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La nouvelle montée de la révolution mondiale

(Rapport au 9e Congrès Mondial de la IVe Internationale) 

Ernest Mandel, Publié sous le pseudonyme d’E.Germain

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Revue Quatrième Internationale n°37, 27e année, Mai 1969

I. LE SENS DU TOURNANT DE LA SITUATION MONDIALE EN 1968 

Les thèses sur la nouvelle montée de la révolution mondiale que nous présentons au Congrès résument en six points essentiels le tournant profond qui s'est produit dans la situation mondiale en 1968 :

1. La contre-offensive impérialiste, déclenchée au lendemain de la victoire de la révolution cubaine, a été mise en échec de manière décisive par la lutte héroïque des masses populaires vietnamiennes. Cette contre-offensive, dirigée essentiellement contre la révolution coloniale avait pour but d'empêcher à tout prix que ne se reproduisent les conditions permettant la transcroissance de cette révolution en révolution socialiste. Elle avait commencé par marquer des points importants, avant tout les coups d'Etat militaires victorieux au Brésil, au Congo-Kinshasa et en Indonésie qui ont déterminé des points d'arrêt momentanés de la révolution coloniale dans trois de ses épicentres principaux. L'intervention contre-révolutionnaire massive de l'impérialisme américain au Vietnam représentait en quelque sorte le point culminant de cette contre-offensive. Elle a échoué avant tout grâce au courage et à la combativité indomptables des masses vietnamiennes qui, depuis l'offensive du Têt 1968, sont passées à l'attaque contre les forces armées américaines et leurs fantoches, et les ont obligées de se retirer d'une grande partie des campagnes, où un nouveau pouvoir d'Etat, élu par les paysans pauvres, commence à être mis en place. L'ampleur imprévue du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis, que les marxistes-révolutionnaires essayent actuellement de faire pénétrer au sein de l'armée impérialiste qu'il faut décomposer, a joué un rôle important, bien que subsidiaire, dans le même sens. C'est l'ampleur du mouvement international de solidarité avec la révolution vietnamienne qui a obligé le Kremlin à lui accorder également une aide matérielle importante, bien que sans commune mesure avec ses possibilités et avec l'engagement des forces impérialistes.

2. La résistance victorieuse du peuple vietnamien a coïncidé avec un ralentissement général de la croissance de l'économie des pays impérialistes. La succession des récessions japonaise, italienne, française, britannique, ouest-allemande a débouché sur un premier mouvement de chute du taux de croissance de l'économie américaine en 1967-68 et conduira à une nouvelle récession américaine, sans doute cette année ou l'année prochaine. Ce ralentissement de la croissance de son économie a réduit la marge de manœuvre de l'impérialisme, déjà entamée par ailleurs par les coûts et les pertes imprévues de la guerre du Vietnam. Il en a résulté un durcissement général du Capital devant la classe ouvrière, sauf au Japon. Aux Etats-Unis, les salaires réels ont même cesse d'augmenter depuis plus de deux ans. En Allemagne occidentale, la première récession depuis la fin de la 2e guerre mondiale a fait baisser aussi pour la première fois la masse salariale globale. En France et en Italie, le taux de croissance des salaires, considérable au début des années 1960, s'est nettement ralenti à partir des récessions dans ces pays. En Grande-Bretagne, la politique réactionnaire de blocage des salaires, puis la politique des revenus du gouvernement Wilson, ont même par moment fait baisser les salaires.

3. II s'en est suivi un changement général de climat socio-économique en Europe occidentale qui a contribué à l'éclatement de la révolution de mai 1968 en France. Dans la plupart des pays impérialistes, un chômage massif des jeunes a réapparu résultant de la coïncidence du ralentissement de la croissance économique et de la poursuite de la 3e révolution industrielle, marquée par un accroissement exceptionnel de la productivité. Ce chômage a joué un rôle important pour transférer vers les entreprises l'esprit de révolte sociale manifestée par les étudiants sur les barricades. L'éclatement des premières luttes révolutionnaires de grande ampleur en Europe occidentale depuis vingt ans n'est ni un phénomène épisodique, ni un phénomène limite a un seul pays. Un climat social de pré-Mai s'établit en Italie et en Espagne, et même un pays comme la Grande-Bretagne évolue dans cette direction, fût-ce à un rythme plus lent. Ainsi, l'interrelation entre les trois grands secteurs de la révolution mondiale, telle qu'elle se manifestait au cours des vingt dernières années, se trouve profondément modifiée. Le prolétariat des pays impérialistes est de nouveau appelé à jouer un rôle important, sinon prépondérant, au sein de ce processus global, dans les années à venir.

4. La défense victorieuse de la révolution vietnamienne, puis la relance de la lutte révolutionnaire dans les pays impérialistes, a donné à la révolution coloniale le temps de dépasser les résultats les plus débilitants des échecs temporaires subis dans la période 1962.1967. La reprise a d'abord été nette dans le sud-est asiatique ou l’influence de la révolution vietnamienne a été la plus immédiate. Elle s'étend aujourd’hui progressivement à plusieurs secteurs de la péninsule indienne - à commencer par le Bengale occidental et oriental - puis à certains secteurs du monde arabe. Mais en Amérique latine et en Afrique se multiplient également les signes que cette reprise est soit imminente, soit qu'elle a déjà commencé.

5 Stimulé par la révolution vietnamienne et par la montée révolutionnaire en France, le mûrissement des conditions de la révolution politique dans les Etats ouvriers bureaucratiquement déformés ou dégénérés, déterminé en dernière analyse par les contradictions internes de la société de ces pays, s'est également accélère. L éclatement de larges luttes de masses en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie en a été la manifestation la plus importante. Mais il faut aussi classer dans la même catégorie des phénomènes comme le débordement très large de la direction maoïste par des masses de « gardes rouges» au cours de la dernière phase de la « révolution culturelle » en Chine et la réapparition d'une opposition communiste articulée en U.R.S.S., dont les manifestations ne sont plus seulement littéraires et idéologiques, mais directement politiques. En aggravant la crise des partis communistes internationalement, les différentes péripéties de la crise du système de domination de la bureaucratie soviétique ont desserre davantage le contrôle bureaucratique de ces partis sur des secteurs considérables du mouvement de masse qu'ils contrôlaient ou qu'ils contrôlent encore, favorisant ainsi la réapparition de groupes d'avant-garde autonomes, disposant d'une capacité d'initiative révolutionnai^.

6 L'apparition de cette vaste avant-garde révolutionnaire jeune, qui a des causes socio-politiques propres que la crise du stalinisme a simplement accentuées, permet d'envisager de manière plus concrète, et avec des perspectives de succès importants à plus courte échéance, la tâche historique centrale de notre époque : la solution de la crise de direction du prolétariat mondial. Si la montée révolutionnaire en France et en Tchécoslovaquie en 1968 a pu être, une fois de plus, endiguée par des forces contre. révolutionnaires, c'est évidemment parce que dans les deux pays une direction révolutionnaire adéquate, disposant d'une autorité suffisante dans les masses, faisait défaut. Cependant, l'ampleur de la montée révolutionnaire a été telle que, dans les deux cas la trahison des directions bureaucratiques n'a pas pu briser net le mouvement,.et que celui-ci regroupe sur la base de l'expérience acquise des forces conscientes et organisées, sans doute plus importantes en France qu'en Tchécoslovaquie, mais dont le renforcement marque dans les deux pays l'ouverture d'une étape nouvelle dans le processus de

formation d'une nouvelle direction révolutionnaire. Le même phénomène peut et doit se répéter dans les années devant nous dans une série de pays, et marquer ainsi une percée de la IVe Internationale, du moins au niveau de l’avant-garde.

Ces six facteurs nouveaux, pris dans leur ensemble, expliquent un véritable renversement de la situation mondiale. Il faut les considérer comme un tout cohérent, chaque facteur renforçant les autres.

Ce que cette modification reflète au niveau historique, c'est une nouvelle détérioration des rapports de forces entre l'impérialisme et les masses laborieuses, ainsi qu’entre les appareils bureaucratiques qui canalisent le mouvement de masse et ce mouvement lui-même. Dans ce sens, des remarques faites par divers camarades de notre mouvement, qui ont comparé l'année 1968 aux grandes années révolutionnaires de 1848 et de 1919, sont tout à fait justifiées, avec, en plus, que jamais auparavant on n’a connu une participation de masses aussi large aux grèves générales de France et de Tchécoslovaquie (ainsi que d'ailleurs aux grèves générales de 24 heures qui se sont succédé depuis lors en Italie), ni une extension en tache d'huile littéralement aux cinq continents dune explosion révolutionnaire comme celle des étudiants français.

