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Initiation à la théorie économique marxiste

III. Le néo-capitalisme

Ernest Mandel - Archives internet
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Origines du néo-capitalisme 

La grande crise économique de 1929 modifie d'abord fondamentalement l'attitude de la bour­geoisie et de ses idéologues par rapport à l'Etat ; elle modifie ensuite l'attitude de cette même bourgeoisie par rapport à l'avenir de son propre régime.

Il y a quelques années, un procès à scandale a eu lieu aux Etats-Unis, le procès d'Alger Hiss, qui avait été un suppléant du ministre des Affaires étrangères des Etats-Unis pendant la guerre. A ce procès, un des amis les plus intimes d'Alger Hiss, un journaliste de la Maison Luce, du nom de Chambers, avait porté le témoignage-clé contre Hiss pour l'accuser d'avoir été communiste, d'avoir volé des documents du département d'Etat et de les avoir passés à l'Union Soviétique. Ce Chambers, qui fut un homme un peu névrosé, et qui, après avoir été communiste pendant les dix premières années de sa vie adulte, a d'ailleurs ter­miné sa carrière comme rédacteur de la page reli­gieuse de l'hebdomadaire Time, a écrit un gros livre intitulé « Witness » (« Témoin »). Et dans ce livre il y a un passage qui dit approximative­ment ceci à propos de la période 1929-1939 : « En Europe, les ouvriers sont socialistes et les bour­geois sont conservateurs ; en Amérique, les clas­ses  moyennes sont  conservatrices,  les  ouvriers sont démocrates, et les bourgeois sont communis­tes. »

Il est évidemment absurde de présenter les cho­ses de cette manière outrancière. Mais il n'y a pas de doute que l'année 1929 et la période qui a suivi la grande crise de 1929-1932, a été une expérience traumatique pour la bourgeoisie américaine, bourgeoisie qui, de toute la classe capitaliste mondiale, était la seule à être imbue d'une confiance totale, aveugle, dans l'avenir du régime de la « libre entreprise ». Elle a reçu un choc ter­rible pendant cette crise 1929-1932, qui a vérita­blement été pour la société américaine la prise de conscience de la question sociale et la mise en question du régime capitaliste, qui correspond en gros à ce qu'on avait vécu en Europe lors de la naissance du mouvement ouvrier socialiste, dans la période 1865-1890 du siècle dernier.

Cette remise en question du régime pour la bourgeoisie a pris des formes diverses à l'échelle mondiale. Elle a pris la forme de la tentative de consolider le capitalisme au moyen du fascisme et des différentes expériences autoritaires, dans cer­tains pays d'Europe occidentale, centrale et méri­dionale. Elle a pris une forme moins violente aux Etats-Unis, et c'est cette société américaine des années 1932-1940 qui préfigure ce qu'on appelle aujourd'hui le néo-capitalisme.

Quelle est la raison pour laquelle ce n'est pas l'expérience fasciste, étendue et généralisée, mais plutôt l'expérience d'une « détente idyllique » des tensions sociales qui a donné sa caractéristi­que fondamentale au néo-capitalisme ? Le régime fasciste était un régime de crise sociale, économi­que et politique extrême, de tension extrême des rapports entre les classes, déterminée en dernière analyse par une longue période de stagnation de l'économie, dans laquelle la marge de discussion, de négociation, entre la classe ouvrière et la bourgeoisie était presque réduite à zéro. Le régime capitaliste était devenu incompatible avec la sur­vie d'un mouvement ouvrier plus ou moins indé­pendant.

Dans l'histoire du capitalisme, nous distinguons à côté des crises périodiques qui se produisent tous les 5, 7 ou 10 ans, des vagues à plus long terme, dont a parlé pour la première fois l'écono­miste russe Kondratief, et qu'on peut appeler des vagues à long terme de 25 à 30 ans. A une vague à long terme caractérisée par des taux de croissance élevés succède souvent une vague à long terme caractérisée par un taux de croissance plus bas. Il me paraît évident que la période de 1913 à 1940 était une de ces vagues à long terme de stagnation de la production capitaliste, dans laquelle tous les cycles qui se sont succédé, de la crise de 1913 à la crise de 1920, de la crise de 1920 à la crise de 1929, de la crise de 1929 à la crise de 1938, étaient marqués par des dépressions particulièrement dures, du fait que la tendance à long terme était une tendance à la stagnation. La vague à long terme qui a commencé avec la deuxième guerre mondiale et dans laquelle nous sommes encore -disons la vague 1940-1965 ou 1940-1970 - a, au contraire, été caractérisée par l'expansion, et du fait de cette expansion, la marge de négociation, de discussion entre la bourgeoisie et la classe ouvrière se trouve élargie. Ainsi est créée la pos­sibilité de consolider le régime sur la base de concessions accordées aux travailleurs, politique pratiquée à l'échelle internationale en Europe occidentale et en Amérique du Nord, et demain peut-être même dans plusieurs pays de l'Europe méridionale, politique néo-capitaliste basée sur une collaboration assez étroite entre la bourgeoi­sie expansive et les forces conservatrices du mou­vement ouvrier, et fondée sur une élévation ten­dancielle du niveau de vie des travailleurs.

Cependant, l'arrière-fond de toute cette évolu­tion, c'est la mise en question du régime, le doute quant à l'avenir du régime capitaliste et sur ce plan-là il n'y a plus de discussion possible. Dans toutes les couches décisives de la bourgeoisie règne maintenant la conviction profonde que l'automatisme de l'économie elle-même, que les « mécanismes du marché » sont incapables d'assurer la survie du régime, qu'on ne peut pas s'en remettre au fonctionnement interne, auto­matique de l'économie capitaliste, et qu'il faut une intervention consciente de plus en plus large, de plus en plus régulière, de plus en plus systéma­tique, pour sauver ce régime.

Dans la mesure où la bourgeoisie elle-même n'a plus confiance dans le mécanisme automati­que de l'économie capitaliste pour maintenir son régime, il faut l'intervention d'une autre force pour sauver ce régime à long terme, et cette autre force c'est l'Etat. Le néo-capitalisme est un capi­talisme caractérisé avant tout par une interven­tion croissante des pouvoirs publics dans la vie économique. C'est d'ailleurs aussi de ce point de vue que l'expérience néo-capitaliste actuelle en Europe occidentale n'est que la prolongation de l'expérience de Roosevelt aux Etats-Unis.

Pour comprendre les origines de l'actuel néo­colonialisme, il faut cependant aussi tenir compte d'un deuxième facteur qui explique l'intervention croissante de l'Etat dans la vie économique, à savoir de la guerre froide, ou plus généralement du défi que l'ensemble des forces anti-capitalistes ont lancé au capitalisme mondial. Ce climat de défi rend absolument insupportable pour le capi­talisme la perspective d'une nouvelle crise écono­mique grave du type de celle de 1929-1933. Qu'on s'imagine ce qui se passerait en Allemagne, si en R.F.A. il y avait cinq millions de chômeurs, alors qu'il y a pénurie de main-d'œuvre en R.D.A. pour s'apercevoir des raisons d'une telle impossi­bilité du point de vue politique. C'est pourquoi l'intervention des pouvoirs publics dans la vie économique des pays capitalistes et avant tout anti-cyclique, ou, si l'on veut, anti-crise.

Une révolution technologique permanente

Arrêtons-nous un instant à ce phénomène sans lequel le néo-capitalisme concret que nous connaissons depuis 15 ans en Europe occidentale n'est pas compréhensible, à savoir ce phénomène d'expansion à long terme.

