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Octobre 1917 : Coup d’Etat ou révolution sociale ?

La légitimité de la révolution russe

Ernest Mandel - Archives internet
Ernest Mandel Imprimer
Cahiers d’Etudes et de Recherches, n°17/18, 1992.

Présentation

L’étude que nous publions dans ce numéro des Cahiers est un essai interprétatif, polémique et critique.

Un essai interprétatif, car - bien qu'il ne soit souvent plus "à la mode" de s'y référer - la révolution russe reste une expérience majeure dont l'analyse est indispensable à qui veut comprendre le monde contemporain, à qui veut éclairer les problèmes posés par le combat socialiste.

Un essai polémique, car cette révolution est aujourd'hui l'objet d'une véritable campagne idéologique de dénigrement. Elle se voit toujours plus identifiée au stalinisme, à une dictature bureaucratique. A tel point que l'un des événements fondateurs de ce siècle en devient proprement incompréhensible. A tel point, aussi, qu'Ernest Mandel, faisant à la fois œuvre d'historien et de militant, doit revenir sur les questions les plus élémentaires (et donc essentielles) : Octobre 1917 fut-il un coup d'Etat totalitaire ou un soulèvement social libérateur ?

Un essaie critique, car il n'y a rien de plus appauvrissant que la lecture apologétique de l'histoire, fut-elle révolutionnaire. Tout en affirmant vigoureusement la légitimité profonde de la révolution russe et en prenant la défense de l'orientation d'ensemble poursuivie par le Parti bolchevique, l'auteur s'attache donc à localiser les principales erreurs qui ont pu être commises, notamment durant les années 1917-1921.

Ernest Mandel ajoute ainsi une pièce importante au débat sur les enseignements de l'histoire du bolchevisme.

Table des sigles :

CC : Comité central

IC : Internationale communiste

KD : Constitutionnalistes-démocrates

PC : Parti Communiste

PCUS : Parti Communiste d’Union Soviétique

POSDR : Parti ouvrier social-démocrate de Russie

PS : Parti socialiste

PSR : Parti socialiste-révolutionnaire

RSFSR : République socialiste fédérative des soviets de Russie

SPD : Parti social-démocrate allemand

S-R : socialiste-révolutionnaire

SS : Section de protection (police nazi)

URSS : Union des République socialiste soviétique

USPD : Parti social-démocrate allemend Indépendant.


Chapitre I : Octobre 1917 : Coup d’Etat ou révolution sociale

Une véritable campagne de dénigrement de la révolution d'octobre 1917 est actuellement en cours, à l'Est comme à l'Ouest. Elle prend souvent des accents haineux. Elle se fonde sur des falsifications historiques et des mythes qui ne cèdent en rien aux falsifications et aux mythes du stalinisme. La combattre n'est pas seulement indispensable d'un point de vue scientifique et politique. Il s'agit d'une oeuvre de salubrité intellectuelle indispensable. Le combat pour la vérité est aussi un combat pour un minimum de décence dans la vie publique.

Il importe, dans ce premier chapitre, de revenir sur trois de ces Mythes que l'on rencontre le plus fréquemment au fil des écrits polémiques contemporains.

Le mythe du coup d'Etat minoritaire

La première mystification touche à la nature même de la révolution d'octobre. Elle n'aurait été qu'un coup d'Etat diabolique, dirigé par un maître manœuvrier, Lénine, et réalisé par une petite secte de révolutionnaires professionnels. Les commentaires qui ont suivi la récente tentative de coup d'Etat du 26 août 1991, à Moscou, sont, de ce point de vue, très significatifs. Certains n'ont pas hésité à écrire qu'un deuxième putsch (failli) avait permis, en 1991, d'éliminer ce qu'un premier putsch (réussi) avait créé en 1917. 

La vérité est tout autre. La révolution d'octobre a été le point culminant d'un des plus profonds mouvements de masse jamais connu. En Europe, à l'époque, seul le soulèvement des ouvriers allemands de 1920, en réaction au putsch de Kapp-von Luttwitz, et l'insurrection catalane de juillet 1936, face à la prise de pouvoir militaro-fasciste des franquistes, ont eu une ampleur comparable, mais tout de même plus réduite et moins durable. 

Les sources historiques ne laissent aucun doute quant à la représentativité des bolcheviks en octobre 1917. Il n'est pas besoin, pour s'en convaincre, de faire appel aux écrits de ceux qui étaient proches de Lénine (1). L'ampleur du mouvement de masse avant, pendant et après la révolution d'octobre est aujourd'hui bien établi (2). Contentons-nous ici de citer quelques-uns des nombreux témoignages qui émanent d'adversaires du bolchevisme.

N.N. Soukhanov appartenait au courant socialiste- révolutionnaire. Il n'en souligne pas moins que: "... les bolcheviks travaillaient opiniâtrement et sans relâche. Ils étaient avec les masses, dans les ateliers, tout le jour durant. Des dizaines d'orateurs, petits et grands, s'activaient à Pétrograd, dans les usines et les casernes, chaque sainte journée. Pour les masses, ils étaient devenus leurs éléments de leur propre communauté, parce qu'ils étaient toujours présents, prenant l'initiative dans les détails comme dans les affaires les plus importantes de l'entreprise ou du quartier militaire. Ils étaient devenus le seul espoir, ne serait-ce que, ne faisant qu'un avec les masses, parce qu'ils étaient prodigues en promesses et contes de fées attractives bien que simples. Les masses vivaient et respiraient de concert avec les bolcheviks. Elles étaient entre les mains du parti de Lénine et Trotsky".

"Il était clairement absurde de parler d'une conspiration militaire au lieu d'une insurrection nationale, alors que le parti était suivi par la grande majorité du peuple, alors qu'il avait déjà de facto conquis le pouvoir réel et l’autorité". (3)

L'historien allemand Oskar Anweiler, un critique sévère des communistes, note pour sa part que: "Les bolcheviks étaient majoritaires dans les conseils des députés de presque tous les grands centres industriels et pareillement dans la plupart des conseils de députés de soldats des villes de garnison". (4). Marc Ferro, un autre critique féroce des bolcheviks, ne peut s'empêcher de constater que: "en premier lieu, la bolchévisation fut l'effet de la radicalisation des masses et fut ainsi l'expression de la volonté démocratique (...).  

La radicalisation des masses s'explique suffisamment par l'inefficacité de la politique gouvernementale (à participation socialiste depuis mai) qui, sous le couvert de la nécessité, institua entre les classes dirigeantes et les classes populaires des procédures de conciliation. La négociation, loin de modifier l'ordre établi, le perpétuait (...). Dès lors, à la ville comme aux armées, le mécontentement. Aussi, ceux qui, dès ses origines, avaient contesté le principe même de la collaboration de classe se virent gratifiés, et parmi eux les plus intransigeants, c'est-à-dire les bolcheviks, tendance Lénine. Les travailleurs demandaient que leur fussent accordées des conditions de vie moins inhumaines. Ce fut le refus, brutal ou rusé, des possédants, qui amena l'occupation des usines, la séquestration des patrons, puis, après Octobre, la vengeance contre les bourgeois. (...). 

Ce mouvement s'appuie sur une base populaire dont on a dit les formes d'organisation. Lorsque les comités qui la structurent, participent au mouvement qui mène à Octobre, la peur de la répression et la colère contre les dirigeants traîtres suffisent à expliquer une attitude absolutiste [!] élémentaire, sans relation avec l'absolutisme bolchevique, mais solidaire du mouvement qu'il anime." (5)

Pour Dan, un des principaux dirigeants mencheviks, à la veille d'octobre, les masses: "… commencèrent de plus en plus fréquemment à exprimer leur mécontentement et leur impatience dans des mouvements impétueux, et finirent par se tourner vers le communisme Les grèves se succédèrent. Les ouvriers cherchèrent à répondre à la hausse rapide du coût de la vie par des augmentations de salaires. Mais tous leurs efforts échouèrent par suite de la dévalorisation continue de la monnaie de papier. Les communistes lancèrent dans Leurs rangs le mot d'ordre du 'contrôle ouvrier, et leur conseillèrent de prendre en mains eux-mêmes la direction des entreprises, afin d'empêcher le 'sabotage' des capitalistes. De l'autre côté, les paysans commencèrent à s'emparer des domaines, à chasser les propriétaires fonciers et à mettre le feu à leurs manoirs de peur que les domaines leur échapperaient d'ici la convocation de l'Assemblée Constituante..." (6)

La révolution d'octobre se réalisa sous le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux Soviets" - c'est à aux conseils d'ouvriers, de soldats et de paysans. L’historien Beryl Williams résume en ces termes le processus historique qui conduisit à Octobre :

"Les masses voyaient dans le pouvoir des Soviets, plutôt que dans les programmes de partis ou dans l’assemblée constituante, la solution à leurs problèmes. Seuls les bolcheviks étaient réellement identifiés à ce pouvoir soviétique (...). [Leur] parti se trouvait alors en mesure de chevaucher la vague populaire jusqu'à la prise du pouvoir" . (7)

Rappelons qu'au deuxième congrès des Soviets, les partisans de l'orientation "Tout le pouvoir aux soviets" obtinrent 69,6% des mandats. Au Congrès panrusse des députés paysans, qui se réunit du 9 au 25 décembre 1917, il y eut une légère majorité (S-R de gauche et bolcheviks) en faveur du pouvoir des Soviets. L'historien Anweiler conclut, en examinant l'attitude des masses à l'égard de la dissolution de l'Assemblée Constituante par le gouvernement soviétique en janvier 1918, que : "dans les rangs du peuple, il était rare qu'on protestât contre les mesures coercitives des bolcheviks, et cela n'avait certes pas pour cause unique un terrorisme intellectuel et physique, encore relativement 'doux' à cette époque. Le fait que les bolcheviks eussent très largement anticipé des décisions de la Constituante sur des questions aussi vitales que celles de la paix et de la terre, pesa non moins lourdement dans la balance (...). Les masses ouvrières et paysannes étaient (...) plus enclines à donner leur assentiment aux mesures concrètes des nouveaux maîtres (...). Malgré la déficience des soviets tant en matière d'organisation que, souvent, en matière de représentation, les masses les considéraient comme "leurs" organes ». (8)

Le mythe de l'utopie meurtrière : le socialisme tout de suite ?

Deuxième mystification, deuxième falsification historique: les bolcheviks auraient fait leur putsch afin de créer en Russie, tout de suite ou à court terme, une société idéale, un paradis sur terre. Ils auraient "mis l'utopie au pouvoir", pour reprendre la formule de l'historien soviétique Alexandre Nekritch qui nous avait pourtant habitué à plus d'objectivité dans ses écrits antérieurs. (9 

En réalité, la prise du pouvoir par les Soviets avait pour but de réaliser des objectifs très concrets, précis: arrêter tout de suite la guerre; distribuer la terre aux paysans; assurer le droit à l'autodétermination des nationalités opprimées; éviter l'écrasement de Pétrograd-La-Rouge que Kerensky voulait livrer à l'armée allemande; arrêter le sabotage de l'économie par la bourgeoisie; établir le contrôle ouvrier sur la production ; empêcher la victoire de la contre- révolution.

