occidentale mais qui a joué un rôle énorme en Europe centrale et orientale, en Asie, en Améri­que latine et en Afrique du Nord : c’est la des­truction des anciens artisans dans la lutte de concurrence entre cet artisanat et l’industrie moderne se frayant un chemin de l’extérieur vers ces pays sous-développés.

Résumons : le mode de production capitaliste est un régime dans lequel les moyens de produc­tion sont devenus un monopole entre les mains d’une classe sociale, dans lequel les producteurs séparés de ces moyens de production sont libres mais démunis de tout moyen de subsistance, et donc obligés de vendre leur force de travail aux propriétaires des moyens de production pour pouvoir subsister.

Ce qui caractérise le prolétaire, ce n’est donc pas tellement le niveau bas ou élevé de son salaire, mais plutôt le fait qu’il est coupé de ses moyens de production, ou qu’il ne dispose pas de revenus suffisants pour travailler à son propre compte.

Pour savoir si la condition prolétarienne est en voie de disparition, ou si elle est au contraire en voie d’expansion, ce n’est pas tellement le salaire moyen de l’ouvrier ou le traitement moyen de l’employé qu’il faut examiner, mais bien la com­paraison entre ce salaire et sa consommation moyenne, en d’autres termes ses possibilités d’épargne comparées aux frais de premier établis­sement d’une entreprise indépendante. Si l’on constate que chaque ouvrier, chaque employé, après dix ans de travail, a mis de côté un magot disons de 10 millions, de 20 millions ou 30 mil­lions, ce qui lui permettrait d’acheter un magasin ou un petit atelier, alors on pourrait dire que la condition prolétarienne est en régression, et que nous vivons dans une société dans laquelle la pro­priété des moyens de production est en train de s’étendre et de se généraliser.

Si au contraire, on constate que l’immense majorité des travailleurs, ouvriers, employés et fonctionnaires, après une vie de labeur, restent Gros-Jean comme devant, c’est-à-dire pratique­ment sans économies, sans capitaux suffisants pour acquérir des moyens de production, on pourrait conclure que la condition prolétarienne, loin de se résorber, s’est au contraire généralisée, et qu’elle est aujourd’hui beaucoup plus étendue qu’il y a 50 ans. Quand on prend par exemple les statistiques de la structure sociale des Etats-Unis, on constate que depuis 60 ans, tous les 5 ans, sans une seule interruption, le pourcentage de la popu­lation active américaine qui travaille pour son propre compte, qui est classé comme entrepre­neur ou comme aide familiale d’entrepreneur diminue, alors que de 5 ans en 5 ans, le pourcen­tage de cette même population, qui est obligé de vendre sa force de travail augmente régulière­ment.

Si on examine par ailleurs les statistiques sur la répartition de la fortune privée, on constate que l’immense majorité des ouvriers, on peut dire 95 %, et la très grande majorité des employés (80 ou 85 %) ne réussissent pas à constituer même de petites fortunes, un petit capital, c’est-à-dire qu’ils dépensent tous leurs revenus, et que les for­tunes se cantonnent en réalité dans une toute petite fraction de la population. Dans la plupart des pays capitalistes, 1 %, 2 %, 2,5 %, 3,5 %, ou 5 % de la population possèdent 40, 50, 60 % de la fortune privée du pays, le reste étant entre les mains de 20 ou 25 % de cette même population. La première catégorie de possédants, c’est la grande bourgeoisie ; la deuxième catégorie, c’est la bourgeoisie moyenne et petite. Et tous ceux qui sont en dehors de ces catégories-là ne possèdent pratiquement rien que des biens de consomma­tion (y compris quelquefois un logement).

Quand elles sont faites honnêtement, les statis­tiques sur les droits de succession, sur les impôts sur les héritages, sont très révélatrices à ce sujet.

Une étude précise faite pour la Bourse de New York, par la Brookings Institution (une source au-delà de tout soupçon de marxisme) révèle qu’il n’y a aux Etats-Unis que 1 ou 2 % des ouvriers qui possèdent des actions, et encore que cette « propriété » s’élève en moyenne à 1 000 dollars, c’est-à-dire à 5 000 nouveaux francs.

La quasi-totalité du capital est donc entre les mains de la bourgeoisie et ceci nous dévoile le sys­tème d’auto-reproduction du régime capitaliste : ceux qui détiennent des capitaux peuvent en accu­muler de plus en plus ; ceux qui n’en détiennent pas ne peuvent guère en acquérir. Ainsi se perpé­tue la division de la société en une classe possé­dante et une classe obligée de vendre sa force de travail. Le prix de cette force de travail, le salaire, est pratiquement en entier consommé, tandis que la classe possédante a un capital qui s’accroît constamment d’une plus-value. L’enrichissement de la société en capitaux s’effectue pour ainsi dire au profit exclusif d’une seule classe de la société, à savoir la classe capitaliste.

Mécanisme fondamental de l’économie capitaliste

Quel est maintenant le fonctionnement fonda­mental de cette société capitaliste ?

Si vous arrivez un certain jour à la Bourse du coton imprimé, vous ne savez pas s’il y a exacte­ment assez, s’il y a trop peu ou s’il y a trop de coton imprimé par rapport aux besoins qui exis­tent à ce moment-là en France. Vous ne constate­rez la chose qu’après un certain temps : c’est-à-dire quand il y a surproduction, qu’une partie de la production est restée invendable, vous verrez les prix baisser, et quand il y a au contraire pénu­rie, vous verrez les prix monter. Le mouvement des prix est le thermomètre qui nous indique qu’il y a pénurie ou pléthore. Et comme c’est seule­ment après coup qu’on constate si toute la quan­tité de travail dépensée dans une branche indus­trielle a été dépensée de manière socialement nécessaire ou si elle a en partie été gaspillée, c’est seulement après coup qu’on peut déterminer la valeur exacte d’une marchandise. Cette valeur est donc, si vous voulez, une notion abstraite, une constante autour de laquelle fluctuent les prix.

Qu’est-ce qui fait bouger ces prix et donc, à plus long terme, ces valeurs, cette productivité du travail, cette production et cette vie économique dans son ensemble ?

Qu’est-ce qui fait courir Sammy ? Qu’est-ce qui fait bouger la société capitaliste ? La concurrence. Sans concurrence, il n’y a pas de société capita­liste. Une société dans laquelle la concurrence est totalement, radicalement et entièrement élimi­née, c’est une société qui ne serait plus capitaliste dans la mesure où il n’y aurait plus le mobile éco­nomique majeur pour accumuler du capital, et donc pour effectuer les 9/10 des opérations éco­nomiques qu’effectuent les capitalistes.

Et qu’est-ce qui est à la base de la concur­rence ? A la base de la concurrence, il y a deux notions qui ne se recouvrent pas nécessairement. Il y a d’abord la notion de marché illimité, de marché non circonscrit, non exactement découpé.

Il y a ensuite la notion de multiplicité des centres de décision, surtout en matière d’investissement et de production.

S’il y a une concentration totale de toute la pro­duction d’un secteur industriel entre les mains d’une seule firme capitaliste, il n’y a pas encore élimination de la concurrence, car un marché illi­mité subsiste toujours et il y aura donc toujours lutte de concurrence entre ce secteur industriel et d’autres secteurs pour accaparer une partie plus ou moins grande du marché. Il y a aussi toujours la possibilité de voir réapparaître dans ce secteur même, un nouveau concurrent s’y introduisant de l’extérieur.

L’inverse est aussi vrai. Si on pouvait concevoir un marché qui serait totalement et complètement limité, mais qu’en même temps un grand nombre d’entreprises serait en lice pour accaparer une partie de ce marché limité, la concurrence subsis­terait évidemment.

Ce n’est donc que si les deux phénomènes sont supprimés simultanément, c’est-à-dire s’il n’y a plus qu’un seul producteur pour toutes les mar­chandises et si le marché devient absolument sta­ble, figé et sans capacité d’expansion, que la concurrence peut totalement disparaître.

L’apparition du marché illimité prend toute sa signification par la comparaison avec l’époque de la petite production marchande. Une corporation du moyen âge travaillait pour un marché limité, en général, à la ville et à ses environs immédiats, et d’après une technique de travail qui était figée et bien déterminée.

Le passage historique du marché limité au mar­ché illimité est illustré par l’exemple de la « nou­velle draperie » à la campagne, qui au XVe siècle, se substitue à l’ancienne draperie en ville. Il y a maintenant des manufactures de drap, sans règles corporatives, sans limitation de production, donc sans limitation de débouchés, qui essaient de s’infiltrer, de chercher des clients partout, et non plus seulement dans les environs immédiats de leurs centres de production, mais qui essaient d’organiser l’exportation jusque vers des pays très lointains. Par ailleurs, la grande révolution com­merciale du XVIe siècle provoque une réduction relative des prix de toute une série de produits qui étaient considérés produits de grand luxe au Moyen Age, et qui ne pouvaient être achetés que par une petite partie de la population. Ces pro­duits deviennent maintenant brusquement des produits beaucoup moins chers, sinon même des produits à la disposition d’une partie importante de la population. L’exemple le plus frappant est celui du sucre, qui est aujourd’hui un produit banal, dont ne se prive sans doute pas un seul ménage ouvrier en France ou en Europe, mais qui au XVe siècle, était encore un produit de très grand luxe.

Les apologistes du capitalisme ont toujours cité comme bienfait produit par ce système la réduc­tion des prix et l’élargissement du marché, pour toute une série de produits. C’est un argument juste. C’est un des aspects de ce que Marx appelle « la mission civilisatrice du Capital ». Bien sûr, il s’agit d’un phénomène dialectique mais réel, qui fait que si la valeur de la force de travail a ten­dance à baisser parce que l’industrie capitaliste produit de plus en plus rapidement les marchandi­ses qui sont l’équivalent du salaire, elle a par contre aussi tendance à augmenter, parce que cette valeur embrasse progressivement la valeur de toute une série de marchandises qui sont deve­nues des marchandises de large consommation de masse, alors qu’elles étaient jadis des marchandi­ses de consommation d’une toute petite partie de la population.

Au fond, toute l’histoire du commerce entre le XVIe et le XXe siècle, c’est l’histoire de la transfor­mation progressive du commerce de luxe en com­merce de niasse, en commerce de biens pour une partie de plus en plus large de la population. Ce n’est qu’avec le développement des chemins de fer, des moyens de navigation rapide, des télégra­phes, etc., que l’ensemble du monde a pu être rassemblé dans un véritable marché potentiel pour chaque grand producteur capitaliste.

La notion de marché illimité n’implique donc pas seulement l’expansion géographique, mais encore l’expansion économique, le pouvoir d’achat disponible. Pour prendre un exemple récent : l’essor formidable de la production des biens de consommation durables dans la produc­tion capitaliste mondiale pendant les quinze der­nières années, ne s’est pas du tout réalisé grâce à une expansion géographique du marché capita­liste ; au contraire, il a été accompagné d’une réduction géographique du marché capitaliste, puisque toute une série de pays lui ont échappé pendant cette période. Il y a très peu, sinon pas, de voitures françaises, italiennes, allemandes, bri­tanniques, japonaises, américaines qui sont exportées vers l’Union Soviétique, vers la Chine, vers le Nord-Vietnam, vers Cuba, vers la Corée du Nord, vers les pays de l’Europe Orientale. Néanmoins, cette expansion s’est tout de même réalisée parce qu’une fraction beaucoup plus grande du pouvoir d’achat disponible, d’ailleurs lui-même accru, a été utilisée pour l’achat de ces biens de consommation durable. Ce n’est pas par hasard que cette expansion a été accompagnée d’une crise agricole plus ou moins permanente dans les pays capitalistes industriellement avan­cés, où la consommation de toute une série de produits agricoles non seulement n’augmente plus relativement, mais où elle commence même à diminuer de manière absolue ; par exemple la consommation du pain, des pommes de terre, de fruits comme les pommes et les poires les plus banales, etc.

La production pour un marché illimité, dans les conditions de concurrence, a comme effet l’augmentation de la production, car l’augmenta­tion de la production permet la réduction du prix de revient et permet donc de battre le concurrent en vendant moins cher que lui.

Il est incontestable que si on regarde l’évolu­tion à long terme de la valeur de toutes les mar­chandises produites sur grande échelle, dans le monde capitaliste, il y a une baisse de valeur considérable. Un costume, un couteau, une paire de souliers, un cahier d’écolier, ont aujourd’hui une valeur en heures et en minutes de travail beaucoup plus réduite qu’il y a 50 ou qu’il y a 100 ans.

Il faut évidemment comparer la valeur réelle à la production et non les prix de vente, qui englo­bent soit d’énormes frais de distribution et de vente, soit des surprofits monopolistiques gon­flés. Prenons l’exemple du pétrole, surtout le pétrole que nous utilisons en Europe, le pétrole qui provient du Moyen-Orient. Les frais de pro­duction sont très bas, ils s’élèvent à peine à 10 % du prix de vente.

Il est donc en tout cas incontestable que cette chute de valeur s’est réellement produite. L’accroissement de la productivité du travail signifie réduction de valeur des marchandises, puisque celles-ci sont fabriquées en un temps de travail de plus en plus réduit. C’est là l’instrument pratique dont dispose le capitalisme pour élargir les marchés et vaincre dans la concurrence.

De quelle manière pratique le capitaliste peut-il à la fois réduire très fortement le prix de revient et accroître très fortement la production ? Par le développement du machinisme, par le développement des moyens de production, donc des ins­truments de travail mécaniques de plus en plus compliqués, d’abord mus par la force de la vapeur, ensuite par le pétrole ou le gas-oil, enfin par l’électricité.

L’accroissement de la composition organique du capital

Toute la production capitaliste peut être repré­sentée dans sa valeur par la formule :

C + V + PL

La valeur de toute marchandise se décompose en deux parties : une partie qui constitue une valeur conservée, et une partie qui est une valeur nouvellement produite. La force de travail a une double fonction, une double valeur d’usage : celle de conserver toutes les valeurs existantes des instruments de travail, des machines, des bâti­ments, en incorporant une fraction de cette valeur dans la production courante ; celle de créer une valeur nouvelle, dont la plus-value, le profit, constitue une partie. Une partie de cette valeur nouvelle va vers l’ouvrier ; c’est la contre-valeur de son salaire. L’autre partie, la plus-value, est accaparée sans contre-valeur par le capitaliste.

Nous appelons V, c’est-à-dire capital variable, l’équivalent des salaires. Pourquoi capital ? Parce qu’effectivement le capitaliste avance cette valeur, elle constitue donc une partie de son capi­tal, dépensée avant que la valeur des marchandi­ses produites par les ouvriers en question soit réa­lisée.

On appelle capital constant C, toute la partie du capital qui est transformée en machines, en bâtiments, en matières premières, etc., dont la production n’augmente pas la valeur, mais la conserve seulement. On appelle capital variable, V, la partie du capital avec laquelle le capitaliste achète la force de travail, parce que c’est la seule partie du capital qui permette au capitaliste d’augmenter son capital d’une plus-value.

Quelle est, dès lors, la logique économique de la concurrence, de la poussée vers l’augmentation de la productivité, de la poussée vers l’accroisse­ment des moyens mécaniques, du travail des machines ? La logique de cette poussée, c’est-à-dire la tendance fondamentale du régime capita­liste, c’est d’accroître le poids de C, le poids du capital constant relativement à l’ensemble du capital. Dans la fraction C/V , C a tendance à augmenter, c’est-à-dire la partie du capital total qui est constitué en machines et matières premiè­res, et non pas en salaires, a tendance à augmen­ter dans la mesure où le machinisme progresse de plus en plus, et où la concurrence oblige le capita­lisme à accroître de plus en plus la productivité du travail.

Nous appelons cette fraction C/V la composition organique du capital : c’est donc le rapport entre le capital constant et le capital variable, et nous disons qu’en régime capitaliste, cette composition organique a tendance à augmenter.

Comment le capitaliste peut-il acquérir de nou­velles machines ? Qu’est-ce que ça veut dire que le capital constant augmente de plus en plus ?