Pour comprendre ce phénomène, pour com­prendre les causes de cette vague à long terme qui débute avec la Seconde Guerre mondiale, aux Etats-Unis, il faut se rappeler que dans la plupart des autres cycles expansifs que nous avons connus dans l'histoire du capitalisme, nous retrouvons encore et toujours une même constante, à savoir des révolutions technologiques. Ce n'est pas par hasard qu'il y ait eu une vague d'expansion du même genre qui a précédé la période de stagna­tion et de crise de 1913-1940. C'est une période extrêmement pacifique, dans l'histoire du capita­lisme de la fin du XIXe siècle, pendant laquelle il n'y a pas eu ou presque pas eu de guerre, en dehors des guerres coloniales, et dans laquelle toute une série de recherches, de découvertes technologiques qu'on avait engrangées pendant la phase précédente, commencent à être appliquées. Dans la période d'expansion que nous connais­sons actuellement, nous assistons même à un pro­cessus d'accélération du progrès technique, de véritable révolution technologique, pour laquelle même le terme de 2e ou de 3e révolution indus­trielle n'est pas tout à fait adéquat. En réalité, nous nous trouvons devant une transformation presque ininterrompue des techniques de produc­tion, et ce phénomène est plutôt un sous-produit de la course permanente aux armements, de la guerre froide dans laquelle nous sommes installés depuis la fin de la deuxième guerre mondiale...

En effet, si vous examinez attentivement l'ori­gine de 99 % des transformations des techniques appliquées à la production, vous verrez que cette origine est militaire, vous verrez qu'il s'agit de sous-produits des techniques nouvelles qui sont d'abord appliquées sur le plan militaire et qui, ensuite, trouvent à plus ou moins long terme, leur application sur le plan productif, dans la mesure où ils entrent dans le domaine public.

Ce fait est tellement vrai qu'il est aujourd'hui utilisé en France comme un argument principal par les partisans de la force de frappe française, qui expliquent que si on ne développe pas cette force de frappe, on ne connaîtra pas la technique qui, d'ici 15 ou 20 ans, déterminera une partie importante des procédés productifs industriels, tous les sous-produits des techniques nucléaires et des techniques conjointes sur le plan industriel.

Je ne veux pas polémiquer ici avec cette thèse que je considère par ailleurs comme inaccepta­ble ; je veux simplement souligner qu'elle confirme même d'une manière tout à fait « extré­miste », que la plupart des révolutions technologi­ques que nous continuons à vivre dans le domaine de l'industrie et de la technique productive en général sont des sous-produits des révolutions techniques dans le domaine militaire.

Dans la mesure où nous sommes installés dans une guerre froide permanente, qui est caractéri­sée par une recherche permanente d'une transfor­mation technique dans le domaine des arme­ments, il y a là un facteur nouveau, une source pour ainsi dire extra-économique, qui alimente les transformations constantes de la technique productive. Dans le passé, lorsqu'il n'y avait pas cette autonomie de la recherche technologique, lorsque que la recherche technologique fut essen­tiellement le fait de firmes industrielles, il y avait une raison majeure pour déterminer une marche cyclique de cette recherche. On disait : il faut ralentir maintenant des innovations, car nous avons des installations extrêmement coûteuses, et il faut commencer par amortir ces installations. Il faut qu'elles deviennent rentables, que leurs frais d'installation soient couverts, avant de se lancer dans une nouvelle phase de transformation tech­nologique.

C'est à tel point vrai que des économistes, comme par exemple Schumpeter, ont même pris ce rythme cyclique des révolutions techniques comme explication de base pour la succession des vagues à long terme expansives, ou des vagues à long terme de stagnation.

Aujourd'hui, ce motif économique ne joue plus de la même façon. Sur le plan militaire, il n'a pas de motifs valables d'arrêter la recherche de nou­velles armes. Il y a au contraire toujours le danger que   l'adversaire   trouvera  une   nouvelle   arme avant qu'on ne la trouve soi-même. Il y a donc un véritable stimulant d'une recherche permanente, sans interruption et pratiquement sans considéra­tion économique (du moins pour les Etats-Unis), ce qui fait que maintenant, ce fleuve coule d'une manière ininterrompue.  Ce qui veut dire que nous vivons une véritable époque de transforma­tion    technologique    ininterrompue    dans    le domaine de la production. Vous n'avez qu'à vous rappeler tout ce qui s'est produit au cours des 10-15 dernières années, à partir de la libération de l'énergie  nucléaire,  à travers  l'automation,  le développement des machines à calculer électroni­ques, la miniaturisation, le laser, et toute une série d'autres phénomènes, pour enregistrer cette transformation,   cette   révolution  technologique ininterrompue.

Or, qui dit révolution technologique ininter­rompue dit raccourcissement, réduction de la période de renouvellement du capital fixe. Cela explique à la fois l'expansion à l'échelle mondiale, qui comme toute expansion à long terme dans le régime capitaliste, est essentiellement déterminée par l'ampleur des investissements fixes, et aussi la réduction de la durée de la vague économique de base, durée qui est déterminée par la longévité capital-fixe. Dans la mesure où ce capital fixe se renouvelle maintenant à un rythme plus rapide, la durée du cycle se rétrécit aussi ; nous n'avons plus de crises tous les 7 ou tous les 10 ans, mais nous avons des récessions tous les 4-5 ans, c'est-à-dire nous sommes entrés dans une succession de cycles beaucoup plus rapides et beaucoup plus brefs que les cycles antérieurs de la période d'avant la Seconde Guerre mondiale.

Finalement, pour terminer cet examen des conditions dans lesquelles se développe le néo­capitalisme d'aujourd'hui, il y a une transforma­tion assez importante, qui s'est produite à l'échelle mondiale, des conditions dans lesquelles existe et se développe le capitalisme.

D'une part, il y a l'extension du camp dit socia­liste, et d'autre part, il y a la révolution coloniale. Et, si le bilan du renforcement du camp dit socia­liste est effectivement un bilan de perte du point de vue du capitalisme mondial - on peut dire perte de matières premières, perte de champs d'investissements des capitaux, perte de débou­chés, perte sur tous les plans -, le bilan de la révo­lution coloniale, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ne s'est pas encore soldé par une perte de substances pour le monde capitaliste. Au con­traire, un des facteurs concomitants qui expli­quent l'ampleur de l'extension économique des pays impérialistes et que nous avons connue dans cette phase, c'est le fait que dans la mesure où la révolution coloniale reste dans le cadre du mar­ché mondial capitaliste (sauf dans le cas où elle donne naissance à d'autres Etats dits socialistes), elle stimule la production et l'exportation de biens d'équipement, des produits de l'industrie lourde par les pays impérialistes. C'est-à-dire que l'industrialisation des pays sous-développés, le néo-colonialisme, le développement d'une nou­velle bourgeoisie dans les pays coloniaux, est un autre support, ensemble avec la révolution tech­nologique, de la tendance expansive à long terme dans les pays capitalistes avancés, puisqu'elle a au fond les même effets, elle mène aussi à l'accrois­sement de production des industries lourdes et des industries de construction mécanique, des industries de fabrication des machines. Une par­tie de ces machines sert au renouvellement accé­léré du capital fixe des pays capitalistes avan­cés ; une autre partie de ces machines sert à l'industrialisation, à l'équipement des pays colo­niaux nouvellement indépendants.