Indépendamment des péripéties immédiates de ces mouvements, il est clair qu’ils reflètent des crises sociales extrêmement profondes et que ceux qui, comme la bourgeoisie et les appareils bureaucratiques comptent sur leur résorption rapide par une combinaison de réformes et de répression, se trompent lourdement. Mars 1969 l'a déjà confirmé pour la France, et nous en verrons sans doute bientôt une confirmation en Tchécoslovaquie également. Des mouvements d'une telle ampleur ne peuvent être endigués ou brisés en l'espace de quelques semaines ou de quelques mois. Ils se poursuivront au moins pendant plusieurs années, augmentant de ce fait les chances que le processus de construction d'une nouvelle direction révolutionnaire mûrisse avant que le pendule ne renverse fondamentalement son mouvement.

De ce fait, la bourgeoisie impérialiste et la bureaucratie soviétique, chacune dans leurs sphères respectives de domination, se trouvent placées devant un véritable dilemme : tant l'assouplissement que le durcissement de leur politique risque d'alimenter le processus révolutionnaire et d'en stimuler l'expansion. C'est ce dilemme qui explique en dernière analyse la crise de direction- qui se manifeste tant dans les principales capitales impérialistes qu'à Moscou. Mais la meilleure illustration de ce dilemme est offerte par les tergiversations des dirigeants de l'impérialisme américain confrontés avec l'échec de leur guerre contre-révolutionnaire au Vietnam.

Aussi bien l'impasse militaire manifeste dans laquelle ils se sont fourvoyés que les frais exorbitants de cette guerre — parmi lesquels il faut classer en bonne place le réveil d'un nouveau radicalisme de masse aux Etats-Unis, qui menace à la longue tout l'équilibre politique et social de la principale forteresse impérialiste — incitent les dirigeants de 'Washington à en finir avec la sale guerre du Vietnam. L'impopularité de cette guerre auprès de la majorité de la population laborieuse des Etats-Unis, déjà apparue avant et au cours de la campagne électorale de 1968, rend cet arrêt impérieux pour l'administration Nixon qui court au-devant d'une défaite électorale certaine si elle poursuit l'intervention au Vietnam.

Mais devant la combativité exemplaire des masses vietnamiennes et l'impossibilité de transformer son retrait du Vietnam en un « match nul » politique, Washington est obligé de constater que ce retrait conduit à une impasse analogue à la poursuite de la guerre. Car, sans même prendre en considération l'encouragement que ce retrait représenterait pour les masses révolutionnaires sur d'autres continents, le Pentagone note qu'il risque de stimuler considérablement l'insurrection armée dans plusieurs pays asiatiques, avant tout dans ceux limitrophes du Vietnam.

De tous ces pays, c'est l'Indonésie où la lutte armée des masses se réveille et la Thaïlande, où elle a déjà dépassé le stade initial de la consolidation des noyaux armés, qui inquiètent le plus l'impérialisme. En Thaïlande, l'impérialisme américain doit faire face à trois fronts de guérilla, dans le nord, le nord-est et le sud. Les sources bourgeoise» estiment que s'il y a quatre mille combattants armés, il y a un nombre inconnu de milliers de cadres communistes politiques, administratifs et propagandistes avec des paysans qui soutiennent la révolte (Far-Eastem Economic Review, 23 janvier 1969). Selon The Economist de Londres du 29 mars 1969, les guérillas thaï ont déjà commencé à lever des impôts — que les plantations de caoutchouc payent, ce qui en dit long sur les rapports de forces !

Pour Washington, la Thaïlande est la plaque tournante de tout son système militaire dans le sud-est asiatique, qui couvre un rayon allant des Philippines jusqu'au Bengale. Des centaines de millions de dollars y ont été dépensés pour construire quelques-unes des bases aéronavales les plus puissantes du monde. Là se trouvent déjà près de 100.000 soldats américains; il s'agirait d'y ramener le gros des troupes du Vietnam, si ce recul est décidé. Mais quel serait le sens de ce recul, s'il les implique, après un bref intervalle, dans une guerre qui deviendrait de plus en plus l'équivalent de la guerre.

Les hésitations de Nixon ne reflètent donc pas seulement les limites personnelles des plus médiocres de l’individu. Elles reflètent les difficultés inextricables dans lesquelles l'impérialisme s'est empêtré dans le sud-est asiatique. La guerre du Vietnam est coûteuse; mais se retirer risque de coûter aussi cher que d'y rester; et le» masses américaines sont de moins en moins prêtes à payer l'un ou l'autre prix.  

C'est dans cette situation que certaines voix se sont élevées au sein de la bourgeoisie américaine pour réviser sa politique à l'égard de la Chine. Nous ne croyons pas comme le font certaines tendances du mouvement ouvrier international, que cela reflète une volonté de Washington de s'associer à la Chine contre l'U.R.S.S. qui resterait son ennemi n° 1. Dans une situation de réveil révolutionnaire en Europe, l'impérialisme n'a vraiment aucun intérêt à pousser Moscou et les dirigeants des P.C. européens à revoir leur politique de « coexistence pacifique», bien au contraire- Nous croyons que ces manœuvres reflètent l'espoir qu'en échange d'une fin de leur mise en quarantaine, les dirigeants de Pékin joueraient le même rôle de frein au mouvement révolutionnaire en Thaïlande, en Indonésie et en Birmanie que Moscou a joué et joue en France et en Italie. Mais outre que cet espoir peut s'avérer illusoire — disons prudemment: peut, et non nécessairement: doit — parce que la ferveur révolutionnaire des masses jeunes en Chine et la situation intérieure dans le P.C. chinois pourraient fort bien déjouer ces calculs, il reste qu'il est peu probable que les masses indonésiennes et thaïlandaises se laissent démobiliser sur simple ordre de Pékin, après une expérience riche en luttes s'étendant sur plusieurs années, après avoir connu le prix terrible qu'elles paieraient pour la défaite, symbolisé par les massacres indonésiens de 1965, et après avoir pu constater par l'exemple vietnamien combien la lutte révolutionnaire est payante même contre l'armée la plus puissante du monde !

Le dilemme de l'impérialisme est donc réel, et indique de la manière la plus ramassée l'amélioration de la situation internationale du point de vue de la révolution mondiale depuis dix-huit mois.

II. — LA CRISE QUI SECOUE LA SOCIETE IMPERIALISTE EST UNE CRISE SOCIALE GLOBALE 

Quelles est la signification historique de Mai 1968 en France ? Qu'annonce-t-il pour les autres pays impérialistes dans les mois et les années à venir ? 

Certains sociologues bourgeois, allègrement suivis par les réformistes et les néo-réformistes de tout cru, ont affirmé qu'il n'y avait pas de véritable crise révolutionnaire en France, puisque ce pays ne se trouvait pas dans une phase de crise ou de récession économique, mais plutôt dans une phase de reprise. Ils ne semblent pas comprendre que cet argument — que personne n'a d'ailleurs invoqué en mai ou au début de juin, et pour cause ! — se retourne en réalité contre tous les apologistes ouverts ou voilés du capitalisme. 

Il est en effet impossible de nier que nous avons assisté en France à la grève générale la plus ample de toute l'histoire du capitalisme, qui laisse loin derrière elle non seulement Juin 36 mais même les grèves les plus larges en Allemagne entre 1918 et 1923. Il est de même impossible de nier que cette grève générale a entraîne, dans un mouvement de contestation des structures sociales, non seulement le prolétariat de la grande industrie et des services publics, — c'est-à-dire la partie la mieux organisée et la plus consciente de la classe ouvrière — mais encore des couches marginales et les nouvelles classes moyennes, techniciennes, qui, pour la première fois dans l’histoire de l'Europe capitaliste, se sont jointe» dans leur grande majorité à une remise en question du régime. 

Or, si tout cela se produit alors qu'il n'y a ni grave récession économique ni misère prononcée, cela reflète dès lors une crise sociale plus profonde, une crise sociale globale, un refus de la part de la majorité des forces vive» de la nation d'accepter le régime capitaliste et l'Etat bourgeois. Et cela laisse présager des explosions encore plus violentes si, aux causes fondamentales, structurelles, de la crise, devait s'ajouter une conjoncture économique déclinante. 