L’opération fondamentale de l’économie capi­taliste, c’est la production de la plus-value. Mais aussi longtemps que la plus-value n’est que pro­duite, elle reste enfermée dans des marchandises, et le capitaliste ne peut guère l’utiliser ; on ne peut pas transformer des souliers invendus en machi­nes nouvelles, en productivité plus grande. Pour pouvoir acheter de nouvelles machines, l’indus­triel qui possède des souliers doit vendre ses sou­liers, et une partie du produit de cette vente lui servira pour l’achat de nouvelles machines, d’un capital constant supplémentaire.

En d’autres termes : la réalisation de la plus-value est la condition de l’accumulation du capital, qui n’est rien d’autre que la capitalisation de la plus-value.

La réalisation de la plus-value, c’est la vente de marchandises ; mais la vente des marchandises dans des conditions telles que la plus-value conte­nue dans ces marchandises soit effectivement réa­lisée sur le marché. Toutes les entreprises qui tra­vaillent à la moyenne de la productivité de la société — dont l’ensemble de la production cor­respond donc à du travail socialement nécessaire — sont censées réaliser par la vente de leurs mar­chandises l’ensemble de la valeur et de la plus-value produite dans leurs usines, pas plus et pas moins. Nous savons déjà que les entreprises qui ont une productivité au-dessus de la moyenne vont accaparer une partie de la plus-value qui est produite dans d’autres entreprises, tandis que les entreprises qui travaillent en dessous de la pro­ductivité moyenne ne réalisent pas une partie de la plus-value qui est produite dans leurs usines, mais la cèdent à d’autres usines qui sont technolo­giquement en flèche. La réalisation de la plus-value, c’est donc la vente des marchandises dans des conditions telles que l’ensemble de la plus-value produite par les ouvriers de l’usine fabri­quant ces marchandises est effectivement payée par leurs acheteurs.

Au moment où le tas de marchandises produi­tes pendant une période déterminée est vendu, le capitaliste est rentré en possession d’une somme d’argent qui constitue la contre-valeur du capital constant qu’il a dépensé pour produire, c’est-à-dire aussi bien des matières premières utilisées pour produire cette production que de la fraction de la valeur des machines et des bâtiments qui est amortie par cette production. Il est également rentré en possession de la contre-valeur des salai­res qu’il avait avancés pour rendre cette produc­tion possible. Il est en outre en possession de la plus-value que ses ouvriers avaient produite.

Qu’est-ce qu’il advient de cette plus-value ? Une partie en est consommée improductivement par le capitaliste ; car le malheureux doit vivre, doit faire vivre son ménage et tous ceux qui sont autour de lui ; et tout ce qu’il dépense à ces fins est totalement retiré du processus de production.

Une deuxième partie de la plus-value est accu­mulée, est utilisée pour être transformée en capi­tal ; la plus-value accumulée est donc toute la par­tie de la plus-value qui n’est pas consommée improductivement pour les besoins privés de la classe dominante, et qui est transformée en capi­tal, soit en capital constant supplémentaire, c’est-à-dire en une quantité (plus exactement : une valeur) supplémentaire de matières premières, de machines, de bâtiments, soit en capital variable supplémentaire, c’est-à-dire moyens pour embau­cher davantage d’ouvriers.

Nous comprenons maintenant pourquoi l’accu­mulation du capital, c’est la capitalisation de la plus-value, c’est-à-dire la transformation d’une grande partie de la plus-value en capital supplé­mentaire. Et nous comprenons également com­ment le processus d’accroissement de la composi­tion organique du capital représente une suite ininterrompue de processus de capitalisation, c’est-à-dire de production de plus-value par les ouvriers, et sa transformation par les capitalistes en bâtiments, machines, matières premières et ouvriers supplémentaires.

Il n’est donc pas exact d’affirmer que c’est le capitaliste qui crée l’emploi, puisque c’est l’ouvrier qui a produit la plus-value, et que c’est cette plus-value produite par l’ouvrier qui est capitalisée par le capitaliste, et utilisée notam­ment pour embaucher des ouvriers supplémentai­res. En réalité, toute la masse des richesses fixes qu’on voit dans le monde, toute la masse des usi­nes, des machines et des routes, des chemins de fer, des ports, des hangars, etc., toute cette masse immense de richesses n’est rien d’autre que la matérialisation d’une masse de plus-value créée par les ouvriers, de travail non rétribué pour eux et transformé en propriété privée, en capital pour les capitalistes, c’est-à-dire elle est une preuve colossale de l’exploitation permanente subie par la classe ouvrière depuis l’origine de la société capitaliste.

Tous les capitalistes augmentent-ils progressi­vement leurs machines, leur capital constant et la composition organique de leur capital ? Non. L’accroissement de la composition organique du capital s’effectue de manière antagoniste, à tra­vers une lutte de concurrence régie par cette loi illustrée par une gravure du grand peintre de mon pays, Pierre Brueghel : les grands poissons man­gent les petits.

La lutte de concurrence est donc accompagnée d’une concentration constante du capital, du rem­placement d’un grand nombre d’entrepreneurs par un nombre plus petit d’entrepreneurs, et de la transformation d’un certain nombre d’entrepre­neurs indépendants en techniciens, gérants, per­sonnel de maîtrise, sinon simples employés et ouvriers dépendants.

La concurrence conduit à la concentration et aux monopoles

La concentration du capital est une autre loi permanente de la société capitaliste, et elle est accompagnée de la prolétarisation d’une partie de la classe bourgeoise, de l’expropriation d’un cer­tain nombre de bourgeois par un nombre plus petit de bourgeois. C’est pourquoi le Manifeste Communiste de Marx et d’Engels met l’accent sur le fait que le capitalisme, qui prétend défen­dre la propriété privée, est en réalité destructeur de cette propriété privée, et effectue une expro­priation constante, permanente, d’un grand nom­bre de propriétaires, par un nombre relativement petit de propriétaires. Il y a quelques branches industrielles dans lesquelles cette concentration est particulièrement frappante : les charbonnages où vous aviez, au XIXe siècle, des centaines de sociétés de charbonnage dans un pays comme la France (en Belgique il y en avait près de deux cents) ; l’industrie automobile, au début de ce siè­cle, comptait dans des pays comme les Etats-Unis ou comme l’Angleterre, 100 firmes ou plus, alors qu’aujourd’hui, elle est réduite à 4, 5 ou 6 firmes au maximum.

Il existe, bien sûr, des industries dans lesquelles cette concentration est moins poussée, par exem­ple l’industrie textile, l’industrie alimentaire, etc. D’une manière générale : plus la composition organique du capital est grande dans une branche industrielle, et plus la concentration y est forte ; moins la composition organique du capital y est élevée et moins il y a de concentration du capital. Pourquoi ? Parce que moins forte est la composi­tion organique du capital, moins il faut de capi­taux au départ pour pénétrer dans cette branche et pour y constituer une nouvelle entreprise. Il est beaucoup plus facile de rassembler les 50 ou les 100 millions d’anciens francs qu’il faut pour cons­truire une nouvelle usine textile que de réunir les 10 milliards ou les 20 milliards nécessaires pour construire une aciérie, même relativement petite.

Le capitalisme est né de la libre concurrence, le capitalisme est inconcevable sans concurrence. Mais la libre concurrence produit la concentra­tion, et la concentration produit le contraire de la libre concurrence, à savoir le monopole. Là où il y a peu de producteurs, ceux-ci peuvent facile­ment se concerter aux frais des consommateurs, en se mettant d’accord pour se répartir le marché, en se mettant d’accord pour arrêter toute baisse des prix.

En l’espace d’un siècle, toute la dynamique capitaliste semble ainsi avoir changé de nature. D’abord nous avons un mouvement qui va vers la baisse constante des prix par l’accroissement constant de la production, par la multiplication constante du nombre des entreprises. L’accentua­tion de la concurrence entraîne à partir d’un cer­tain moment la concentration des entreprises, une réduction du nombre d’entreprises qui peuvent dès lors se concerter entre elles pour ne plus réduire les prix et qui ne peuvent respecter des accords de ce genre qu’en limitant la production. L’ère du capitalisme des monopoles se substitue ainsi à l’ère du capitalisme de libre concurrence à partir du dernier quart du XIXe siècle.

Bien entendu, quand on parle du capitalisme des monopoles, il ne faut pas du tout penser à un capitalisme qui a complètement éliminé la concurrence. Cela n’existe pas. Cela veut simple­ment dire un capitalisme dont le comportement fondamental est devenu différent, c’est-à-dire qui ne pousse plus à une diminution constante des prix par une augmentation constante de la pro­duction, qui utilise la technique de la répartition du marché, de la stabilisation des quote-parts du marché. Mais ce processus aboutit à un paradoxe. Pourquoi les capitalistes qui, d’abord, se faisaient de la concurrence, commencent-ils à se concerter afin de limiter cette concurrence et de limiter aussi la production ? Parce que c’est un moyen pour eux d’accroître davantage leurs bénéfices. Ils ne le font que si ça leur rapporte davantage. La limitation de la production permettant d’augmen­ter les prix rapporte plus de profits, et permet donc d’accumuler plus de capitaux ? On ne peut plus les investir dans la même branche. Car inves­tir des capitaux, cela signifie justement accroître la capacité de production, donc accroître la pro­duction, donc faire baisser les prix. Le capitalisme est pris dans cette contradiction à partir du der­nier quart du XIXe siècle. Il acquiert alors brusque­ment une qualité que, seul, Marx avait prévue, qui est restée incomprise d’économistes comme Ricardo ou Adam Smith : brusquement, le mode de production capitaliste fait du prosélytisme. Il commence à s’étendre dans le monde entier par le truchement des exportations de capitaux, qui per­mettent d’établir des entreprises capitalistes dans des pays ou des secteurs où les monopoles n’exis­tent pas encore.

La conséquence de la monopolisation de certai­nes branches et de l’extension du capitalisme des monopoles dans certains pays, c’est la reproduc­tion du mode de production capitaliste dans des branches non encore monopolisées, dans des pays non encore capitalistes. C’est ainsi que le colonia­lisme et tous ses aspects se sont répandus comme une traînée de poudre en l’espace de quelques dizaines d’années, d’une petite partie du globe où s’était limité auparavant le mode de production capitaliste à l’ensemble du monde, vers le début du XXe siècle. Chaque pays du monde était ainsi transformé en sphère d’influence et champ d’investissement du Capital.

Chute tendancielle du taux moyen de profit

Nous avons vu tout à l’heure que la plus-value produite par les ouvriers de chaque usine reste « enfermée » dans les marchandises produites, et que la question de savoir si cette plus-value sera réalisée ou non par le capitaliste propriétaire de cette usine, sera tranchée par les conditions du marché, c’est-à-dire par la possibilité pour cette usine de vendre ses marchandises à un prix qui permet de réaliser toute cette plus-value. En appliquant la loi de la valeur dont nous avons traité ce matin, on peut établir la règle suivante : toutes les entreprises qui produisent au niveau moyen de productivité réaliseront grosso modo la plus-value produite par leurs ouvriers, c’est-à-dire vendront leurs marchandises à un prix qui sera égal à la valeur de ces marchandises.

Mais cela ne sera pas le cas de deux catégories d’entreprises : les entreprises travaillant en des­sous, et les entreprises travaillant au-dessus du niveau moyen de productivité.

Qu’est-ce que c’est que la catégorie des entre­prises qui travaillent en dessous du niveau moyen de productivité ? Ce n’est rien d’autre qu’une généralisation de notre cordonnier fainéant de ce matin. C’est, par exemple, une aciérie qui, devant la moyenne nationale de 500 000 tonnes d’acier produites en 2 millions d’heures de travail-hom­mes, les produit en 2,2 millions d’heures, ou en 2,5 millions d’heures, ou en 3 millions d’heures. Elle gaspille donc du temps de travail social. La plus-value produite par les ouvriers de cette usine ne sera pas en entier réalisée par les propriétaires de cette usine ; elle travaillera avec un profit qui sera en dessous de la moyenne du profit de toutes les entreprises du pays.

Mais la masse totale de la plus-value produite dans la société est une masse fixe qui dépend en dernière analyse du nombre total d’heures de tra­vail fournies par l’ensemble des ouvriers qui sont engagés dans la production. Cela veut dire que s’il y a un certain nombre d’entreprises qui, du fait qu’elles travaillent en dessous du niveau moyen de productivité et qu’elles ont gaspillé du temps de travail social, ne réalisent pas l’ensemble de la plus-value produite par leurs ouvriers, il y a un reliquat de plus-value qui reste disponible, et qui sera accaparé par les usines qui travaillent au-des­sus du niveau moyen de productivité, qui ont donc économisé du temps de travail social et qui sont récompensées de ce fait par la société.

Cette explication théorique ne fait rien d’autre que de démonter les mécanismes qui déterminent le mouvement des prix en société capitaliste. Comment ces mécanismes opèrent-ils en prati­que ?

Dès qu’on cesse de regarder plusieurs branches industrielles pour ne considérer qu’une seule branche, le mécanisme devient fort simple et transparent.

Disons que le prix de vente moyen d’une loco­motive s’élève à 50 millions d’anciens francs. Quelle sera, dès lors, la différence entre une usine travaillant en dessous de la productivité moyenne du travail, et une entreprise travaillant au-dessus de la productivité moyenne du travail ? La pre­mière aura dépensé pour produire une locomo­tive 49 millions, c’est-à-dire qu’elle n’aura fait que 1 million de bénéfices. Par contre l’entreprise qui travaille au-dessus de la productivité moyenne du travail produira la même locomotive avec une dépense disons de 38 millions. Elle aura donc fait 12 millions de bénéfices, soit 32 % sur cette pro­duction courante, alors que les entreprises travail­lant à la moyenne de la productivité sociale du travail ont produit des locomotives au prix de revient de 45,5 millions et n’ont donc réalisé que 4,5 millions de bénéfices, soit 10 % qui sont le taux moyen de profit[1].

En d’autres termes : la concurrence capitaliste joue en faveur des entreprises qui sont technolo­giquement en pointe ; ces entreprises réalisent des surprofits par rapport au profit moyen. Le profit moyen est au fond une notion abstraite, exactement comme la valeur. C’est une moyenne autour de laquelle oscillent les taux de profits réels des diverses branches et entreprises. Les capitaux affluent vers les branches où il y a des surprofits, et refluent des branches dans lesquel­les les profits sont en dessous de la moyenne. Par ce flux et reflux des capitaux d’une branche vers l’autre, les taux de profit ont tendance à se rap­procher de cette moyenne, sans jamais l’atteindre totalement de manière absolue et mécanique.

Voilà donc comment s’effectue la péréquation du taux de profit. Il y a un moyen très simple de déterminer ce taux moyen de profit dans l’abs­trait : c’est de prendre la masse totale de la plus-value produite par tous les ouvriers, par exemple pendant une année, dans un pays déterminé, et la rapporter à la masse totale du capital investi dans ce pays.

Quelle est la formule du taux de profit ? C’est le rapport entre la plus-value et l’ensemble du capi­tal. C’est donc : pl/ (C + V).

Il faut également prendre en considération une autre formule : Pl/V c’est le taux de la plus-value, ou encore le taux d’exploitation de la classe ouvrière. Il détermine la manière dont la valeur nouvellement produite est partagée entre ouvriers et capitalistes.

Si, par exemple, pl/V égale 100 %, cela veut dire que la valeur nouvellement produite se partage en deux parties égales, la première allant vers les tra­vailleurs sous forme de salaires, l’autre partie allant vers l’ensemble de la classe bourgeoise sous forme de profits, intérêts, rentes, etc.

Lorsque le taux d’exploitation de la classe ouvrière est de 100 %, la journée de travail de 8 heures se décompose donc en deux parties éga­les : 4 heures de travail pendant lesquelles les ouvriers produisent la contre-valeur de leurs salaires, et 4 heures pendant lesquelles ils fournis­sent du travail gratuit, du travail non rémunéré par les capitalistes et dont le produit est approprié par ceux-ci.