De cette manière, nous pouvons comprendre l'arrière-fond de cette expérience néo-capitaliste que nous sommes en train de vivre, arrière-fond qui est donc celui d'une période d'expansion à long terme du capitalisme, période que je crois limitée dans le temps, comme les périodes analo­gues du passé (je ne crois pas du tout que cette période d'expansion va durer éternellement et que le capitalisme ait trouvé maintenant la pierre philosophale qui lui permettrait d'éviter non seu­lement les crises mais encore la succession de cycles à long terme d'expansion et de stagnation relative), mais qui confronte pour le moment le mouvement ouvrier d'Europe occidentale avec les problèmes particuliers de cette expansion.

Quels sont maintenant les caractéristiques fondamentales de cette intervention des pouvoirs publics dans l'économie capitaliste ? 

L'importance des dépenses d'armements 

Premier phénomène objectif qui facilite énor­mément une intervention croissante des pouvoirs publics dans la vie économique des pays capitalis­tes, c'est précisément cette permanence de la guerre froide et cette permanence de la course aux armements. Car qui dit permanence de la guerre froide, permanence de la course aux arme­ments, permanence d'un budget militaire extrê­mement élevé, dit aussi contrôle par l'Etat d'une fraction importante du revenu national. Si l'on compare l'économie de tous les grands pays capi­talistes avancés d'aujourd'hui, à tous les pays capitalistes d'avant la première guerre mondiale, on voit tout de suite le changement structurel extrêmement important qui s'est produit et qui est indépendant de toute considération théorique et de toute recherche théorique. C'est le résultat de l'amplification de ce budget militaire, dans le budget des Etats qui, avant 1914, occupait 4 %, 5 %, 6 %, 7 % du revenu national, alors que le budget des Etats capitalistes d'aujourd'hui repré­sente 15 %, 20 %, 25 % ou même dans quelques cas 30 % du revenu national.

Déjà au départ, et indépendamment de toute considération sur le plan de l'interventionnisme, par le seul fait de l'amplification de ces dépenses d'armement permanentes, l'Etat contrôle donc une partie importante du revenu national.

J'ai dit que cette guerre froide serait perma­nente pour une longue période. J'en suis person­nellement convaincu. Elle est permanente parce qu'est permanente la contradiction de classe entre les deux camps en présence à l'échelle mondiale, parce qu'il n'y a aucune raison logique qui puisse laisser prévoir à court ou à moyen terme, soit un désarmement volontaire de la bourgeoisie inter­nationale devant les adversaires avec lesquels elle se trouve confrontée à l'échelle mondiale, soit un accord entre l'Union Soviétique et les Etats-Unis qui permettraient brusquement de réduire de moitié, des 2/3, ou des 3/4 ces dépenses d'arme­ment.

Nous partons donc de cela : dépenses militaires permanentes qui ont tendance à s'élever en volume et en importance par rapport au revenu national ou du moins à se stabiliser, c'est-à-dire à augmenter dans la mesure où le revenu national est en extension constante dans cette phase. Et du fait même de cette extension des dépenses militai­res se dégage la place importante des pouvoirs publics dans la vie économique.

Vous connaissez peut-être l'article que Pierre Naville a publié dans la Nouvelle Revue Marxiste il y a quelques années. Il y reproduit une série de chiffres donnés par le rapporteur du Budget en 1956, marquant l'importance pratique des dépen­ses militaires pour toute une série de branches industrielles. Il y a de nombreuses branches industrielles parmi les plus importantes, parmi celles qui sont « en pointe » du progrès tech­nologique, qui travaillent essentiellement pour des commandes d'Etat, et qui seraient condam­nées à mourir à brève échéance si ces comman­des d'Etat disparaissaient : l'aéronautique, l'électronique, la construction navale, les télé­communications et même le Génie Civil, sans oublier l'industrie nucléaire. Aux Etats-Unis, il y a une situation analogue ; mais dans la mesure où ces branches en pointe y sont plus développées et où l'économie américaine est plus vaste, l'économie de régions entières y est axée sur ces bran­ches. On peut dire que la Californie qui est l'Etat le plus en expansion, vit en grande partie du bud­get militaire des Etats-Unis. Si ce pays devait désarmer et rester capitaliste, ce serait la catastro­phe pour l'Etat de Californie où sont localisées l'industrie des fusées, l'industrie de l'aviation militaire, l'industrie électronique. Il ne faut pas vous faire un dessin pour vous expliquer les conséquences politiques de cette situation parti­culière sur l'attitude des politiciens bourgeois de Californie : vous ne les trouverez pas en pointe dans la lutte pour le désarmement !

Deuxième phénomène qui semble à première vue en contradiction avec le premier : l'extension de ce qu'on pourrait appeler les dépenses socia­les, de tout ce qui est lié de près ou de loin aux assurances sociales qui sont en hausse constante dans les budgets publics en général, et surtout dans le revenu national en tant que tel, depuis 25-30 années.

Comment les crises sont « amorties » en récession

Cet accroissement des assurances sociales résulte de plusieurs phénomènes concomitants.

Il y a d'abord la pression du mouvement ouvrier, qui vise depuis toujours à atténuer une des caractéristiques les plus marquantes de la condition prolétarienne : l'insécurité d'existence. Puisque la valeur de la force de travail ne couvre en gros que les besoins de sa reconstitution cou­rante, toute interruption de la vente de cette force de travail - c'est-à-dire tout accident qui empêche l'ouvrier de travailler normalement : chômage, maladie, invalidité, vieillesse - projette le prolétaire dans un abîme de misère. Au début du régime capitaliste, il n'y eut que la « charité », la bienfaisance privée ou publique, auxquelles l'ouvrier sans travail pouvait s'adresser dans sa détresse, avec des résultats matériels insignifiants mais au prix de terribles blessures pour sa dignité d'homme. Petit à petit, le mouvement ouvrier a imposé le principe d'assurances sociales, d'abord volontaires, puis obligatoires, contre ces acci­dents du sort : assurance-maladie, assurance-chômage, assurance-vieillesse. Et finalement, cette lutte a abouti au principe de la sécurité sociale qui devrait en théorie couvrir le salarié-appointé contre toute perte de salaire courant.

Il y a ensuite un certain intérêt de l'Etat. Les caisses qui recueillent les sommes importantes servant à financer cette sécurité sociale disposent souvent de capitaux liquides importants. Elles peuvent placer ces capitaux en fonds d'Etat, c'est-à-dire les prêter à l'Etat (en principe à court terme). Le régime nazi avait appliqué cette tech­nique, qui s'est ensuite étendue à la plupart des pays capitalistes.

Le gonflement de plus en plus important de ces fonds de sécurité sociale a d'ailleurs abouti à une situation particulière qui pose un problème théo­rique et pratique au mouvement ouvrier. Celui-ci considère à juste titre que l'ensemble des fonds versés aux Caisses de Sécurité sociale - soit par les patrons, soit par l'Etat, soit par retenue sur les salaires des ouvriers eux-mêmes - constitue sim­plement une partie du salaire, un « salaire indi­rect » ou « salaire différé ». C'est le seul point de vue raisonnable, qui concorde d'ailleurs avec la théorie marxiste de la valeur, puisqu'il faut effec­tivement considérer comme prix de la force de travail l'ensemble de la rétribution que l'ouvrier touche en échange de celle-ci, peu importe qu'elle lui soit versée immédiatement (salaire direct), ou plus tard (salaire différé). Pour cette raison, la gestion « paritaire » (syndicats-patrons, ou syndi­cats-Etat) des caisses de sécurité sociale doit être considérée comme une violation d'un droit des travailleurs. Puisque les fonds de ces caisses n'appartiennent qu'aux seuls ouvriers, toute ingé­rence d'autres forces sociales que les syndicats dans leur gestion est à rejeter. Les ouvriers ne doivent pas plus admettre la « gestion paritaire » de leurs salaires, que les capitalistes n'admettent la « gestion paritaire » de leurs comptes en ban­que...