Il est utile de rappeler à ce propos qu'entre la révolution de 1848 et la réaction de la fameuse « Préface à sa Contribution à la Critique de l’Economie politique », Marx a modifie ses vues sur les causes profondes des révolutions sociales. Dans ses écrits sur la révolution de 1848, puis dans ses « Luttes de classe en France », il rattachait les révolutions sociales encore étroitement à des crises économiques de surproduction. Mais dans la « Préface de la Contribution à la Critique dé l’Economie politique » il précise la nature de l’époque de révolution sociale de manière beaucoup plus profonde : 

« A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s ouvre une époque de révolution sociale. » 

Et encore : 

« Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi : il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. » 

Ce que Mai 1968 a révélé en un éclair, c'est le fait que, malgré le long boom de l'économie impérialiste, cette contradiction fondamentale, loin de s être atténuée, s’est exacerbée au point où, pour la première fois, des millions de travailleurs la Prennent comme cible essentielle de leur action. Car c'est bien la l'aspect nouveau de la montée révolutionnaire qui se développe actuellement en Europe occidentale : elle y conteste de plus en plus directement, pour la première fois dans l’histoire des rapports antagonistes entre le Capital et le Travail, le pouvoir du capital, de ses représentants et de son Etat, de commander aux hommes et aux machines. Rien ne peut être plus fondamentalement révolutionnaire dans la société dominée par le capital monopoleur.  

Cette révolte instinctive ou, dans le meilleur des cas, semi-consciente des masses laborieuses contre les rapports de production capitalistes, ne tombe évidemment pas du ciel. Elle résulte en dernière analyse de l’aggravation sensible de la contradiction entre le développement des force productive et la survie de la survie de ces rapports de production. La crise des rapports de production capitalistes éclate dans tout le développement économique des quinze dernières années : dans l’impossibilité croissante d’assurer l’essor de la science et de la technologie dans le cadre de la propriété privée, et la nécessité qui en découle pour le Capital d’imposer une socialisation croissante de ces frais, voire de la majeure partie des investissements productifs sur lesquels ils débouchent ; dans l’impossibilité de contenir ces mêmes forces productives dans les cadres de l’Etat bourgeois national, tout aussi désuet que la propriété privée. Sans cette socialisation croissante des coûts de développement, et sans l’apparition des sociétés multinationales, la 3e révolution industrielle n’aurait pas pu se produire dans le cadre du régime capitaliste. 

A la crise de la propriété et à la crise de l’Etat bourgeois national, et de l’économie capitaliste « nationale », s’ajoute la crise des rapports hiérarchiques du travail. Ce n’est pas par hasard si ce sont les étudiants et les chercheurs qui ont été sensibles les premiers au caractère mystificateur de la justification de ces rapports par l’argument de la compétence. Mais au fur et à mesure que la 3e révolution industrielle chassera le travail non-qualifié de la vie industrielle et qu’elle élèvera le niveau de qualification et de culture de la classe ouvrière, sa révolte contre ces rapports hiérarchiques deviendra tout aussi aiguë, sinon plus aiguë encore que celle des travailleurs intellectuels et des étudiants aujourd’hui. 

Si nous accordons aujourd’hui une telle importance au problème du contrôle ouvrier, c’est parce que la lutte pour cette revendication transitoire peut et droit constituer le pont indispensable entre les nécessités objectives de la crise révolutionnaire qui monte en Europe capitaliste, et le niveau de conscience encore insuffisant des masses. Entre l’absence d’une direction révolutionnaire et l’insuffisance de ce niveau de conscience, il y a une interaction qu’il ne faut pas mésestimer. Le prolétariat a besoin d’une direction révolutionnaire pour renverser le capitalisme et prendre le pouvoir. Il ne suivra cette direction révolutionnaire que s’il atteint un certain degré de maturité de conscience révolutionnaire. La direction révolutionnaire peut à son tour contribuer au processus de maturation de cette conscience, en fournissant les médiations nécessaires entre ce que les travailleurs sentent confusément et ce qu’ils doivent comprendre, médiations sous forme de mots d’ordre et de thèmes de propagande d’abord, sous forme d’expériences de luttes ensuite. Croire que les travailleurs sont prêts à sauter d’un seul coup des objectifs immédiats à la conquête du pouvoir, qui implique notamment la gestion des entreprises par eux-mêmes, dans le cadre d’une planification socialiste, c’est se fier à des illusions. La campagne pour le contrôle ouvrier, et la lutte pour l’arracher, seront l’école indispensable pour convaincre l’avant-garde ouvrière de la nécessité tant de cette autogestion que de cette planification. 

En insistant sur la nature de la crise qui frappe actuellement la société impérialiste en tant que crise globale – avant tout en Europe occidentale, en tant que crise des rapports de production capitalistes, seule explication qui est, en définitive, capable d’intégrer des phénomènes comme la révolte universelle des étudiants et des jeunes, nous ne cherchons nullement à sous-estimer la portée des modifications qui sont intervenues dans la situation économique de l’impérialisme, et qui ont contribué à provoquer le retournement de la situation à partir de 1968.

Le ralentissement de la croissance se révèle également dans la succession des récessions depuis 1964, dans l’approfondissement de la crise du système monétaire international, qui est étroitement lié aux moyens utilisés par le Capital pour empêcher la transformation des récessions en de graves crises économiques, dans l’extension du phénomène de la capacité de production excédentaire qui frappe actuellement des branches aussi nombreuses de l’industrie capitaliste mondiale que l’industrie charbonnière, l’industrie textile, l’industrie sidérurgique et l’industrie pétrochimique. Il se révèle également dans le ralentissement de la croissance d’industrie qui ont en grande partie porté la longue phase d’expansion des deux dernières décennies. L’exemple de l’industrie automobile est à ce propos particulièrement significatif. Dans les six pays du Marché commun, le taux de croissance annuelle du parc automobile reste stable de 1955 à 1963, fluctuant autour de 16,6% par an. Puis il passe rapidement à 13,9% en 1964n 12,3% en 1965, 10,9% en 1966, 9% en 1967, 8,2% en 1968 et la Commission de Bruxelles prévoit qu’il continuera à baisser vers 6,6% au début des années 1970. Même en chiffres absolus, l’augmentation annuelle qui avait atteint 3 millions de voitures entre 1961 et 1966 baisse depuis lors et se stabilisera sans doute autour de 2,5 à 2,7 millions de voitures. 

La baisse lente mais constante du taux de profit, la concurrence internationale exacerbée, la concentration du capital accélérée, y compris sous sa forme de concentration internationale, se poursuivent fatalement dans ce cadre. Des experts capitalistes prévoient que d’ici quinze à vingt ans, quelque 250 ou 300 compagnies multinationales domineront l’économie capitaliste internationale. Il n’y a plus de chasses gardées devant la férocité de cette lutte de concurrence, propulsée par les besoins de mise en valeur de capitaux qui dépassent souvent le demi-milliard ou le milliard de dollars. Tandis que la pénétration américaine s’accentue en Europe occidentale, des trusts européens partent à l’assaut du marché des Etats-Unis, Volkswagen et Fiat s’assurent une place prépondérante sur le marché automobile du Brésil et de l’Argentine, cependant que le Japon conquiert des positions de plus en plus fortes non seulement dans l’est de l’Asie mais même en Australie, et que son trust de l’acier le plus puissant devient le deuxième du monde, capable même de contester la première place à l’US Steel Corp, depuis plus d’un demi-siècle prédominante dans l’industrie sidérurgique mondiale.

Dans ces conditions, les efforts capitalistes de réorganiser tant bien que mal les structures politiques et juridiques pour contenir cette dynamique redoutable de la concentration capitaliste, telle la création du Marché commun européen, apparaissent comme déjà dépassés. Encore plus pitoyables sont les tentatives des partis krouchtchéviens, imités par des groupes maoïstes, de se faire les défenseurs de la « souveraineté nationale » devant cette poussée d’internationalisation du capital. La seule riposte possible à cette poussée ne peut être que celle d’une organisation internationale, voire mondiale, de l’économie capitaliste, de l’économie socialisée et réorganisée sur une base consciente. Les thèses les plus audacieuses des marxistes-révolutionnaires d’il y a trente ans apparaissent aujourd’hui comme des lieux communs, tant les besoins économiques et sociaux ressentis par des millions de travailleurs et de jeunes en réclament la réalisation.