On peut synthétiser ces objectifs par la formule marxiste classique: parachever la réalisation des tâches historiques de la révolution démocratique- (nationale)-bourgeoise grâce à l'établissement de la dictature du prolétariat; c'est-à-dire de la destruction de l'Etat, avant tout de l'appareil d'Etat bourgeois. La révolution a certes connu une rapide transcroissance vers la réalisation de tâches socialistes. Mais ce n'est pas parce que les bolcheviks étaient des utopistes. C'est parce que les masses ouvrières ont refusé toute auto-limitation dans leur émancipation, comme Trotsky l'avait prévu dès 1906. Se sentant maîtres dans l'Etat et dans la rue, elles n'étaient pas disposées à rester soumises dans les entreprises, à se laisser encore et toujours exploiter. (10)

Les initiatives de contrôle ouvrier se sont spontanément multipliées, dans les entreprises, la veille et au lendemain de la révolution d'octobre. Elle ont aussi quasi-automatiquement débouché sur des saisies et des expropriations d'usine, lorsque les industriels ont pris des mesures de licenciements de masse, voire de fermeture. (11)

Les bolcheviks n'espéraient pas réaliser "l'utopie", c'est-à-dire le socialisme tout de suite dans la seule Russie. En fait, ils rejetaient unanimement une telle idée. Lénine n'a jamais caché aux masses russes que, pour lui la conquête du pouvoir en Russie avait pour fonction historique d'encourager la révolution internationale, avant tout la révolution allemande (en profitant de ce que les rapports de force étaient plus favorables au prolétariat, en Russie, que dans tout autre pays du monde).

Julius Braunthal a souligné l'importance que cette question revêtait aux yeux de Lénine : "Tout l'avenir de la révolution ouvrière internationale, du socialisme, est enjeu. Cet argument revient dans pratiquement tous les articles et toutes les lettres dans lesquels il pousse le comité central, en automne 1917, à passer à l'action. Il répète : « Le mûrissement croissant et le caractère inéluctable de la révolution socialiste mondiale ne peuvent plus être mis en doute (...). Nous sommes au seuil de la révolution mondiale. Nous serions de véritables traîtres à l’Internationale si, à un moment pareil, dans des conditions si favorables, nous ne répondrions à l'appel de la révolution allemande (par exemple des matelots de la marine de guerre allemande) seulement par des résolutions". (12)

Bien entendu, il ne faut pas déduire de ce qui vient d'être dit qu'une orientation vers le socialisme n'a pas été essentielle dans la propagande bolchevique qu'elle n'a pas influencé, si ce n'est de manière marginale, les mesures concrètes quels ont prises.

Pour Lénine et les bolcheviks à ce moment-là -contrairement à leurs positions d'avant avril 1917-"pouvoir des soviets", "pouvoir ouvrier" (ou ouvrier paysan) et orientation socialiste, étaient pratiquement considérés comme des synonymes.

Mais Lénine n'a cessé de souligner que cela signifiait seulement que l'on pouvait - et qu’il fallait. Commencer à s'engager dans cette voie, rien de plus. Lénine savait qu'une société socialiste pleinement développée (dans le sens traditionnel, marxiste, du terme : une société sans classes), ne pouvait voir le jour qu'après la victoire de la révolution internationale. Il le répétait en janvier 1918 devant le 3e congrès des soviets:

"Je ne me fais aucune illusion : je sais que nous sommes entrés seulement dans la période de transition vers le socialisme, que nous n'avons pas encore atteint le socialisme ]..[. Nous sommes loin même de terminer la période de transition du capitalisme au socialisme. Nous ne nous sommes jamais leurrés de l'espoir de la terminer sans le concours du prolétariat international" (13)

Le mythe d'un parti-secte de fanatiques

Troisième mystification, troisième falsification historique. Le "putsch" d'octobre 1917 aurait été Perpétré Par une Petite secte de révolutionnaires professionnels extrêmement centralisée, fanatisée et manipulée par Lénine, avide de pouvoir, voire de pouvoir absolu.

En réalité, durant les mois février à octobre 1917, le parti bolchevique était devenu un parti de masse, réunissant l'avant-garde réelle du prolétariat de Russie: les dirigeants naturels de la classe, reconnus comme tels par elle. Le nombre de révolutionnaires professionnels (de permanents) dans ses rangs était extrêmement réduit. (14) Ce parti était le parti de masse le moins bureaucratique qu'on n'ait jamais connu. Il comptait à peine 700 permanents sur plus de 250.000 à 300.000 membres. Il fonctionnait, en outre, de manière fort démocratique - les débats, les différences d'opinion étaient nombreux et, en général, s'exprimaient publiquement. (15)

Cette liberté d'expression ne concernait pas seulement quelques dirigeants qui, en minorité, s'expliquèrent publiquement (comme Boukharine et les "communistes de gauche"), y compris dans des quotidiens séparés. Elle concernait également des organismes entiers du parti. Ainsi, pendant des mois, le comité du parti de Viborg envoya en 1917 ses propres agitateurs dans la flotte de la Baltique, pour s'opposer aux arguments du comité de Pétrograd considérés comme trop tolérants à l'égard du gouvernement provisoire.

Deux courants bolcheviks se sont publiquement opposés durant les conférences des comités d'usines, avant la révolution d'octobre. Le premier était représenté par Milioutine et Larine, appuyés par Riasanov, Lozovsky et Chliapnikov. Il voulait combiner le contrôle ouvrier avec la revendication de planification centrale. Le deuxième, représenté par Skrypnik et Tchoubar, insistait surtout sur l'initiative décentralisé à la base.

Cette tradition est restée vivace. On en trouve trace même en 1921, au Xe Congrès du Parti communiste, alors que faisait rage la bataille pour interdire les fractions au sein du PC (on reviendra plus loin sur ce congrès). Lors du débat, Lénine s'était vivement attaqué à Kisselev, un délégué qui avait critiqué certains pouvoirs disciplinaires extraordinaires que le projet de résolution accordait au comité central.. Ses paroles polémiques ayant manifestement dépassé sa pensée, il n'hésita pas à prononcer immédiatement une auto-critique :

"Camarades, je regrette beaucoup d'avoir employé le mot 'mitrailleuse' (contre Kisselev), et je fais la promesse solennelle de ne plus employer à l'avenir de telles expressions imagées, car elles effraient les gens pour rien et ensuite elles rendent Leurs réactions incompréhensibles (Applaudissements). Personne n'a l'intention de tirer à la mitrailleuse sur personne, et nous sommes absolument certains que ni le camarade Kisselev ni personne d'autre n'aura à le faire." (16)

Le parti bolchevique était alors un parti intégré au plus haut point à la société russe et à ses forces vives. C'est ce qu'a rappelé, six ans après la révolution, face à la montée de la fraction stalinienne, la première Plate-Forme de l'opposition de Gauche, en une formule frappante: "Le Parti [était] cette collectivité indépendante et vivante qui saisissait avec finesse la réalité changeante, car il était lié à cette dernière de mille façons".(17)

Si la révolution d'octobre n'a pas été un putsch, elle n'a pas non plus été le simple aboutissement d'un soulèvement de masse spontanée Elle fut aussi une insurrection méthodiquement préparée et exécutée par les bolcheviks et leurs alliés, partisans du pouvoir des soviets : Les anarchistes et les socialistes- révolutionnaires de gauche.

Il ne s'agissait pas d'une insurrection secrète et minoritaire. Il s'agissait d'une insurrection organisée au grand jour, pour l'essentiel dans le cadre d'institutions émanant des soviets.

Elle était le résultat d'une nouvelle légitimité qui s'était imposée à la grande majorité des travailleurs et des soldats, puis, un peu plus tard, à une bonne partie des paysans. La légitimité des soviets et des conseils d'usines prenait le pas sur celle du Gouvernement Provisoire, de l'état-major militaire, du patronat et des propriétaires fonciers. Dans les entreprises, les ouvriers reconnaissaient ainsi de plus en plue l'autorité des comités d'usines, à la place de celle des patrons. (18)

A Pétrograd, grâce à l'agitation et à l'organisation magistralement dirigées par Léon Trotsky, tous les régiments de la garnison décidèrent en assemblées publiques de ne plus reconnaître les ordres de l'état- major et de la hiérarchie militaire, mais ceux du Soviet et de son Comité Militaire Révolutionnaire. C'est dans ces conditions que le renversement "technique" du Gouvernement Provisoire a pu se réaliser, le 25 octobre 1917, en faisant couler si peu de sang : il en a coûté moins de morts qu'il n'y en a habituellement par suite d'accidents de la circulation, durant un week-end normal, dans les principaux pays d'Europe. (19)

En résumé, que fut donc la révolution d'Octobre ? Le point culminant d'un formidable mouvement de masse, guidé vers la prise du pouvoir par un parti ouvrier d'avant-garde étroitement intégré aux masses. Un parti qui cherchait avant tout à réaliser les revendications immédiates les plus brûlantes de la population, tout en visant des objectifs socialistes internationaux et nationaux plus vastes. (20)


Chapitre II : L’enjeu international

 La victoire de la révolution d'octobre ne peut être comprise en dehors du contexte de la première guerre mondiale de 1914-1918. De tous les mots d'ordre bolcheviques, celui de l'arrêt immédiat de la guerre, de la « paix sans annexions ni indemnisations », avait le plus large écho dans la population. Il est devenu le principal trait distinctif faisant la différence entre les bolcheviks des autres partis se réclamant du socialisme, de la révolution. Les soldats, avant tout, dans leur immense majorité des paysans, ne voulaient plus de la guerre.

La désagrégation de l'armée, pour l'essentiel encore tsariste, a désarmé le gouvernement provisoire, puis les premières, tentatives de contre-révolution. C'est ce qui a permis la victoire d'Octobre et sa consolidation.

Les mencheviks les plus lucides l'ont d'ailleurs admis par la suite. Leur dirigeant Dan affirme de manière péremptoire que : "la prolongation de la guerre a apporté la victoire aux bolcheviks dans la révolution russe." (21)  Plus encore, la réponse des bolcheviks et des soviets, après la conquête du pouvoir en octobre 1917, permet de juger au fond de la politique du nouvel état révolutionnaire.

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes

Le premier discours que Lénine prononça devant le 2e Congrès des soviets, pour présenter la politique du nouveau pouvoir issu d'octobre, fut son rapport sur la paix. On y trouve une vigoureuse affirmation du droit à l'autodétermination des nations dont les accents démocratiques sont aujourd'hui d'une grande actualité :

"Si une nation est maintenue par la force dans les frontières d'un Etat donné, si, malgré le désir exprimé de sa part - peu importe que ce désir soit exprimé dans la presse, dans Les assemblées populaires, dans Les révolutions des partis ou dans des émeutes et des soulèvements contre le joug national, - on ne lui accorde pas le droit de trancher par un vote libre, sans la moindre contrainte, après l'évacuation totale de l'armée de la nation à laquelle elle est rattachée ou en général d'une nation plus forte, la question des formes de son existence politique, alors son rattachement est une annexion c'est-à-dire une conquête et un acte de violence." (22)

 

"Poursuivre cette guerre pour savoir comment partager entre les nations fortes et riches les peuples faibles qu'elles ont conquis, c'est, selon le gouvernement [soviétique], le plus grand des crimes contre l'humanité, et il se déclare solennellement prêt à signer immédiatement des conditions de paix qui mettront fin à cette guerre, conditions déjà indiquées d'égalité et de justice pour tous les peuples sans exceptions !"