A première vue, si la fraction pl/(C+V) augmente, alors que la composition organique du capital augmente également, que C devient de plus en plus grand par rapport à V, cette fraction aura tendance à diminuer, et il y a donc diminution du taux moyen de profit par suite de l’augmentation de la composition organique du capital, puisque pl n’est produite que par V et non par C. Mais il y a un facteur qui peut neutraliser l’effet d’augmen­tation de la composition organique du capital : c’est précisément l’augmentation du taux de la plus-value.

Si pl/V, le taux de la plus-value augmente, cela veut dire que dans la fraction pl / (C+V), nominateur et dénominateur augmentent tous les deux, et dans ce cas l’ensemble de cette fraction peut conserver sa valeur, à condition que les deux augmentations se fassent dans une proportion déterminée.

En d’autres termes : l’accroissement du taux de la plus-value peut neutraliser les effets de l’accroissement de la composition organique du capital. Mettons que la valeur de la production C + V + pl passe de 100 C + 100 V + 100 pl à 200 C + 100 V + 100 pl, la composition organique du capital est donc passée de 100 à 200, le taux de profit est tombé de 50 à 33 %. Mais si en même temps la plus-value passe de 100 à 150, c’est-à-dire que le taux de la plus-value passe de 100 à 150 %, alors le taux de profit 150/300 reste de 50 % : l’augmentation du taux de la plus-value a neutra­lisé l’effet de l’accroissement de la composition organique du capital.

Est-ce que ces deux mouvements peuvent se poursuivre exactement dans la proportion néces­saire pour qu’ils se neutralisent l’un l’autre ? Ici, nous touchons la faiblesse fondamentale, le talon d’Achille du régime capitaliste. Ces deux mouve­ments ne peuvent pas se poursuivre à la longue dans la même proportion. Il n’y a aucune limite à l’augmentation de la composition organique du capital. A la limite, V peut même tomber à zéro, quand on arrive à l’automation totale. Mais est-ce que pl/V peut également augmenter de manière illimitée, sans limite aucune ? Non, car pour qu’il y ait de la plus-value produite, il faut qu’il y ait des ouvriers au travail, et dans ces conditions, la frac­tion de la journée de travail pendant laquelle l’ouvrier reproduit son propre salaire ne peut pas tomber à zéro. On peut la réduire de 8 à 7 heures, de 7 heures à 6 heures, de 6 à 5 heures, de 5 heu­res à 4 heures, de 4 heures à 3 heures, de 3 heures à 2 heures, de 2 heures à 1 heure, à 50 minutes. Ce serait déjà une productivité fantastique qui permettrait à l’ouvrier de produire la contre-valeur de tout son salaire en 50 minutes. Mais il ne pourra jamais reproduire la contre-valeur de son salaire en zéro minute, zéro seconde. Il y a là un résidu que l’exploitation capitaliste ne peut jamais supprimer. Cela signifie qu’à la longue, la chute du taux moyen de profit est inévitable, et je crois personnellement, contrairement à pas mal de théoriciens marxistes, que cette chute est d’ail­leurs démontrable en chiffres, c’est-à-dire qu’aujourd’hui les taux moyens de profit dans les grands pays capitalistes sont beaucoup plus bas qu’il y a 50, 100 ou 150 ans.

Bien sûr, quand on examine des périodes plus courtes, il y a des mouvements en sens divers ; il y a beaucoup de facteurs qui jouent (nous en reparlerons demain matin quand nous parlerons du néo-capitalisme). Mais pour des périodes plus longues, le mouvement est très clair, aussi bien pour le taux d’intérêt que pour le taux de profit. Il faut d’ailleurs rappeler que de toutes les tendan­ces d’évolution du capitalisme, c’est celle qui a toujours été la plus nettement aperçue par les théoriciens du capitalisme eux-mêmes. Ricardo en parle ; John Stuart Mill y insiste ; Keynes y est extrêmement sensible. Il y a eu comme un dicton populaire en Angleterre, à la fin du XIXe siècle : le capitalisme peut tout supporter, sauf une chute du taux moyen d’intérêt à 2 %, parce qu’elle sup­primerait l’incitation à investir.

Ce dicton renferme évidemment une certaine erreur de raisonnement. Des calculs de pourcen­tages, de taux de profit, ont une valeur réelle, mais une valeur somme toute relative pour un capitaliste. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas seule­ment le pourcentage qu’il gagne sur son capital, c’est tout de même aussi la somme totale qu’il gagne. Et si les 2 % s’appliquent non pas à 100 000 mais à 100 millions, ils représentent tout de même 2 millions, et le capitaliste réfléchira 10 fois avant de dire qu’il préfère laisser moisir son capital plutôt que de se contenter de ce profit tout à fait détestable qui n’est que de 2 millions par an.

Aussi, en pratique, n’a-t-on pas vu un arrêt total de l’activité d’investissement par suite de la chute du taux de profit et d’intérêt, mais plutôt un ralentissement au fur et à mesure que le taux de profit tombe dans une branche d’industrie. Par contre, dans les branches industrielles ou dans les époques dans lesquelles il y a une expansion plus rapide et dans lesquelles le taux de profit a ten­dance à augmenter, l’activité d’investissement reprend et devient beaucoup plus rapide, et alors le mouvement semble se nourrir de lui-même et cette expansion semble jouer sans limites, jusqu’à ce que la tendance se renverse de nouveau.

La contradiction fondamentale du régime capitaliste et les crises périodiques de surproduction

Le capitalisme a tendance à étendre la produc­tion de manière illimitée, à étendre son rayon d’action au monde entier, à envisager tous les humains comme clients potentiels (entre paren­thèses, il y a une jolie contradiction à souligner, dont Marx a déjà parlé : chaque capitaliste voudrait toujours que les autres capitalistes augmen­tent les salaires de leurs ouvriers, parce que les salaires de ces ouvriers-là, c’est du pouvoir d’achat pour les marchandises du capitaliste en question. Mais il n’admet pas que les salaires de ses propres ouvriers augmentent, car cela rédui­rait évidemment son propre profit).

Il y a donc une extraordinaire structuration du monde qui devient une unité économique, avec une interdépendance extrêmement sensible entre ses différentes parties. Vous connaissez tous les clichés qu’on a utilisés à ce sujet : si quelqu’un éternue à la Bourse de New York, il y a 10 000 paysans de Malaisie qui sont ruinés.

Le capitalisme produit une extraordinaire interdépendance des revenus et une unification des goûts de tous les humains ; l’homme devient brusquement conscient de toute la richesse des possibilités humaines, alors que dans la société précapitaliste, il était enfermé dans les étroites possibilités naturelles d’une seule région. Au moyen âge, on ne mangeait pas d’ananas en Europe, on ne mangeait que des fruits locaux. Maintenant on mange les fruits qui, pratique­ment, sont produits dans le monde entier, on se met même à manger des fruits de Chine et d’Inde auxquels on n’était pas encore habitué avant la Seconde Guerre mondiale.

Il y a donc des liens réciproques qui s’établis­sent entre tous les produits et tous les hommes. Il y a, en d’autres termes, une socialisation progres­sive de toute la vie économique, qui devient un seul ensemble, un seul tissu. Mais simplement, tout ce mouvement d’interdépendance est axé d’une manière folle sur l’intérêt privé, l’appro­priation privée, d’un petit nombre de capitalistes dont les intérêts privés entrent d’ailleurs de plus en plus en contradiction avec les intérêts des milliards d’êtres humains englobés dans cet ensem­ble.

C’est dans les crises économiques que la contra­diction entre la socialisation progressive de la pro­duction et l’appropriation privée qui lui sert de moteur et de support, éclate de la manière la plus extraordinaire. Car les crises économiques capita­listes sont des phénomènes invraisemblables, comme on n’en avait jamais vu auparavant. Ce ne sont pas des crises de pénurie, comme toutes les crises pré-capitalistes : ce sont des crises de sur­production. Ce n’est pas parce qu’il y a trop peu à manger, mais parce qu’il y a relativement trop de produits alimentaires que les chômeurs brusque­ment meurent de faim.

A première vue, cela paraît une chose incom­préhensible. Comment peut-on mourir de faim parce qu’il y a trop de nourriture, parce qu’il y a trop de marchandises ? Mais le mécanisme du régime capitaliste fait comprendre ce paradoxe apparent. Les marchandises qui ne trouvent pas d’acheteurs, non seulement ne réalisent plus leur plus-value, mais ne reconstituent même plus le capital investi. La mévente oblige donc les entre­preneurs de fermer les portes de leurs entreprises. Ils sont donc obligés de licencier leurs travail­leurs. Et puisque ces travailleurs licenciés ne dis­posent pas de réserves, puisqu’ils ne peuvent sub­sister que s’ils vendent leur force de travail, le chômage les condamne évidemment à la misère la plus noire, précisément parce que l’abondance relative des marchandises en a provoqué la mévente.

Le fait des crises économiques périodiques est inhérent au régime capitaliste et reste insurmon­table pour lui. Nous verrons plus loin que cela reste vrai aussi dans le régime néo-capitaliste dans lequel nous vivons maintenant, même si on appelle alors ces crises « récessions ». Les crises sont la manifestation la plus nette de la contradiction fondamentale du régime, et le rappel périodi­que qu’il est condamné à mourir tôt ou tard. Mais il ne mourra jamais d’une mort automatique. Il faudra toujours lui donner une petite chique­naude consciente pour le condamner définitive­ment, et cette chiquenaude, c’est à nous, c’est au mouvement ouvrier de la lui donner.

Note :

  1. En réalité, les capitalistes ne calculent pas leur taux de profit avec la production courante (flux), mais sur le capital investi (stock), pour ne pas compliquer les calculs, on peut sup­poser (fictivement) que tout le capital a été absorbé par la pro­duction d’une locomotive.

III. Le néo-capitalisme

Origines du néo-capitalisme

La grande crise économique de 1929 modifie d’abord fondamentalement l’attitude de la bour­geoisie et de ses idéologues par rapport à l’Etat ; elle modifie ensuite l’attitude de cette même bourgeoisie par rapport à l’avenir de son propre régime.

Il y a quelques années, un procès à scandale a eu lieu aux Etats-Unis, le procès d’Alger Hiss, qui avait été un suppléant du ministre des Affaires étrangères des Etats-Unis pendant la guerre. A ce procès, un des amis les plus intimes d’Alger Hiss, un journaliste de la Maison Luce, du nom de Chambers, avait porté le témoignage-clé contre Hiss pour l’accuser d’avoir été communiste, d’avoir volé des documents du département d’Etat et de les avoir passés à l’Union Soviétique. Ce Chambers, qui fut un homme un peu névrosé, et qui, après avoir été communiste pendant les dix premières années de sa vie adulte, a d’ailleurs ter­miné sa carrière comme rédacteur de la page reli­gieuse de l’hebdomadaire Time, a écrit un gros livre intitulé « Witness » (« Témoin »). Et dans ce livre il y a un passage qui dit approximative­ment ceci à propos de la période 1929-1939 : « En Europe, les ouvriers sont socialistes et les bour­geois sont conservateurs ; en Amérique, les clas­ses moyennes sont conservatrices, les ouvriers sont démocrates, et les bourgeois sont communis­tes. »

Il est évidemment absurde de présenter les cho­ses de cette manière outrancière. Mais il n’y a pas de doute que l’année 1929 et la période qui a suivi la grande crise de 1929-1932, a été une expérience traumatique pour la bourgeoisie américaine, bourgeoisie qui, de toute la classe capitaliste mondiale, était la seule à être imbue d’une confiance totale, aveugle, dans l’avenir du régime de la « libre entreprise ». Elle a reçu un choc ter­rible pendant cette crise 1929-1932, qui a vérita­blement été pour la société américaine la prise de conscience de la question sociale et la mise en question du régime capitaliste, qui correspond en gros à ce qu’on avait vécu en Europe lors de la naissance du mouvement ouvrier socialiste, dans la période 1865-1890 du siècle dernier.

Cette remise en question du régime pour la bourgeoisie a pris des formes diverses à l’échelle mondiale. Elle a pris la forme de la tentative de consolider le capitalisme au moyen du fascisme et des différentes expériences autoritaires, dans cer­tains pays d’Europe occidentale, centrale et méri­dionale. Elle a pris une forme moins violente aux Etats-Unis, et c’est cette société américaine des années 1932-1940 qui préfigure ce qu’on appelle aujourd’hui le néo-capitalisme.

Quelle est la raison pour laquelle ce n’est pas l’expérience fasciste, étendue et généralisée, mais plutôt l’expérience d’une « détente idyllique » des tensions sociales qui a donné sa caractéristi­que fondamentale au néo-capitalisme ? Le régime fasciste était un régime de crise sociale, économi­que et politique extrême, de tension extrême des rapports entre les classes, déterminée en dernière analyse par une longue période de stagnation de l’économie, dans laquelle la marge de discussion, de négociation, entre la classe ouvrière et la bourgeoisie était presque réduite à zéro. Le régime capitaliste était devenu incompatible avec la sur­vie d’un mouvement ouvrier plus ou moins indé­pendant.

Dans l’histoire du capitalisme, nous distinguons à côté des crises périodiques qui se produisent tous les 5, 7 ou 10 ans, des vagues à plus long terme, dont a parlé pour la première fois l’écono­miste russe Kondratief, et qu’on peut appeler des vagues à long terme de 25 à 30 ans. A une vague à long terme caractérisée par des taux de croissance élevés succède souvent une vague à long terme caractérisée par un taux de croissance plus bas. Il me paraît évident que la période de 1913 à 1940 était une de ces vagues à long terme de stagnation de la production capitaliste, dans laquelle tous les cycles qui se sont succédé, de la crise de 1913 à la crise de 1920, de la crise de 1920 à la crise de 1929, de la crise de 1929 à la crise de 1938, étaient marqués par des dépressions particulièrement dures, du fait que la tendance à long terme était une tendance à la stagnation. La vague à long terme qui a commencé avec la deuxième guerre mondiale et dans laquelle nous sommes encore -disons la vague 1940-1965 ou 1940-1970 - a, au contraire, été caractérisée par l’expansion, et du fait de cette expansion, la marge de négociation, de discussion entre la bourgeoisie et la classe ouvrière se trouve élargie. Ainsi est créée la pos­sibilité de consolider le régime sur la base de concessions accordées aux travailleurs, politique pratiquée à l’échelle internationale en Europe occidentale et en Amérique du Nord, et demain peut-être même dans plusieurs pays de l’Europe méridionale, politique néo-capitaliste basée sur une collaboration assez étroite entre la bourgeoi­sie expansive et les forces conservatrices du mou­vement ouvrier, et fondée sur une élévation ten­dancielle du niveau de vie des travailleurs.

Cependant, l’arrière-fond de toute cette évolu­tion, c’est la mise en question du régime, le doute quant à l’avenir du régime capitaliste et sur ce plan-là il n’y a plus de discussion possible. Dans toutes les couches décisives de la bourgeoisie règne maintenant la conviction profonde que l’automatisme de l’économie elle-même, que les « mécanismes du marché » sont incapables d’assurer la survie du régime, qu’on ne peut pas s’en remettre au fonctionnement interne, auto­matique de l’économie capitaliste, et qu’il faut une intervention consciente de plus en plus large, de plus en plus régulière, de plus en plus systéma­tique, pour sauver ce régime.

Dans la mesure où la bourgeoisie elle-même n’a plus confiance dans le mécanisme automati­que de l’économie capitaliste pour maintenir son régime, il faut l’intervention d’une autre force pour sauver ce régime à long terme, et cette autre force c’est l’Etat. Le néo-capitalisme est un capi­talisme caractérisé avant tout par une interven­tion croissante des pouvoirs publics dans la vie économique. C’est d’ailleurs aussi de ce point de vue que l’expérience néo-capitaliste actuelle en Europe occidentale n’est que la prolongation de l’expérience de Roosevelt aux Etats-Unis.

