La maladie du président yougoslave Tito
braque tous les regards sur ce pays. Les journaux dissertent à
perte de vue sur la possible déstabilisation de la Yougoslave
après sa disparition. Alors que Josip Broz Tito se débat avec la
mort, certains n'hésitent pas à lui faire jouer un rôle dans ce
qu'ils appellent la «crise afghane». Dans ce concert, un seul
grand absent: la révolution yougoslave.
Pourtant, le Parti Communiste yougoslave,
personnifié par Tito, a joué un rôle clé dans le tournant
historique que fut la première révolution victorieuse en Europe,
après 1917 et la crise du stalinisme que la rupture Tito-Staline
a révélé au grand jour. Et vouloir comprendre la spécificité de
la société yougoslave sans analyser son histoire relève de la
gageure. Mais l'heure n'est pas actuellement à la compréhension
et à l'analyse. Les porte-plume officiels préfèrent dénoncer «le
péril rouge»... Quant à nous, nous ouvrons le débat sur un
premier bilan de la révolution yougoslave.
Tito aura été le dernier représentant de la
première génération de dirigeants staliniens issus du mouvement
communiste, c'est-à-dire de la génération charnière entre
l'Internationale Communiste incarnant le programme et l'espoir
de la révolution socialiste mondiale et les partis communistes
dégradés au rôle d'instruments de la diplomatie du Kremlin. Tito
a exprimé et assumé toutes les contradictions déchirantes de
cette génération.
Il était sincèrement attaché à la cause du
communisme tel qu'il la comprenait. Il désirait conquérir le
pouvoir politique dans son pays en renversant celui de la
bourgeoisie. Il était en même temps fanatiquement fidèle à la
direction de l'Union soviétique, qu'il identifiait avec le
communisme international. La contradiction non résolue poussa à
la duplicité et au cynisme.
Lorsque Staline assassina la direction du PC
yougoslave marquée par des luttes fractionnelles, Tito accepta
de ses mains la direction du PC à reconstruire. Il paya ce
cadeau d'une approbation tacite de l'assassinat, en URSS, de
quelques-uns de ses camarades tes plus proches, des figures les
plus prestigieuses du communisme yougoslave tel Gorkitch,
l'ancien secrétaire du PC yougoslave.
L'épopée de la résistance yougoslave
Mais il ne devint ni un laquais servile, ni un
simple exécuteur des ordres reçus du Kremlin. Lorsque la
Yougoslavie fut envahie par les armées impérialistes allemandes
et italiennes en 1941, il profita de la décomposition avancée de
l'Etat royal bourgeois, du désarroi politique de la
petite-bourgeoisie, du désir de l'avant-garde ouvrière et
étudiante d'en découdre avec les tortionnaires qui avaient
introduit une surexploitation barbare dans leur pays, pour
déclencher une insurrection anti-impérialiste massive, qui prit
la forme d'une véritable épopée.
Ce qui était au début la lutte de résistance
armée de quelques milliers de communistes, devint, après des
années de combats héroïques contre l'armée la plus puissante du
monde, un soulèvement de plus de trois cent mille partisans.
L'ensemble des masses laborieuses s'y trouvèrent impliquées.
Malgré la manipulation bureaucratique incontestable et l'emploi
démagogique du nationalisme débridé, le caractère de masse,
débridé, le caractère de classe de cette guerre de libération
apparut de plus en plus nettement
Le soulèvement anti-impérialiste se doubla d'une
guerre civile qui déchira chaque ville et chaque village du pays
en deux camps irréconciliablement opposés; le camp des classes
exploiteuses et le camp des classes exploitées.
Ainsi, Tito et le Parti communiste yougoslave
furent les seuls en Europe occupée à réussir ce qui aurait dû
être la tâche de tous les communistes et de tous les marxistes
révolutionnaires : transformer un mouvement de résistance de
masse contre l'oppression et la surexploitation introduites par
les occupants impérialistes en une véritable révolution
socialiste, en destruction du pouvoir de classe, de la propriété
et de l'Etat de la bourgeoisie.
Staline ne se trompa guère. Il critiqua durement
la création de brigades prolétariennes dans l'armée des
partisans yougoslaves. Il critiqua le recrutement massif de
prisonniers de guerre et de déserteurs italiens, allemands,
bulgares, hongrois, par cette armée. Il reprocha à Tito de
menacer la solidité de l'alliance avec les impérialistes
anglo-américains par sa politique «extrémiste». Il réduisit au
minimum l'ai de matérielle aux partisans. Il chercha à susciter
des oppositions plus loyales au Kremlin au sein de la direction
yougoslave. Il lui imposa, appuyant Roosevelt et Churchill, un
compromis politique temporaire, avec la présence de ministres
bourgeois au sein d'un gouvernement de coalition et un
référendum sur la question de la monarchie.