C’est surtout aux camarades japonais et nord-américains de tirer de cette expérience exaltante de Mai 68 en France, et de tout ce qu’elle implique pour l’Europe capitaliste, les conclusions qui s’imposent. La France n’est pas le pays capitaliste qui possède l’industrie ou l’économie la plus avancée ; elle ne l’a d’ailleurs jamais été. Mais c’est le pays où, pour reprendre la phrase d’Engels, « les luttes des classes ont été menées chaque fois, plus que partout ailleurs, jusqu’à la décision complète, et où, par conséquent, les formes politiques changeantes, à l’intérieur desquelles elles se meuvent et dans lesquelles se résument leurs résultats, prennent les contours les plus nets ». Ces contours les plus nets, dans la phase actuelle de nouvelle montée de la révolution mondiale, c’est Mai 68 qui les ont révélés, et nous les retrouverons dans les années à venir, dans la plupart des pays impérialistes importants. 

III - LA MONTEE DE LA REVOLUTION POLITIQUE DANS LES ETATS OUVRIERS BUREAUCRATIOUEMENT DEFORMES OU DE SES A LA LUMIERE DE L'EXEMPLE TCHECOSLOVAQUE

Les thèses rappellent comment, au lendemain de l'écrasement de la révolution hongroise, un climat « réformiste » s’est graduellement établi en URSS et dans la plupart des pays dits de démocratie populaire, et quels ont été les facteurs qui ont sapé les illusions des masses de voir leurs objectifs – qui restent foncièrement pareils à ceux de la révolution hongroise – réalisés progressivement, par voie de réformes octroyées d’en haut, par une aile « éclairée » de la bureaucratie. Nous ne reprendrons pas ici toute cette analyse. Nous nous contenterons d’indiquer qu’avec le recul de ces illusions en URSS et en Europe orientale, certains tendances dans le mouvement ouvrier international, qui manifestaient des illusions analogues, commençaient également à s’en défaire. L’exemple le plus important à ce propos est celui d’Isaac Deutscher qui, vers la fin de sa vie, se rapprochait de l’inévitabilité d’une révolution politique antibureaucratique en URSS et en Europe orientale, concept dont il s’était écarté une vingtaine d’année auparavant.

Pour compléter l’analyse des thèses, il est utile aujourd’hui de mettre à nu les mécanismes qui ont déterminé la montée de la révolution politique anti-bureaucratique en Tchécoslovaquie, puis entraîné l’intervention militaire de la bureaucratie soviétique. Ces mécanismes sont sans aucun doute une indication de ce qui arrivera en URSS dans les années à venir.

L’origine de la crise du pouvoir de la bureaucratie en Tchécoslovaquie a été objective : l’arrêt total de la croissance économique au début des années 1960 et la transformation, en moins de dix ans, de la République socialiste tchécoslovaque, d’un pays à l’avant-garde de la technologie industrielle et scientifique en Europe en un pays qui était en train de rater la 3e révolution industrielle. Dans les conditions d’apathie politique généralisée, provoquée par le régime policier de Gottwald et de Nowotny et accentué encore par le retard de la déstalinisation par rapport à plusieurs pays voisins, cette crise objective provoqua une division au sein de la bureaucratie tchécoslovaque. Une aile dite « libérale » se dégagea, partisan d’un système de gestion et de planification économiques plus « efficaces ». Cette aile technocratique devait exiger des mesures de « libéralisation » politique et idéologique, partant de ses objectifs économiques. Il est en effet impossible d’accroître l’indépendance et l’esprit d’initiative des cadres de l’économie, s’il n’existe pas un minimum de liberté de discussion et de défense d’opinions non-conformistes sur le plan idéologique, donc aussi politique.

L’aile technocratique de la bureaucratie reçut un appui rapide de la part des écrivains, des savants et des journalistes, couches qui souffraient le plus de l’étouffante atmosphère stalinienne qui s’était appesantie sur un pays de vieille tradition industrielle et libérale bourgeoise. Face à ce bloc, les vieux staliniens ne faisaient plus le poids et commençaient à perdre pied. Leurs tentatives de saboter différents mouvements de réformes furent déjouées par une première intervention autonome des masses, celle des étudiants en octobre 1967, qui dressa l’opinion ouvrière contre les forces de répression et aboutit au Plénum de janvier 1968 du CC du PC tchécoslovaque.

Jusqu’à ce point, nous assistons au déroulement classique d’un conflit inter-bureaucratique, dans lequel les deux ailes ont peur de faire réellement appel aux masses et celles-ci restent dans l’expectative. Il n’y avait pas grand chose d’attrayant pour les masses ouvrières dans le programme des réformateurs « libéraux » ; elles pouvaient même craindre que leur situation matérielle, déjà fort médiocre, allait encore empirer par suite des conséquences objectives de quelques-unes des mesures proposées par les technocrates, tels la hausse des prix des produits de consommation, la réduction des avantages de la Sécurité sociale, les licenciements dans les entreprises et la réapparition du chômage. Il faut aussi rappeler que pendant toute cette phase la question de l’autogestion ouvrière ne fut point soulevée.

Trois facteurs ont progressivement modifié la situation et déterminé une politisation et une activité autonome croissantes des masses.

D’abord il y eut la « percolation » de la déstalinisation vers l’organisation syndicale, le remplacement massif de délégués syndicaux nommés d’en haut par des délégués élus par les travailleurs, et la pénétration d’un certain nombre de ces délégués dans l’appareil syndical lui-même.

Ensuite, il y eut l’initiative prise par cet appareil de propulser un début d’autogestion ouvrière – plus exactement de cogestion ouvrière – dans un certain nombre de grandes entreprises du pays, et la participation plus large d’un certain nombre de collectifs ouvriers d’usines aux débats publics sur la réforme économique.

Finalement, il y eut la pression brutale et cynique de la bureaucratie soviétique et de ses agents pour imposer au PC et aux travailleurs tchécoslovaques une direction vomie par l’immense majorité de ceux-ci. Cette pression provoqua un tournant dans l’attitude des masses populaires, visible dès le mois de juin 1968 par l’étonnant succès de la campagne de collecte des signatures à l’appui de l’équipe Dubcek, organisée par les étudiants. Si les deux premiers mobiles de politisation de la classe ouvrière tchécoslovaque étaient des mobiles d’intérêt de classe, le troisième était un mobile de défense du droit du peuple travailleur à choisir librement sa direction, sans ingérence de la bureaucratie soviétique.

C’est en riposte à l’intervention militaire du Kremlin et de ses satellites que la montée de la révolution politique en Tchécoslovaquie a atteint son point culminant : l’activité politique de la classe ouvrière pendant la semaine décisive d’août fut la plus élevée qu’on ait connue en Europe orientale depuis la révolution hongroise. Vu la différence de structure sociale du pays, elle était d’ailleurs beaucoup plus décisive dans tout le processus de résistance qu’elle ne l’avait été en Hongrie. Les organes d’autogestion ouvriers, les délégation syndicales d’usines, certains groupements d’usine et de quartiers ouvriers du PC, souvent appuyés par des fractions de l’appareil d’Etat et la plupart du temps entraînés par les étudiants révolutionnaires, jouèrent le rôle d’organes de dualité de pouvoir et de mobilisation large des masses. Devant l’ampleur exceptionnelle de cette mobilisation, qui risquait de transformer le facile succès de l’opération militaire du Kremlin en une faillite politique totale, la bureaucratie soviétique effectua un tournant. Elle abandonna pour le moment l’idée de substituer à l’équipe Dubcek une équipe plus servile, et se servit de l’aile libérale de la bureaucratie pour saper la combativité des masses. Une fois ce principal danger éliminé, il lui serait relativement facile de se débarrasser des libéraux capitulards.

Cette tactique du Kremlin s'est heurtée encore une fois à des obstacles imprévus, surtout grâce au degré élevé de mobilisation qui caractérisait l'attitude de la classe ouvrière pendant de longs mois, et aux rapports multiples que les étudiants révolutionnaires avaient tissés avec des secteurs ouvriers d'avant-garde. Mais cet interlude touche maintenant à sa fin. Profitant des « incidents de la partie de hockey sur glace », vraisemblablement mis en scène par des provocateurs, la fraction pro-stalinienne a commence à marquer ces jours-ci des points importants. Le fossé entre l’équipe Dubcek et les masses commence à se creuser. L'avant-garde anti-bureaucratique commence à être isolée L'aile marchante des syndicats commence à se retrancher dans des positions d’auto-défense purement économique. Même l'expérience de cogestion ouvrière commence à être profondément dénaturée, surtout si on sait que plus de 70  des membres de ces conseils ouvriers sont actuellement des techniciens et des cadres !