Mais le gonflement des versements à la sécurité sociale a pu créer une certaine « tension » entre le salaire direct et le salaire différé, ce dernier s'élevant quelquefois jusqu'à 40 % du salaire total. De nombreux milieux syndicaux s'opposent à de nouvelles augmentations des « salaires différés » et voudraient concentrer tout nouvel avantage sur le seul salaire directement versé à l'ouvrier. Il faut cependant comprendre que sous-jacent au fait du « salaire différé » et de la sécurité sociale, il y a le principe de solidarité de classe. En effet, les cais­ses de maladie, d'accidents, etc., ne sont pas fon­dées sur le principe de la « récupération indivi­duelle » (chacun touche en fin de compte tout ce qu'il a versé ou ce que le patron ou l'Etat a versé pour lui), mais sur le principe de l'assurance, c'est-à-dire de la moyenne mathématique des ris­ques, c'est-à-dire de la solidarité : ceux qui ne sont pas accidentés, payent pour que les acciden­tés puissent être entièrement couverts. Le prin­cipe sous-jacent à cette pratique est celui de la solidarité de classe, c'est-à-dire de l'intérêt pour les travailleurs d'éviter la constitution d'un sous-prolétariat, qui non seulement affaiblirait la com­bativité de la masse laborieuse (chaque individu craignant d'être précipité tôt ou tard dans ce sous-prolétariat) mais risquerait encore de lui faire concurrence et de peser sur les salaires. Dans ces conditions, plutôt que de nous plaindre de l'ampleur « excessive » du salaire différé, nous devrions mettre en évidence son insuffisance criante, qui fait que la plupart des vieux travail­leurs, même dans les pays capitalistes les plus prospères, connaissent une chute terrible de niveau de vie.

La réponse efficace au problème de la « ten­sion » entre salaire direct et salaire indirect, c'est de réclamer le remplacement du principe de la solidarité limitée à la seule classe laborieuse par le principe de la solidarité élargie à tous les citoyens, c'est-à-dire la transformation de la sécurité sociale en Services Nationaux (de la Santé, du Plein Emploi, de la Vieillesse) financés par l'impôt progressif sur les revenus. C'est seulement de cette façon que le système du « salaire dif­féré » aboutit à un véritable relèvement impor­tant des salaires, et à une véritable redistribution du revenu national en faveur des salariés.

Il faut bien reconnaître que jusqu'ici, cela n'a jamais été réalisé sur grande échelle, en régime capitaliste, et il faut même se poser la question de savoir si cette réalisation est possible sans provo­quer une réaction capitaliste telle qu'on se trouve­rait rapidement en période de crise révolution­naire. Il est un fait que les expériences les plus intéressantes de Sécurité sociale, comme celle réa­lisée en France après 1944 ou surtout le Service National de Santé en Grande-Bretagne après 1945, ont été financés beaucoup plus par une taxation des travailleurs eux-mêmes (surtout par l'accroissement des impôts indirects et par l'alour­dissement de la fiscalité directe frappant les salaires même modestes, comme par exemple en Bel­gique) que par la taxation de la bourgeoisie. C'est pourquoi en régime capitaliste on n'a jamais assisté à une véritable et radicale redistribution du revenu national par l'impôt, un des grands « mythes » du réformisme.

Il y a encore un autre aspect de l'importance accrue du « salaire différé », des assurances socia­les, dans le revenu national des pays capitalistes industrialisés : c'est précisément leur caractère anti-cyclique. Nous retrouvons ici une autre rai­son pour laquelle l'Etat bourgeois, le néo-capita­lisme, a intérêt à amplifier le volume de ce « salaire différé ». C'est qu'il joue le rôle d'un coussin d'amortissement qui empêche une chute trop brusque et trop forte du revenu national en cas de crise.

Jadis, lorsqu'un ouvrier perdait son emploi, son revenu tombait à zéro. Lorsqu'un quart de la main-d'œuvre d'un pays était en chômage, les revenus des salariés-appointés baissaient automa­tiquement d'un quart. On a souvent décrit les conséquences terribles de cette baisse de revenus, de cette baisse de la « demande globale », pour l'ensemble de l'économie capitaliste. Elle donnait à la crise capitaliste l'aspect d'une réaction en chaîne progressant avec une logique et une fata­lité terrifiantes.

Mettons que la crise éclate dans le secteur qui fabrique des biens d'équipement, et que ce sec­teur soit obligé de fermer des entreprises et de licencier ses travailleurs. La perte de revenus que ceux-ci subissent réduit radicalement leurs achats de biens de consommation. De ce fait, il y a rapi­dement surproduction dans le secteur fabriquant des biens de consommation, qui se voit à son tour obligé de fermer des entreprises et à licencier du personnel. Ainsi, les ventes de biens de consom­mation baisseront encore une fois, et les stocks s'accumuleront. En même temps, les usines fabri­quant des biens de consommation étant lourde­ment frappées, elles réduiront ou supprimeront leurs commandes de biens d'équipement, ce qui entraînera la fermeture de nouvelles entreprises de l'industrie lourde, donc le licenciement d'un groupe supplémentaire de travailleurs, donc une nouvelle baisse du pouvoir d'achat de biens de consommation, donc une accentuation nouvelle de la crise dans le secteur de l'industrie légère, qui entraînera à son tour de nouveaux licenciements, etc.

Mais à partir du moment où un système d'assu­rance-chômage efficace a été mis en place, ces effets cumulatifs de la crise sont amortis : et plus l'allocation chômage est élevée, plus forte sera l'amortissement de la crise.

Reprenons la description du début de la crise. Le secteur fabriquant des biens d'équipement connaît une surproduction et est obligé de licen­cier du personnel. Mais du moment que l'alloca­tion chômage s'élève disons à 60 % du salaire, ce licenciement ne signifie plus la suppression de tous les revenus de ces chômeurs, mais seulement la réduction de ces revenus de 40 %. Dix pour cent de chômeurs dans un pays ne signifie plus une chute de la demande globale de 10 %, mais seulement de 4 % ; 25 % de chômeurs ne don­nent plus que 10 % de réduction des revenus. Et l'effet cumulatif qu'entraîne cette réduction (qu'on calcule dans la science économique acadé­mique en appliquant à cette réduction de la demande un multiplicateur), sera réduit à l'ave­nant. Les ventes de biens de consommation seront donc beaucoup moins réduites ; la crise ne s'étendra pas de manière aussi forte au secteur des biens de consommation ; celui-ci licenciera donc beaucoup moins de personnel ; il pourra maintenir une partie de ses commandes de biens d'équipements, etc. Bref : la crise cesse de s'élar­gir sous forme de spirale ; elle est « stoppée » à mi-chemin. Ce qu'on appelle aujourd'hui « réces­sion », ce n'est rien d'autre qu'une crise capita­liste classique « amortie » sous l'effet notamment des assurances sociales.