Rien n'y fit. La guerre civile était trop
profonde, la mobilisation de masse trop ample, le dynamisme
révolutionnaire des partisans trop affirmé, pour laisser la
place à une restauration de l'ordre bourgeois. Dès le référendum
de 1945, ce qui subsista de l'Etat bourgeois fut balayé. La
propriété capitaliste fut rapidement éliminée. La révolution
socialiste triompha en Yougoslavie. Un Etat ouvrier,
bureaucratiquement dégénéré dès ses origines, fut érigé dans ce
pays.
L'opposant victorieux à Staline
De ce fait, le conflit avec la bureaucratie
soviétique devint inévitable. Staline avait, à sa manière, de la
suite dans les idées. Un parti communiste, même stalinisé dans
son idéologie et ses méthodes, qui échappait au contrôle du
Kremlin, c'était une brèche ouverte dans toute la forteresse
bureaucratique, brèche par laquelle toutes sortes de «monstres»
allaient s'infiltrer. Il fallait donc frapper et éliminer
l'hérétique. Le Kominform fut créé à cette fin.
L'excommunication eut lieu en 1948.
Mais se trouvant investi du pouvoir d'Etat, Tito
et les communistes yougoslaves disposèrent d'une base matérielle
pour résister victorieusement. Ils devinrent les premiers
opposants à tenir tête avec succès à Staline, non seulement sur
le plan des idées, mais sur celui du pouvoir. Malgré le blocus,
malgré la tentative de susciter des mouvements insurrectionnels
voire des attentats, malgré la concentration des armées
soviétiques aux frontières de la Yougoslavie, la deuxième
résistance yougoslave fut autant couronnée de succès que la
première. Krouchtchev en débarquant en 1955 sur l'aérodrome de
Belgrade, en demandant publiquement pardon des insultes et des
calomnies lancées pendant sept ans contre Tito par la formidable
machine de propagande orchestrée à Moscou, accorda au vieux
dirigeant communiste yougoslave une satisfaction et un triomphe
politique sans précédent dans l'histoire de l'URSS.
Pour pouvoir organiser avec succès leur
résistance contre Staline - résistance éminemment progressiste,
et qui a, en quelque sorte, officiellement ouvert la crise du
stalinisme - Tito et ses compagnons ont dû lui trouver à la fois
une base populaire plus large et un fondement théorique et
politique dé-passant l'actualité conjoncturelle. A cette fin,
ils ont fait machine arrière dans le domaine de la
collectivisation forcée de l'agriculture, et adopté le système
de l'autogestion ouvrière. Le communisme yougoslave s'identifia
avec la formule : «Les usines aux ouvriers, la terre aux
paysans. »
Les contradictions de l'autogestion
yougoslave
Le système yougoslave d'autogestion ouvrière est
une manifestation éclatante de la tendance de la révolution
socialiste à effectuer, à l'échelle de l'histoire, une oeuvre
d'autocritique de longue haleine, tendance que Marx avait prévue
prophétiquement dans sa préface au «Dix-huit Brumaire de Louis
Bonaparte». Il représente une correction du système de gestion
bureaucratique consolidé en en URSS depuis la dictature
stalinienne. Mais il n'en représente qu'une correction
partielle.
D'abord, il fut octroyé par en haut, par une
aide de la bureaucratie elle-même. Ses modifications et
transformations successives se sont, pour l'essentiel,
effectuées par des initiatives venues d'en haut, même si
l'interaction entre ces initiatives et des mouvements au sein de
la classe ouvrière s'est faite progressivement plus prononcé.
Ensuite, il est entaché d'une contradiction
essentielle. L'autogestion limitée au seul domaine économique,
encore essentiellement à celui des entreprises séparément, est
largement vidée de sa substance potentielle, du fait de la
survie du monopole du pouvoir politique dans les mains du PC
yougoslave. La bureaucratie, d'abord, affaiblie sur le plan
économique, peut prendre sa revanche sur le plan politique.
La thèse de Karadelj, théoricien titiste numéro
1, selon laquelle les partis politiques sont «au fond»
incompatibles avec un système d'autogestion, n'est qu'un
sophisme apologétique pour justifier dans les faits un régime
qui continue à être celle du «parti unique», même s'il s'appelle
Ligue et non Parti.
L'expérience yougoslave confirme ainsi, par la
négative, la thèse programmatique de la Quatrième
Internationale. Sans un pouvoir politique réel dans les mains de
conseils des travailleurs démocratiquement élus, pas de
véritable exercice du pouvoir ni économique ni politique par la
classe ouvrière. Sans un système pluri-partidaire sans réelles
libertés démocratiques pour l'ensemble des travailleurs, pas de
véritable pouvoir des conseils ouvriers. l'acquis et ses
limites.