Il est probable que, malgré quelques soubresauts toujours possibles et qui peuvent même être violents, la montée de la révolution politique anti-bureaucratique ne trouvera pas d'issue dans les seuls cadres de la Tchécoslovaquie. Cette issue ne peut venir que d'une extension internationale de la montée, avant tout en URSS même. Il faut donc examiner les leçons qu'on peut déduire de l'expérience tchécoslovaque en ce qui concerne les conditions de maturation de la révolution politique en URSS même.

Nous ne reprendrons pas ici l'analyse faite préalablement par notre mouvement des contradictions objectives de la dictature bureaucratique en URSS, dans le domaine économique, social, culturel et idéologique. Examinons plutôt, a la lumière des réactions du Kremlin aux événements tchécoslovaques, ce qui a réellement inquiète la bureaucratie soviétique, et ce qui a même provoque des réactions d affolement par moment.

Il est clair que ce n'est pas la « libéralisation » économique qui a inquiète le Kremlin. Tous ceux qui ont voulu justifier l'intervention soviétique, en tout ou en partie, par de prétendus dangers de restauration du capitalisme résultant de cette « libéralisation », en ont été pour leurs frais. Comme nous Pavions prévu des l’époque précédant l'intervention militaire, le Kremlin n'a pas l'intention de modifier quoi que ce soit dans les réformes économiques introduites en Tchécoslovaquie. Quant a l'expansion du commerce avec les pays impérialistes, et même les investissements étrangers de capitaux, la bureaucratie soviétique pousse elle-même dans cette voie au moins autant si ce n'est plus que ne le fit l'équipe Dubcek-Sik. 

Les points de mire de l'intervention soviétique ont été, par ordre d'importance : 1) La modification des statuts du P.C. rétablissant le droit de tendance ; 2) L’autorisation d'organisations révolutionnaires indépendantes du P.C; 3) L’abolition de la censure et du contrôle de l’appareil central du PC sur toute la presse, la radio et la télévision ouvrières ; 4) Les pas faits en direction de l'autogestion ouvrière; 5) Le projet d'introduction d'un véritable fédéralisme, d'un véritable pouvoir autonome des Républiques tchèque et slovaque. Ces réformes convergeaient toutes vers un point central : l'ébranlement du monopole du pouvoir politique de la bureaucratie. Subsidiairement, les courroies de transmission entre le Kremlin et la bureaucratie tchécoslovaque — c'est-à-dire le contrôle exercé sur la police secrète, tes forces de sécurité et l’armée tchécoslovaque par des agents directs du Kremlin - devaient, aux yeux de la bureaucratie soviétique, être détendues ou rétablies à tout prix. 

Si nous décalquons cette analyse sur les tensions politiques et sociales qui montent en URSS, nous pouvons préciser les voies qu'y emprunte la montée de la révolution politique de la manière suivante: lutte pour l'approfondissement de la déstalinisation par les forces intellectuelles et jeunes qui réclament que toute la vente soit faite sur les crimes de Staline, que toutes ses victimes soient réhabilitées, qu’une large liberté de discussion s'établisse non seulement en matière scientifique (ou elle est irrépressible) et artistique, mais encore idéologique et politique ; lutte pour le rétablissement des normes léninistes de la vie intérieure du parti, notamment pour le rétablissement du droit de tendance ; lutte pour une véritable égalité en droits des nationalités de l’Union soviétique et pour un système d'Etat réellement fédéral; défense des intérêts de la classe ouvrière non seulement en tant que consommateurs mais aussi et surtout en tant que producteurs, avec poussée vers une planification fondée sur l'autogestion ouvrière démocratiquement centralisée. 

C'est autour de ces poussées de base que doit s'articuler un programme de transition pour les Etats ouvriers bureaucratiquement déformés. Ce sont ces poussées qui commencent à se produire en U.R.S.S., que la bureaucratie soviétique craint de plus en plus dans son propre pays, que l'ébullition, notamment en Ukraine ou la cause tchécoslovaque était fort populaire, a clairement révélées et que l'intervention militaire en Tchécoslovaquie, loin  de  les  avoir  étouffées,  les   a  sans  doute   stimulées. Nous venons d’apprendre, par l'intermédiaire d'un rapport confidentiel transmis par l’ambassadeur tchécoslovaque à Moscou et auquel le journal Le Monde a fait allusion que plus de 80 cellules du P.C.U.S. avaient protesté contre l'intervention militaire en Tchécoslovaquie. Pour la première fois depuis l'écrasement de l'Opposition de Gauche, une opposition politique ouverte et publique s'est manifestée en URSS Voilà un autre aspect dû tournant historique qu'a représenté l'année 1968. 

La bureaucratie au pouvoir dans les Etats ouvriers n'est pas restée insensible aux forces motrices de la révolution politique qui monte. Elle a réagi à sa manière, par une alternance de concessions et de répressions, et quelquefois par une combinaison des deux. La question que se sont posés beaucoup de tendances du mouvement révolutionnaire, à savoir comment mesurer exactement la nature des différents courants politiques au sein de la bureaucratie, est condamnée à rester sans réponse, si l'on ne part pas de la conception du programme de la révolution politique comme un tout cohérent, visant à établir un régime de démocratie socialiste fondé sur la propriété collective et l’économie planifiée. En effet, cette révolution politique devra à la fois assurer l’exercice démocratique du pouvoir politique par les travailleurs, la gestion de l’économie par les travailleurs eux-mêmes, le renversement radical des tendances vers l’inégalité sociale de plus en plus cristallisée, et le retour vers une politique inter-nationale visant à appuyer le processus de la révolution socialiste mondiale. 

Dans chacune des tendances du mouvement communiste international qui se manifestent aujourd'hui sur le plan international, des réformes progressistes sur certains plans sont combinées avec des régressions manifestes sur d'autres. Les titistes prônent des progrès sur le plan de l'autogestion ouvrière et de la démocratisation politique, combines avec une régression vers l'inégalité sociale de plus en plus prononcée et une politique internationale de plus en plus droitière. Les maoïstes prônent un progrès sur le plan de l'égalitarisme social et de l'orientation internationale révolutionnaire, combines avec des régressions manifestes sur le plan de la démocratie ouvrière et un refus de poser le problème de l'autogestion ouvrière. Les fidélistes partagent avec nous beaucoup de conceptions dans le domaine de la lutte contre l'inégalité sociale et pour un cours vers la révolution mondiale ; ils peuvent se rapprocher de notre point de vue en matière d'autogestion ouvrière démocratiquement centralisée, mais ils ne comprennent pas le problème de la démocratie socialiste. Seul notre mouvement pré-sente à ce propos une position cohérente, qui répond à l'ensemble des problèmes fondamentaux posés par la nécessité de reconstruire les sociétés issues du renversement du capitalisme sur la base de l'exercice du pouvoir par les masses laborieuses elles-mêmes.  

IV. — QUELQUES PROBLEMES DE LA REPRISE DE LA REVOLUTION COLONIALE 

La reprise de la révolution coloniale, dont les prodromes ont été très nets depuis un an, pose une série de problèmes généraux et particuliers, que nous voudrions rapidement rappeler ici. Les problèmes généraux concernent les rapports sociaux et politiques entre les différentes classes et couches sociales, dont la dynamique détermine en dernière analyse le processus de la révolution coloniale. Les problèmes particuliers ont trait aux obstacles spécifiques qui ont empêché pendant la phase précédente un nouveau bond en avant de la révolution coloniale dans chacun de ces épicentres principaux : révolution latino-américaine ; révolution arabe ; révolution africaine ; révolution dans le sud-est asiatique ; révolution dans la péninsule indienne. Comme il y a au Congrès une discussion à part sur la révolution latino-américaine, et que de nombreuses questions concernant la révolution arabe peuvent être traitées plus à fond dans la discussion a un autre point de l'ordre du jour, je dirais quelques mots sur les problèmes de la révolution africaine et sur ceux de la révolution dans la péninsule indienne. 