Pour comprendre les origines de l’actuel néo­colonialisme, il faut cependant aussi tenir compte d’un deuxième facteur qui explique l’intervention croissante de l’Etat dans la vie économique, à savoir de la guerre froide, ou plus généralement du défi que l’ensemble des forces anti-capitalistes ont lancé au capitalisme mondial. Ce climat de défi rend absolument insupportable pour le capi­talisme la perspective d’une nouvelle crise écono­mique grave du type de celle de 1929-1933. Qu’on s’imagine ce qui se passerait en Allemagne, si en R.F.A. il y avait cinq millions de chômeurs, alors qu’il y a pénurie de main-d’œuvre en R.D.A. pour s’apercevoir des raisons d’une telle impossi­bilité du point de vue politique. C’est pourquoi l’intervention des pouvoirs publics dans la vie économique des pays capitalistes et avant tout anti-cyclique, ou, si l’on veut, anti-crise.

Une révolution technologique permanente

Arrêtons-nous un instant à ce phénomène sans lequel le néo-capitalisme concret que nous connaissons depuis 15 ans en Europe occidentale n’est pas compréhensible, à savoir ce phénomène d’expansion à long terme.

Pour comprendre ce phénomène, pour com­prendre les causes de cette vague à long terme qui débute avec la Seconde Guerre mondiale, aux Etats-Unis, il faut se rappeler que dans la plupart des autres cycles expansifs que nous avons connus dans l’histoire du capitalisme, nous retrouvons encore et toujours une même constante, à savoir des révolutions technologiques. Ce n’est pas par hasard qu’il y ait eu une vague d’expansion du même genre qui a précédé la période de stagna­tion et de crise de 1913-1940. C’est une période extrêmement pacifique, dans l’histoire du capita­lisme de la fin du XIXe siècle, pendant laquelle il n’y a pas eu ou presque pas eu de guerre, en dehors des guerres coloniales, et dans laquelle toute une série de recherches, de découvertes technologiques qu’on avait engrangées pendant la phase précédente, commencent à être appliquées. Dans la période d’expansion que nous connais­sons actuellement, nous assistons même à un pro­cessus d’accélération du progrès technique, de véritable révolution technologique, pour laquelle même le terme de 2e ou de 3e révolution indus­trielle n’est pas tout à fait adéquat. En réalité, nous nous trouvons devant une transformation presque ininterrompue des techniques de produc­tion, et ce phénomène est plutôt un sous-produit de la course permanente aux armements, de la guerre froide dans laquelle nous sommes installés depuis la fin de la deuxième guerre mondiale...

En effet, si vous examinez attentivement l’ori­gine de 99 % des transformations des techniques appliquées à la production, vous verrez que cette origine est militaire, vous verrez qu’il s’agit de sous-produits des techniques nouvelles qui sont d’abord appliquées sur le plan militaire et qui, ensuite, trouvent à plus ou moins long terme, leur application sur le plan productif, dans la mesure où ils entrent dans le domaine public.

Ce fait est tellement vrai qu’il est aujourd’hui utilisé en France comme un argument principal par les partisans de la force de frappe française, qui expliquent que si on ne développe pas cette force de frappe, on ne connaîtra pas la technique qui, d’ici 15 ou 20 ans, déterminera une partie importante des procédés productifs industriels, tous les sous-produits des techniques nucléaires et des techniques conjointes sur le plan industriel.

Je ne veux pas polémiquer ici avec cette thèse que je considère par ailleurs comme inaccepta­ble ; je veux simplement souligner qu’elle confirme même d’une manière tout à fait « extré­miste », que la plupart des révolutions technologi­ques que nous continuons à vivre dans le domaine de l’industrie et de la technique productive en général sont des sous-produits des révolutions techniques dans le domaine militaire.

Dans la mesure où nous sommes installés dans une guerre froide permanente, qui est caractéri­sée par une recherche permanente d’une transfor­mation technique dans le domaine des arme­ments, il y a là un facteur nouveau, une source pour ainsi dire extra-économique, qui alimente les transformations constantes de la technique productive. Dans le passé, lorsqu’il n’y avait pas cette autonomie de la recherche technologique, lorsque que la recherche technologique fut essen­tiellement le fait de firmes industrielles, il y avait une raison majeure pour déterminer une marche cyclique de cette recherche. On disait : il faut ralentir maintenant des innovations, car nous avons des installations extrêmement coûteuses, et il faut commencer par amortir ces installations. Il faut qu’elles deviennent rentables, que leurs frais d’installation soient couverts, avant de se lancer dans une nouvelle phase de transformation tech­nologique.

C’est à tel point vrai que des économistes, comme par exemple Schumpeter, ont même pris ce rythme cyclique des révolutions techniques comme explication de base pour la succession des vagues à long terme expansives, ou des vagues à long terme de stagnation.

Aujourd’hui, ce motif économique ne joue plus de la même façon. Sur le plan militaire, il n’a pas de motifs valables d’arrêter la recherche de nou­velles armes. Il y a au contraire toujours le danger que l’adversaire trouvera une nouvelle arme avant qu’on ne la trouve soi-même. Il y a donc un véritable stimulant d’une recherche permanente, sans interruption et pratiquement sans considéra­tion économique (du moins pour les Etats-Unis), ce qui fait que maintenant, ce fleuve coule d’une manière ininterrompue. Ce qui veut dire que nous vivons une véritable époque de transforma­tion technologique ininterrompue dans le domaine de la production. Vous n’avez qu’à vous rappeler tout ce qui s’est produit au cours des 10-15 dernières années, à partir de la libération de l’énergie nucléaire, à travers l’automation, le développement des machines à calculer électroni­ques, la miniaturisation, le laser, et toute une série d’autres phénomènes, pour enregistrer cette transformation, cette révolution technologique ininterrompue.

Or, qui dit révolution technologique ininter­rompue dit raccourcissement, réduction de la période de renouvellement du capital fixe. Cela explique à la fois l’expansion à l’échelle mondiale, qui comme toute expansion à long terme dans le régime capitaliste, est essentiellement déterminée par l’ampleur des investissements fixes, et aussi la réduction de la durée de la vague économique de base, durée qui est déterminée par la longévité capital-fixe. Dans la mesure où ce capital fixe se renouvelle maintenant à un rythme plus rapide, la durée du cycle se rétrécit aussi ; nous n’avons plus de crises tous les 7 ou tous les 10 ans, mais nous avons des récessions tous les 4-5 ans, c’est-à-dire nous sommes entrés dans une succession de cycles beaucoup plus rapides et beaucoup plus brefs que les cycles antérieurs de la période d’avant la Seconde Guerre mondiale.

Finalement, pour terminer cet examen des conditions dans lesquelles se développe le néo­capitalisme d’aujourd’hui, il y a une transforma­tion assez importante, qui s’est produite à l’échelle mondiale, des conditions dans lesquelles existe et se développe le capitalisme.

D’une part, il y a l’extension du camp dit socia­liste, et d’autre part, il y a la révolution coloniale. Et, si le bilan du renforcement du camp dit socia­liste est effectivement un bilan de perte du point de vue du capitalisme mondial - on peut dire perte de matières premières, perte de champs d’investissements des capitaux, perte de débou­chés, perte sur tous les plans -, le bilan de la révo­lution coloniale, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ne s’est pas encore soldé par une perte de substances pour le monde capitaliste. Au con­traire, un des facteurs concomitants qui expli­quent l’ampleur de l’extension économique des pays impérialistes et que nous avons connue dans cette phase, c’est le fait que dans la mesure où la révolution coloniale reste dans le cadre du mar­ché mondial capitaliste (sauf dans le cas où elle donne naissance à d’autres Etats dits socialistes), elle stimule la production et l’exportation de biens d’équipement, des produits de l’industrie lourde par les pays impérialistes. C’est-à-dire que l’industrialisation des pays sous-développés, le néo-colonialisme, le développement d’une nou­velle bourgeoisie dans les pays coloniaux, est un autre support, ensemble avec la révolution tech­nologique, de la tendance expansive à long terme dans les pays capitalistes avancés, puisqu’elle a au fond les même effets, elle mène aussi à l’accrois­sement de production des industries lourdes et des industries de construction mécanique, des industries de fabrication des machines. Une par­tie de ces machines sert au renouvellement accé­léré du capital fixe des pays capitalistes avan­cés ; une autre partie de ces machines sert à l’industrialisation, à l’équipement des pays colo­niaux nouvellement indépendants.

De cette manière, nous pouvons comprendre l’arrière-fond de cette expérience néo-capitaliste que nous sommes en train de vivre, arrière-fond qui est donc celui d’une période d’expansion à long terme du capitalisme, période que je crois limitée dans le temps, comme les périodes analo­gues du passé (je ne crois pas du tout que cette période d’expansion va durer éternellement et que le capitalisme ait trouvé maintenant la pierre philosophale qui lui permettrait d’éviter non seu­lement les crises mais encore la succession de cycles à long terme d’expansion et de stagnation relative), mais qui confronte pour le moment le mouvement ouvrier d’Europe occidentale avec les problèmes particuliers de cette expansion.

Quels sont maintenant les caractéristiques fondamentales de cette intervention des pouvoirs publics dans l’économie capitaliste ?

L’importance des dépenses d’armements

Premier phénomène objectif qui facilite énor­mément une intervention croissante des pouvoirs publics dans la vie économique des pays capitalis­tes, c’est précisément cette permanence de la guerre froide et cette permanence de la course aux armements. Car qui dit permanence de la guerre froide, permanence de la course aux arme­ments, permanence d’un budget militaire extrê­mement élevé, dit aussi contrôle par l’Etat d’une fraction importante du revenu national. Si l’on compare l’économie de tous les grands pays capi­talistes avancés d’aujourd’hui, à tous les pays capitalistes d’avant la première guerre mondiale, on voit tout de suite le changement structurel extrêmement important qui s’est produit et qui est indépendant de toute considération théorique et de toute recherche théorique. C’est le résultat de l’amplification de ce budget militaire, dans le budget des Etats qui, avant 1914, occupait 4 %, 5 %, 6 %, 7 % du revenu national, alors que le budget des Etats capitalistes d’aujourd’hui repré­sente 15 %, 20 %, 25 % ou même dans quelques cas 30 % du revenu national.

Déjà au départ, et indépendamment de toute considération sur le plan de l’interventionnisme, par le seul fait de l’amplification de ces dépenses d’armement permanentes, l’Etat contrôle donc une partie importante du revenu national.

J’ai dit que cette guerre froide serait perma­nente pour une longue période. J’en suis person­nellement convaincu. Elle est permanente parce qu’est permanente la contradiction de classe entre les deux camps en présence à l’échelle mondiale, parce qu’il n’y a aucune raison logique qui puisse laisser prévoir à court ou à moyen terme, soit un désarmement volontaire de la bourgeoisie inter­nationale devant les adversaires avec lesquels elle se trouve confrontée à l’échelle mondiale, soit un accord entre l’Union Soviétique et les Etats-Unis qui permettraient brusquement de réduire de moitié, des 2/3, ou des 3/4 ces dépenses d’arme­ment.

Nous partons donc de cela : dépenses militaires permanentes qui ont tendance à s’élever en volume et en importance par rapport au revenu national ou du moins à se stabiliser, c’est-à-dire à augmenter dans la mesure où le revenu national est en extension constante dans cette phase. Et du fait même de cette extension des dépenses militai­res se dégage la place importante des pouvoirs publics dans la vie économique.

Vous connaissez peut-être l’article que Pierre Naville a publié dans la Nouvelle Revue Marxiste il y a quelques années. Il y reproduit une série de chiffres donnés par le rapporteur du Budget en 1956, marquant l’importance pratique des dépen­ses militaires pour toute une série de branches industrielles. Il y a de nombreuses branches industrielles parmi les plus importantes, parmi celles qui sont « en pointe » du progrès tech­nologique, qui travaillent essentiellement pour des commandes d’Etat, et qui seraient condam­nées à mourir à brève échéance si ces comman­des d’Etat disparaissaient : l’aéronautique, l’électronique, la construction navale, les télé­communications et même le Génie Civil, sans oublier l’industrie nucléaire. Aux Etats-Unis, il y a une situation analogue ; mais dans la mesure où ces branches en pointe y sont plus développées et où l’économie américaine est plus vaste, l’économie de régions entières y est axée sur ces bran­ches. On peut dire que la Californie qui est l’Etat le plus en expansion, vit en grande partie du bud­get militaire des Etats-Unis. Si ce pays devait désarmer et rester capitaliste, ce serait la catastro­phe pour l’Etat de Californie où sont localisées l’industrie des fusées, l’industrie de l’aviation militaire, l’industrie électronique. Il ne faut pas vous faire un dessin pour vous expliquer les conséquences politiques de cette situation parti­culière sur l’attitude des politiciens bourgeois de Californie : vous ne les trouverez pas en pointe dans la lutte pour le désarmement !

Deuxième phénomène qui semble à première vue en contradiction avec le premier : l’extension de ce qu’on pourrait appeler les dépenses socia­les, de tout ce qui est lié de près ou de loin aux assurances sociales qui sont en hausse constante dans les budgets publics en général, et surtout dans le revenu national en tant que tel, depuis 25-30 années.

Comment les crises sont « amorties » en récession

Cet accroissement des assurances sociales résulte de plusieurs phénomènes concomitants.

Il y a d’abord la pression du mouvement ouvrier, qui vise depuis toujours à atténuer une des caractéristiques les plus marquantes de la condition prolétarienne : l’insécurité d’existence. Puisque la valeur de la force de travail ne couvre en gros que les besoins de sa reconstitution cou­rante, toute interruption de la vente de cette force de travail - c’est-à-dire tout accident qui empêche l’ouvrier de travailler normalement : chômage, maladie, invalidité, vieillesse - projette le prolétaire dans un abîme de misère. Au début du régime capitaliste, il n’y eut que la « charité », la bienfaisance privée ou publique, auxquelles l’ouvrier sans travail pouvait s’adresser dans sa détresse, avec des résultats matériels insignifiants mais au prix de terribles blessures pour sa dignité d’homme. Petit à petit, le mouvement ouvrier a imposé le principe d’assurances sociales, d’abord volontaires, puis obligatoires, contre ces acci­dents du sort : assurance-maladie, assurance-chômage, assurance-vieillesse. Et finalement, cette lutte a abouti au principe de la sécurité sociale qui devrait en théorie couvrir le salarié-appointé contre toute perte de salaire courant.

Il y a ensuite un certain intérêt de l’Etat. Les caisses qui recueillent les sommes importantes servant à financer cette sécurité sociale disposent souvent de capitaux liquides importants. Elles peuvent placer ces capitaux en fonds d’Etat, c’est-à-dire les prêter à l’Etat (en principe à court terme). Le régime nazi avait appliqué cette tech­nique, qui s’est ensuite étendue à la plupart des pays capitalistes.

Le gonflement de plus en plus important de ces fonds de sécurité sociale a d’ailleurs abouti à une situation particulière qui pose un problème théo­rique et pratique au mouvement ouvrier. Celui-ci considère à juste titre que l’ensemble des fonds versés aux Caisses de Sécurité sociale - soit par les patrons, soit par l’Etat, soit par retenue sur les salaires des ouvriers eux-mêmes - constitue sim­plement une partie du salaire, un « salaire indi­rect » ou « salaire différé ». C’est le seul point de vue raisonnable, qui concorde d’ailleurs avec la théorie marxiste de la valeur, puisqu’il faut effec­tivement considérer comme prix de la force de travail l’ensemble de la rétribution que l’ouvrier touche en échange de celle-ci, peu importe qu’elle lui soit versée immédiatement (salaire direct), ou plus tard (salaire différé). Pour cette raison, la gestion « paritaire » (syndicats-patrons, ou syndi­cats-Etat) des caisses de sécurité sociale doit être considérée comme une violation d’un droit des travailleurs. Puisque les fonds de ces caisses n’appartiennent qu’aux seuls ouvriers, toute ingé­rence d’autres forces sociales que les syndicats dans leur gestion est à rejeter. Les ouvriers ne doivent pas plus admettre la « gestion paritaire » de leurs salaires, que les capitalistes n’admettent la « gestion paritaire » de leurs comptes en ban­que...