Dans mon Traité d'Economie Marxiste je cite une série de données concernant les dernières récessions américaines qui confirment empirique­ment cette analyse théorique. En fait, d'après ces chiffres, il paraît que le début des récessions de 1953 et de 1957 a été fulgurant, et d'une ampleur en tous points comparable à celle des crises capi­talistes les plus graves du passé (1929 et 1938). Mais, contrairement à ces crises d'avant la Seconde Guerre mondiale, la récession de 1953 et de 1957 a cessé d'amplifier à partir d'un certain nombre de mois, elle a donc été stoppée à mi-che­min, puis a commencé à se résorber. Nous com­prenons maintenant une des causes fondamenta­les de cette transformation des crises en réces­sions.

Du point de vue de la distribution du revenu national entre Capital et Travail, le gonflement du budget militaire a un effet opposé à celui du gonflement du « salaire différé » puisqu'en tout cas, une partie de ce salaire provient toujours de versements supplémentaires de la bourgeoisie. Mais du point de vue de ses effets anti-cycliques, gonflement du budget militaire (des dépenses publiques en général) et gonflement des assuran­ces sociales jouent un rôle identique pour « amor­tir » la violence des crises, et donner au néo-capi­talisme un de ses aspects particuliers.

La demande globale peut être divisée en deux catégories : demande de biens de consommation, et demande de biens de production (de biens d'équipement). Le gonflement des fonds d'assu­rances sociales permet d'éviter une chute brutale des dépenses (de la demande) en biens de consommation, après le début de la crise. Le gon­flement des dépenses publiques (surtout des dépenses militaires), permet d'éviter une chute brutale des dépenses (de la demande) en biens d'équipement. Ainsi, dans les deux secteurs, ces traits distincts du néo-capitalisme opèrent, non pas pour supprimer les contradictions du capita­lisme - les crises éclatent comme auparavant, le capitalisme n'a pas trouvé le moyen de s'assurer une croissance ininterrompue, plus ou moins har­monieuse - mais pour en réduire (du moins tem­porairement, dans le cadre d'une période à long terme de croissance accélérée et au prix d'une inflation permanente) l'ampleur et la gravité.

La tendance à l'inflation permanente

Une des conséquences de tous les phénomènes dont nous venons de parler, et qui ont tous des effets anti-cycliques, c'est ce qu'on pourrait appe­ler la tendance à l'inflation permanente, qui se manifeste de manière évidente dans le monde capitaliste depuis 1940, depuis le début ou la veille de la Seconde Guerre mondiale.

La cause fondamentale de cette inflation per­manente, c'est l'importance du secteur militaire, du secteur armement, dans l'économie de la plu­part des grands pays capitalistes. Car la produc­tion d'armements a cette caractéristique particu­lière qu'elle est créatrice d'un pouvoir d'achat, exactement de la même manière que la produc­tion de biens de consommation ou la production de biens de production, - dans les usines dans les­quelles on fabrique des tanks ou des fusées, on paye des salaires comme dans des usines où l'on fabrique des machines ou des produits textiles, et les capitalistes propriétaires de ces usines empochent un bénéfice exactement comme les capita­listes propriétaires des usines sidérurgiques ou des usines textiles - mais qu'en échange de ce pouvoir supplémentaire d'achat, il n'y a pas de marchandises supplémentaires qui sont jetées sur le marché. Parallèlement à la création de pouvoir d'achat dans les deux secteurs de base de l'écono­mie classique : le secteur des biens de consomma­tion et le secteur des biens de production, il y a aussi apparition sur le marché d'une masse de marchandises qui peuvent résorber ce pouvoir d'achat. Par contre, la création de pouvoir d'achat dans le secteur d'armements n'est pas compensée par l'accroissement de la masse des marchandises, soit de biens de consommation, soit de biens de production, dont la vente pourrait résorber le pouvoir d'achat ainsi créé.

La seule situation dans laquelle les dépenses militaires ne créeraient pas l'inflation, serait celle dans laquelle elles seraient intégralement payées par l'impôt, et ce dans des proportions qui laisse­raient subsister exactement les rapports entre le pouvoir d'achat des ouvriers et des capitalistes d'une part, et entre la valeur des biens de consommation et celle des biens de production d'autre part [1]. Cette situation n'existe dans aucun pays, même pas dans les pays où la ponc­tion fiscale est la plus grande. Aux Etats-Unis, notamment, l'ensemble des dépenses militaires n'est point couvert par la fiscalité, par la réduc­tion du pouvoir d'achat supplémentaire et est, de ce fait, l'une des causes de la tendance à l'infla­tion permanente.

II y a également un phénomène de nature struc­turelle, dans l'économie capitaliste à l'âge des monopoles, qui a le même effet, à savoir la rigi­dité des prix dans le sens de la baisse.

Le fait que les grands trusts monopolistiques exercent un contrôle élevé sinon total sur toute une série de marchés, notamment sur les marchés de biens de production et de biens de consomma­tion durables, se traduit par l'absence de concur­rence sur les prix dans le sens classique du terme. Chaque fois que l'offre reste inférieure à la demande, les prix augmentent, tandis que chaque fois que l'offre dépasse la demande, les prix au lieu de baisser restent stables, ou baissent seule­ment de manière imperceptible. C'est un phéno­mène qu'on constate dans l'industrie lourde et dans l'industrie de biens de consommation dura­bles, depuis près de 25 ans. C'est un phénomène d'ailleurs tendanciellement lié à cette phase d'extension à long terme, dont nous parlions plus haut, car il faut le reconnaître honnêtement, nous ne pouvons pas prédire l'évolution des prix des biens de consommation durables lorsque cette période d'expansion à long terme arrivera à sa fin.

Il n'est pas exclu que lorsque dans l'industrie automobile la capacité de production excéden­taire s'amplifiera, cela aboutira à une nouvelle lutte de concurrence sur les prix et à des baisses spectaculaires. On pourrait défendre la thèse que la fameuse crise de l'automobile, à laquelle on s'attend dans la deuxième moitié des années 60 (1965, 1966, 1967), pourrait être résorbée d'une manière relativement facile en Europe occiden­tale, si le prix de vente des petites voitures était baissé de moitié, c'est-à-dire le jour où une 4 CV ou une 2 CV se vendraient à 200 000 anciens francs ou à 250 000 anciens francs. Il y aurait alors une telle extension de la demande que, vraisem­blablement, cette capacité excédentaire disparaîtrait normalement. Dans le cadre des accords actuels, cela ne semble pas possible; mais si l'on passe par une longue période de 5-6 années de lutte de concurrence au couteau, chose qui est tout à fait possible dans l'industrie automobile en Europe, c'est une éventualité qui n'est pas à exclure. Ajoutons tout de suite qu'il y a une éven­tualité plus probable, c'est celle de la capacité de production excédentaire supprimée par la ferme­ture et la disparition de toute une série de firmes, et que la disparition de cette capacité excéden­taire empêchera alors toute baisse importante des prix. C'est là la réaction normale devant une situation pareille dans le régime capitaliste des monopoles. Il ne faut pas exclure totalement l'autre réaction, mais pour le moment, nous n'avons connu ça dans aucun domaine; et par exemple pour le pétrole, il y a un phénomène de surproduction potentielle qui dure depuis six ans, mais les baisses de prix consenties par les grands trusts qui font des taux de profits de 100 % et de 150 % sont absolument anodines ; ce sont des baisses de prix de 5 % ou de 6 %, alors qu'ils pourraient réduire le prix de l'essence de moitié s'ils le voulaient.