 

Le gouvernement soviétique a étendu ce principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes à toutes les colonies et semi-colonies en dehors de l'Europe. Ce fut un acte révolutionnaire qui a eu des répercussions historiques incalculables. Il a donné une impulsion décisive aux mouvements de libération nationale naissant dans des pays comme l'Inde, la Chine, l'Indonésie; ainsi qu'un appui significatif à des mouvements anti-impérialistes déjà importants (Turquie).

 

Dans une de ses toutes premières déclarations faites lors des négociations de paix menées avec l'Allemagne à Brest-Litovsk, le 30 décembre 1917, le gouvernement soviétique a proclamé l'extension du droit des nations à disposer d'eux-mêmes, reconnu par le président américain Wilson, à tous les pays coloniaux et semi-coloniaux. Simultanément, ce gouvernement abolit tous les traités inégaux avec la Chine, notamment celui concernant le chemin de fer de l'Est chinois et le droit d'extra-territorialité des citoyens russes en Chine, en Mongolie et en Iran. Ces principes ont d'ailleurs été incorporés dans la première constitution soviétique, celle de la RSFSR de 1918.

 

La réaction des forces anti-impérialistes en Asie fut immédiate. En Chine, on appela les bolcheviks les huang-i-tang, le "parti de l'humanisme le plus grand". Sun Yat-sen, dirigeant nationaliste chinois, envoya un message de solidarité à Lénine. En Iran, le mouvement national-démocratique se revendiqua de la révolution d'octobre, après que Trotsky eut retiré troupes et instructeurs russes de ce pays. Une des retombées de cette politique fut la fameuse Conférence des peuples de l'Orient à Bakou, en 1920.

Le pouvoir des Soviets a de même, pour la première fois dans l'histoire, aboli la diplomatie secrète, décidant de publier tous les documents diplomatiques et tous les traités secrets. Surtout il a décidé de commencer immédiatement des négociations d'armistice avec tous les gouvernements belligérants prêts à s'engager dans cette voie.

Octobre 1917: une révolution pour la paix

Cet appel fut accompagné d'un appel aux travailleurs des grands pays impérialistes pour s'engager dans la voie de la paix et du socialisme:

 

"Adressant cette proposition de paix aux gouvernements et aux peuples de tous les pays belligérants, le gouvernement provisoire des ouvriers et des paysans de Russie s'adresse aussi en particulier aux ouvriers conscients des trois nations les plus avancées de l'humanité et des Etats les plus importants engagés dans la guerre actuelle: Angleterre, France et Allemagne. Les ouvriers de ces pays ont rendu les plus grands services à la cause du progrès et du socialisme: les magnifiques exemples du mouvement chartiste en Angleterre; une série de révolutions historiques d'une importance majeure réalisées par le prolétariat français; enfin la lutte héroïque contre la loi d'exception et un long effort de ténacité et de discipline, qui constitue un exemple pour les ouvriers du monde entier, effort tendant à former des organisations prolétariennes de masse en Allemagne. Tous ces exemples d'héroïsme prolétarien et d'initiative historique sont pour nous la garantie que les ouvriers de ces pays accompliront Les tâches qui leur incombent aujourd'hui, qu'ils libéreront l'humanité des horreurs de la guerre et de ses conséquences, que ces ouvriers, par leur activité multiple, décisive, par leur énergie, sans réserve, nous aideront à mener avec succès jusqu'au bout la lutte pour la paix et, en même temps, la lutte pour l'affranchissement des masses exploitées de tout esclavage et de toute exploitation"  (23)

 

Et en conclusion, de manière encore plus frappante : "Dans le manifeste du 14 mars [1917], nous [les soviets] avons proposé de renverser les banquiers , or, [avant la révolution d'octobre], non seulement nous n'avons pas renversé les nôtres, mais encore nous avons conclu alliance avec eux. Aujourd'hui, nous avons renversé le gouvernement des banquiers. Les gouvernements et la bourgeoisie feront tous les efforts pour s'unir et pour étouffer dans le sang la révolution ouvrière et paysanne. Mais trois ans de guerre ont suffisamment éduqué les masses. [Comme le prouve] le mouvement des soviets dans d'autres pays, le soulèvement de la flotte allemande étouffé par les junkers du bourreau Guillaume [...]. Le mouvement ouvrier, prendra le dessus et tracera la voie de la paix et du socialisme." (24)

 

Trotsky s'adressant aux peuples d'Europe, frappés par la guerre, proclama : "Les ouvriers et les soldats doivent arracher des mains criminelles de la bourgeoisie la cause [le droit de décider] de la guerre et de la paix, et la prendre en leurs propres mains".

 

En d'autres termes, aux yeux des bolcheviks, la révolution d'octobre était conçue comme un moyen de mettre fin à la guerre; elle devait corrélativement favoriser et accélérer le développement de la révolution socialiste mondiale.

 

Etait-ce justifié du point de vue historique ? Incontestablement. La guerre mondiale a été un tournant décisif dans l'histoire du capitalisme. C'était le début d'une ère au cours de laquelle les traits destructeurs, barbares, régressifs du système allaient croître considérablement, par rapport à sa capacité à maintenir un développement périodique des forces productives.

 

Le première guerre mondiale, ce fut dix millions d'êtres humains massacrés, dont la fine-fleur de la jeunesse européenne, pour des objectifs auxquels personne, aujourd'hui, ne reconnaît une quelconque légitimité. (25) Ce fut le premier d'une succession de désastres qui conduiront l'humanité, 30 ans plus tard, à la barbarie d'Auschwitz et d'Hiroshima. Les socialistes les plus lucides l'avaient prévu dès avant 1914 : non seulement des révolutionnaires comme Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg, mais aussi des modérés comme Jean Jaurès. Ce conflit meurtrier ayant commencé, il fallait s'engager à l'arrêter tout de suite, à n'importe quel prix. Aucun "but de guerre" avoué ou caché ne justifiait la poursuite de la boucherie.

 

Le gouvernement des soviets s'est battu pour la paix immédiate, lors des pourparlers de Brest-Litovsk, avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Un nombre croissant de travailleurs et de soldats de tous les pays rejetait déjà la guerre, ce qui explique l'immense écho que reçut de par le monde la position soviétique, surtout lorsqu'elle fut traduite par l'agitation exemplaire de Trotsky à la table de négociation

 

Les représentants de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie ont crié à la violation de tous les normes de la diplomatie. Comment ? S'adresser aux soldats par-dessus la tête de leurs officiers ? Les appeler à la désobéissance, voire à la mutinerie ? Appeler les colonies au soulèvement ? Appeler les ouvriers à la grève ? De la part d'un ministre des affaires étrangères, n'était-ce pas fouler aux pieds les règles élémentaires de la civilisation et de la "convivialité entre les nations" ?

 

Bientôt les gouvernements britannique et français emboîtèrent le pas de leurs adversaires implacables des empires centraux, dénonçant à leur tour les révolutionnaires soviétiques. Par contre, pour les peuples, la "civilisation" et les "normes de la convivialité entre les nations" dont se revendiquaient les gouvernements belligérants, c'étaient celles d'un massacre insensé, de la destruction de villes entières, d'une oppression inhumaine et de l'exploitation. C'était la "civilisation" de la peste et de la mort. Lénine et Trotsky incarnaient l'espoir d'une civilisation supérieure, celle de la vie, de la liberté et des droits égaux pour tous et toutes.

 

La propagande impérialiste - relayée en Partie Par la social-démocratie de droite - était alors infiniment plus haineuse que la propagande anti-communiste de l'époque de la guerre froide et d'aujourd'hui. Elle eut pourtant bien moins d'échos parmi les masses laborieuses. Ces dernières constataient en effet la sincérité du pouvoir soviétique.

 

Le pouvoir soviétique: l'internationalisme en acte

 

Elles virent que la première constitution soviétique, celle de 1918, supprimait la distinction entre "citoyens nationaux" et "étrangers". Toute personne résidant en Russie soviétique, et prête à y travailler, allait jouir immédiatement de tous les droits politiques, y compris du droit de vote. Mac Lean, dirigeant des shopstewards (délégué d'atelier) des usines de munitions de Glasgow, en Ecosse, emprisonné par le gouvernement britannique (avec l'appui des sociaux-démocrates) pour fait de grève, a reçu du gouvernement soviétique le titre de consul général de la RSFSR (République socialiste fédérative des soviets de Russie), et du même fait l'immunité diplomatique ; ce qui obligea Londres à le libérer de prison.

 

Pour la première fois dans l'histoire, un pouvoir d'Etat démontrait par des actes qu'il était au service de la classe ouvrière internationale. Les bolcheviks montraient ainsi qu'ils restaient fidèles aux meilleurs traditions du mouvement socialiste. La IIe Internationale avait tragiquement failli en ce domaine, le 4 août 1914, quand ses principaux dirigeants avaient accepté la logique de guerre, en violation de leurs serments les plus solennels et des résolutions adoptées par leur propre organisation lors de congrès successifs.

 

Après cette capitulation historique, la pratique du nouveau pouvoir soviétique, conforme cette fois aux principes, fit plus pour stimuler une puissante renaissance de l'internationalisme au sein des masses que mille discours, articles, brochures ou livres.

 

C'est bien cela qui a Permis la création de la IIIè Internationale et qui a déclenché un puissant mouvement de solidarité internationale avec la révolution russe assiégée.

 

Une tradition socialiste : la révolution contre la guerre

 

Le nouveau pouvoir soviétique a, en fait, mis en oeuvre les résolutions adoptées, en 1907 et 1913, par la Deuxième Internationale elle-même. En effet, la politique de riposte socialiste, face aux menaces de guerre, ne se contentait pas de dénoncer le danger d'une boucherie sans précédant, en appelant à empêcher ou à mettre fin au massacre. Grâce aux efforts soutenus de la gauche, alors dirigée par Lénine, Martov et Rosa Luxemburg, au Congrès de Stuttgart (1907) de l'Internationale Socialiste, la résolution votée à 1'unanimité affirmait: "Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, [les partis socialistes] ont le devoir de s'entremettre pour la faire cesser, promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste". (26)

 

En 1913, au Congrès extraordinaire de Bâle, l'internationale avait adressé un avertissement solennel aux gouvernements: "Que les gouvernements sachent bien que dans l'état actuel de l'Europe et dans les dispositions d'esprit de la classe ouvrière, ils ne pourraient, sans péril pour eux-mêmes, déclencher la guerre.

 

Qu'il se souviennent que la guerre franco-allemande a provoqué l'explosion révolutionnaire de la Commune; que la guerre russo-japonaise a mis en mouvement les forces de révolution des peuples de la Russie; qu'il se souviennent que le malaise provoqué par la surenchère des dépenses militaires et navales a donné aux conflits sociaux en Angleterre et sur le continent une acuité inaccoutumée et déchaîné des grèves formidables.