D'abord quelques problèmes généraux de la reprise de la révolution coloniale. Lés thèses rappellent qu'un des traits principaux de la période qui coïncide avec la contre-offensive impérialiste 1962-1967 a été l'effondrement d'une série de directions traditionnelles du mouvement anti-impérialiste, directions nationalistes bourgeoises ou petites bourgeoises qui ont progressivement épuisé leur capacité de mobiliser de larges masses, voire leur crédit politique dans les masses les plus exploitées de leur pays. La chute successive de Ben Bella, de Nkrumah et de Sukarno, le déclin du parti du Congrès en Inde et de la Ligue Musulmane au Pakistan, le déclin du péronisme poli-tique en Argentine et de l'A.P.R.A. au Pérou, sont les manifestations les plus nettes de ce processus de décomposition. Dans d'autres cas, le déclin n'en est qu'au niveau de la perte d'influence prépondérante au sein de l'avant-garde, comme dans le cas du nassérisme au sein de l'avant-garde révolutionnaire arabe. Mais le phénomène en lui-même semble bien être universel. Toute la mythologie sur le « tiers-monde » au sens politique du terme, sur le « neutralisme actif » et le « non-engagement », ainsi que leur reflet kroutchévien dans la théorie de la « voie de développement non-capitaliste » mais en même temps non-socialiste s'est effondré dix ans à peine après la conférence de Bandung.

Sur les causes de cet effondrement, notre mouvement s'est déjà prononcé, et un bref rappel suffira à ce propos. L'approfondissement de la crise sociale dans les pays semi-coloniaux s'est poursuivi après l'octroi ou la conquête de l'indépendance politique. Les contradictions sociales se sont exacerbées. Le mouvement de masse a continué à s'amplifier. Les exemples de la révolution chinoise, cubaine, vietnamienne, ont exercé une force d'attraction de plus en, plus nette sur les masses.

Par ailleurs, l'impérialisme a accéléré ce processus de polarisation en intervenant de manière de plus en plus ouvertement contre-révolutionnaire. Dans ces conditions, il n'y avait plus de marge historique pour un anti-impérialisme bourgeois ou petit-bourgeois limité. La révolution réclamait d'une part de plus en plus une transcroissance immédiate vers des mesures socialistes; elle exigeait d'autre part une mobilisation de plus en plus large des masses dé plus en plus radicalisées contre l'impérialisme et ses alliés indigènes. Pour toutes les raisons d'intérêts sociaux et d'oscillations politiques que nous leur connaissons, les directions traditionnelles nationales bourgeoises et petites-bourgeoises nationalistes soit ont été impuissantes à opérer ce virage, soit s'y sont même de plus en plus résolument opposées. Ainsi, le sol s'est littéralement dérobé sous leurs pas.

Mais nous savons aussi que le recul du mouvement de masse, découlant des succès temporaires que l'impérialisme a pu remporter dans sa lutte contre la révolution coloniale, ne peut être que d'une durée brève. Tous les motifs économiques, sociaux et politiques qui stimulent la lutte anti-impérialiste restent présents. Les équipes réactionnaires installées au pouvoir avec l'aider ou la tolérance de l'impérialisme sont incapables de sortir la société semi-coloniale de son marasme historique. Alors se pose la question : cette nouvelle montée de lutte de masse, dont les grandes mobilisations étudiantes en Amérique latine en 1968, la résistance croissante des masses palestiniennes à l'occupation sioniste, la montée révolutionnaire au Bengale occidental et oriental, le déclenchement de la lutte armée en Indonésie et les progrès des guérillas dans une série de pays du sud-est asiatique) sont les signes précurseurs les plus nets ; cette nouvelle montée de luttes de masse sera-t-elle confrontée avec un bloc compact de l'impérialisme, de l’oligarchie traditionnelle, de la bourgeoisie compradore, de la bourgeoisie nationale, et des équipes politiques petites-bourgeoises nationalistes traditionnelles, ou bien sera-t-elle le signal d'une nouvelle différenciation politique au sein de ces forces sociales conservatrices, de l'apparition de nouvelles tentatives de canaliser le mouvement de masse ressurgi vers des objectifs autres que ceux de la révolution socialiste ?

Nous ne pouvons pas encore répondre de manière catégorique à cette question ; mais toute l'expérience du passé tend à donner à cette question une réponse affirmative. L'impérialisme, la bourgeoisie nationale, la petite-bourgeoisie nationaliste, continueront à manœuvrer aussi longtemps qu'ils survivront et qu'ils auront un minimum de moyens matériels de manœuvre. L'engagement des forces impérialistes américaines dans le sud-est asiatique, la nécessité de regarnir le front européen de l'impérialisme, nettement menacé, la réduction des réserves dont dispose l'impérialisme, notamment par suite du ralentissement de la croissance économique et de la crise du dollar, tout cela renforce la probabilité de certains replis, de certaines nouvelles tentatives de canalisation du mouvement de masse. Les divisions qui apparaissent au sein de. la dictature indonésienne et brésilienne, la farce électorale en Thaïlande qui a sans aucun doute stimulé le processus de politisation des masses, la montée de sentiments et d'actions anti-impérialistes aux Philippines, le rétablissement de quelques libertés démocratiques, très limitées il est vrai, au Ghana, et jusqu'aux manœuvres anti-impérialistes de la junte militaire au Pérou, sont toutes des indices de nouvelles fissures qui apparaissent au sein des forces contre-révolutionnaires dans les pays semi-coloniaux.

Mais si nous disons qu'il faut s'attendre à des manœuvres de ce genre, et qu'il serait illusoire de penser que les masses, dorénavant, n'auraient plus qu'un choix simple et clair entre la contre-révolution ouverte d'une part et la révolution permanente de l'autre, nous devons cependant souligner qu'il ne faudrait point en conclure qu'il subsiste des chances d'une période de libertés démocratiques et de climat constitutionnel prolongé, coïncidant avec la montée du mouvement de masse. A ce propos, des exemples aussi distants les uns des autres que la répression sanglante du mouvement des étudiants au Mexique et que la restauration — toute temporaire, nous l'espérons — de la dictature militaire au Pakistan indiquent clairement que ni l'impérialisme ni la réaction indigène des pays semi-coloniaux n'ont abandonné ce qu'on pourrait appeler « la ligne de Saint-Domingue » ; ne tolérer à aucun prix et sous aucune condition une montée du mouvement révolutionnaire qui crée une situation insurrectionnelle avec des masses années, même sous une direction libérale-bourgeoise et anti-communiste traditionnelle. C’est dans ce sens que nous parlons d'une nouvelle phase historique de la révolution coloniale, et d'un débordement inévitable de ces vieilles directions par un processus de révolution permanente.

En ce qui concerne les problèmes spécifiques de la révolution africaine à son étape actuelle, je me limiterais à deux remarques. D'abord, nous soumettons à ce congrès un bulletin de discussion avec trois articles qui s'efforcent de fournir une analyse marxiste de la guerre civile au Nigéria, rédigés par des camarades africains eux-mêmes. Une quatrième contribution, qui nous est venue du Ghana, est parvenue trop tard pour être incluse dans ce Bulletin ; nous nous efforcerons de la distribuer au cours du congrès. A travers cette guerre civile, le marxisme révolutionnaire a été confronté avec un des problèmes les plus complexés qui se soit jusqu'ici posé pour lui : le problème de la formation des nationalités, de l'éclosion du fait national, dans des pays où n'a existe aucune tradition de lutte nationale-bourgeoise, et où le tribalisme et le féodalisme ont fourni les structures politiques essentielles du nationalisme, même si celui-ci recouvre manifestement des phénomènes d'accumulation primitive des capitaux. Inutile de souligner les possibilités de manœuvre ouvertes pour l'impérialisme et la bureaucratie soviétique, du fait de cet exemple extrême du développement inégal et combiné. Mais il importe de saisir, au-delà de l'aspect spécifiquement nigérien de cette question, le problème théorique plus vaste qu'il soulève dans une société sous-développée comme celle de la majeure partie de l'Afrique noire. Car on peut être certain de le retrouver demain dans d autres pays, sur le chemin de la confrontation de plus en plus résolue qui oppose les forces révolutionnaires et les forces contre-révolutionnaires sur le continent africain.