La « programmation économique »

L'autre revers de la médaille du néo-capita­lisme, c'est l'ensemble des phénomènes qu'on a résumé sommairement sous l'étiquette « écono­mie concertée », « programmation économi­que », ou encore « planification indicative ». C'est une autre forme d'intervention consciente dans l'économie, contraire à l'esprit classique du capitalisme, mais une intervention qui se caracté­rise par le fait qu'elle n'est plus essentiellement le fait des pouvoirs publics, mais plutôt le fait d'une collaboration, d'une intégration, entre pouvoirs publics d'une  part et groupements capitalistes d'autre part.

Comment expliquer cette tendance générale à la « planification indicative », à la « programma­tion économique » ou à « l'économie concer­tée »?

Il faut partir d'un besoin réel du grand capital, besoin qui découle précisément du phénomène que nous avons décrit dans la première partie de l'exposé. Nous y avons parlé de l'accélération du rythme de renouvellement des installations méca­niques par suite d'une révolution technologique plus ou moins permanente. Mais qui dit accéléra­tion du rythme de renouvellement du capital fixe, dit nécessité d'amortir des dépenses d'investisse­ment de plus en plus grandes dans un laps de temps de plus en plus court. Il est certain que cet amortissement doit être planifié, calculé de manière aussi exacte que possible, afin de préser­ver l'économie contre des fluctuations à court terme qui risquent de jeter une pagaille invrai­semblable dans des ensembles travaillant avec des milliards de francs. C'est dans ce fait fondamental que réside la cause de la programmation écono­mique capitaliste, de la poussée vers l'économie concertée.

Le capitalisme des grands monopoles d'aujourd'hui rassemble des dizaines de milliards dans des investissements devant être rapidement amortis. Il ne peut plus se permettre le luxe de courir le risque d'amples fluctuations périodi­ques. Il y a donc nécessité de garantir la résorp­tion de ces dépenses d'amortissement, d'être sûr de ces revenus au moins pendant ces périodes de moyen terme qui correspondent plus ou moins à la durée d'amortissement du capital fixe, c'est-à-dire des périodes s'étendant maintenant sur 4 à 5 ans.

Le phénomène est d'ailleurs venu de l'intérieur même de l'entreprise capitaliste, où la complexité de plus en plus grande du processus de production implique des travaux de planning de plus en plus précis pour que l'ensemble puisse marcher. La programmation capitaliste n'est en dernière ana­lyse rien d'autre que l'extension, ou plus exacte­ment la coordination, à l'échelle de la nation, de ce qui se faisait auparavant déjà à l'échelle de la grande entreprise capitaliste, ou du groupement capitaliste, du trust, du cartel, enveloppant une série d'entreprises.

Quelle est la caractéristique fondamentale de cette planification indicative? Contrairement à la planification socialiste, qui est donc d'une nature essentiellement différente, il ne s'agit pas tant de fixer une série d'objectifs, en chiffre de production et d'assurer que ces objectifs soient effectivement atteints, que de coordonner les plans d'investisse­ment déjà élaborés par les entreprises privées, et d'effectuer cette coordination nécessaire en pro­posant tout au plus quelques objectifs considérés comme prioritaires à l'échelle des pouvoirs publics, c'est-à-dire qui corrrespondent à l'intérêt global de la classe bourgeoise.

Dans un pays comme la Belgique ou comme la Grande-Bretagne,   l'opération   a   été   faite   de manière assez crue; en France, où tout se passe à un niveau intellectuel beaucoup plus raffiné, et où l'on met en place beaucoup de camouflage, la nature de classe du mécanisme est moins appa­rente. Elle n'en est pas moins identique à celle de la programmation économique des autres pays capitalistes. Pour l'essentiel, l'activité des « com­missions   du   Plan »,   des   « Planbureau »,   des « Bureaux    de    programmation »,    consiste    à consulter les représentants des différents groupes patronaux, à compulser leurs projets d'investisse­ments et prévisions d'état de marché, et à « met­tre en musique » les unes avec les autres, ces prévisions par secteur, en s'efforçant d'éviter les gou­lots d'étranglement ou les doubles emplois.

Gilbert Mathieu a publié trois bons articles à ce sujet dans Le Monde (2, 3 et 6 mars 1962), dans lesquels il indique que contre 280 syndicalis­tes qui ont participé aux travaux des différentes commissions et sous-commissions du plan, il y a eu 1 280 chefs d'entreprise ou représentants des syndicats patronaux. « Pratiquement, estime M. François Perroux, le plan français est souvent bâti et mis en œuvre sous l'influence prépondérante des grandes entreprises et des grands organismes financiers. » Et Le Brun, pourtant dirigeant syn­dical des plus modérés, a affirmé que la planifica­tion française « est essentiellement concertée entre grands commis du capital et grand commis de l'Etat, les premiers ayant très normalement plus de poids que les seconds ».

Cette confrontation et coordination des déci­sions des entreprises est d'ailleurs extrêmement utile pour les entrepreneurs capitalistes ; elle constitue une espèce de sondage du marché à l'échelle nationale, concerté à long terme, chose qui est très difficile à faire avec la technique cou­rante. Mais la base de toutes les études, de tous les calculs, reste tout de même les chiffres avancés comme prévisions par le patronat.

Il y a donc deux aspects fondamentaux caracté­ristiques de ce genre de programmation ou de « planification indicative ».

D'une part, elle reste axée très étroitement sur les intérêts des patrons qui sont l'élément de départ du calcul. Et quand on dit des patrons, ce n'est pas tant de tous les patrons, mais bien des couches dominantes de la classe bourgeoise qu'il s'agit, c'est-à-dire des monopoles, des trusts. Dans la mesure où, quelquefois, il peut y avoir conflit d'intérêts entre des monopoles très puis­sants (rappelez-vous le conflit qui a opposé l'an dernier en Amérique, au sujet du prix de l'acier, trusts producteurs et trusts consommateurs d'acier), il y a un certain rôle d'arbitrage qui est joué par les pouvoirs publics en faveur de tel ou tel groupe capitaliste. C'est en quelque sorte le conseil d'administration de la classe bourgeoise qui agit pour l'ensemble des actionnaires, pour l'ensemble des membres de la classe bourgeoise, dans l'intérêt du groupe prédominant, et non dans l'intérêt de la démocratie et du grand nom­bre.

D'autre part, il y a l'incertitude qui reste à la base de tous ces calculs, incertitude qui résulte du caractère purement prévisionnel de la program­mation, et du fait qu'il n'y a pas d'instruments de réalisation entre les mains des pouvoirs publics, ni d'ailleurs entre les mains des intérêts privés pour pouvoir réaliser effectivement ce qui est prévu. En 1956-60, aussi bien les « programmateurs » dé la C.E.C.A. que ceux du ministère belge des Affaires  économiques,   se  sont  fourré  à  deux reprises le doigt dans l'œil jusqu'au coude en ce qui concerne leurs prévisions de la consommation de charbon en Europe occidentale et en particu­lier en Belgique. Une première fois, à la veille et pendant la crise d'approvisionnement provoquée par la crise de Suez, ils avaient prévu pour 1960 un fort accroissement de la consommation et donc de la production de charbon, la production belge devant passer de 30 millions de tonnes de charbon par an aux environs de 40 millions de tonnes. Or, en réalité, elle est tombée en 1960 de 30 à 20 mil­lions de tonnes ; les « programmateurs » avaient donc commis une erreur du simple au double, ce qui n'est pas mince. Mais au moment où cette erreur a été enregistrée, ils en ont commis une deuxième  en  sens  inverse.   Le  mouvement de baisse de la consommation de charbon étant en cours, ils ont prédit qu'il allait se poursuivre, et affirmé qu'il fallait continuer les fermetures de charbonnages. Or, c'est le contraire qui s'est pro­duit entre 1960 et 1963 : la consommation belge de charbon est passée de 20 à 25 millions de ton­nes par an, ce qui fait qu'après avoir supprimé le tiers de la capacité de production charbonnière belge, il y a eu pénurie aiguë de charbon, notam­ment au cours de l'hiver 1962-63, et il a fallu importer dare-dare du charbon, y compris du Vietnam !