 

Ils seraient fous s'ils ne sentaient pas que la seule idée d'une guerre monstrueuse soulève l'indignation et la colère des prolétaires de tous les pays. Les travailleurs considèrent comme un crime de tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes ou l'orgueil des dynasties ou les combinaisons des traités secrets. Si les gouvernements, supprimant toute possibilité d'évolution régulière, acculent le prolétariat de toute l'Europe à des révolutions désespérées, c'est eux qui porteront toute la responsabilité de la crise provoquée par eux […]. Le prolétariat a conscience que c'est sur lui que repose à cette heure tout l'avenir de l'humanité et il emploiera toute son énergie pour empêcher l'anéantissement de la fleur de tous les peuples menacés de toutes les horreurs des massacres énormes, de la famine et de la peste. » (27)

 

Jean Jaurès, grande figure du socialisme français, résuma ce message, en termes succincts, dans la phrase finale de son discours au congrès de Bâle: "En accentuant le danger de guerre, les gouvernements devraient voir que les peuples pourraient facilement faire leurs comptes : leur propre révolution leur coûterait moins de morts que la guerre des autre".

Surenchérissant encore, Victor Adler, le chef de la social-démocratie autrichienne, affirmait pour sa part que: "Si le crime [le déclenchement de la guerre] est commis, un châtiment historique lui succédera : ce sera le début de la fin du règne des criminels".

 

Ces analyses et ces perspectives peuvent paraître a-posteriori irréalistes, à la lumière des événements d'août 1914. Il faut néanmoins noter que ni Lénine, Rosa et Martov, ni Jaurès et Adler, ne prédisaient qu'une révolution suivrait immédiatement le déclenchement de la guerre - et des révolutions ont bel et bien éclaté trois ou quatre ans plus tard.

 

Les lendemains de la guerre mondiale

 

Il est vrai qu'Adler lui-même a capitulé, en août 1914, devant les "criminels" qu'il dénonçait en 1913 et, qu'ensuite, il fit tout pour empêcher la révolution, plutôt que de la préparer. Il est aussi vrai que les masses, y compris social-démocrates, se laissèrent entraîner par la vague chauvine à ce moment-là.

Ces faits sont incontestables. Mais ce serait aller un peu vite en besogne que d'en conclure qu'ils découlaient fatalement d'une pratique quotidienne réformiste (combinant les grèves économiques et la préparation de "bons" résultats électoraux), voire que tout cela reflétait une intégration croissante du prolétariat dans la société et l'Etat bourgeois.

 

Car comment expliquer dans ces conditions le revirement d'attitude de ces mêmes masses à partir de 1917? C'est-à-dire à partir du moment où "la crise économique et politique créée par la guerre" provoquait effectivement la misère, la famine, la peste, les massacres, la suppression des libertés démocratiques, exactement comme les résolutions de Stuttgart et de Bâle l'avaient prévu. Comment expliquer la vague croissante des grèves, y compris de grèves politiques, contre la "paix de rapine" imposée par l'allemand Ludendorff à la révolution russe à Brest-Litovsk en janvier 1918 ?

 

Ce revirement déboucha, à partir d'octobre 1918, sur une suite ininterrompue de révolutions. Un peu plus tard, certes, que les bolcheviks ne l'avaient espéré. Mais il n'en s'agissait pas moins de révolutions bien réelles - révolutions en Finlande, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, création d'un pouvoir soviétique en Bavière (28), crise révolutionnaire en Italie. La révolution mondiale était une réalité tangible pendant ces deux années-là.

 

Elle l'était non seulement pour les bolcheviks, les socialistes révolutionnaires, une bonne partie de la gauche socialiste "centriste" de par le monde. Elle l'était aussi pour la bourgeoisie.

 

Le premier-ministre britannique Lloyd George écrivait à ce propos : "Toute l’Europe est remplie de l'esprit de révolution. Il y a un sentiment profond non seulement de mécontentement mais d'indignation et de révolte contre les conditions d'avant-guerre. Tout l'ordre existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques, est mis en question par les masses de la population d'un bout à l'autre de l’Europe".

 

Concernant la situation en Italie, lors de la vague d'occupation d'usines de septembre 1920, l'historien Gaetano Salvemini écrit pour sa part que: "Les banquiers, grands industriels et gros propriétaires fonciers attendirent la révolution sociale comme des brebis qui attendent d'être menés à l'abattoir".(29)

 

Dans son Histoire de l’Internationale, l'austro-marxiste Julius Braunthal résume ainsi la situation Ion de la première réunion d'après-guerre de l'Internationale Socialiste à Lucerne, en août 1919 : "L'Europe était en fermentation. Il sembla qu'on soit à la veille de luttes décisives entre révolution et contre-révolution". (30) Et il ajoute:"Immédiatement a près la réunion du congrès de fondation de l'I.C., une montée révolutionnaire qui semblait confirmer le pronostic de Lénine, s'est produite en Europe ». (31)

 

Concernant l'Allemagne, il note que: "L'impérialisme des puissances occidentales avait imposé des bornes à la révolution sociale en Allemagne. Mais même à l'intérieur de ces bornes, Les conditions d'une révolution sociale étaient données pour rompre le pouvoir de la bourgeoisie du grand capital ; pour le transfert en propriété publique de l'industrie lourde concentrée en peu de mains, des charbonnages et de l'industrie chimique; pour briser [la puissance du] capital financier en imposant le contrôle d'Etat sur les banques ; les conditions pour briser le pouvoir des Junkers par la répartition [au profit des paysans] de la grande propriété foncière , et surtout par le développement d'un organe de pouvoir de la révolution - une force armée recrutée parmi les travailleurs socialistes et dirigée par les socialistes, comme ce fut le cas de la Volkswehr créée par la social-démocratie autrichienne". (32)

 

Dans son rapport au 3e Congrès de l'Internationale Communiste, Trotsky a cité deux jugements rétrospectifs de la bourgeoisie européenne qui confirment pleinement cette analyse de la situation qui prévalait en 1919-1920. Le quotidien réactionnaire français Le Temps écrivait à ce sujet le 28 avril 1921: "Le Premier Mai de l'année dernière était destiné à être le début d'une grève générale qui devait elle-même ouvrir la voie à la phase initiale de la révolution. Aujourd'hui, la plus grande confiance prévaut en ce qui concerne l'effort de la nation pour surmonter toutes les crises qui ont découlé de la guerre". (33)

 

Et l'organe représentatif de la bourgeoisie suisse, le quotidien Neue Zürcher Zeitung, écrivait au même moment concernant l'Allemagne: "L'Allemagne de 1921 ne ressemble en rien à celle   de 1918. La conscience gouvernementale est devenue si forte que les méthodes communistes se heurtent à une opposition dans presque toutes Les couches de la population, bien que le nombre de communistes ait grandi de façon mesurée, alors qu'ils n'étaient, pendant les journées révolutionnaires, qu'une petite poignée de gens résolus". (34)

 

La vague révolutionnaire ne connut, il est vrai, que des victoires temporaires en dehors de Russie - l'établissement des éphémères Républiques soviétiques de Hongrie et de Bavière. La première phase de la révolution allemande fut défaite en janvier 1919. La révolution autrichienne fut stoppée de façon délibérée par le Parti socialiste autrichien (centriste), qui a négocié un compromis avec la bourgeoisie.

 

Défaites en Europe : la responsabilité des réformistes

 

Mais ce compromis ne découlait pas de rapports de forces objectivement défavorables. il faut souligner à ce propos la terrible responsabilité historique des dirigeants de ce PS. En effet, la prise du pouvoir par les socialistes autrichiens - alors parfaitement possible - aurait fondamentalement modifié la situation en Europe en faveur de la révolution, en assurant une jonction territoriale avec les Républiques soviétiques de Bavière et de Hongrie, récemment établies et situées de part et d'autre de l'Autriche. Par leur refus de prendre le pouvoir, les socialistes autrichiens interrompirent la chaîne de la révolution sociale ; s'ils avaient agi autrement, les trois républiques prolétariennes se seraient réciproquement renforcées, provoquant un élan révolutionnaire qui aurait pu se propager dans l'Europe entière. (35)

 

Quant à la révolution allemande, amorcée en 1918, puis durement frappée, elle connut une reprise qui aboutit à l'impressionnante grève générale de mars 1920 contre le putsch de Kapp-von Lüttwitz, et fut suivi d'une troisième vague en 1923 avec la grève général contre le gouvernement Cuno. (36) Et surtout: si les bolcheviks avaient des "illusions" dans la révolution mondiale, ces illusions étaient partagées par des millions de salarié(e)s de par le monde.

 

Il n'y avait, au premier Congrès de l'Internationale Communiste, en mars 1919, qu'une poignée de             groupes révolutionnaires, ne représentant que quelques dizaines de milliers de personnes en dehors de la Russie. Mais dans les mois qui suivirent, les sympathies "pour Moscou" s'étendirent à tel point que la majorité des travailleurs organisés de nombreux pays (Espagne, Italie, France, Norvège Bulgarie Tchécoslovaquie) et une forte minorité dans d'autres (avant tout l'Allemagne) demandèrent leur adhésion à l'I.C. En Autriche, en Pologne, en Suisse, les dirigeants des Partis socialistes ne purent arrêter ce raz-de-marée qu'en rompant, eux aussi, avec la social-démocratie réformiste et en constituant l'Internationale dites "deux-et-demi", qui fit des serments en faveur de la dictature du prolétariat. (37)

 

Il faut souligner que la radicalisation profonde du prolétariat international, après la révolution d'octobre, avait des racines propres aux conditions de chaque pays. Elle n'était pas un simple produit d'exportation venu de Moscou. (38) Elle modifia profondément les essayer d'endiguer la vague l'aide des réformistes, la bourgeoisie dut accorder au prolétariat d'importantes réformes pour lesquelles il s'était battu sans succès depuis plus de 25 ans, avant tout la journée des huit heures et le suffrage universel simple. Si profonde était la radicalisation qu'il y eut même une grève générale en Suisse et un appel du leader social-démocrate Troelstra à la révolution aux Pays-Bas, deux pays qui étaient restés neutres durant la guerre et qui étaient beaucoup plus stables que le reste de l'Europe.

 

Ce changement des rapports de force internationaux entre les classes sauva la Russie soviétique d'un étranglement militaire en 1920, lorsque la menace de grève générale de la part du mouvement ouvrier britannique unanime empêcha l'impérialisme britannique d'intervenir à côté des forces contre- révolutionnaires de Weygand et Foch lors de la guerre russo-polonaise. (39) En Ce sens fort précis, aussi, les espoirs des bolcheviks en la révolution mondiale n'étaient point illusoires.