Mais le gonflement des versements à la sécurité sociale a pu créer une certaine « tension » entre le salaire direct et le salaire différé, ce dernier s’élevant quelquefois jusqu’à 40 % du salaire total. De nombreux milieux syndicaux s’opposent à de nouvelles augmentations des « salaires différés » et voudraient concentrer tout nouvel avantage sur le seul salaire directement versé à l’ouvrier. Il faut cependant comprendre que sous-jacent au fait du « salaire différé » et de la sécurité sociale, il y a le principe de solidarité de classe. En effet, les cais­ses de maladie, d’accidents, etc., ne sont pas fon­dées sur le principe de la « récupération indivi­duelle » (chacun touche en fin de compte tout ce qu’il a versé ou ce que le patron ou l’Etat a versé pour lui), mais sur le principe de l’assurance, c’est-à-dire de la moyenne mathématique des ris­ques, c’est-à-dire de la solidarité : ceux qui ne sont pas accidentés, payent pour que les acciden­tés puissent être entièrement couverts. Le prin­cipe sous-jacent à cette pratique est celui de la solidarité de classe, c’est-à-dire de l’intérêt pour les travailleurs d’éviter la constitution d’un sous-prolétariat, qui non seulement affaiblirait la com­bativité de la masse laborieuse (chaque individu craignant d’être précipité tôt ou tard dans ce sous-prolétariat) mais risquerait encore de lui faire concurrence et de peser sur les salaires. Dans ces conditions, plutôt que de nous plaindre de l’ampleur « excessive » du salaire différé, nous devrions mettre en évidence son insuffisance criante, qui fait que la plupart des vieux travail­leurs, même dans les pays capitalistes les plus prospères, connaissent une chute terrible de niveau de vie.

La réponse efficace au problème de la « ten­sion » entre salaire direct et salaire indirect, c’est de réclamer le remplacement du principe de la solidarité limitée à la seule classe laborieuse par le principe de la solidarité élargie à tous les citoyens, c’est-à-dire la transformation de la sécurité sociale en Services Nationaux (de la Santé, du Plein Emploi, de la Vieillesse) financés par l’impôt progressif sur les revenus. C’est seulement de cette façon que le système du « salaire dif­féré » aboutit à un véritable relèvement impor­tant des salaires, et à une véritable redistribution du revenu national en faveur des salariés.

Il faut bien reconnaître que jusqu’ici, cela n’a jamais été réalisé sur grande échelle, en régime capitaliste, et il faut même se poser la question de savoir si cette réalisation est possible sans provo­quer une réaction capitaliste telle qu’on se trouve­rait rapidement en période de crise révolution­naire. Il est un fait que les expériences les plus intéressantes de Sécurité sociale, comme celle réa­lisée en France après 1944 ou surtout le Service National de Santé en Grande-Bretagne après 1945, ont été financés beaucoup plus par une taxation des travailleurs eux-mêmes (surtout par l’accroissement des impôts indirects et par l’alour­dissement de la fiscalité directe frappant les salaires même modestes, comme par exemple en Bel­gique) que par la taxation de la bourgeoisie. C’est pourquoi en régime capitaliste on n’a jamais assisté à une véritable et radicale redistribution du revenu national par l’impôt, un des grands « mythes » du réformisme.

Il y a encore un autre aspect de l’importance accrue du « salaire différé », des assurances socia­les, dans le revenu national des pays capitalistes industrialisés : c’est précisément leur caractère anti-cyclique. Nous retrouvons ici une autre rai­son pour laquelle l’Etat bourgeois, le néo-capita­lisme, a intérêt à amplifier le volume de ce « salaire différé ». C’est qu’il joue le rôle d’un coussin d’amortissement qui empêche une chute trop brusque et trop forte du revenu national en cas de crise.

Jadis, lorsqu’un ouvrier perdait son emploi, son revenu tombait à zéro. Lorsqu’un quart de la main-d’œuvre d’un pays était en chômage, les revenus des salariés-appointés baissaient automa­tiquement d’un quart. On a souvent décrit les conséquences terribles de cette baisse de revenus, de cette baisse de la « demande globale », pour l’ensemble de l’économie capitaliste. Elle donnait à la crise capitaliste l’aspect d’une réaction en chaîne progressant avec une logique et une fata­lité terrifiantes.

Mettons que la crise éclate dans le secteur qui fabrique des biens d’équipement, et que ce sec­teur soit obligé de fermer des entreprises et de licencier ses travailleurs. La perte de revenus que ceux-ci subissent réduit radicalement leurs achats de biens de consommation. De ce fait, il y a rapi­dement surproduction dans le secteur fabriquant des biens de consommation, qui se voit à son tour obligé de fermer des entreprises et à licencier du personnel. Ainsi, les ventes de biens de consom­mation baisseront encore une fois, et les stocks s’accumuleront. En même temps, les usines fabri­quant des biens de consommation étant lourde­ment frappées, elles réduiront ou supprimeront leurs commandes de biens d’équipement, ce qui entraînera la fermeture de nouvelles entreprises de l’industrie lourde, donc le licenciement d’un groupe supplémentaire de travailleurs, donc une nouvelle baisse du pouvoir d’achat de biens de consommation, donc une accentuation nouvelle de la crise dans le secteur de l’industrie légère, qui entraînera à son tour de nouveaux licenciements, etc.

Mais à partir du moment où un système d’assu­rance-chômage efficace a été mis en place, ces effets cumulatifs de la crise sont amortis : et plus l’allocation chômage est élevée, plus forte sera l’amortissement de la crise.

Reprenons la description du début de la crise. Le secteur fabriquant des biens d’équipement connaît une surproduction et est obligé de licen­cier du personnel. Mais du moment que l’alloca­tion chômage s’élève disons à 60 % du salaire, ce licenciement ne signifie plus la suppression de tous les revenus de ces chômeurs, mais seulement la réduction de ces revenus de 40 %. Dix pour cent de chômeurs dans un pays ne signifie plus une chute de la demande globale de 10 %, mais seulement de 4 % ; 25 % de chômeurs ne don­nent plus que 10 % de réduction des revenus. Et l’effet cumulatif qu’entraîne cette réduction (qu’on calcule dans la science économique acadé­mique en appliquant à cette réduction de la demande un multiplicateur), sera réduit à l’ave­nant. Les ventes de biens de consommation seront donc beaucoup moins réduites ; la crise ne s’étendra pas de manière aussi forte au secteur des biens de consommation ; celui-ci licenciera donc beaucoup moins de personnel ; il pourra maintenir une partie de ses commandes de biens d’équipements, etc. Bref : la crise cesse de s’élar­gir sous forme de spirale ; elle est « stoppée » à mi-chemin. Ce qu’on appelle aujourd’hui « réces­sion », ce n’est rien d’autre qu’une crise capita­liste classique « amortie » sous l’effet notamment des assurances sociales.

Dans mon Traité d’Economie Marxiste je cite une série de données concernant les dernières récessions américaines qui confirment empirique­ment cette analyse théorique. En fait, d’après ces chiffres, il paraît que le début des récessions de 1953 et de 1957 a été fulgurant, et d’une ampleur en tous points comparable à celle des crises capi­talistes les plus graves du passé (1929 et 1938). Mais, contrairement à ces crises d’avant la Seconde Guerre mondiale, la récession de 1953 et de 1957 a cessé d’amplifier à partir d’un certain nombre de mois, elle a donc été stoppée à mi-che­min, puis a commencé à se résorber. Nous com­prenons maintenant une des causes fondamenta­les de cette transformation des crises en réces­sions.

Du point de vue de la distribution du revenu national entre Capital et Travail, le gonflement du budget militaire a un effet opposé à celui du gonflement du « salaire différé » puisqu’en tout cas, une partie de ce salaire provient toujours de versements supplémentaires de la bourgeoisie. Mais du point de vue de ses effets anti-cycliques, gonflement du budget militaire (des dépenses publiques en général) et gonflement des assuran­ces sociales jouent un rôle identique pour « amor­tir » la violence des crises, et donner au néo-capi­talisme un de ses aspects particuliers.

La demande globale peut être divisée en deux catégories : demande de biens de consommation, et demande de biens de production (de biens d’équipement). Le gonflement des fonds d’assu­rances sociales permet d’éviter une chute brutale des dépenses (de la demande) en biens de consommation, après le début de la crise. Le gon­flement des dépenses publiques (surtout des dépenses militaires), permet d’éviter une chute brutale des dépenses (de la demande) en biens d’équipement. Ainsi, dans les deux secteurs, ces traits distincts du néo-capitalisme opèrent, non pas pour supprimer les contradictions du capita­lisme - les crises éclatent comme auparavant, le capitalisme n’a pas trouvé le moyen de s’assurer une croissance ininterrompue, plus ou moins har­monieuse - mais pour en réduire (du moins tem­porairement, dans le cadre d’une période à long terme de croissance accélérée et au prix d’une inflation permanente) l’ampleur et la gravité.

La tendance à l’inflation permanente

Une des conséquences de tous les phénomènes dont nous venons de parler, et qui ont tous des effets anti-cycliques, c’est ce qu’on pourrait appe­ler la tendance à l’inflation permanente, qui se manifeste de manière évidente dans le monde capitaliste depuis 1940, depuis le début ou la veille de la Seconde Guerre mondiale.

La cause fondamentale de cette inflation per­manente, c’est l’importance du secteur militaire, du secteur armement, dans l’économie de la plu­part des grands pays capitalistes. Car la produc­tion d’armements a cette caractéristique particu­lière qu’elle est créatrice d’un pouvoir d’achat, exactement de la même manière que la produc­tion de biens de consommation ou la production de biens de production, - dans les usines dans les­quelles on fabrique des tanks ou des fusées, on paye des salaires comme dans des usines où l’on fabrique des machines ou des produits textiles, et les capitalistes propriétaires de ces usines empochent un bénéfice exactement comme les capita­listes propriétaires des usines sidérurgiques ou des usines textiles - mais qu’en échange de ce pouvoir supplémentaire d’achat, il n’y a pas de marchandises supplémentaires qui sont jetées sur le marché. Parallèlement à la création de pouvoir d’achat dans les deux secteurs de base de l’écono­mie classique : le secteur des biens de consomma­tion et le secteur des biens de production, il y a aussi apparition sur le marché d’une masse de marchandises qui peuvent résorber ce pouvoir d’achat. Par contre, la création de pouvoir d’achat dans le secteur d’armements n’est pas compensée par l’accroissement de la masse des marchandises, soit de biens de consommation, soit de biens de production, dont la vente pourrait résorber le pouvoir d’achat ainsi créé.

La seule situation dans laquelle les dépenses militaires ne créeraient pas l’inflation, serait celle dans laquelle elles seraient intégralement payées par l’impôt, et ce dans des proportions qui laisse­raient subsister exactement les rapports entre le pouvoir d’achat des ouvriers et des capitalistes d’une part, et entre la valeur des biens de consommation et celle des biens de production d’autre part [1]. Cette situation n’existe dans aucun pays, même pas dans les pays où la ponc­tion fiscale est la plus grande. Aux Etats-Unis, notamment, l’ensemble des dépenses militaires n’est point couvert par la fiscalité, par la réduc­tion du pouvoir d’achat supplémentaire et est, de ce fait, l’une des causes de la tendance à l’infla­tion permanente.

II y a également un phénomène de nature struc­turelle, dans l’économie capitaliste à l’âge des monopoles, qui a le même effet, à savoir la rigi­dité des prix dans le sens de la baisse.

Le fait que les grands trusts monopolistiques exercent un contrôle élevé sinon total sur toute une série de marchés, notamment sur les marchés de biens de production et de biens de consomma­tion durables, se traduit par l’absence de concur­rence sur les prix dans le sens classique du terme. Chaque fois que l’offre reste inférieure à la demande, les prix augmentent, tandis que chaque fois que l’offre dépasse la demande, les prix au lieu de baisser restent stables, ou baissent seule­ment de manière imperceptible. C’est un phéno­mène qu’on constate dans l’industrie lourde et dans l’industrie de biens de consommation dura­bles, depuis près de 25 ans. C’est un phénomène d’ailleurs tendanciellement lié à cette phase d’extension à long terme, dont nous parlions plus haut, car il faut le reconnaître honnêtement, nous ne pouvons pas prédire l’évolution des prix des biens de consommation durables lorsque cette période d’expansion à long terme arrivera à sa fin.

Il n’est pas exclu que lorsque dans l’industrie automobile la capacité de production excéden­taire s’amplifiera, cela aboutira à une nouvelle lutte de concurrence sur les prix et à des baisses spectaculaires. On pourrait défendre la thèse que la fameuse crise de l’automobile, à laquelle on s’attend dans la deuxième moitié des années 60 (1965, 1966, 1967), pourrait être résorbée d’une manière relativement facile en Europe occiden­tale, si le prix de vente des petites voitures était baissé de moitié, c’est-à-dire le jour où une 4 CV ou une 2 CV se vendraient à 200 000 anciens francs ou à 250 000 anciens francs. Il y aurait alors une telle extension de la demande que, vraisem­blablement, cette capacité excédentaire disparaîtrait normalement. Dans le cadre des accords actuels, cela ne semble pas possible ; mais si l’on passe par une longue période de 5-6 années de lutte de concurrence au couteau, chose qui est tout à fait possible dans l’industrie automobile en Europe, c’est une éventualité qui n’est pas à exclure. Ajoutons tout de suite qu’il y a une éven­tualité plus probable, c’est celle de la capacité de production excédentaire supprimée par la ferme­ture et la disparition de toute une série de firmes, et que la disparition de cette capacité excéden­taire empêchera alors toute baisse importante des prix. C’est là la réaction normale devant une situation pareille dans le régime capitaliste des monopoles. Il ne faut pas exclure totalement l’autre réaction, mais pour le moment, nous n’avons connu ça dans aucun domaine ; et par exemple pour le pétrole, il y a un phénomène de surproduction potentielle qui dure depuis six ans, mais les baisses de prix consenties par les grands trusts qui font des taux de profits de 100 % et de 150 % sont absolument anodines ; ce sont des baisses de prix de 5 % ou de 6 %, alors qu’ils pourraient réduire le prix de l’essence de moitié s’ils le voulaient.

La « programmation économique »

L’autre revers de la médaille du néo-capita­lisme, c’est l’ensemble des phénomènes qu’on a résumé sommairement sous l’étiquette « écono­mie concertée », « programmation économi­que », ou encore « planification indicative ». C’est une autre forme d’intervention consciente dans l’économie, contraire à l’esprit classique du capitalisme, mais une intervention qui se caracté­rise par le fait qu’elle n’est plus essentiellement le fait des pouvoirs publics, mais plutôt le fait d’une collaboration, d’une intégration, entre pouvoirs publics d’une part et groupements capitalistes d’autre part.

Comment expliquer cette tendance générale à la « planification indicative », à la « programma­tion économique » ou à « l’économie concer­tée » ?

Il faut partir d’un besoin réel du grand capital, besoin qui découle précisément du phénomène que nous avons décrit dans la première partie de l’exposé. Nous y avons parlé de l’accélération du rythme de renouvellement des installations méca­niques par suite d’une révolution technologique plus ou moins permanente. Mais qui dit accéléra­tion du rythme de renouvellement du capital fixe, dit nécessité d’amortir des dépenses d’investisse­ment de plus en plus grandes dans un laps de temps de plus en plus court. Il est certain que cet amortissement doit être planifié, calculé de manière aussi exacte que possible, afin de préser­ver l’économie contre des fluctuations à court terme qui risquent de jeter une pagaille invrai­semblable dans des ensembles travaillant avec des milliards de francs. C’est dans ce fait fondamental que réside la cause de la programmation écono­mique capitaliste, de la poussée vers l’économie concertée.