Enfin, même sur le plan économique, les limites
de l'autogestion yougoslave sont apparues rapidement. La
nécessité d'une centralisation des décisions économiques est
inéluctable au niveau actuel du développement des forces
productives. Les dirigeants yougoslaves récusent la
centralisation démocratique et consciente, par un congrès des
conseils des travailleurs qui exerce effectivement le pouvoir
suprême, - c'est-à-dire qu'ils récusent une articulation de
l'autogestion selon le niveau où les décisions peuvent être
prises effectivement et valablement. Ils la récuse non pour des
raisons de cohérence doctrinale, mais parce qu'en tant que
fraction de la bureaucratie, ils veulent à tout prix empêcher un
pouvoir décisif dans les mains de la classe ouvrière. La
fragmentation, le morcellement de cette classe reste la
pré-condition du pouvoir qui subsiste dans les mains de la
bureaucratie.
De ce fait, la centralisation empêchée au sommet
s'impose plus ou moins spontanément par la base, c'est-à-dire
par le marché et la concurrence. L'autogestion yougoslave
s'incorpore de plus en plus le mythe du «socialisme de marché»,
avec toutes ses contradictions économiques, politiques et
sociales flagrantes que la crise de 1968-1972 avait
momentanément portées au paroxysme, avant tout une véritable
«explosion» du chômage massif et de l'inégalité sociale, ainsi
que du retour de l'accumulation primitive du capital dans les
pores de l'économie socialisée.
Malgré le fait qu'elle est un produit de la
bureaucratie et qu'elle est entachée de mille imperfections et
contradictions, l'autogestion yougoslave n'en reste pas moins un
pas en avant par rapport au système de gestion bureaucratique
inauguré en URSS sous Staline et transplanté de là dans la
plupart des Etats ouvriers. Son mérite principal, c'est
d'assurer une marge d'autodéfense qualitativement supérieure à
la classe ouvrière. Le nombre de grèves, de manifestations
d'opposition ouvrière, la marge de la démocratie ouvrière, sont
qualitativement supérieurs en Yougoslavie que dans tous les
autres Etats ouvriers.
Certes, cette marge est loin d'être suffisante.
La répression politique continue à sévir contre les tendances
d'opposition, y compris les marxistes et communistes. Elle
s'effectue souvent au déni cynique des principes mêmes de
l'autogestion, comme ce fut le cas de la répression contre les
professeurs de philosophie marxiste de l'université de Belgrade.
Mais elle est réelle. Les travailleurs yougoslaves disent
souvent avec fierté, que leur pays est le seul pays du monde où
les directeurs ne peuvent pas licencier des travailleurs, mais
où les travailleurs peuvent licencier des directeurs. Ce n'est
pas encore le socialisme, ni même la démocratie socialiste. Mais
c'est quand même un acquis qui n'est pas mince.
La Yougoslavie après Tito
La disparition de Tito laissera un pouvoir du PC
yougoslave profondément ébranlé justement en fonction des
contradictions du système d'autogestion yougoslave. Beaucoup de
forces y agissent avec une relative autonomie. Beaucoup
d'appétits sociaux et politiques antagonistes s'y manifestent
presqu'ouvertement.
L'accentuation des inégalités sociales avait
conduit, dans un pays multinational à l'exacerbation des
conflits entre les nationalités. Aussi bien la direction du
parti que la bureaucratie semblaient déchirées selon des lignes
de clivages nationales. Seule l'armée était relativement unie,
sous l'autorité bonapartiste de Tito.
Tito disparu, la tentation des uns d'accentuer
le cours autonomiste, le risque de voir les autres accentuer une
riposte centriste, pourraient susciter des interventions
étrangères. Et la bureaucratie soviétique, et l'impérialisme
américain (notamment avec son relais de l'OTAN en Italie)
pourraient essayer de profiter d'une crise de régime en
Yougoslavie pour modifier les rapports de forces en
Méditerranée.
Par ailleurs, le conflit entre la classe
ouvrière, d'une part, et les forces incarnant la remi-se en
question bureaucratique de la planification et de l'emploi
d'autre part, (qui suscitent à la limite des tendances à la
restauration du capitalisme) se trouve de même aiguisé par la
disparition de l'arbitre suprême.
Pour les marxistes yougoslaves comme pour le
mouvement révolutionnaire international, il s'agit de comprendre
l'enjeu des batailles à venir. Il faut défendre, l'acquis avec
acharnement, défendre l'Etat ouvrier et l'autogestion contre
tous leurs ennemis. Mais il faut les défendre par les méthodes
d'indépendance de classe du prolétariat, qui s'inscrivent dans
une bataille résolue pour le pouvoir politique et économique
direct des conseils des travailleurs, démocratiquement
centralisés, dans une bataille pour l'épanouissement plein et
entier de la démocratie prolétarienne. |