 

Ces espoirs avaient sans doute été excessifs, si l'on parle de victoires décisives et à court terme. Lénine et Trotsky l'ont reconnu assez rapidement. D'une façon un peu paradoxale, ils avaient péché par un excès de spontanéisme. La vague révolutionnaire semblait alors si profonde qu'ils ont quelque peu sous-estimé le rôle du facteur subjectif - de la direction révolutionnaire - pour arracher la victoire : "Ce qui nous attend n'est pas un assaut chaotique et spontané, dont nous avons observé la première étape en Europe en 1918-1919. Il nous semblait (et il y avait quelques justifications historiques à cela) que, dans une période où la bourgeoisie était désorganisée, cet assaut pouvait se poursuivre en vagues toujours plus profondes, qu'au cours de ce processus, la conscience des couches dirigeantes de la classe ouvrière se clarifierait ; et que de cette façon le prolétariat atteindrait le pouvoir d'Etat dans un délai d'un ou deux ans. Cette possibilité historique existait. Mais elle ne s'est pas matérialisée. L'histoire - avec l'aide de la mauvaise (ou bonne) volonté de la bourgeoisie, de sa ruse et de son expérience, de son instinct pour le pouvoir - a accordé à la bourgeoisie un répit relativement long, le temps de respirer. Le miracle n'a pas lieu". (40)

 

Mais il est incontestable que les masses voulaient la révolution dans toute une série de pays. Les preuves et témoignages abondent dans ce sens. Si malgré cela le combat révolutionnaire n'a pas triomphé en dehors de la Russie, c'est qu'il n'y avait pas de direction adéquate ; mieux -. que les dimensions hégémoniques au sein du mouvement de masse sont activement intervenues pour empêcher cette victoire.

 

Malgré des hésitations et des contradictions dans son diagnostic, c'est bien la conclusion à laquelle Braunthal lui-même a abouti : "Pourquoi est-ce que rien de telle [une possible révolution sociale] ne s'est produit ? En dernière instance, parce que la social- démocratie allemande n'est pas intervenue dans la révolution comme un parti révolutionnaire, parce que l'immense majorité de ses dirigeants ainsi que des masses (leur propre base) étaient loin de penser en termes révolutionnaires, et n'étaient en conséquence pas préparés mentalement au test de la révolution". (41)

 

Le peuple allemand, le prolétariat allemand et international, l'humanité toute entière, ont payé un prix terrible pour cette banqueroute, appuyée sur des crimes. Nous y reviendrons.

 

 

 

Chapitre III : L’enjeu national

 

 

Le régime tsariste a été renversé en février 1917, soit huit mois avant la révolution d'octobre. C'est alors que les soviets - les conseils d'ouvriers, de paysans, de soldats - sont nés. Pourtant au début de cette période cruciale, les bolcheviks n'étaient pas majoritaires dans les soviets et ne se trouvaient pas au pouvoir. Ce sont d'autres forces politiques, bourgeoises libérales et mencheviks, qui ont constitué le Gouvernement Provisoire, et qui ont eu l'occasion de faire leur preuve. Or, elles se sont révélées incapables de résoudre l'ensemble des problèmes brûlants posés par la situation. C'est cette incapacité qui explique l'accroissement progressif de l'influence bolchevique et l'apparition d'une nouvelle situation révolutionnaire à l'automne.

 

La paix immédiate n'était pas la seule tâche à laquelle le Gouvernement Provisoire était confrontée. La population ressentait l'urgence d'autres problèmes et les soviets s'étaient engagés à les résoudre sans tarder (sans que cela se traduise toujours par une adhésion consciente des masses au pouvoir des soviets).

 

C'était particulièrement vrai de la question de la terre, de la question de la misère ouvrière, et de la question des institutions politiques.

 

Dans ces trois domaines-clé de la vie socio-politique, la Russie charriait un héritage de barbarie, d'arriération, de sous-développement, sur lequel se greffaient les retombées d'une industrialisation très rapide, sauvage, menée sous la houlette de l'autocratie.

 

Le mérite historique de la révolution d'Octobre est d'avoir permis le nettoyage rapide de ces écuries d'Augias, produites par le tsarisme, dont souffrait dans sa chair la grande majorité du peuple russe, prisonnier de conditions inhumaines. Il suffit de décrire ces conditions pour s'apercevoir de nouveau de l'hypocrisie, sinon du cynisme, de tous ceux qui rendent la révolution d'octobre responsable de la misère qui s'étendit en Russie jusqu'au début des années 1920.

 

La question agraire

 

L'abolition du servage en 1861 avait été accompagnée d'une charge très lourde pour les paysans. On pouvait estimer que le rendement capitalisé des terres que les paysans reçurent à ce moment-là, était de l'ordre de 648 millions de roubles-or. Mais on leur imposa une somme globale de rachat de 867 millions de roubles. Le paysan devait en outre payer un impôt agricole de 1,56 roubles par désiatine (un désiatine est une mesure de surface qui vaut 2,7 acres). Soit au Total 170 millions de roubles, alors que les propriétaires privés nobles et bourgeois ne payaient eux, que 0,23 rouble d'impôts par désiatine.

 

Selon une enquête de 1902, les sommes à payer par la paysannerie auraient varié de 50 à 100% du revenu net par ferme, selon la dimension de ceux-ci. En outre, lors de la répartition des terres, les propriétaires fonciers s'étaient appropriés de bonnes terres, qui étaient auparavant à la disposition des paysans, ne leur "accordant" trop souvent que le droit d'acheter les terres moins fertiles.

 

En échange de ce lourd tribut, les paysans n'obtinrent pratiquement rien de l'Etat tsariste. Dans les régions cœur de la Russie centrale, les conditions de vie et de travail restèrent ce qu'elles avaient été depuis 1000 ans. Le rendement par hectare n'y était que le quart de ce qu'il était en Grande-Bretagne, moins d'un cinquième pour la moyenne des fermes paysannes (c'est-à-dire sans tenir compte des domaines exploité par noblesse et bourgeoisie). (42)

 

Dans ces conditions, la pression de la rente et de l'impôt à payer, année après année, interdisait aux paysans de constituer des réserves. Ce qui a entraîné d'une pan un épuisement graduel de la fertilité du sol par la voie de la surexploitation (on voit que les problèmes écologiques ne datent guère de l'époque stalinienne !) et d'autre part a provoqué des famines périodiques, à chaque mauvaise récolte. Le pire a été celle de 1891.

 

Plus grave que cette charge financière, en elle- même insupportable, était la pénurie de terre. on a pu estimer que la dimension d'une ferme capable de nourrir une famille paysanne était de 6,5 à 7 désiatine. Les paysans travaillant sur les terres anciennement nobles ou domaniales ne reçurent respectivement que 3,17 et 4,9 désiatine. Vu le mouvement démographique et l'exode nu-al très limité, la moyenne de terre à la disposition de chaque paysan adulte était de 4,83 désiatine en 1861 et de 3,1 désiatine en 1905. Environ cinq millions d'hommes adultes à la campagne ne pouvaient pas réellement employer leur force de travail, même au bas niveau de productivité moyenne donnée. Les paysans avaient en gros besoin de 60 à 70 millions de désiatine de terres en plus.

 

Or, en 1905, face aux quelques 112 millions de désiatines entre les mains des paysans, il y en avait 101,7 millions entre les mains de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie, et 145 millions désiatines de terres d'Etat et des terres domaniales. Les entreprises agricoles de plus de 50 désiatines chacune (quinze fois plus grandes que la ferme paysanne moyenne) occupaient à eux seuls un total de 80 millions de désiatines.

 

La conclusion est évidente: les paysans ne pouvaient obtenir la terre qui leur manquait que par la suppression radicale de la grande propriété noble et bourgeoise. Aussi longtemps que cette révolution agraire ne se réalisait point, les paysans ne pouvaient que continuer louer des terres appartenant aux gros propriétaires. A à fin du 19e siècle, dans la zone dite de la "terre noire" (le cœur de la Russie), ceux-ci affermèrent 50% de leur domaine aux paysans, dans le reste du pays entre 30 et 45%. Le prix du fermage était extrêmement élevé, atteignant quelque fois 50% de la récolte.

 

En additionnant le prix du rachat, la charge de l'impôt et la charge de la rente, on obtient une charge  globale de la paysannerie qui implique la paupérisation inéluctable de la majorité des familles à la campagne. Entre 1888 et 1898, le nombre de chevaux détenus par les paysans a diminué de 19,6 à 17 millions, leur cheptel bovin de 34,6 à 24,5 millions. Le nombre de fermes sans cheval a augmenté de 22% pendant la même période (tous ces chiffres proviennent d'enquêtes officielles de l'époque).

 

Corrigeant sans doute à bon escient les statistiques que Lénine utilise dans son texte de 1908 intitulé "Le programme agraire de la social-démocratie au cours la première révolution russe", Teodor Shanin prérésente le tableau suivant de la stratification de la paysannerie dans le Russie européenne vers 1905:

 

- 15.8% de familles de paysans cossus détiennent 15 désiatines ou plus;

- 51,8 % de familles de paysans détiennent entre 7 et 15 désiatines;

- 32,4% de familles de paysans pauvres détiennent moins de 7 désiatines.

(Il s'agit chaque fois de la propriété par famille et tête d'habitant).

 

Il conclut qu'en moyenne pour la période 1897- 1905 il y a eu en Russie:

 

 entre 0,8 et 1,2% de fermiers capitalistes (de 5,1 à 7,6% de la population paysanne)

- entre 8 et 6% d'ouvriers sans terre (de 3 à 4%  de la population paysanne)

- entre 2,6 et 3,9 % de paysans riches ;

- entre 12,4 et 10,7% de paysans cossus;

- 51,8 % de paysans moyens;

- entre 24,2 et 26,4% de paysans pauvres. (43)

 

Les pauvres représentaient donc un tiers de la population villageoise. La barbarie et la misère dans laquelle vivait la paysannerie sous le tsarisme s'expriment clairement dans le niveau de leur consommation. Par tête d'habitant, la ferme paysanne moyenne, en dehors des dépenses de nourriture et de logement, consacrait 5,5 roubles par an pour se vêtir, 2,5 roubles pour les besoins culturo-spirituels, 1,4 rouble pour d'autres besoins matériels. Deux familles paysannes composées chacune de 6 personnes, soit au total 12 habitants de la campagne tsariste, consommaient la même chose qu'un seul ouvrier américain (sans sa famille) vers 1905. Soit un décalage de un à douze (et à cette époque, la consommation d'un ouvrier américain était, évidemment, très inférieure à ce qu'elle est aujourd'hui).

 

L'exportation massive de blé par la Russie, principale source de ses devises avant l'exportation du pétrole, ne fut possible que parce que la pression de la rente et de l'impôt obligeaient le paysan à vendre du blé même s'il ne mangeait pas à sa faim. Si ce dernier avait pu couvrir pleinement ses besoins de consommation, la Russie serait devenue un pays importateur et non exportateur de blé.