Le capitalisme des grands monopoles d’aujourd’hui rassemble des dizaines de milliards dans des investissements devant être rapidement amortis. Il ne peut plus se permettre le luxe de courir le risque d’amples fluctuations périodi­ques. Il y a donc nécessité de garantir la résorp­tion de ces dépenses d’amortissement, d’être sûr de ces revenus au moins pendant ces périodes de moyen terme qui correspondent plus ou moins à la durée d’amortissement du capital fixe, c’est-à-dire des périodes s’étendant maintenant sur 4 à 5 ans.

Le phénomène est d’ailleurs venu de l’intérieur même de l’entreprise capitaliste, où la complexité de plus en plus grande du processus de production implique des travaux de planning de plus en plus précis pour que l’ensemble puisse marcher. La programmation capitaliste n’est en dernière ana­lyse rien d’autre que l’extension, ou plus exacte­ment la coordination, à l’échelle de la nation, de ce qui se faisait auparavant déjà à l’échelle de la grande entreprise capitaliste, ou du groupement capitaliste, du trust, du cartel, enveloppant une série d’entreprises.

Quelle est la caractéristique fondamentale de cette planification indicative ? Contrairement à la planification socialiste, qui est donc d’une nature essentiellement différente, il ne s’agit pas tant de fixer une série d’objectifs, en chiffre de production et d’assurer que ces objectifs soient effectivement atteints, que de coordonner les plans d’investisse­ment déjà élaborés par les entreprises privées, et d’effectuer cette coordination nécessaire en pro­posant tout au plus quelques objectifs considérés comme prioritaires à l’échelle des pouvoirs publics, c’est-à-dire qui corrrespondent à l’intérêt global de la classe bourgeoise.

Dans un pays comme la Belgique ou comme la Grande-Bretagne, l’opération a été faite de manière assez crue ; en France, où tout se passe à un niveau intellectuel beaucoup plus raffiné, et où l’on met en place beaucoup de camouflage, la nature de classe du mécanisme est moins appa­rente. Elle n’en est pas moins identique à celle de la programmation économique des autres pays capitalistes. Pour l’essentiel, l’activité des « com­missions du Plan », des « Planbureau », des « Bureaux de programmation », consiste à consulter les représentants des différents groupes patronaux, à compulser leurs projets d’investisse­ments et prévisions d’état de marché, et à « met­tre en musique » les unes avec les autres, ces prévisions par secteur, en s’efforçant d’éviter les gou­lots d’étranglement ou les doubles emplois.

Gilbert Mathieu a publié trois bons articles à ce sujet dans Le Monde (2, 3 et 6 mars 1962), dans lesquels il indique que contre 280 syndicalis­tes qui ont participé aux travaux des différentes commissions et sous-commissions du plan, il y a eu 1 280 chefs d’entreprise ou représentants des syndicats patronaux. « Pratiquement, estime M. François Perroux, le plan français est souvent bâti et mis en œuvre sous l’influence prépondérante des grandes entreprises et des grands organismes financiers. » Et Le Brun, pourtant dirigeant syn­dical des plus modérés, a affirmé que la planifica­tion française « est essentiellement concertée entre grands commis du capital et grand commis de l’Etat, les premiers ayant très normalement plus de poids que les seconds ».

Cette confrontation et coordination des déci­sions des entreprises est d’ailleurs extrêmement utile pour les entrepreneurs capitalistes ; elle constitue une espèce de sondage du marché à l’échelle nationale, concerté à long terme, chose qui est très difficile à faire avec la technique cou­rante. Mais la base de toutes les études, de tous les calculs, reste tout de même les chiffres avancés comme prévisions par le patronat.

Il y a donc deux aspects fondamentaux caracté­ristiques de ce genre de programmation ou de « planification indicative ».

D’une part, elle reste axée très étroitement sur les intérêts des patrons qui sont l’élément de départ du calcul. Et quand on dit des patrons, ce n’est pas tant de tous les patrons, mais bien des couches dominantes de la classe bourgeoise qu’il s’agit, c’est-à-dire des monopoles, des trusts. Dans la mesure où, quelquefois, il peut y avoir conflit d’intérêts entre des monopoles très puis­sants (rappelez-vous le conflit qui a opposé l’an dernier en Amérique, au sujet du prix de l’acier, trusts producteurs et trusts consommateurs d’acier), il y a un certain rôle d’arbitrage qui est joué par les pouvoirs publics en faveur de tel ou tel groupe capitaliste. C’est en quelque sorte le conseil d’administration de la classe bourgeoise qui agit pour l’ensemble des actionnaires, pour l’ensemble des membres de la classe bourgeoise, dans l’intérêt du groupe prédominant, et non dans l’intérêt de la démocratie et du grand nom­bre.

D’autre part, il y a l’incertitude qui reste à la base de tous ces calculs, incertitude qui résulte du caractère purement prévisionnel de la program­mation, et du fait qu’il n’y a pas d’instruments de réalisation entre les mains des pouvoirs publics, ni d’ailleurs entre les mains des intérêts privés pour pouvoir réaliser effectivement ce qui est prévu. En 1956-60, aussi bien les « programmateurs » dé la C.E.C.A. que ceux du ministère belge des Affaires économiques, se sont fourré à deux reprises le doigt dans l’œil jusqu’au coude en ce qui concerne leurs prévisions de la consommation de charbon en Europe occidentale et en particu­lier en Belgique. Une première fois, à la veille et pendant la crise d’approvisionnement provoquée par la crise de Suez, ils avaient prévu pour 1960 un fort accroissement de la consommation et donc de la production de charbon, la production belge devant passer de 30 millions de tonnes de charbon par an aux environs de 40 millions de tonnes. Or, en réalité, elle est tombée en 1960 de 30 à 20 mil­lions de tonnes ; les « programmateurs » avaient donc commis une erreur du simple au double, ce qui n’est pas mince. Mais au moment où cette erreur a été enregistrée, ils en ont commis une deuxième en sens inverse. Le mouvement de baisse de la consommation de charbon étant en cours, ils ont prédit qu’il allait se poursuivre, et affirmé qu’il fallait continuer les fermetures de charbonnages. Or, c’est le contraire qui s’est pro­duit entre 1960 et 1963 : la consommation belge de charbon est passée de 20 à 25 millions de ton­nes par an, ce qui fait qu’après avoir supprimé le tiers de la capacité de production charbonnière belge, il y a eu pénurie aiguë de charbon, notam­ment au cours de l’hiver 1962-63, et il a fallu importer dare-dare du charbon, y compris du Vietnam !

Cet exemple nous permet de saisir sur le vif la technique que les « programmateurs » sont obli­gés d’utiliser neuf fois sur dix dans leurs calculs par secteurs : il s’agit d’une simple projection dans l’avenir de la tendance actuelle d’évolution, tout au plus corrigée par un coefficient d’élasticité de la demande tenant compte des prévisions de taux général d’expansion.

La garantie étatique du profit

Un autre aspect de cette « économie concer­tée », qui en souligne le caractère dangereux pour le mouvement ouvrier, c’est que l’idée de « pro­grammation sociale » ou de « politique des reve­nus » est implicitement contenue dans l’idée de « programmation économique ». Il est impossible d’assurer aux trusts la stabilité de leurs dépenses et de leurs revenus, pendant une période de cinq ans, jusqu’à ce que toutes les nouvelles installa­tions aient été amorties, sans assurer également la stabilité des dépenses salariales. On ne peut pas « planifier les coûts », si on ne « planifie » pas en même temps les « coûts de main-d’œuvre », c’est-à-dire si on ne prévoit pas des taux fixes d’augmentation des salaires, et cherche à s’en tenir d’une manière rigide.

Patronat et gouvernements ont essayé d’imposer cette tendance aux syndicats dans tous les pays d’Europe occidentale, et ces efforts s’expriment notamment par la prolongation de la durée des contrats, par des législations rendant plus diffici­les des grèves-surprises ou interdisant des grèves sauvages, par tout un tapage de propagande en faveur d’une « politique des revenus », apparem­ment « seule garantie » contre les « menaces d’inflation ».

L’idée qu’on doive s’orienter vers cette « politi­que des revenus », qu’on puisse calculer exacte­ment les taux d’augmentation des salaires, et qu’on puisse éviter ainsi les faux frais des grèves « qui ne rapportent rien à personne, ni aux ouvriers ni à la nation » ; cette idée commence aussi à se répandre de plus en plus en France, et elle implique l’idée d’intégration profonde du syndicalisme dans le régime capitaliste. Au fond, dans cette optique, le syndicalisme cesse d’être un instrument de combat pour les travailleurs pour modifier la répartition du revenu national, et il devient un garant de « paix sociale », un garant pour les patrons de la stabilité du processus continu et ininterrompu du travail et de la repro­duction du capital, un garant de l’amortissement du capital fixe pendant toute la période de renou­vellement de celui-ci.

C’est, bien entendu, un piège pour les travail­leurs et pour le mouvement ouvrier, pour beau­coup de raisons sur lesquelles je ne peux pas m’étendre, mais essentiellement pour une raison qui découle de la nature même de l’économie capitaliste, de l’économie de marché en général et que M. Massé, le dirigeant actuel du Plan fran­çais, a d’ailleurs admise, lors d’une conférence récemment prononcée à Bruxelles.

En régime capitaliste, le salaire, c’est le prix de la force de travail. Ce prix oscille autour de la valeur de cette force de travail d’après les lois de l’offre et de la demande. Or, quelle est normale­ment dans l’économie capitaliste l’évolution des rapports de force, du jeu de l’offre et de la demande de main-d’œuvre, au cours du cycle ? Pendant la période de récession et de reprise, il y a un chômage qui pèse sur les salaires, et il y a donc de très grandes difficultés pour les travail­leurs de lutter pour des augmentations considéra­bles de salaires.

Et quelle est la phase du cycle qui est la plus favorable à la lutte pour l’augmentation des salai­res ? C’est évidemment la phase pendant laquelle il y a le plein emploi et même pénurie de main-d’œuvre, c’est-à-dire la phase ultime du boom, de la haute conjoncture « surchauffée ».

C’est dans cette phase que la grève pour l’augmentation des salaires est la plus facile et que les patrons ont le plus tendance à concéder des augmentations de salaires, même sans grèves, sous la pression de la pénurie de main-d’œuvre. Mais tout technicien capitaliste de la conjoncture vous dira que c’est précisément pendant cette phase que du point de vue de la « stabilité », et pour autant qu’on ne remette pas en question le taux de profit capitaliste (car cela reste toujours sous-entendu dans ce genre de raisonnement !) qu’il est le plus « dangereux » de déclencher des grèves et de faire augmenter les salaires ; car si vous augmentez la demande globale lorsqu’il y a plein emploi de tous les « facteurs de produc­tion », la demande supplémentaire devient auto­matiquement inflatoire. En d’autres termes : toute la logique de l’économie concertée, c’est précisément d’essayer d’éviter les grèves et les mouvements revendicatifs pendant la seule phase du cycle pendant laquelle les rapports de force entre les classes jouent en faveur de la classe ouvrière, c’est-à-dire pendant la seule phase du cycle pendant laquelle la demande de main-d’œuvre dépasse largement l’offre, pendant la seule phase du cycle pendant laquelle les salaires pourraient faire un bond en avant, pendant laquelle la tendance à la détérioration de la répar­tition du revenu national entre salaires et profits aux dépens des salariés pourrait être modifiée.

Ce qui veut dire qu’on se concerte pour empê­cher les augmentations dites inflatoires des salai­res, pendant cette phase précise du cycle, et qu’on aboutit simplement à réduire le taux global d’augmentation des salaires sur l’ensemble du cycle, c’est-à-dire à obtenir un cycle dans lequel la part relative des salariés dans le revenu national aura tendance à baisser en permanence. Elle a déjà tendance à baisser pendant la période de reprise économique, parce que c’est une période de hausse du taux de profit par définition (sinon, il n’y aurait pas de reprise !) ; et si pendant la période de haute conjoncture et de plein emploi on empêche les ouvriers de corriger cette ten­dance, cela veut dire que la tendance à la détério­ration de la répartition du revenu national se per­pétue. Il y a d’ailleurs une démonstration prati­que des conséquences d’une politique des revenus tout à fait rigide et contrôlée par l’Etat avec la collaboration de syndicats ; elle a été pratiquée en Hollande depuis 1945 et les résultats sont là : c’est une détérioration frappante de la part rela­tive des salaires dans le revenu national qui n’a pas son pareil dans toute l’Europe y compris dans l’Allemagne occidentale.

Sur un plan purement « technique », il y a d’ail­leurs deux arguments péremptoires à opposer aux partisans de la« politique des revenus » :

  1. Si pour des raisons « conjoncturelles » vous réclamez que les augmentations de salaires ne dépassent pas l’augmentation de la productivité en période de plein emploi, pourquoi ne récla­mez-vous pas de plus fortes augmentations de salaires en période de chômage ? Conjoncturellement, de telles augmentations se justifieraient à pareil moment, puisqu’elles relanceraient l’éco­nomie en gonflant la demande globale...
  2. Comment peut-on pratiquer une « politique des revenus » tant soit peu efficace, si les revenus des salariés sont les seuls qui sont vraiment connus ? Toute « politique des revenus » ne réclame-t-elle pas comme préalable le contrôle ouvrier sur la production, l’ouverture des livres de comptes, et l’abolition du secret bancaire, ne fût-ce que pour déterminer les revenus exacts des capitalistes, et l’accroissement exact de la produc­tivité ?

D’ailleurs, ceci ne signifie point que nous devons accepter l’argumentation technique des économistes bourgeois ; car il est absolument faux de dire que l’augmentation des salaires supérieure à l’accroissement de la productivité est automati­quement inflatoire en période de plein emploi. Elle ne l’est que dans la mesure où on laisse stable et intact le taux de profit. Si on veut réduire le taux de profit, comme dit le Manifeste Com­muniste, grâce à une intervention tyrannique contre la propriété privée, il n’y a pas d’inflation du tout ; on enlève simplement un pouvoir d’achat aux capitalistes pour le donner aux travailleurs. La seule chose qu’on puisse objecter, c’est que cela risque de ralentir les investissements. Mais on peut retourner la technique capitaliste contre ses propres auteurs en leur disant que ce n’est pas une si mauvaise chose que de réduire les investis­sements lorsqu’il y a période de plein emploi et de boom « surchauffée » ; qu’au contraire, cette réduction des investissements est déjà en train d’arriver en ce moment même, et que du point de vue de la politique anticyclique, il est plus intelli­gent de réduire les bénéfices et d’augmenter les salaires, permettant, à la demande des salaries des consommateurs, de prendre la relève des investissements pour maintenir haute la conjonc­ture, menacée par la tendance inévitable des investissements productifs à connaître une cer­taine chute, à partir d’un certain moment.

De tout cela, nous pouvons tirer la conclusion suivante : l’intervention des pouvoirs publics dans la vie économique, l’économie concertée, la programmation économique, la planification indi­cative, ne sont pas du tout neutres du point de vue social. Elles sont des instruments d’intervention dans l’économie entre les mains de la classe bour­geoise ou des groupes dominants de la classe bourgeoise, et pas du tout des arbitres entre la bourgeoisie et le prolétariat. Le seul arbitrage réel qu’effectuent les pouvoirs publics capitalistes est un arbitrage entre divers groupes capitalistes à l’intérieur de la classe capitaliste.

La nature réelle du néo-capitalisme, de l’inter­vention croissante des pouvoirs publics dans la vie économique, peut être résumée dans cette for­mule-ci : de plus en plus, dans un système capita­liste qui, abandonné à son propre automatisme économique, risque de courir rapidement à sa perte, l’Etat doit devenir le garant du profit capi­taliste, le garant du profit des couches monopolis­tiques dominantes de la bourgeoisie. Il le garantit dans la mesure où il réduit l’ampleur des fluctua­tions cycliques. Il le garantit par des commandes d’Etat, militaires ou paramilitaires, de plus en plus importantes. Il le garantit aussi par des tech­niques ad hoc qui font précisément leur appari­tion dans le cadre de l’économie concertée, comme les « quasi-contrats » en France qui sont d’une manière explicite des garanties de profit pour corriger certains déséquilibres de dévelop­pement, soit déséquilibre régional, soit déséquili­bre entre les branches. L’Etat dit aux capitalis­tes : « Si vous investissez vos capitaux dans telle ou telle région, ou dans telle ou telle branche, on vous garantit du 6 % ou du 7 % sur votre capital quoi qu’il arrive, même si votre camelote est invendable, même si vous courez vers un échec. » C’est la forme suprême et la plus nette de cette garantie étatique du profit monopolistique que les techniciens français du plan n’ont d’ailleurs pas inventée, puisque MM. Schacht, Funk et Goering l’avaient déjà appliquée dans le cadre de l’écono­mie d’armement nazie et du plan quadriennal de réarmement.

