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Le quarantième anniversaire de la révolution d’octobre
Ernest Mandel - Archives internet
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La Gauche n°42, 9 novembre 1957


Au lendemain de la révolution russe de 1905, le théoricien officiel de la social-démocratie internationale Karl Kautsky, s'efforça de dresser un bilan et de fixer des perspectives. De toute évidence, déclara-t-il dans l'hebdomadaire « Die Neue Zeit » (n°8, 9 et 10, 25me année), la bourgeoisie libérale russe est passée dans le camp de la contre-révolution. La révolution sera dorénavant dirigée par la classe ouvrière en alliance avec la paysannerie. Elle ira donc plus loin que la révolution bourgeoise, tout en ne trouvant pas encore des conditions mûres pour une révolution socialiste. Mais nous pouvons  avoir  des  surprises. Nous devrions nous habituer à nous attendre à des phénomènes tout à fait nouveaux. En tout cas, la révolution russe signifiera un progrès colossal pour toute l'humanité.

LES ASPECTS ACCIDENTELS ET LA SIGNIFICATION HISTORIQUE

Ces paroles prophétiques furent répétées à l'époque par la plupart des autres théoriciens marxistes, notamment par Vandervelde, par Troelstra, par Rosa Luxembourg et par Lénine. Trotsky alla plus loin encore et prédit que la prochaine phase de la révolution russe aboutirait à la dictature du prolétariat et déclencherait des révolutions dans d'autres pays d'Europe. Ce qui est arrivé en octobre 1917 n'a donc pas pris au dépourvu ceux qui avaient appris, avec le marxisme, la science des lois du devenir social, qui est en même temps la science des prédictions historiques à moyen et long terme.

Mais lorsque cette révolution finit par éclater, en pleine guerre mondiale, les socialistes d'Europe étaient divisés en divers camps, selon que leurs pays faisaient partie de l'alliance occidentale où de celle des puissances centrales. Les partisans de «l'union sacrée » et ceux du refus de collaboration de classe se combattaient âprement dans chaque parti socialiste. L'aspect « accidentel et passager » de la révolution russe d’octobre prit pour un moment le dessus sur l'aspect historique.

On jugea Lénine et Trotsky d'après ce qu'ils auraient renforcé (ou affaibli) les chances de succès des armées du Kaiser. On soupesa s'ils avaient contribué à la division (ou à une unité révolutionnaire nouvelle) du mouvement ouvrier international. On leur reprocha des actes inconciliables avec les principes démocratiques. On les vit acculés à la guerre civile, par des soulèvements d'armées blanches qui, bien vite, s'avérèrent non pas démocratiques mais représentant la pire réaction. On organisa contre eux des expéditions internationales, qu'une action internationale des travailleurs arrêta.

Aujourd'hui, après quarante années d'expérience, la justification de la révolution russe est inscrite dans les faits de l'histoire. Grâce aux transformations économiques et sociales de cette révolution, la Russie est devenue la deuxième puissance industrielle du monde. Les pays qui avaient un niveau de développement comparable à l'époque, et qui ont choisi une autre voie, ont croupi dans la stagnation relative. Qu'on pense au Japon, à l'Espagne et à l'Italie, sans parler de l'Inde, du Brésil ou de la Chine. L'énorme acquit de progrès technique et culturel, la disparition de l'analphabétisme, les portes de l'Université ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, le nombre d'étudiants et le tirage de livres classiques le plus élevé du monde, ce sont des réalisations qui se passent de tout commentaire.

On peut certes discourir aujourd'hui encore des mérites réciproques de Danton ou de Robespierre, du caractère « spontané» ou «organisé» de telle ou telle «journée révolutionnaire» de la Grande Révolution française, de la «nécessité objective» de la Terreur. Aucun historien digne de ce nom ne pourra nier l'importance décisive, non seulement pour la France mais pour toute l'humanité, des conquêtes de cette révolution. Ce qu'elle a signifié pour le XIXe siècle, la révolution russe l'a signifié pour le XXe. Constater ce fait n'implique pas une approbation sans réserves pour chacun des actes du parti arrivé au pouvoir, ni pour la politique qu'il a suivie à chaque étape du développement de la Révolution. Mais il faut savoir distinguer les arbres et la forêt pour juger des grandes lignes du développement historique.