 

Dans son livre jadis classique sur la Russie, le très conservateur sir Donald Mackenzie Wallace, représentant attiré de l'establishment britannique, résume la détérioration de la situation des paysans russes dans les données suivantes, les arriérés d'impôts annuels (c'est-à-dire la somme d'impôts non payés) passe de 0,9 rouble par habitant mâle en 1882 à 6 roubles en 1893 et à 22 roubles en 1899 dans les sept provinces de la zone de la Terre-Noire. (44)

 

La misère urbaine

 

La misère ouvrière et urbaine ne fut pas moins prononcée. Il suffit de mentionner à ce propos les conditions de logement. Anatole Kopp s'appuyant surtout sur l'auteur soviétique G. Pouzis, affirme que dans les 131 villes situées sur les territoires qui ont constitué la RFSSR (République socialiste fédérative des soviets de Russie) . "9% des maisons seulement étaient reliées à ce réseau [d'égoût]. Des 195.000 maisons existant dans 213 villes de la RSFSR et qui, avant la révolution, avaient un réseau de distribution d'eau, 12.5% seulement y étaient reliées." (45) En 1912, le nombre de personnes par appartement était de 8,7 à Moscou, d'environ 8 à Pétrograd, contre 3,6 à Berlin, 4,2 à Vienne et 2,7 à Paris. (46)

 

La journée moyenne de travail atteignait en moyenne 10 heures, sans compter de nombreuses heures supplémentaires. Selon l’historien Prkopovitch, en 1909, il fallait à Pétrograd 3 fois le salaire annuel Moyen Pour entretenir décemment une famille. La misère ouvrière était donc très grande. Fn 1908, une famille ouvrière dépensait 48% de ses revenus pour la nourriture (par ailleurs fort insuffisante), 21% pour le logement (généralement misérable), et 15% pour les vêtements. pour satisfaire les autres besoins, avant tout les soins médicaux et l'instruction, même élémentaire, il ne restait qu'à peine 15% du maigre salaire.

 

Pokrovski estimait qu'entre 1892 et 1902, le salaire réel de l'ouvrier russe avait baissé de 20%. (47) Et dans une édition ultérieure amplifiée de son Ouvrage, cet historien communiste, fort loué par Lénine, décrit les misérables conditions de vie des ouvriers russes à la fin du 19e siècle:

 

"63,7% des ouvriers étaient analphabètes [...] Dans les fabriques de Moscou, les travailleurs du textile étaient presque toujours obligés de dormir sur leur métier. Toute la famille dormait en fait sur ces métiers à tisser long de deux mètres cinquante et large de deux. Ils devaient nettoyer les pièces sales avec leurs vêtements. Les patrons disaient au médecin que les travailleurs "aimaient' vivre ainsi [...].

Le médecin dont nous tenons [ces] informations sur Les ouvriers du textile devint inspecteur, ce qui, soit dit en passant, a immédiatement changé son attitude. Deux ans plus tard, il décrit l'habitat ouvrier de la majorité des entreprises du gouvernement de Wladimir : Pollution, mauvais air, deux familles dans une chambre d'une ou deux fenêtres [...].

 

L'ouvrier [russe] se nourrissait alors moins bien que [l'allemand] après la guerre impérialiste, au milieu de la guerre civile et du blocus. Sa nourriture habituelle consistait en de la viande salée, du poisson fumé. Pour seule viande fraîche, des abatis [...].

 

Dans ces conditions de vie et de logement, les maladies frappaient les ouvriers. Dans les entreprises textiles de Moscou, sur 1.000 femmes, 134 étaient tuberculeuses. En plus, il y avait une "épidémie" - dite "traumatique" et entièrement "prolétaire" par les médecins : les blessures [...]. Dans une [grande] entreprise textile, sur une période de trois ans, il ne restait qu'une ouvrière sur trois qui n'ait pas été blessée . (48)

 

Le taux de mortalité infantile des quartiers essentiellement ouvriers de Petrograd était au moins le double de celui des quartiers "mixtes". Près d'un quart des bébés nés dans la capitale mourraient avant d'atteindre un an. (49)

 

Si l'on pense que ces descriptions de source marxiste sont excessives, voici le jugement d'un historien bourgeois fort modéré : "On affirme souvent que les taudis de Grande Bretagne ont atteint un degré d'inhumanité qu'aucune autre société ne doit pouvoir égaler. Cela est vrai, dans la mesure ou la misère la plus profonde, en Angleterre et en Ecosse, correspondait aux couches sociales les plus basses [...]. Mais tous les ouvriers britanniques n'appartenaient pas à ces couches les plus basses, loin s'en faut, alors que c'était le cas de presque tous les travailleurs russes [...]. En Russie, il n'y avait pas de gradation : les ouvriers étaient des esclaves salariés dans le sens le plus stricte et leurs salaires ne permettaient pas de soutenir une famille". (50)

 

L'universitaire d'origine russe Nicholas V. Riasanovsky, dont les Ouvrages sont couramment utilisés dans les universités occidentales, écrit pour sa part que : "[...] malgré la législation du travail, et malgré le fait que les salaires ont sans doute augmenté dans les années qui précédèrent la Première guerre mondiale (ce que, soit dit en passant, les historiens soviétiques s’obstinent à nier farouchement), Les ouvriers russes en général restaient misérables. Mal payés, logeant dans des taudis surpeuplés de façon inimaginable, presqu'illettrés et privés de tout autre avantage, les prolétaires de la Russie impériale offraient un excellent exemple de cette main-d’œuvre indigente et exploitée, caractéristiques des premières Phases du capitalisme, et que Marx a décrite avec tant de puissance dans Le Capital". (51)

 

Les professeurs anglais Kochan et Abraham citent par ailleurs un fait à peine croyable : "[...] une directive publiée par Delyanov, le ministre de l’éducation en 1887, interdisait l'entrée des écoles secondaires aux enfants des couches sociales inférieures : « [...] les enfants de domestiques, cuisiniers, blanchisseuses, petits commerçants et de personnes du même type, à l'exception peut-être de ceux qui seraient exceptionnellement doués, ne devraient certainement pas être retirés de l'environnement social auquel ils appartiennent ». (52)

 

La surexploitation des ouvrières était particulièrement grave. En 1914, les salaires de la main-d’œuvre féminine étaient la moitié de ceux de la main-d’œuvre masculine. En 1916, ils étaient tombés à moins de 40% . (53)

 

Peut-on sérieusement contester que la révolution d'octobre fit œuvre utile et sanitaire en éliminant radicalement ces abominations ?

 

L’Etat tsariste

 

Le rôle oppresseur de l’Etat tsariste avait une dimension financière précise: 80% des dépenses budgétaires étaient destinées à l'armée et à l'appareil de répression. Cette ponction parasitaire sur le revenu national s'effectuait essentiellement aux dépens de la paysannerie (mais aussi aux dépens des ouvriers, à travers l'impôt indirect). Le financement de l'industrie s'opérait avant tout grâce à des investissements étrangers.

 

L'industrie russe n'était pas compétitive sur le marché mondial. L'étroitesse du marché national, du fait de la pauvreté de la grande majorité de la population, ne pouvait pas non plus lui assurer des débouchés suffisants. En outre, les produits importés étaient meilleur marché et de qualité supérieure aux produits de l'industrie russe. De là découlait une politique protectionniste à outrance et une tendance à l'expansion militaire constante vers l’Est et le sud-est. Des pays comme la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan, la Chine, la Corée, ainsi que les régions du Caucase étaient obligés par la menace ou la force des baïonnettes d'acheter des produits russes. On a parlé à ce propos à juste titre d'un "capitalisme (impérialisme) à la cosaque". L'affaire finit mal avec la guerre russo-japonaise, à Tsoushitna, quand les armées occidentales furent défaites.

 

Mais le côté le plus oppresseur et le plus répressif du tsarisme s'exprimait dans l'ensemble des institutions (ou d'absence d'institutions) constituées par l'autocratie et ce qu'elles représentaient pour les peuples de l'Empire : absence de droits et de libertés démocratiques ; arbitraire bureaucratique extrême oppression nationale accentuée :

 

"Avec l'émergence d'une intelligentsia nationale dans presque tous les peuples minoritaires, le gouvernement devait soit reconnaître le besoin d'une certaines autonomie locale dans les régions frontalières vulnérables, soit tenter de convertir ces forces nouvelles à ses propres croyances. Enfin de compte, il engagea une vigoureuse politique de russification. En Ukraine, en Russie blanche, en Lithuanie et en Pologne, l'enseignement de la langue vernaculaire dans les écoles fut limité ou interdit et l'usage du russe fut imposé. Dans les provinces baltes [...], le gouvernement a suscité une discrimination similaire à l'encontre des populations allemandes [...].

 

C'était probablement maintenant au tour des Juifs russes de subir les pires tourments. [Des pogroms effroyables se sont produits] Il semble qu'un tiers des Juifs soit mort, un tiers ait émigré, un tiers ait été assimilé, selon Pobedonostev [représentant laïc de l'Eglise orthodoxe et l'un des modèles du roman de Dostoîevsky, Le Grand Inquisiteur]".

 

"La victoire apparente sur le nationalisme islamique en Transcaucasie n'a fait que donner suffisamment confiance à l'intelligentsia de Géorgie et d’Arménie pour qu'elle s'engage dans l'agitation révolutionnaire. En Asie, Le soutien croissant accordé par le gouvernement à un mouvement de prosélytisme agressif ne pouvait qu'offenser les traditionalistes islamiques dans la population locale [...]. L'Asie centrale et l'Extrême Orient étaient une terre d'élection pour des aventuriers impérialistes russes, de louches profiteurs et de pseudo-vice rois [...]". (54)

 

Quoi d'étonnant à ce qu'au moment de la révolution de février 1917, paysans, ouvriers et nationalités opprimés émirent un cri quasi-unanime - Assez! Assez! Assez! la terre, le droit à l'auto-détermination, la journée de 8 heures et le contrôle ouvrier, tout de suite ! Mais le gouvernement provisoire tergiversa, hésita, prolongea les délais, renvoya la solution de ces questions jusqu'après les travaux de l'Assemblée Constituante, dont les élections furent sans cesse retardée.

 

Quoi d'étonnant, dans ces conditions, à ce que les masses aient pris toujours plus leur sort entre leurs propres mains, aient cherché à résoudre elles-mêmes leurs problèmes vitaux, se soient reconnues dans la politique bolchevique et dans le pouvoir des soviets, alors que ceux-ci les résolvait du jour au lendemain ?

Chapitre IV : L’enjeu politique

 

A l'Ouest comme à l'Est, la condamnation de la révolution d'Octobre se base généralement sur l'idée que le "putsch" bolchevik aurait empêché l'institutionnalisation et la consolidation de la démocratie. Il aurait abouti de ce fait à un "régime totalitaire". Démocratie ou dictature, telle aurait été l'alternative en octobre 1917, ainsi que dans les semaines et les mois qui suivirent.

 

Il s'agit encore une fois d'une mystification et d'une falsification historiques flagrantes. En réalité, la polarisation des forces sociales et politiques avait atteint un Paroxysme en Russie. cette polarisation était telle qu'elle ne laissait aucun espace à une expérience de démocratie bourgeoise institutionnalisée, voire prolongée. A partir des journées de juillet 1917, marquées par une radicalisation des exigences populaires, les partis bourgeois - et les cliques militaires avec lesquelles ils étaient liés - avaient adopté un cours nettement répressif.

 

Le coup d'Etat militaire de Kornilov d'août 1917 n'est pas tombé du ciel. Il reflétait le durcissement des luttes socio-politiques. Son échec ne fit qu'accentuer la soif de revanche contre- révolutionnaire de la part des classes possédantes et de leurs suppôts. On le vit à la veille et au lendemain immédiat de l'insurrection d'Octobre.

 

La haine des classes des possédants russes prit une ampleur qu'on a rarement connue. On peut par exemple la comparer à celle de la bourgeoisie française au moment de la Commune de Paris, en 1871, et à celle de la réaction espagnole lors de l'été 1936.