Cette garantie étatique du profit, de même que toutes les techniques anticycliques vraiment efficaces en régime capitaliste, représentent en dernière analyse une redistribution du revenu national au profit des bénéfices des groupes monopolistiques dirigeants par le truchement de l’Etat, par la distribution de subsides, par la réduction d’impôts, par l’octroi de crédits à taux d’intérêt réduit, techniques qui aboutissent toutes en dernière analyse à une hausse du taux de profit, ce qui, dans le cadre d’une économie capi­taliste fonctionnant normalement, surtout dans une phase d’expansion à long terme, stimule évi­demment les investissements et joue dans le sens prévu par les auteurs de ces projets.

Ou bien on se place d’une manière tout à fait logique et cohérente dans le cadre du régime capi­taliste, et alors il faut reconnaître effectivement qu’il n’y a qu’un seul moyen d’assurer une augmentation constante des investissements, une relance industrielle basée sur l’augmentation des investissements privés, et c’est l’augmentation du taux de profit.

Ou bien on se refuse, en tant que socialiste, d’agir dans le sens de l’augmentation du taux de profit, alors il n’y a qu’un seul moyen de s’en sor­tir, c’est-à-dire le développement d’un puissant secteur public dans l’industrie, à côté du secteur privé, c’est-à-dire en pratique sortir du cadre capitaliste et de la logique du capitalisme, et pas­ser à ce qu’on appelle chez nous les réformes de structure anti-capitalistes.

Dans l’histoire du mouvement ouvrier belge des dernières années, nous avons vécu ce conflit d’orientation qui vous attend en France dans les années à venir, dès que vous connaîtrez une pre­mière poussée de chômage.

Des dirigeants socialistes dont je ne veux guère mettre en doute l’honnêteté personnelle, ont été jusqu’à dire d’une manière aussi brutale et aussi cynique que je viens de le dire il y a un instant : « Si vous voulez résorber le chômage à court terme dans le cadre du régime existant, il n’y a pas moyen d’agir autrement qu’en augmentant le taux de profit. » Ils n’ont pas ajouté, mais cela va de soi, que cela implique une redistribution du revenu national aux dépens des salariés. C’est dire qu’on ne peut pas, sans tromper les gens, prôner en même temps une expansion économi­que plus rapide, qui en régime capitaliste impli­que une hausse des investissements privés, et une redistribution du revenu national au profit des salariés. Dans le cadre du régime capitaliste, ces deux objectifs sont absolument incompatibles, du moins à court et à moyen terme.

Le mouvement ouvrier se trouve donc devant le choix fondamental entre une politique de réfor­mes de structures néo-capitalistes, qui implique l’intégration des syndicats dans le régime capita­liste et leur transformation en gendarmes pour le maintien de la paix sociale pendant la phase d’amortissement du capital fixe, et une politique foncièrement anticapitaliste avec développement d’un programme de réformes de structures antica­pitalistes à moyen terme, qui ont pour but essen­tiel d’enlever les leviers de commande sur l’éco­nomie aux groupes financiers, aux trusts et aux monopoles pour les mettre entre les mains de la nation, de créer un secteur public de poids décisif dans le crédit, l’industrie et les transports et d’appuyer le tout sur le contrôle ouvrier, c’est-à-dire l’apparition d’une dualité de pouvoir dans l’entreprise et dans l’économie dans son ensemble qui débouchera rapidement sur une dualité de pouvoir politique.

Note :

  1. La formule n’est pas tout à fait exacte. Par souci de sim­plification, nous ne tenons pas compte de la fraction du pou­voir d’achat des capitalistes destinée : 1° à la consommation propre des capitalistes ; 2° à la consommation des ouvriers sup­plémentaires embauchés grâce aux investissements capitalistes.

IV. L’application de la théorie économique marxiste a quelques problèmes particuliers

A. - L’impérialisme et le problème du sous-développement

Pendant le premier siècle de son existence, le capitalisme industriel s’est répandu internationa­lement, partant de la Grande-Bretagne vers la Belgique, la France, l’Allemagne occidentale, les Etats-Unis, les petits pays de l’Europe du nord, l’Italie du nord, l’Allemagne centrale, l’Autriche, la Bohême, l’Espagne, le Japon, etc., les pays moins développés suivant, en gros, le modèle de ceux qui les avaient précédés dans la voie du déve­loppement. La concurrence des marchandises capitalistes fabriquées en grande série et exportées à vil prix par les pays initialement industrialisés faisait, il est vrai, des ravages dans les pays retar­dataires. Elle y détruisait l’industrie à domicile, l’artisanat traditionnel, les activités complémen­taires à l’agriculture des paysans, causant la misère et le chômage. Mais assez rapidement, avec l’aide l’Etat et quelquefois des banques étrangères, un capital autochtone se mit à développer une indus­trie capitaliste nationale se substituant aux activi­tés non agricoles antérieures. A partir de l’indus-

trie légère et de quelques industries de base (char­bon, fer), à l’aide surtout du développement du réseau ferroviaire, une industrie lourde apparut aussi dans ces pays. Ainsi, à la place d’une seule nation capitaliste industrialisée se développèrent au cours du 19e siècle une douzaine de telles nations.

1. - Monopoles et impérialisme

Avec le début de l’ère impérialiste, c’est-à-dire à partir des années 80 et 90 du siècle dernier, cette situation se modifia. Dans les pays industrialisés, la concurrence, la 2e révolution technologique aidant, réduit le nombre des grandes firmes à une poignée. Cette concentration et centralisation du capital permet l’apparition de trusts et d’autres firmes monopolistiques qui suppriment entre eux, dans la situation « normale » de tous les jours, la concurrence au moyen de baisses des prix de vente. Ils se partagent les marchés, nationaux autant qu’internationaux, afin d’obtenir des sur­profits monopolistiques. Mais cela n’est possible que par une certaine restriction de la production. Celle-ci implique à son tour qu’il n’y a plus moyen d’investir dans la branche monopolisée (et de là, bientôt, dans le pays dominé par les monopoles) l’ensemble des capitaux disponibles. L’ère du capitalisme des monopoles est donc une ère caractérisée par la pléthore relative des capitaux. Ceux-ci sont constamment à la recherche de nou­veaux champs d’investissements, en dehors des voies d’accumulation traditionnelles. Une de ces voies nouvelles d’expansion c’est l’exportation des capitaux vers les pays non industrialisés.

Mais l’exportation des capitaux entraîne un comportement de la part de la bourgeoisie des pays métropolitains qui diffère sensiblement de celui de simples exportateurs de marchandises. Les capitaux investis dans les pays sous-développés ne seront amortis que sur une longue période. Ils devront de même être mis en valeur pendant une longue période. Il s’agit de garantir ces capi­taux et ces profits contre « l’anarchie », les risques de révolte, la convoitise d’autres puissances capi­talistes, etc. L’exportation des capitaux entraîne donc une mainmise progressive et permanente des bourgeoisies métropolitaines sur les pays sous-développés.

Ces bourgeoisies, de « libérales » et adversaires d’aventures coloniales trop coûteuses, deviennent impérialistes. Bientôt, le monde entier est par­tagé entre un petit nombre d’empires coloniaux et de zones d’influence impérialistes. Une douzaine de puissances impérialistes (dont les plus impor­tantes furent la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne, le Portugal, l’Espagne, la Russie tsariste, puis l’Italie, les Etats-Unis et le Japon) dominent le monde entier. Elles se soumettent les autres nations en les transformant soit en colonies directes, soit en semi-colonies (pays conservant leur indépen­dance politique formelle mais économiquement dominés par le capital impérialiste).

Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, le marché des capitaux est dominé par le capital étranger. L’économie ne se développe donc plus conformément à la logique du capitalisme natio­nal, ou aux intérêts d’une bourgeoisie nationale. Elle se développe conformément aux intérêts du capital étranger. Celui-ci suscite des références dans les pays arriérés, des activités complémentai­res aux siennes propres. Ainsi se crée la division internationale du travail caractéristique de la période 1880-1955. Les pays sous-développés d’Asie, d’Amérique latine, d’Europe Orientale et d’Afrique sont spécialisés dans la production de produits agricoles et de matières premières. Ils ne connaissent que peu d’industries. Le développe­ment de l’infrastructure (chemins de fer, routes, ports, télécommunications) se fait avant tout dans l’intérêt du commerce extérieur et non d’un déve­loppement économique organique du pays lui-même.

L’industrialisation est ainsi retardée. L’écart entre les pays arriérés et les pays industrialisés se creuse. Et du point de vue du revenu par tête d’habitant, le bien-être relatif, de la civilisation matérielle (espérance moyenne de vie, hygiène et soins de santé, enseignement, alphabétisation, production et achats de livres et de journaux, etc.), et du point de vue des disponibilités en énergie, en machines, en connaissances techni­ques, les pays sous-développés sont de plus en plus en retard par rapport aux pays impérialistes. Ce retard se traduit par un énorme accroissement de souffrances et de misères humaines.

2. - L’impérialisme source de sous-développement

Les sources de cet écart croissant sont doubles.

D’une part, la domination de l’impérialisme retarde la croissance des pays coloniaux et semi-coloniaux en y maintenant des structures écono­miques et sociales pré-capitalistes et semi-capita­listes, en empêchant ou retardant le développe­ment généralisé et organique du mode de produc­tion capitaliste. L’impérialisme s’allie en général aux anciennes classes possédantes, aux proprié­taires fonciers et au capital marchand et commer­cial, qui ont intérêt à ouvrir les portes aux mar­chandises étrangères, même si cela entrave le développement de l’industrie nationale. Il en résulte un sous-emploi permanent endémique.

qui entraîne un abaissement des salaires à des niveaux de famine. Il entraîne également dans la plupart des cas (les pays de l’Afrique tropicale formant exception) une pression constante sur la terre, regardée comme moyen de production des subsistances plus que comme instrument d’enri­chissement. Cela fait monter en flèche la rente foncière. D’où la préférence des capitalistes pour l’investissement en terres et pour la spéculation foncière par rapport à l’investissement dans l’industrie. D’où appauvrissement des paysans. D’où l’étroitesse extrême du marché national qui décourage de nouveau le développement de l’industrie. On en arrive ainsi à un cercle vicieux, créé par la domination impérialiste, où le retard de l’industrie provoque un retard de l’industrie plus prononcé encore.

D’autre part, la domination impérialiste impli­que un transfert permanent de ressources, c’est-à-dire un pillage de fait, des pays coloniaux et semi-coloniaux vers les pays impérialistes. Le capital impérialiste investi dans ces pays (ou qui leur est prêté) rapporte d’importants bénéfices. Le taux de profit est généralement plus élevé dans les pays sous-développés que dans les pays impéria­listes, parce que la composition organique du capital y est plus basse. D’où la naissance de sur­profits coloniaux qui sont transférés des pays sous-développés vers les métropoles réduisant ainsi les ressources disponibles pour la croissance économiques des premiers. Par ailleurs, la divi­sion internationale du travail créée par l’impéria­lisme implique que les pays sous-développés exportent des marchandises produites dans des conditions de productivité moyennes inférieures et importent des marchandises incorporant relati­vement beaucoup de travail hautement productif. Mais sur le marché mondial, cet échange aboutit fatalement à un échange inégal. Le produit de dix heures de travail supérieurement productif n’est pas échangé contre le produit de dix heures de travail moins productif, mais contre le produit de quinze heures moins productives. De ce fait, le commerce international à l’ère impérialiste com­porte une bonne dose d’heures de travail expor­tées sans équivalent, gratuitement, par les pays retardataires, ce qui les appauvrit relativement.

3. - Le néo-colonialisme

A la longue cependant, l’impérialisme ne peut pas empêcher l’industrialisation partielle des pays coloniaux et semi-coloniaux. D’abord, parce qu’une classe d’industriels capitalistes finit par s’y constituer, dont les intérêts sont passablement différents de ceux de l’ancienne oligarchie. Ensuite, parce que, sous l’impulsion de celle-ci -quelquefois sous l’impulsion d’une petite-bour­geoisie nationaliste - se développe un mouvement de masse anti-impérialiste, qui réclame avant tout la fin de l’oppression et de l’exploitation impéria­listes, la modernisation et l’industrialisation de la nation. Puis se développe une révolte des paysans pauvres, des ouvriers, de la petite-bourgeoisie paupérisée des villes, contre la misère dont ces classes sont victimes, et qui, en plus de leurs revendications de classes propres, réclament éga­lement l’industrialisation du pays. Ces mouve­ments sont si puissants, surtout après la Seconde Guerre mondiale, que ne leur faire aucune concession entraînerait pour l’impérialisme le ris­que qu’ils basculent tous vers la victoire de la révolution socialiste.

Finalement, au sein de l’économie des pays impérialistes elle-même, des transformations intervenues à partir des années 50 font que la branche exportatrice de machines, de biens d’équipement, de matériel de transport, d’usines livrées clés sur porte, l’emporte sur les branches exportatrices de biens de consommation légers ou durables. Mais il est impossible de fournir des biens d’équipement aux pays sous-développés sans les industrialiser en partie.

Cette industrialisation s’est donc accélérée aux cours des dernières décennies, faisant apparaître des pays semi-industrialisés (avant tout le Brésil, le Mexique, l’Argentine, la Corée du sud, Taï­wan, Singapore, Hong-Kong, l’Afrique du sud, et les pays exportateurs de pétrole les plus riches).

Cependant, cette semi-industrialisation ne modifie pas la nature dé l’économie des pays en question en tant qu’économie dépendante des métropoles impérialistes ; elle réduit simplement le degré de cette dépendance. Ces pays restent tributaires des capitaux étrangers (endettement croissant) ainsi que de la technologie impérialiste. Ils continuent à souffrir de l’échange inégal. Leur semi-industrialisation est généralement payée par un abaissement brutal du niveau de vie d’un large secteur des masses ce qui maintient l’étroitesse relative du marché intérieur. Il n’y a pas d’indus­trialisation, de modernisation organique, entraî­nant l’ensemble de la nation. Les tâches histori­ques de la révolution nationale-bourgeoise, que le capitalisme avait, en gros, résolues dans les pays impérialistes, ne sont que partiellement résolues dans les pays semi-industrialisés. Leur solution continue à se combiner avec celles de la révolu­tion prolétarienne, que l’industrialisation pose manifestement dans ces pays.

B. - L’économie des pays postcapitalistes

Depuis la révolution socialiste d’octobre, le capitalisme a été renversé dans une série de pays : en Russie, en Yougoslavie, en Chine, en Europe orientale, au Vietnam, à Cuba. Mais dans aucun de ces pays, une économie socialiste -c’est-à-dire une société sans classe, sans produc­tion marchande et sans Etat - n’a vu le jour ; pareille société est d’ailleurs irréalisable dans un seul ou dans un petit nombre de pays.

Dans tous ces pays, nous nous trouvons en pré­sence d’une économie de l’époque de transition entre le capitalisme et le socialisme, caractérisée, d’une part, par la suppression (à certains secteurs mineurs près) de la propriété privée des moyens de production, par une planification centrale de l’économie, par le monopole étatique du com­merce extérieur ; d’autre part, par la survivance des normes de distribution bourgeoises, de l’éco­nomie monétaire, de l’inégalité sociale. Dans des conditions de bureaucratisation avancée du pou­voir dans ces sociétés (dégénérescence bureaucra­tique en U.R.S.S., déformation bureaucratique grave dans la plupart des autres pays), ces derniè­res caractéristiques ont d’ailleurs tendance à croître. Elles bloquent tout progrès décisif en direction du socialisme. Leur élimination par la voie d’une révolution politique devient une condi­tion nécessaire pour assurer un tel progrès.