Cet exemple nous permet de saisir sur le vif la technique que les « programmateurs » sont obli­gés d'utiliser neuf fois sur dix dans leurs calculs par secteurs : il s'agit d'une simple projection dans l'avenir de la tendance actuelle d'évolution, tout au plus corrigée par un coefficient d'élasticité de la demande tenant compte des prévisions de taux général d'expansion. 

La garantie étatique du profit 

Un autre aspect de cette « économie concer­tée », qui en souligne le caractère dangereux pour le mouvement ouvrier, c'est que l'idée de « pro­grammation sociale » ou de « politique des reve­nus » est implicitement contenue dans l'idée de « programmation économique ». Il est impossible d'assurer aux trusts la stabilité de leurs dépenses et de leurs revenus, pendant une période de cinq ans, jusqu'à ce que toutes les nouvelles installa­tions aient été amorties, sans assurer également la stabilité des dépenses salariales. On ne peut pas « planifier les coûts », si on ne « planifie » pas en même temps les « coûts de main-d'œuvre », c'est-à-dire si on ne prévoit pas des taux fixes d'augmentation des salaires, et cherche à s'en tenir d'une manière rigide.

Patronat et gouvernements ont essayé d'imposer cette tendance aux syndicats dans tous les pays d'Europe occidentale, et ces efforts s'expriment notamment par la prolongation de la durée des contrats, par des législations rendant plus diffici­les des grèves-surprises ou interdisant des grèves sauvages, par tout un tapage de propagande en faveur d'une « politique des revenus », apparem­ment « seule garantie » contre les « menaces d'inflation ».

L'idée qu'on doive s'orienter vers cette « politi­que des revenus », qu'on puisse calculer exacte­ment les taux d'augmentation des salaires, et qu'on puisse éviter ainsi les faux frais des grèves « qui ne rapportent rien à personne, ni aux ouvriers ni à la nation »; cette idée commence aussi à se répandre de plus en plus en France, et elle implique l'idée d'intégration profonde du syndicalisme dans le régime capitaliste. Au fond, dans cette optique, le syndicalisme cesse d'être un instrument de combat pour les travailleurs pour modifier la répartition du revenu national, et il devient un garant de « paix sociale », un garant pour les patrons de la stabilité du processus continu et ininterrompu du travail et de la repro­duction du capital, un garant de l'amortissement du capital fixe pendant toute la période de renou­vellement de celui-ci.

C'est, bien entendu, un piège pour les travail­leurs et pour le mouvement ouvrier, pour beau­coup de raisons sur lesquelles je ne peux pas m'étendre, mais essentiellement pour une raison qui découle de la nature même de l'économie capitaliste, de l'économie de marché en général et que M. Massé, le dirigeant actuel du Plan fran­çais, a d'ailleurs admise, lors d'une conférence récemment prononcée à Bruxelles.

En régime capitaliste, le salaire, c'est le prix de la force de travail. Ce prix oscille autour de la valeur de cette force de travail d'après les lois de l'offre et de la demande. Or, quelle est normale­ment dans l'économie capitaliste l'évolution des rapports de force, du jeu de l'offre et de la demande de main-d'œuvre, au cours du cycle? Pendant la période de récession et de reprise, il y a un chômage qui pèse sur les salaires, et il y a donc de très grandes difficultés pour les travail­leurs de lutter pour des augmentations considéra­bles de salaires.

Et quelle est la phase du cycle qui est la plus favorable à la lutte pour l'augmentation des salai­res? C'est évidemment la phase pendant laquelle il y a le plein emploi et même pénurie de main-d'œuvre, c'est-à-dire la phase ultime du boom, de la haute conjoncture « surchauffée ».

C'est dans cette phase que la grève pour l'augmentation des salaires est la plus facile et que les patrons ont le plus tendance à concéder des augmentations de salaires, même sans grèves, sous la pression de la pénurie de main-d'œuvre. Mais tout technicien capitaliste de la conjoncture vous dira que c'est précisément pendant cette phase que du point de vue de la « stabilité », et pour autant qu'on ne remette pas en question le taux de profit capitaliste (car cela reste toujours sous-entendu dans ce genre de raisonnement!) qu'il est le plus « dangereux » de déclencher des grèves et de faire augmenter les salaires ; car si vous augmentez la demande globale lorsqu'il y a plein emploi de tous les « facteurs de produc­tion », la demande supplémentaire devient auto­matiquement inflatoire. En d'autres termes : toute la logique de l'économie concertée, c'est précisément d'essayer d'éviter les grèves et les mouvements revendicatifs pendant la seule phase du cycle pendant laquelle les rapports de force entre les classes jouent en faveur de la classe ouvrière, c'est-à-dire pendant la seule phase du cycle  pendant  laquelle  la  demande  de   main-d'œuvre dépasse largement l'offre, pendant la seule phase du cycle pendant laquelle les salaires pourraient faire un bond en avant, pendant laquelle la tendance à la détérioration de la répar­tition du revenu national entre salaires et profits aux dépens des salariés pourrait être modifiée.

Ce qui veut dire qu'on se concerte pour empê­cher les augmentations dites inflatoires des salai­res, pendant cette phase précise du cycle, et qu'on aboutit   simplement   à   réduire   le   taux  global d'augmentation  des salaires sur l'ensemble  du cycle, c'est-à-dire à obtenir un cycle dans lequel la part relative des salariés dans le revenu national aura tendance à baisser en permanence. Elle a déjà tendance à baisser pendant la période de reprise économique, parce que c'est une période de hausse du taux de profit par définition (sinon, il n'y aurait pas de reprise!) ; et si pendant la période de haute conjoncture et de plein emploi on empêche les ouvriers de corriger cette ten­dance, cela veut dire que la tendance à la détério­ration de la répartition du revenu national se per­pétue. Il y a d'ailleurs une démonstration prati­que des conséquences d'une politique des revenus tout à fait rigide et contrôlée par l'Etat avec la collaboration de syndicats; elle a été pratiquée en Hollande depuis 1945 et les résultats sont là : c'est une détérioration frappante de la part rela­tive des salaires dans le revenu national qui n'a pas son pareil dans toute l'Europe y compris dans l'Allemagne occidentale.

Sur un plan purement « technique », il y a d'ail­leurs deux arguments péremptoires à opposer aux partisans de la« politique des revenus » :

1° Si pour des raisons « conjoncturelles » vous réclamez que les augmentations de salaires ne dépassent pas l'augmentation de la productivité en période de plein emploi, pourquoi ne récla­mez-vous pas de plus fortes augmentations de salaires en période de chômage? Conjoncturellement, de telles augmentations se justifieraient à pareil moment, puisqu'elles relanceraient l'éco­nomie en gonflant la demande globale...