 

Jacques Sadoul note pertinemment quelles : "[…] veulent établir un régime absolutiste qui noiera dans le sang la révolution, massacrera et déportera pêle-mêle juifs, bolcheviks, socialistes et cadets ". (55)

 

Réaction russe et impérialisme allemand

 

Cette haine de classe était si profonde qu'en l'espace de quelques mois, la noblesse et les monarchistes "Patriotiques", qui S'étaient indignés du peu d'empressement des soldats pour l'offensive de Kerensky sur le front de la Galicie polonaise en juin 1917, appelèrent de leurs vœux l'arrivée des troupes allemandes à Pétrograd pour écraser le foyer révolutionnaire et devinrent farouchement germaniques. (56)

 

Comme le signale encore une fois Sadoul : "[…] depuis l'arrivée de [l'ambassadeur allemand] Mirbach à Moscou, les monarchistes se sentent à l'aise. La première visite de l'ambassadeur allemand a été rendue à la grande-duchesse, belle-soeur de Nicolas II. Il a vu depuis d'autres royalistes notoires. Il s'agit évidemment de préparer une restauration tsariste. Les monarchistes absolutistes sont prêts à tout accepter sans honte et notamment l'alliance militaire avec l'Allemagne et l'indépendance de l'Ukraine". (57)

 

Un membre de l'ambassade allemande, le Freiherr Karl von Bothmer, le confirme complètement. "Depuis quelques temps, les cercles monarchistes s'activent beaucoup et nous ouvrent leur cœur […] A l'occasion de ces discussion, j'ai rencontré une série de personnalisés importantes ayant des sympathies pour nous. Leurs propos vont tous dans le même sens : Nous ne pouvons rien faire sans vous. Vous devez intervenir directement, alors nous pourrons agir". (58)

 

La répression contre-révolutionnaire

 

Cette haine de classe ne visait d'ailleurs pas en premier lieu les bolcheviques et leurs alliés. Elle visait surtout les masses populaires, à commencer par les paysans "déchaînés" dans leur village, exigeant que les "pillards" soient mis au pas.

 

Ce furent les bourgeois et nobles, avec l'appui hésitant des Partis réformistes, avant tout les S-R de droite, qui déclenchèrent la guerre civile aux lendemains de la révolution d'octobre. Ils firent preuve d'une cruauté sans limites pendant les années 1918-1921.

 

Le journaliste américain A.R.Williams, qui séjourna en Russie pendant la révolution, cite le passage suivant d'un article du rédacteur N. Chiffrine du quotidien anti-bolchevik « Le Jour », en date du 7 septembre 1919: "Comme vous le savez, les bolcheviks ont changé le nom des anciens régiments. Les troupes de Moscou portent sur le dos les initiales K.L. - Kari Liebknecht. Nous [l'armée blanche du Nord] avons fait prisonnier un de ces régiments. Nous l'avons placé devant le tribunal de guerre. Les procès devant le front blanc sont très courts. Chaque soldat est interrogé et s'il reconnaît être communiste, il est immédiatement condamné à mort par pendaison ou par balles. Les Rouges le savent parfaitement.

 

Le lieutenant K. se place devant le régiment prisonnier et déclare : "Que ceux d'entre vous qui sont de vrais communistes, montrent leur courage et avancent. Ces paroles sont suivies d'une pause lourde et opprimante. Puis, plus de la moitié du régiment avance en rang serré. Il est condamné à mort par balles. Mais avant l'exécution, chaque soldat doit creuser sa propre tombe. […] On ordonne aux condamnés de se dévêtir […] pour que leurs uniformes ne soient pas teintés de sang ou déchiquetées par balles. Les communistes se débarrassent lentement de Leurs chemises et nouent leurs vêtements en un ballot. […] Puis, nus, ils creusent leurs tombes […] Un commandement, un éclair dans la nuit, les coups retentissent […] Les communistes sont toujours debout, très droits. Une deuxième salve. Les balles vont droit aux cœurs, des flots de sang jaillissent […]". (59)

 

Le récit anticipe jusque dans les moindres détails les méthodes qu'utiliseront les forces spéciales nazies, les SS, lorsque les troupes allemandes occuperont l'URSS, durant la seconde guerre mondiale : massacre des commissaires politiques et des Juifs obligés de creuser leurs propres tombes. Il s'agit en plus, de prisonniers de guerre. Voilà ce qu'était le visage des "défenseurs de la démocratie" contre la "dictature bolchevique".

 

Le Freiherr Von Bothmer rapporte dans son livre déjà cité que: "Les Tchécoslovaques [prisonniers de guerre que l'impérialisme arme contre le pouvoir des soviets durant l'été 19181 et les Sibériens agissent avec un manque de scrupules extrême à l'égard des membres des soviets qui tombent entre leurs mains. Le grand nombre d'exécutions a fait une impression profonde sur tous les bolcheviks". (60)

 

L'écrivain allemand Alfons Paquet, correspondant en Russie de la Frankfuter Zeitung constate de même qu'après l'occupation temporaire de Jaroslav, en juillet 1918, les membres bolcheviks du soviet furent exécutés par la contre-révolution, avec cette fois-ci la participation active des S-R.

 

Faut-il rappeler qu'au même moment des terroristes S-R de gauche tuèrent des dirigeants bolcheviks parmi les plus importants, notamment Volodarski et Ouritsky ? Une S-R de gauche, Fanny Kaplan, commit un attentat contre Lénine qui faillit lui coûter la vie.

 

C'est à juste titre que des auteurs bolcheviks affirment que: "C'est sous les salves des fusils tchécoslovaques derrière des montagnes de cadavres de la fine-fleur du prolétariat de Sibérie et de l’Oural, […] que se constitue la soit-disant 'armée populaire' (blanche) " (61)

 

Les tentatives des partis conciliateurs de créer un régime dit "de l'Assemblée constituante" échouèrent rapidement. Des coups d'Etat remirent le pouvoir entre les mains de dictateurs militaires comme l’amiral Kolchak on le général Wrangel. (62)

 

Dictature Blanche ou pouvoir des soviets

 

Le Choix concret n'était pas entre démocratie bourgeoise et dictature bolchevique. il était entre dictature contre-révolutionnaire et pouvoir des soviets. Le caractère dictatorial de la contre-révolution ne fait Pas de doute. John Reed transcrit bien la politique de terreur qui était celle des forces réactionnaires : "Plus grande sera la terreur, plus grandes seront nos victoires déclarait Kornilov. Il faut sauver la Russie même si nous devons pour cela mettre à feux la moitié [du territoire] et verser le Sang des trois-quarts de tous les Russes. »

 

L'Ataman Semyonov était placé Sous l’autorité du général blanc Kolchak. (63)  Le spectacle des zones sous son contrôle ne laissait aucune ambiguïté quand à la nature de son règne : "Des femmes et des hommes innocents Pendus par douzaines aux poteaux télégraphiques, au voisinage de sa capitale ; ses troupes arrosant à la mitrailleuse des fourgons remplis de victimes sur les champs d'exécution, le long de la voie ferrée".

 

Sous les ordres d'un autre dirigeant blanc, le Baron Urgan-Sternberg, "hommes et femmes trouvaient la mort sous la bastonnade, pendus, la tête tranchée, le corps démembré, victimes d'un nombre incalculable d'autres tortures qui transformaient un être vivant en ce qu 'un témoin appela une 'masse informe de sang’. Un membre même du staff médical de Urgan- Sternberg a décrit un ordre rédigé par le Baron comme « le produit du cerveau malade d'un pervers et d'un mégalomane assoiffé de sang humain ». (64)

 

Les pogroms

 

En 1918-1921, l'Ukraine fut le théâtre des pires pogroms, massacres perpétrés contre les communautés juives, que l'Europe ait connus jusqu'à la 'solution finale' des Nazis. Selon Zvi Gitelman, il y eut 2000 pogroms dont 1200 en Ukraine. L'auteur estime le nombre total des victimes à 150.000. Ces massacres étaient accompagnés de cruautés inouïes: "Les hommes étaient enterrés jusqu'au cou, puis tués par Les sabots de chevaux conduits sur eue, ou étaient littéralement déchirés en morceaux par des chevaux tirant dans des directions opposées. Des enfants étaient écrasés contre des murs sous les yeux de leurs parents, les femmes enceintes étaient une cible favorite, leurs fœtus étant tués devant elles. Des milliers de femmes ont été violées, des centaines ont, du fait de cette expérience, perdu la raison ». (65)

 

Ces pogroms furent froidement et sciemment organisés par les dirigeants contre-révolutionnaires. Comme le note l'auteur anglais Bruce Lincoln, lui-même fort réactionnaire: « Les pogrom n'étaient plus des explosions spontanées de haine religieuse et raciale. Ils étaient maintenant des incidents froidement calculés, marqués par des viols collectifs, une extrême brutalité et des destructions sans précédent. En un seul de la fin du mois d'août, dans la communauté juive de Krememchuk, les Blancs ont violé 350 femmes, dont des femmes enceintes, des femmes qui venaient de mettre au monde un enfant et même des femmes agonisantes, en train de mourir". (66)

 

La contre-révolution s'appuyait aussi sur l'armée d'occupation allemande. Quand celle-ci a conquis la ville d'Odessa et ses environs, elle fit paraître une proclamation, datée du 16 novembre 1918, et reproduite dans son organe Noue Nachrichten, qui affirmait notamment: « Nous avons pénétré sur le territoire russe avec l'intention de rétablir l'ordre et de libérer le pays des usurpateurs bolcheviks […] Tous les éléments nuisibles à la Russie, c'est-à-dire les bolcheviks et ceux qui les appuient, sont dès maintenant déclarés hors la loi. Quiconque les accueille sera passible du tribunal militaire. » (67)

 

La liste des atrocités commises par les Blancs peut être étendue indéfiniment : "Les assassinats commis par Joudentich (650 personnes fusillées ou pendues dans la seule ville de Iamburg en août 1919) […] ; par Les bandes baltes et Les Allemands de von der Goltz, à Riga (4.000 victimes environ) […] par Kolchak (un millier de soldats rouges brûlés vifs à Perm lors de sa retraite) […]". (68)

 

La contre-révolution sociale

 

L’"alternative politique" au pouvoir des conseils avait bien évidemment, un contenu socio- économique précis, comme c'est le cas lors de toute révolution sociale. Là où les Blancs établirent leur dictature, les conquêtes d'octobre furent rapidement sinon immédiatement supprimées. Les propriétaires fonciers reprirent possession de leurs domaines. Les droits des minorités nationales furent supprimés. Les soviets furent férocement persécutés. Les droits démocratiques des ouvriers furent radicalement niés. C'est cela qui causa la défaite des Blancs.

 

"Un facteur essentiel de la défaite de Kolchak fut le bas moral de ses troupes, il était fréquent que des soldats désertent durant le cours d'une bataille pour rejoindre le camps communiste. Un autre facteur fut son incapacité à gagner la population qui, bien que loin d'être pro-communiste, préférait en dernier recours le règne des Soviets".