4. - Survie partielle de l’économie marchande

D’une manière plus générale, on peut affirmer que l’époque de la production marchande, de l’économie de marché, couvre diverses ères dans l’histoire des sociétés humaines. Il y a l’ère de la petite production marchande qui recouvre par­tiellement la plupart des modes de production précapitalistes. Il y a l’ère de la production mar­chande capitaliste. Il y a l’ère de la production marchande postcapitaliste, c’est-à-dire de l’épo­que de transition du capitalisme au socialisme.

Mais la différence essentielle entre ces ères dif­férentes, c’est que seule la production capitaliste est une production marchande généralisée. La petite production marchande est une ère de pro­duction marchande partielle, la terre et les princi­paux moyens de production, ainsi que la force de travail n’étant pas encore des marchandises (ou ne l’étant qu’occasionnellement). De même, la production marchande postcapitaliste n’est qu’une production marchande partielle, les prin­cipaux moyens de production ainsi que la force de travail n’étant plus des marchandises (bien que la forme de rétribution de la main-d’œuvre reste le salaire essentiellement monétaire, ce qui ne man­que pas d’avoir de nombreuses répercussions sur l’ensemble de la vie économique et sociale).

Dans la société de transition, il y a en gros trois catégories de marchandises :

  1. Les biens de consommation vendus aux sala­riés (travailleurs, petits-bourgeois, bureaucrates) et aux paysans.
  2. Les biens de production et le petit outillage vendus aux paysans, aux coopératives paysannes et artisanales, aux artisans, aux petits commer­çants privés.
  3. Les biens exportés.

Le fait que la production marchande, dans la société de transition, n’est que partielle signifie que le développement économique de ces pays n’est plus gouverné par la loi de la valeur. C’est la meilleure preuve économique qu’il ne s’agit plus d’économie capitaliste, ni « capitalisme privé » ni « capitalisme d’Etat ». Les investissements ne sont plus des investissements de capitaux, recherchant le profit maximum. Ils ne se dépla­cent plus de branche en branche, selon que le taux de profit est plus ou moins élevé. Il n’y a plus de crises périodiques de surproduction, avec licenciements et chômage massifs. La croissance économique ne dépend plus de la vente des mar­chandises, avant tout des moyens de production. L’Etat peut envoyer ceux-ci, d’autorité, dans telle ou telle région, telle ou telle branche industrielle, telle ou telle entreprise.

Le taux de croissance moyen est, de ce fait, à long terme, sensiblement supérieur à celui des pays capitalistes industrialisés. Les Etats ouvriers bureaucratisés ont connu un processus de moder­nisation, d’industrialisation organique sans com­mune mesure avec celui des pays capitalistes sous-développés les plus industrialisés comme le Bré­sil, la Turquie, la Corée du sud ou l’Argentine, sans parler de celui de l’Inde. D’un pays sous-développé et agricole, l’U.R.S.S. est devenue en l’espace de deux générations la deuxième puis­sance industrielle du monde.

Mais le fait que dans ces sociétés survit toujours une production marchande partielle signifie que l’économie n’est pas encore fondée sur la satisfac­tion des besoins, que la loi de la valeur continue à influencer sa marche même si elle ne la domine plus, que l’inégalité sociale et la tendance à l’enri­chissement privé subsistent, que les conflits sociaux (conflits entre classes et au sein des clas­ses) subsistent de même et que, pour ces raisons, l’Etat ne peut pas dépérir. Il ne s’agit donc pas d’une économie socialiste, ni de pays socialistes. L’économie reste influencée par la loi de la valeur notamment par le truchement de la pres­sion du marché mondial (en U.R.S.S. et dans le COMECON, les prix en vigueur dans le com­merce extérieur sont ceux du marché mondial, y compris en ce qui concerne les échanges entre Etats ouvriers bureaucratisés). Elle reste influen­cée par la loi de la valeur par les échanges entre le secteur étatique d’une part et le secteur privé et coopératif d’autre part. Et elle reste influencée par la loi de la valeur dans la mesure où la survie de l’économie monétaire et le calcul des coûts (prix de revient) et des résultats des entreprises s’effectuant, du moins aussi en prix, la rentabilité monétaire de l’économie, des branches et des entreprises devient un instrument de mesure de la réalisation du plan et de la croissance économi­que, avec toutes les déformations qui en décou­lent.

5. - La planification bureaucratique et ses tares

Toutes ces caractéristiques de l’économie soviétique s’appliquent, en gros, à toute société qui se trouve dans la phase de transition entre le capitalisme et le socialisme. Mais elles sont considérablement renforcées dans tous les cas où nous nous trouvons en face de sociétés de transition bureaucratisées (d’Etats ouvriers bureaucratisés). Le monopole de pouvoir dans les mains d’une bureaucratie lui permet de s’assurer d’importants privilèges matériels dans la sphère de la consom­mation (de la distribution). Elle s’accroche au monopole du pouvoir pour conserver ces privilè­ges. Mais du fait de l’interaction entre ce mono­pole (l’absence de démocratie socialiste) et de la recherche de ces privilèges, l’économie planifiée connaît d’énormes distorsions qui en bloquent le progrès vers le socialisme.

Ce monopole du pouvoir entraîne, avant tout, une absence de gestion des entreprises et de détermination des priorités en matière d’investis­sements de la part des producteurs. Il en découle une indifférence croissante de ceux-ci à l’égard de l’effort productif. Il en découle de même l’obliga­tion, pour les autorités du plan, de s’appuyer sur l’intéressement matériel des bureaucrates pour l’élaboration et la réalisation du plan. On en vient ainsi au système de la rentabilité individuelle des entreprises, les revenus des bureaucrates gestion­naires dépendant dans une mesure importante de la réalisation et du dépassement du plan. De ce fait, ces bureaucrates ont intérêt à sous-évaluer la capacité de production réelle des entreprises, de cacher des réserves de matières premières, de main-d’œuvre, de machines, de réclamer plus de moyens de production pour réaliser certains objectifs qu’il n’en faut à partir de coefficients techniques moyennement valables. Les informa­tions qu’ils passent aux autorités supérieures deviennent ainsi systématiquement excessives. Les autorités en tiennent compte dans l’élabora­tion du plan, qui part à son tour d’exigences excessives, adressées aux unités de production. Tout le système économique devient de ce fait non transparent, opaque, tendance encore ren­forcée par l’utilisation de prix subventionnes, c’est-à-dire l’absence de vérité des prix.

La gestion bureaucratiquement centralisée de l’économie soviétique n’implique pas seulement des gaspillages considérables, la sous-utilisation des ressources productives, l’absence de convergence entre la production et les besoins des larges masses. Elle implique également l’accroisse ment considérable des faux frais de la production sous forme d’un appareil de contrôle pléthorique (se substituant de manière inefficace au contrôle démocratique des producteurs et des consommateurs), de dépenses de consommation somptuaires dans le chef des couches supérieures de la bureaucratie et de ressources importantes sous­traites à la production planifiée par le marché « noir » et « gris ». Une partie non négligeable des privilèges de la bureaucratie est appropriée sous forme illégale ou inavouable, représente du vol ou du parasitisme pur. C’est d’ailleurs ce caractère inavouable des privilèges de la bureau­cratie et de nombreuses pratiques dans le domaine de la production qui constitue la source de l’atmosphère d’hypocrisie et de mensonge qui domine toute la vie idéologique et sociale et qui contribue à son tour à la dépolitisation et à l’atomisation du prolétariat (précondition du mono­pole du pouvoir politique de la bureaucratie) ainsi qu’à son indifférence à l’égard de la production.

6. - Economie socialiste de marché ?

La solution de rechange par rapport à la pla­nification bureaucratiquement centralisée ne peut consister, à l’époque de transition du capitalisme au socialisme, en une autogestion décentralisée des entreprises avec un développement généralisé des rapports d’échange entre elles, c’est-à-dire la prétendue « économie socialiste de marché ». Celle-ci accentuerait l’influence de la loi de la valeur sur le développement économique, c’est-à-dire l’inégalité sociale, la concurrence, les égoïsmes sectoriels, et les déséquilibres de toutes sor­tes, y compris le chômage. Elle serait ainsi un leurre du point de vue des intérêts des travail­leurs, non seulement pris dans leur ensemble (intérêts de classe du prolétariat) m ais encore vus sous l’angle de chaque groupe de travailleurs spé­cifique (collectifs d’entreprise).

En effet, l’émancipation des travailleurs signifie avant tout que ceux-ci deviennent maîtres de leur propre sort au sein du processus de production, qu’ils déterminent consciemment ce qui doit être produit, comment il doit l’être, pourquoi il doit l’être, et à qui il doit parvenir (être distribué). Or, une influence majeure de la loi de la valeur, de l’économie de marché, implique qu’une partie croissante de ces décisions découlent du fonction­nement de « lois objectives » s’imposant derrière le dos des producteurs, indépendamment (et de plus en plus souvent contrairement) aux décisions qu’ils auraient prises dans leurs organes autoges­tionnaires. Une telle économie n’est pas moins aliénante du point de vue des producteurs qu’une planification bureaucratiquement centralisée.

7. - Autogestion démocratiquement centralisée

La véritable solution de rechange socialiste à la planification bureaucratique, c’est la planification démocratiquement centralisée, ou, ce qui revient au même, l’autogestion planifiée et articulée. Cha­que groupe de décisions est pris au niveau où il peut l’être effectivement, c’est-à-dire où il peut être réellement appliqué sans modifications quali­tatives. Certaines décisions seront prises au niveau de l’atelier, d’autres au niveau de l’entre­prise, d’autres encore au niveau des communes ou des régions, certaines au niveau national, d’aucunes au niveau international. Chacune de ces décisions est prise après un inventaire objectif et honnête des variantes possibles (rendu possible par le contrôle ouvrier généralisé et la publicité des informations) et après un débat pluraliste et démocratique, tranché par un vote démocratique, c’est-à-dire un choix conscient entre variables

Ces choix sont périodiquement soumis à des réexamens critiques et publics à la lumière de l’expérience.

Les décisions économiques clés, c’est-à-dire les choix prioritaires entre grands projets d’investis­sements et de croissance, le partage des ressour­ces entre investissement et consommation, consommation individuelle et consommation sociale etc., et le choix des besoins de la popula­tion à satisfaire de manière prioritaire, sont prises au niveau national (par un congrès national des conseils des travailleurs) après débat contradic­toire et démocratique. De ces choix découlent des contraintes pour les congrès de branches et les conférences producteurs /consommateurs, mais qui maintiennent en même temps la possibilité de nombreux mécanismes autogestionnaires à tous les niveaux de la vie économique et sociale.

Pareil « modèle » d’autogestion ouvrière démocratiquement centralisée n’écarte pas l’utili­sation de mécanismes du marché (par ailleurs iné­vitable dans tous les domaines portant sur les échanges réels entre le secteur public et le secteur privé ou coopérateur). Mais il en limite la vigueur de manière à privilégier systématiquement les mécanismes de choix conscients et a priori, avec ajustements délibérés à la lumière de l’expé­rience. Seuls ces mécanismes-là sont vraiment émancipateurs du point de vue des travailleurs et de la population laborieuse dans son ensemble.

Postface

Quantité de travail socialement nécessaire et besoins sociaux

Trois auteurs suédois ont affirmé que la double détermination de la valeur continue dans cet ouvrage - la quantité du travail socialement nécessaire déterminée par la productivité moyenne du travail d’un secteur productif, et par les besoins sociaux solvables à satisfaire par cette marchandise particulière - résulterait d’une confusion de notre part. Seule la première déter­mination serait valable. La seconde déterminerait simplement des écarts des prix par rapport aux valeurs des marchandises (Peter Dencik, Lars Herlitz, B.-A. Lundvall : Marxismens politiske ekonomi - en introduktion, Zenitserien 6, 1969,p. 25).

Ces critiques se trompent. Dans le chapitre 10 du tome 3 du Capital Marx explique comment les deux déterminations de la « quantité de travail socialement nécessaire » doivent être combinées. La nécessité de cette combinaison provient du fait que la valeur est une catégorie sociale. La formule « quantité de travail socialement nécessaire » renvoie à une question : « socialement nécessaire pour quoi faire ? ». Evidemment pour satisfaire un besoin solvable. Sans rapport avec ce besoin a satisfaire, la notion de « productivité moyenne d’une branche industrielle », de même que celle de « capacité de production existante » est une notion vide de sens dans un régime fondé sur la production généralisée de marchandises, où les propriétaires de celles-ci ne peuvent réaliser la plus-value et accumuler du capital que s’ils ven­dent les marchandises produites.

De ce point de vue, la « productivité moyenne » n’est ni une donnée purement technique, ni une moyenne mathématique de la capacité de production des entreprises divisée par le nombre total de producteurs employés. Elle fluctue d’après les rapports entre la production effective et la vente. Si les deux tiers des mines de charbon d’un pays connaissent la mévente, ne tra­vaillent qu’à 50% de leur capacité ou arrêtent même la production, la « productivité moyenne de l’industrie charbonnière » sera fort différente de ce qu’elle est lorsque tous les charbonnages travaillent à plein rendement, même si entre temps aucune modification technique n’est inter­venue dans le travail de cette industrie.

Marx distingue trois cas : le cas où la valeur d’une marchandise est déterminée par les entre­prises travaillant à la moyenne technique de pro­ductivité du secteur (équilibre structural de l’offre et de la demande) ; celui où la valeur de cette mar­chandise est déterminée par les entreprises travaillant à un niveau de productivité au-dessus de la moyenne du secteur (offre dépassant structurellement la demande) ; et celui où la valeur de la marchandise est déterminée par les entreprises travaillant à un niveau de productivité en dessous de la moyenne (demande dépassant structurellement l’offre) (Karl Marx : Das Kapital, tome 3, Marx-Engels, Werke, tome 25, Dietz-Verlag, Berlin, 1969, pp. 190-194). Dans le premier et dans le troisième cas, les entreprises travaillant dans de meilleures conditions de productivité tou­cheront un surprofit.

C’est pourquoi Marx distingue la catégorie « valeur individuelle » des marchandises de la catégorie « valeur de marché » (Marktwert). Pour ne pas trop compliquer l’exposé contenu dans cette brochure, qui n’est qu’une initiation a la théorie économique marxiste, nous avons préféré ne pas utiliser le terme « valeur de marché », tout en reproduisant aussi clairement que possible le raisonnement de Marx.

La masse totale de travail humain vivant, abs­trait, simple à intensité moyenne, dépensée au cours du processus de production. Elle ne peut être ni accrue ni réduite par tout ce qui se passe sur le marché, au cours du processus de circula­tion des marchandises. Mais cette règle n’est vala­ble que pour la société dans son ensemble. Elle n’est pas valable pour chaque secteur productif, ni a fortiori pour chaque entreprise. La valeur de marché peut s’écarter de la « valeur indivi­duelle », de la masse de travail abstrait effectivement contenue dans chaque marchandise (redis­tribution de la masse de la valeur et de la plus-value à l’intérieur d’un secteur). Les prix de production peuvent s’écarter de cette valeur de mar­ché (redistribution de la valeur et de la plus-value entre plusieurs secteurs).

Les besoins sociaux jouent un rôle important dans ces mécanismes de redistribution de la valeur et de la plus-value. Une des fonctions essentielles de la « loi de la valeur » consiste pré­cisément à rétablir à moyen terme un équilibre entre la distribution des ressources matérielles de la société et la manière dont elle divise sa demande solvable (dont elle hiérarchise et quantifie ses besoins, dans les conditions de distribution antagonistes propres à la société capitaliste), équilibre qu’une production généralisée de mar­chandises ne peut jamais réaliser a priori, ni directement.