TACHES D'OMBRE ET TACHES DE LUMIERE

Ceux qui ont dirigé la révolution russe en 1917, Lénine en tête, n'ont jamais cru que cette révolution resterait isolée dans un pays aussi arriéré que la Russie. Ils espéraient fermement que la révolution internationale leur viendrait en aide. Etait-ce une vue utopique ? En 1919, elle semblait réaliste. Les empires allemand et austro-hongrois s'étaient effondrés. La révolution entraînait la Hongrie, l'Autriche, la Pologne, la Bavière, voire toute l'Allemagne dans son sillage. En Italie, les ouvriers allaient occuper les usines. Tout semblait possible.

Nous savons aujourd'hui que ces espoirs ont été vite déçus. Le capitalisme international, un moment pris de panique, sut s'organiser admirablement pour combler la brèche. Les erreurs commises par les deux ailes d'un mouvement ouvrier dorénavant divisé l'aidèrent à résoudre cette tâche. Bientôt la situation était redevenue «normale»; la révolution resta isolée en Russie.

Quoi d'étonnant que dans ces conditions  la  classe  ouvrière russe, épuisée par des luttes sans fins et par une détresse matérielle croissante, devint passive et laissa échapper le pouvoir  qui tomba dans les mains d'une bureaucratie rapace. Celle-ci élimina de la réalité soviétique toute trace de la démocratie ouvrière et de la législation socialiste que la Révolution d'octobre avait été fière de montrer au monde. Ainsi, on connut les sanglantes années de Staline, la déportation de millions d'innocents, la législation du travail la plus dure du monde, le repli nationaliste de cette bureaucratie, l'exportation du stalinisme sur le bout des baïonnettes.

Mais ici s'établit le parallèle bien connu avec la révolution française. Comme la révolution russe, celle-ci avait connu sa période de déclin et de réaction. Comme Staline, Napoléon avait réintroduit les anciens privilèges qui avaient été balayés par les Jacobins. Mais comme en Russie, la réaction avait dû laisser intacte le nouveau mode de production issu de la Révolution. En France, malgré la réaction napoléonienne, la grande industrie capitaliste connut un essor remarquable. En Russie, malgré la réaction stalinienne, la planification fondée sur l'étatisation des moyens de production assura à l'économie un essor sans pareil. 

Le prix payé par le peuple russe pour cet essor a été extrêmement lourd. Beaucoup de ces sacrifices auraient pu être évités grâce à la démocratie ouvrière. Une partie importante de l'acquit a en outre été accaparé par les nouvelles  couches  privilégiées. Mais néanmoins, ce qui subsiste de l'acquit est énorme. Et ce n'est pas l'aspect le moins important de cet acquit que sa tendance à créer aujourd'hui les conditions favorables à l'effritement de la dictature bureaucratique, les conditions propices à l'essor de la démocratie socialiste.

L'AVENIR EST A LA DEMOCRATIE SOCIALISTE

Ce que Léon Blum (dans son « Introduction » à l'édition française du livre de James Burnham « L'ère des organisateurs »), ce que Louis De Brouckère dans ses derniers écrits, ce qu'Aneurin Bevan dans « In place of Fear » ont laissé prévoir, se réalise aujourd'hui. Mieux nourris et mieux habillés que dans le passé; enfin libérés des tracas les plus durs de la vie quotidienne, les travailleurs soviétiques, loin d'approuver les héritiers de Staline, expriment leur mécontentement d'une voix de plus en plus ferme, réclament un meilleur « standing » et plus d'égalité, posent leur candidature à la gestion démocratique des entreprises et de l'Etat. Après avoir résolu les problèmes fondamentaux de l'économie, la révolution d'octobre, par un vertigineux détour de l'histoire, s'apprête à résoudre le problème de la démocratie. Ce tournant qui s'annonce proche modifiera de fond en comble les données de la situation mondiale. Il sonnera vraisemblablement le glas du capitalisme international.

Le socialisme des pays industriellement avancés n'a pas pour tâche d'approuver ou de condamner la révolution d'octobre, qui a d'ores et déjà gagné sa place dans l'histoire. Il a pour devoir de la comprendre, et de comprendre le monde nouveau auquel elle a donné naissance. Les comparaisons formelles ont déjà été condamnées par les événements. Malgré Inexistence d'une dictature, la Russie ne peut être comparée avec l’Allemagne de Hitler ou l’Italie de Mussolini, sans parler de l’Espagne de Franco. Les dictateurs ont disparu ou disparaîtront sans laisser de traces. La personne et le régime de Staline seront sans douté voués à la haine éternelle des peuples. Mais les réalisations de la révolution d'octobre et de l'Union Soviétique seront placées par l'histoire au même rang que les conquêtes les plus importantes du progrès des hommes.

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