C'est précisément parce qu'elle est le seul pays de l'Afrique noire qui est économique-ment, socialement et culturellement beaucoup plus développé, que l'Afrique du sud occupe une position spéciale dans le processus de développement de la révolution africaine. Pour cette raison elle constitue un bastion impérialiste, dont les investissements représentent, si on y ajoute ceux de la Rhodésie, plus de la somme totale de tous les investissements impérialistes privés dans le reste de l'Afrique noire. Pour la même raison il y a un prolétariat sud-africain particulier, fort similaire au prolétariat agraire cubain d avant la révolution, qui est en partie prolétariat industriel et minier et en partie prolétariat des fermes, tantôt urbanisé et tantôt renvoyé vers ses réserves, qui est à la fois paysannerie pauvre et prolétariat, et qui possède de ce fait une capacité objective énorme de rassembler l'immense majorité de la population sud-africaine dans une lutte armée anti-impérialiste et anticapitaliste résolue.

Nos propres camarades sud-africains, sur là base de toute leur expérience, sont arrivés a la conclusion que telle est la voie à suivre pour un soulèvement qui s'annonce sans doute le plus dur que l'Afrique ait connu, un des plus durs que le monde aura connu ou 1 impérialisme peut s'appuyer sur une couche bourgeoise et petite bourgeoise blanche large qui se battra par tous les moyens, mais où la combativité et l'héroïsme des masses seront a la mesure de l'oppression, de l'exploitation et des humiliations innombrables quelles subissent et dont elles ont pleinement pris conscience. Aider nos camarades sud-africains a organiser cette lutte révolutionnaire est une des tâches les plus importantes des marxistes révolutionnaires de par le monde.

Les problèmes de la révolution dans la péninsule indienne se posent aujourd'hui sous une forme différente. Dans l'immensité de ce sous-continent, où la bourgeoisie nationale au pouvoir n a même pas réussi à créer les cadres politiques et juridiques d'un marché national unifie, ou la famine peut régner dans une région alors qu'il est interdit d’y transporter les surplus de vivres d'une région voisine, il s’agit avant tout de modifier une tradition séculaire de soumission et d'apathie chez les masses les plus exploitées, que, successivement, le système des castes, la domination colonialiste britannique et l’idéologie gandhiste de la bourgeoisie ont renforcé ou consolidé Il est peu probable que dans ce pays immense la révolution éclate partout a la fois. Il est plus probable que le processus inégal de mûrissement de la crise révolutionnaire privilégiera certains Etats comme le Bengale ou le Kerala. C'est de toute façon à cette éventualité que se prépare activement, dès maintenant, l'impérialisme américain, qui escompte 1 éclatement de l’Union indienne.

Vu les dimensions du pays, les forces politiques cristallisées, le caractère explosif de la misère dans les grandes villes prolétariennes, il n'y a aucune raison de prôner plus longtemps que la situation reste ce qu'elle est de petits soulèvements isolés à la campagne, qui ne peuvent même pas prendre la forme d'une guérilla organisée, sans parler de celle d une jacquerie. Il s'agit au contraire de promouvoir des expériences audacieuses de réveil et d'organisation des masses, les plus opprimées, les paysans sans terre et les ouvriers agricoles à la campagne, les intouchables et les habitants des taudis des grandes villes, pour modifier les rapports de force sociaux qui restent défavorables au prolétariat organisé qui risque d'être noyé dans l'océan de la campagne indienne. Voila où se trouve, à notre avis, la clé de la révolution indienne.  

Toutes les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier indien, y compris le Parti Communiste dit de gauche, ont failli à cette tâche, notamment parce que leurs cadres dirigeants provenaient presque sans exception des castes supérieures et des couches de propriétaires fonciers. Si nos camarades indiens, après avoir renforcé leur organisation et formé le nombre de cadres nécessaires pour s'attaquer à pareille tache, réussissent à rompre avec cette tradition, à se lancer dans le travail d'organisation et d'action révolutionnaires parmi ces masses les plus pauvres, alors la nature explosive de la situation en Inde apparaîtra non seulement à Calcutta ou parmi les ouvriers de plantation de l'Assam, mais elle pourra apparaître dans des zones beaucoup plus vastes, qui seront les berceaux naturels de la révolution indienne. Aujourd'hui encore ce conseil peut paraître prématuré, car nous en sommes encore au rassemblement initial des cadres, sans lesquels aucune action plus large n'est possible. Mais l'expérience nous a enseigné que ce rassemblement est plus facile et plus adéquat si une organisation dispose d'un plan stratégique à plus long terme ; c'est celui-ci qu'il s'agit d'élaborer.

V — LA PLACE DU 9e CONGRES MONDIAL DANS LE PROCESSUS DE CONSTRUCTION DE LA NOUVELLE DIRECTION REVOLUTIONNAIR

La IV Internationale se trouve aujourd'hui à un tournant de son histoire. Ce tournant a été rendu possible par l'interaction de deux facteurs : la nouvelle montée de la révolution mondiale, avec un poids beaucoup plus grand des pays impérialistes et des formes de montée révolutionnaire qui incluent quelques-unes des formes dites classiques de la révolution socialiste, avec une intervention plus massive du prolétariat industriel dans ce processus d'une part ; l'apparition d'une nouvelle avant-garde jeune à l'échelle mondiale, comptant des millions d'étudiants, de lycéens, de jeunes ouvriers capables d'être mobilisés pour des causes anti-impérialistes, anti-capitalistes et objective-ment révolutionnaires, au sein de laquelle l'influence des vieilles directions traditionnelles du mouvement ouvrier est en déclin rapide sinon, par endroits, en quasi-liquidation, et qui n'ont plus les préjugés anciens à l'égard du marxisme révolutionnaire et du trotskysme d'autre part.

La combinaison de ces deux facteurs a radicalement amélioré les chances de construction de notre mouvement. Elle a créé des possibilités pour les marxistes révolutionnaires de combler le vide créé par la passivité criminelle des khrouchtchéviens et des sociaux-démocrates envers des événements comme l'agression de l'impérialisme américain à l'égard de la révolution vietnamienne. Le rôle que nos sections et nos militants ont pu jouer dans la lutte contre la guerre du Vietnam dans de nombreux pays du mouvement, aussi distants les uns des autres que le Japon et la Grande-Bretagne, le Canada et la Belgique, le rôle qu'ils ont pu jouer dans l'animation et la radicalisation par étapes du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis, a clairement exprimé ces possibilités nouvelles. Des militants marxistes révolutionnaires ont organisé des meetings comptant des milliers d'assistants. Ils ont participé à des manifestations qui comptaient quelquefois des dizaines de milliers de participants. Ils ont pu prendre la parole devant des milliers et des milliers de jeunes.

Mais c'est en France que la jonction d'une montée révolutionnaire et de l'accumulation primitive de cadres marxistes révolutionnaires a véritablement symbolisé la nouvelle étape d'expansion du trotskysme international. Grâce à l'intervention audacieuse et politiquement adéquate de nos camarades jeunes en mai-juin, les bases ont été jetées pour une percée de l'organisation marxiste révolutionnaire qui dépasse tout ce que notre mouvement a connu dans le/ passé. Cette percée permet d'envisager un processus accéléré de rassemblement de jeunes cadres ouvriers, ce qui prépare un nouveau saut qualitatif, pour autant que les conditions objectives ne se modifient pas fondamentalement et que de graves erreurs d'orientation puissent être évitées.

L'exemple de la France, nous en sommes convaincus, peut rapporter des fruits immédiats dans plusieurs autres pays, et ce non seulement en Europe. Mais cet exemple doit surtout être étudié et apprécié par nos sections et nos militants dans tous les pays pour saisir le tournant de notre situation et les dimensions nouvelles dans lesquelles se place dorénavant la question de la construction du parti et de l'Internationale révolutionnaires.

Certes, quand nous parlons des possibilités de percée de notre mouvement à l'image de la percée française, nous devons préciser immédiatement qu'il ne s'agit nullement de la possibilité d'arriver, à brève échéance, à la construction de partis révolutionnaires de masse, capables de diriger sous leur propre drapeau des luttes de masse qui ouvrent la voie vers la conquête du pouvoir par le prolétariat. Les forces dont nous disposons sont encore trop exiguës pour pouvoir, de manière réaliste, esquisser pareille perspective à court terme pour nos organisations.