2° Comment peut-on pratiquer une « politique des revenus » tant soit peu efficace, si les revenus des salariés sont les seuls qui sont vraiment connus? Toute « politique des revenus » ne réclame-t-elle pas comme préalable le contrôle ouvrier sur la production, l'ouverture des livres de comptes, et l'abolition du secret bancaire, ne fût-ce que pour déterminer les revenus exacts des capitalistes, et l'accroissement exact de la produc­tivité ?

D'ailleurs, ceci ne signifie point que nous devons accepter l'argumentation technique des économistes bourgeois; car il est absolument faux de dire que l'augmentation des salaires supérieure à l'accroissement de la productivité est automati­quement inflatoire en période de plein emploi. Elle ne l'est que dans la mesure où on laisse stable et intact le taux de profit. Si on veut réduire le taux de profit, comme dit le Manifeste Com­muniste, grâce à une intervention tyrannique contre la propriété privée, il n'y a pas d'inflation du tout; on enlève simplement un pouvoir d'achat aux capitalistes pour le donner aux travailleurs. La seule chose qu'on puisse objecter, c'est que cela risque de ralentir les investissements. Mais on peut retourner la technique capitaliste contre ses propres auteurs en leur disant que ce n'est pas une si mauvaise chose que de réduire les investis­sements lorsqu'il y a période de plein emploi et de boom « surchauffée » ; qu'au contraire, cette réduction des investissements est déjà en train d'arriver en ce moment même, et que du point de vue de la politique anticyclique, il est plus intelli­gent de réduire les bénéfices et d'augmenter les salaires, permettant, à la demande des salaries des consommateurs, de prendre la relève des investissements pour maintenir haute la conjonc­ture, menacée par la tendance inévitable des investissements productifs à connaître une cer­taine chute, à partir d'un certain moment.

De tout cela, nous pouvons tirer la conclusion suivante : l'intervention des pouvoirs publics dans la vie économique, l'économie concertée, la programmation économique, la planification indi­cative, ne sont pas du tout neutres du point de vue social. Elles sont des instruments d'intervention dans l'économie entre les mains de la classe bour­geoise ou des groupes dominants de la classe bourgeoise, et pas du tout des arbitres entre la bourgeoisie et le prolétariat. Le seul arbitrage réel qu'effectuent les pouvoirs publics capitalistes est un arbitrage entre divers groupes capitalistes à l'intérieur de la classe capitaliste.

La nature réelle du néo-capitalisme, de l'inter­vention croissante des pouvoirs publics dans la vie économique, peut être résumée dans cette for­mule-ci : de plus en plus, dans un système capita­liste qui, abandonné à son propre automatisme économique, risque de courir rapidement à sa perte, l'Etat doit devenir le garant du profit capi­taliste, le garant du profit des couches monopolis­tiques dominantes de la bourgeoisie. Il le garantit dans la mesure où il réduit l'ampleur des fluctua­tions cycliques. Il le garantit par des commandes d'Etat, militaires ou paramilitaires, de plus en plus importantes. Il le garantit aussi par des tech­niques ad hoc qui font précisément leur appari­tion   dans   le   cadre   de   l'économie   concertée, comme les « quasi-contrats » en France qui sont d'une manière explicite des garanties de profit pour corriger certains déséquilibres de dévelop­pement, soit déséquilibre régional, soit déséquili­bre entre les branches. L'Etat dit aux capitalis­tes : « Si vous investissez vos capitaux dans telle ou telle région, ou dans telle ou telle branche, on vous garantit du 6 % ou du 7 % sur votre capital quoi qu'il arrive, même si votre camelote est invendable, même si vous courez vers un échec. » C'est la forme suprême et la plus nette de cette garantie étatique du profit monopolistique que les techniciens français du plan n'ont d'ailleurs pas inventée, puisque MM. Schacht, Funk et Goering l'avaient déjà appliquée dans le cadre de l'écono­mie d'armement nazie et du plan quadriennal de réarmement.

Cette garantie étatique du profit, de même que toutes les techniques anticycliques vraiment efficaces en régime capitaliste, représentent en dernière analyse une redistribution du revenu national au profit des bénéfices des groupes monopolistiques dirigeants par le truchement de l'Etat, par la distribution de subsides, par la réduction d'impôts, par l'octroi de crédits à taux d'intérêt réduit, techniques qui aboutissent toutes en dernière analyse à une hausse du taux de profit, ce qui, dans le cadre d'une économie capi­taliste fonctionnant normalement, surtout dans une phase d'expansion à long terme, stimule évi­demment les investissements et joue dans le sens prévu par les auteurs de ces projets.

Ou bien on se place d'une manière tout à fait logique et cohérente dans le cadre du régime capi­taliste, et alors il faut reconnaître effectivement qu'il n'y a qu'un seul moyen d'assurer une augmentation constante des investissements, une relance industrielle basée sur l'augmentation des investissements privés, et c'est l'augmentation du taux de profit.

Ou bien on se refuse, en tant que socialiste, d'agir dans le sens de l'augmentation du taux de profit, alors il n'y a qu'un seul moyen de s'en sor­tir, c'est-à-dire le développement d'un puissant secteur public dans l'industrie, à côté du secteur privé, c'est-à-dire en pratique sortir du cadre capitaliste et de la logique du capitalisme, et pas­ser à ce qu'on appelle chez nous les réformes de structure anti-capitalistes.

Dans l'histoire du mouvement ouvrier belge des dernières années, nous avons vécu ce conflit d'orientation qui vous attend en France dans les années à venir, dès que vous connaîtrez une pre­mière poussée de chômage.

Des dirigeants socialistes dont je ne veux guère mettre en doute l'honnêteté personnelle, ont été jusqu'à dire d'une manière aussi brutale et aussi cynique que je viens de le dire il y a un instant : « Si vous voulez résorber le chômage à court terme dans le cadre du régime existant, il n'y a pas moyen d'agir autrement qu'en augmentant le taux de profit. » Ils n'ont pas ajouté, mais cela va de soi, que cela implique une redistribution du revenu national aux dépens des salariés. C'est dire qu'on ne peut pas, sans tromper les gens, prôner en même temps une expansion économi­que plus rapide, qui en régime capitaliste impli­que une hausse des investissements privés, et une redistribution du revenu national au profit des salariés. Dans le cadre du régime capitaliste, ces deux objectifs sont absolument incompatibles, du moins à court et à moyen terme.

Le mouvement ouvrier se trouve donc devant le choix fondamental entre une politique de réfor­mes de structures néo-capitalistes, qui implique l'intégration des syndicats dans le régime capita­liste et leur transformation en gendarmes pour le maintien de la paix sociale pendant la phase d'amortissement du capital fixe, et une politique foncièrement anticapitaliste avec développement d'un programme de réformes de structures antica­pitalistes à moyen terme, qui ont pour but essen­tiel d'enlever les leviers de commande sur l'éco­nomie aux groupes financiers, aux trusts et aux monopoles pour les mettre entre les mains de la nation, de créer un secteur public de poids décisif dans le crédit, l'industrie et les transports et d'appuyer le tout sur le contrôle ouvrier, c'est-à-dire l'apparition d'une dualité de pouvoir dans l'entreprise et dans l'économie dans son ensemble qui débouchera rapidement sur une dualité de pouvoir politique.
 
[1] ) La formule n'est pas tout à fait exacte. Par souci de sim­plification, nous ne tenons pas compte de la fraction du pou­voir d'achat des capitalistes destinée : 1° à la consommation propre des capitalistes; 2° à la consommation des ouvriers sup­plémentaires embauchés grâce aux investissements capitalistes.
 

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