Ce dont il s'agit, c'est une percée au-delà du seuil d' « accumulation primitive » de cadres, c'est-à-dire une percée qui crée des organisations capables d'intervenir de manière autonome et audacieuse dans la lutte de classe et la lutte révolutionnaire. Ce n'est pas encore le parti révolutionnaire de masse ; c'est déjà le noyau de ce parti. Ce n'est plus un groupe de propagande, qui se contente de propager notre programme et nos idées par la parole ou l'écrit, et qui limite ses interventions à la critique ou à la dénonciation de la politique des directions traditionnelles traîtres. C'est une organisation qui est déjà capable de démontrer par Faction qu'une solution de rechange est possible pour le mouvement de masse, par rapport à l'orientation réformiste et néo-réformiste des vieilles directions et qui, de ce fait, devient un pôle d'attraction pour les forces jeunes et critiques au sein du mouvement de masse, dont le nombre n'a d'ailleurs jamais été aussi élevé qu'aujourd'hui.

C'est dans le même esprit qu'il faut aborder le problème de savoir comment conquérir ou consolider notre hégémonie dans la nouvelle avant-garde, devant les adversaires auxquels nous devons faire front et qui sont essentiellement les maoïstes, les spontanéistes, ou les mao-spontanéistes.

Les obstacles que nous rencontrons sur la voie de construction du parti révolutionnaire du fait de ces courants ne provient pas tellement de la force des idées qu'ils représentent. lis reflètent plutôt des facteurs sociaux qui agissent en sens opposé à celui de la construction de partis marxistes révolutionnaires : la force d'attraction de la révolution chinoise, y compris la « révolution culturelle », qui représente des dizaines) de millions d'êtres humains d'une part, les caractéristiques sociales et psychologiques particulières du milieu étudiant d'autre part, qui ne sont pas de nature à faciliter la compréhension de la théorie léniniste du parti, des principes d'organisation et du centralisme démocratique.

Contre ces obstacles, nous devons nous appuyer sur trois facteurs qui peuvent faire contrepoids, et qui doivent nous permettre, plus tôt dans certains pays, mais à moyen terme dans une série importante de pays, de devenir la force politique principale au sein de la nouvelle avant-garde jeune.

Le premier de ces facteurs, c'est notre supériorité théorique et politique, qui reste plus que jamais notre atout principal. Manifestement, les maoïstes et les spontanéistes ne résistent pas à nos analyses, avec leurs vues dogmatiques et révisionnistes, confuses et pragmatiques, contre lesquelles les événements viennent rapidement s'inscrire en faux. Mais pour que nous puissions exploiter à fond cette supériorité, il faut que nous restions constamment sur le qui-vive, que nous ne croyions pas que la simple défense de l'acquis théorique du trotskysme suffit, que nous abordions franchement tous les phénomènes nouveaux que la réalité plus que jamais complexe, dialectique, contradictoire, du monde d'aujourd'hui produit sans cesse.

Au cours des dernières années, notre mouvement a fait un effort appréciable d'analyse théorique de phénomènes comme le nationalisme noir aux Etats-Unis, les contra-dictions économiques du néo-capitalisme, les problèmes économiques de la période de transition, la sociologie de la révolte estudiantine. Les premiers jalons ont été posés vers l'élaboration d'un programme de transition dans les Etats ouvriers bureaucratique-ment déformés ou dégénérés, d'une, analyse de la « bourgeoisie bureaucratique » et du capitalisme d'Etat dans les pays semi-coloniaux, tandis que s'y ajoutent, à ce congrès, les premiers éléments d'un programme de transition pour les jeunes. Toutes ces questions nécessitent un approfondissement constant, une confrontation avec l'expérience et la pratique, une révision critique par l'apport que peuvent faire les forces neuves qui apparaissent sur l'arène révolutionnaire, telles les forces révolutionnaires de gauche dans les Etats ouvriers, les forces révolutionnaires jeunes dans des pays entraînés dans le tourbillon de la révolution coloniale, les forces jeunes dans les pays impérialistes d'Europe, d'Amérique et d'Asie.

Pour conserver et renforcer notre supériorité dans ce domaine, il faut plus que jamais nous défaire de tout dogmatisme, de toute répétition stéréotypée de formules apprises par cœur, de tout refus d'engager le débat, au niveau théorique le plus élevé qui convient avec toutes les tendances idéologiques nouvelles que la montée révolutionnaire propulse ou fait renaître. L'avant-garde au sein de laquelle nous combattons pour l'hégémonie politique n'est ni fruste, ni ignare, ni primitive. Elle est beaucoup plus cultivée que les avant-gardes similaires des années 1918-1923 ou 1944-1948, non seulement en ce qui concerne la culture générale mais aussi en ce qui concerne sa culture politique. Des réponses simplistes et des formules à l'emporte-pièce ne lui donnent guère satisfaction. Nous détenons tous les atouts pour qu'elle admette en sa majorité que nous avons raison. Mais il faut une lutte constante pour y arriver, et cette lutte comporte le besoin d'élever constamment le niveau de nos propres publications et de mieux approfondir la réalité mondiale d'aujourd'hui et ses grandes tendances historiques.

Le deuxième facteur, c'est la tentative systématique d'étendre l'organisation révolutionnaire en milieu ouvrier, par nature moins porté vers le spontanéisme que le milieu étudiant. Tout ce travail politique ou théorique et organisationnel est indispensable pour gagner l'hégémonie dans la nouvelle avant-garde jeune. Il est indispensable mais il ne suffit pas. L'avant-garde que nous cherchons à conquérir n'est plus restreinte à une poignée d'individus qui peuvent être séduits par des idées. Elle a déjà un caractère de masse. Les masses — c'est là une vérité fondamentale du, marxisme et du léninisme — ne peuvent être conquises que dans l'action. La percée que nous pouvons effectuer dans une série de pays nous rend aptes à agir. C'est de notre capacité d'agir, de prendre l'initiative, de stimuler et de diriger des actions qui entraînent dans les faits les parties les plus saines de cette avant-garde, que dépend dans l'étape qui s'est maintenant ouverte notre capacité de construire nos organisations.

Il ne s'agit pas de céder à l'activisme étroit de certaines tendances spontanéistes. Mais il s'agit de comprendre que la rupture profonde de la nouvelle avant-garde jeune avec un certain type de politique débilitante, dont les partis khrouchtchéviens ont fourni des exemples parfaits dans de nombreux pays, c'est aussi une rupture avec tout ce qui est purement verbal, littéraire, critique au seul niveau de la théorie, et ce qui risque de déboucher sur la phraséologie pure. La jeune génération est assoiffée d'action, notamment parce qu'elle est révoltée par l'hypocrisie de toutes ces directions qui pratiquent quotidiennement le contraire de ce qu'elles affirment dans des proclamations de principe. Son scepticisme à notre égard est essentiellement un scepticisme à l'égard d'un courant qu'on sait avoir raison en théorie mais qu'on soupçonne être incapable de mettre sa théorie en pratique. C'est à ce propos qu'un tournant décisif est nécessaire. Les nouvelles conditions dans lesquelles nous travaillons nous offrent dans plusieurs pays les moyens et l'occasion de passer à l'action.

Il ne faut pas que cet appel soit mal interprété, qu'il encourage l'aventurisme ou des excès activistes. Avec les forces réduites dont nous disposons, nous avons le devoir d'agir avec une économie rigoureuse, qui calcule soigneusement les risques et ne se pose pas des objectifs d'action qui dépassent les moyens disponibles, ce qui engendre fatalement la démoralisation. Mais il faut saisir pleinement, entièrement, ce qui est nouveau dans les chances qui s'offrent à la IVe Internationale, et ne pas rater ces chances par routine, scepticisme ou incapacité de comprendre les changements profonds de la situation objective et subjective qui sont en cours.

Un jeune dirigeant de ma section, qui possède déjà une expérience riche du travail de masse en milieu étudiant, a fini un rapport récent sur le travail jeune par les paroles suivantes : Nous construirons notre organisation si nous sommés capables de démontrer à l'avant-garde, par notre pratique même, la nécessité de l'existence de cette organisation. » Ces paroles résument de manière admirable la tâche de l'Internationale dans la période qui s'ouvre.

Sous des formes diverses, qui dépendent des conditions différentes de la lutte révolutionnaire dans chaque pays, elles s'appliquent au travail déjà en cours des marxistes révolutionnaires en France et en Bolivie, aux Etats-Unis et au Japon, en Afrique du sud et en Argentine, en Grande-Bretagne et en Inde, et dans bien d'antres pays encore. Si nous sommes capables de réaliser cette orientation avec tout ce qu'elle implique, alors au prochain Congrès nous pourrons enregistrer autant de progrès par rapport au Congrès présent que nous en enregistrons aujourd'hui par rapport au dernier Congrès Mondial.

 

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