 

"Il y avait beaucoup de causes à la victoire de l’Armée rouge dans la guerre civile, mais la plupart d'entre elles se ramènent à un simple fait: le peuple, pris comme un tout, en dépit de l'impopularité des communistes, préférait le régime des Soviets aux autres possibilités offertes. Les paysans n'aimaient ni un coté, ni l'autre, et souhaitaient surtout être laissés à eux-mêmes ; mais, au moment du choc" ils Préféraient les communistes qui leur donnaient la terre aux Bancs qui la leur prenaient, ou menaçaient de la reprendre". (69)

 

C'est donc bien cela qui perdit les Blancs. lis ne Purent conquérir Ou reconstituer une base populaire. Leurs armées étaient, Pour l'essentiel, des armées d'officiers, sans capacité ni même volonté de recruter des conscrits. On voit à quel point ces officiers craignaient les paysans.

 

Une troisième voie ?

 

Confrontés avec ce diagnostic difficilement contestable, les adversaires d'octobre réagissent souvent dans deux sens diamétralement opposés l’un à l'autre. Certains reconnaissent qu'il n'y avait pas de base pour un régime démocratique (bourgeois) en Russie, que ce soit pour des raisons sociales (instabilité extrême; absence de classes moyennes, supports traditionnels de la démocratie), ou pour des raisons ethno-culturelles (absence de traditions démocratiques dans l'empire russe, tendance des masses à fluctuer violemment entre la passivité résignée et des explosions chaotiques et incontrôlables).

 

Dans ces conditions, la déviation totalitaire, des bolcheviks était inévitable, tout en restant quand même pire qu'un régime autoritaire de droite. Pour d'autres, il y avait tout de même la possibilité d'une troisième voie. Selon ces derniers si le régime de Kerensky n'avait pas été renversé par le "putsch bolchevik", il aurait pu, petit à petit, se stabiliser, en menant une répression modérée à la fois contre extrême-droite et l'extrême gauche. (70) Une fois l’Assemblée Constituante convoquée et la répartition des terres aux paysans réalisée de manière ordonnée et égale, une démocratie bourgeoise comparable à celle e la Pologne, avec certes des limitations que l'Europe occidentale ne connut point, aurait pu se stabiliser.

 

Cette vision n'est pas réaliste. Elle sous-estime le caractère explosif des contradictions sociales. Croire que les capitalistes auraient accepté une législation sociale qui sapait la compétitivité de leurs usines, croire que les propriétaires terriens auraient accepté le partage de leurs terres, sous prétexte que ces réformes auraient été réalisées par une Assemblée Constituante élue au suffrage universel, c'est méconnaître les leçons de l'histoire européenne des années vingt et trente.

 

Durant ces années, la démocratie bourgeoise n’a pas seulement été sévèrement restreinte, voire supprimée - sauf sur un plan très limité - en Pologne et dans le pays baltes, et fortement restreinte en Finlande. Elle a aussi été éliminée en Italie, en Allemagne et en Espagne, tais pays bien plus évolués que la Russie de 1917.

 

Les dirigeants mencheviks eux-mêmes l’ont reconnu. Dan écrit pour sa part que: "Après avoir évalué les rapports de force effectifs, il [le CC des mencheviks] a abouti à la conclusion que - indépendamment de Leurs intentions subjectives - la victoire des éléments qui marchaient sur Pétrograd aurait obligatoirement signifié la victoire de la pire des contre révolutions" .

 

Le prix d'octobre 1917

 

Le choix était donc bel et bien: victoire de la révolution socialiste ou victoire d'une contre- révolution parmi les plus sanglantes, portant au pouvoir un Hitler russe qui aurait été encore pire que le Hitler allemand que nous avons connu.

 

C'est à la lumière de ce diagnostic et de tout ce qu'il implique qu'on peut répondre à la question de savoir, si, en fin de compte, le prix payé par la révolution d'octobre n'a pas été trop élevé. Notre réponse est résolument non. Une défaite de la révolution, en 1917, aurait coûté au peuple russe et à l'Europe bien plus cher que la victoire. Pour fausser le calcul, les adversaires de la révolution d'octobre ont recours à un jeu de passe- passe quels ont utilisé à l'encontre de la révolution française. Ils additionnent pêle-mêle les victimes de la révolution et ceux de la contre-révolution, les retombées économiques de la première et celles de la seconde.

 

En quoi la révolution française peut-elle être rendue responsable des victimes des guerres napoléoniennes ? En quoi la révolution d'octobre peut-elle être rendue responsable des victimes de la terreur et des pogroms des Blancs ?

 

Des sophistes arguent que la guerre civile, et la Terreur Blanche ne sont que des produits de la révolution. La réponse coule de source : la révolution n'est-elle pas, elle-même, le produit de l'Ancien régime ? On se heurte ici à la conception d'un flux historique sans amarres dans le temps et dans l'espace, une conception qui ne permet en définitive, jamais de tirer une quelconque conclusion. Affirmant vouloir appréhender le mouvement historique dans son ensemble, cette méthode voile en fait la responsabilité précise de forces sociales et politiques données, en rapport à des actions. spécifiques.

 

Jugement moral et préjugé de classe

 

Le problème a d'ailleurs une dimension qu'il ne faut pas chercher à dissimuler. En temps de révolution, la population laborieuse, est, généralement, portée d'abord vers des réactions généreuses. Mais, face à la guerre civile, quand elle se voit provoquée et agressée de manière répétée par leurs adversaires de classe, elle tend aussi à utiliser la violence directe, voire quelquefois "sauvage". Babeuf rappelait déjà dans une lettre à sa femme, commentant l'exécution de la princesse de Lamballe après la prise de la Bastille, que ces excès sont le produit largement inévitable de siècles de confrontation du peuple avec la violence et la cruauté de leurs Oppresseurs. (72) Espérer, dans ces conditions, que ces masses se montrent en toutes circonstances scrupuleusement respectueuses des droits de l'homme et de la femme, c'est vraiment exiger un miracle.

 

En fin de compte, ce que cachent les condamnations abstraites, pseudo-morales, de la violence révolutionnaire, sans considération du contexte historique précis, c'est un préjugé de classe fort cru. La violence traditionnelle des tenants du pouvoir est "normale". Elle représente un 'moindre mal', quelque soit son ampleur. La réponse contestataire du peuple soulevé est par définition "pire", même si son ampleur est en fait infiniment plus restreinte que celle des possédants. L'hypocrisie saute aux yeux.

 

Ce préjugé de classe recouvre souvent une peur des masses dont le ressort social est de nouveau assez évident. Comme le dit un historien français plutôt modéré : "Après 1861, l'intelligentsia et l'Etat ont eu la préoccupation constante d'encadrer le peuple, de peur de son potentiel anarchique et destructeur. Leur peur commune (due à l'ignorance) les a empêchés de se faire de celui-ci une idée objective, fondée sur une connaissance concrète des réalités du pays. Aussi tous deux ont-ils succombé à la stikhiinost (force élémentaire) populaire du début du 20e siècle" .(73)

 

Il est tout aussi erroné de vouloir additionner les coûts de la révolution d'octobre 1917 et ceux, ultérieurs, du régime stalinien. Le stalinisme est en effet le produit d'une véritable contre-révolution bureaucratique. Confondre les deux révèle une sous-estimation, voire une négation, de l'ampleur de cette dernière, de la coupure radicale que le "Thermidor soviétique" - la contre-révolution bureaucratique - a constitué par rapport à Octobre et la période qui lui succéda immédiatement. (74)

 

Le coût du stalinisime a été dramatique pour le prolétariat soviétique et international. On peut en mesurer aujourd'hui toute l'ampleur. L'ampleur de cette contre-révolution stalinienne exprime beaucoup mieux que de subtiles analyses sur la prétendue responsabilité des idées de Lénine (voire celles de Marx), pour les crimes de Staline, la tragédie historique qui s'est produite. Dans les années 1920- 1930, Staline a assassiné un million de communistes. Peut-on sérieusement affirmer que cela n'est qu'un "détail de l'histoire" ? N'est-ce pas odieux de jeter bourreaux et victimes dans le même sac? (75)

 

 

 

Chapitre V : L’orientation bolchevique : Une analyse critique

 

 

Pour l'essentiel, la révolution d'octobre a été le produit des contradictions sociales objectives, qui ont acquis une dynamique explosive irrépressible, ainsi que de l'évolution des rapports de force entre classes et couches sociales opérant dans ce cadre. Elle a aussi résulté de l'activité du parti bolchevique pour dénouer ces nœuds de contradictions dans l'intérêt des masses laborieuses et du prolétariat international.

 

Ceci dit, à la lumière de l'évolution ultérieure de la Russie des soviets et de l'URSS, on doit se demander si certaines politiques mises en oeuvre par le parti bolchevique, après la prise du pouvoir, n'ont pas favorisé le processus de dégénérescence bureaucratique du premier Etat ouvrier.

 

Cette dégénérescence bureaucratique, dans les années 1920-1930, n'a certes pas été initiée, ou fondamentalement causée, par l'orientation de ce parti. Elle aussi plonge ses racines dans les contradictions objectives de la société soviétique et de la situation internationale qui prévalaient alors. Cependant, les décisions comme les attitudes concrètes du parti bolchevique - ou des différentes composantes de sa direction - à des moments précis et concernant des problèmes précis, ont elles aussi eu une incidence sur le processus de bureaucratisation du régime. Il faut donc tenter de comprendre quelles erreurs ont pu être commises.

 

L’interdiction des partis soviétiques

 

La plus grave de ces erreurs fut l'interdiction des partis soviétiques au moment même où le pouvoir révolutionnaire avait définitivement gagné la guerre civile de 1918-1920. Trotsky, pourtant peu porté à l'autocritique concernant les décisions de la direction et du gouvernement dont il était le membre le plus influent après Lénine, a formulé à ce propos deux jugements explicites.

 

En 1936 il écrit que : "L'interdiction des partis d'opposition entraîna l'interdiction des fractions [au sein du parti bolchevique] ; l'interdiction des fractions aboutit à l'interdiction de penser autrement que le chef infaillible. Le monolithisme policier du parti eut pour conséquence l'impunité bureaucratique, qui devint à son tour la cause de toutes les variétés de démoralisation et de corruption." (76)

 

Deux ans plus tard, dans le Programme de Transition, qu'il rédigea en 1938 pour la conférence de fondation de la IVe Internationale, il se prononça explicitement en faveur du pluripartisme : "La démocratisation des Soviets est inconcevable sans la légalisation des partis soviétiques. Les ouvriers et les paysans eux- mêmes, par Leurs libres suffrages, montreront quels partis sont Soviétiques". (77)

 

Il est indéniable que les ouvriers considéraient en 1920, les mencheviks comme un parti soviétique, puisque ceux-ci obtinrent pas mal d'élus notamment à Charkov et à Moscou.

 

L'interdiction des partis soviétiques, de même que l'interdiction des fractions au sein du parti gouvernemental qui lui fit logiquement suite (chaque fraction est en effet un autre parti en puissance), étaient sans doute conçues comme des mesures provisoires, liées à des circonstances particulières, et qui devaient donc être supprimées lorsque la situation objective se serait améliorée. On doit évidemment se demander quelles ont été les conséquences précises, de ces décisions précises, mises en oeuvre à un moment précis.

 

Mais il nous faut aussi soulever une autre question, clairement distincte, et de portée plus générale : quelles ont été les conséquences dés théories qui furent avancées pour justifier de telles interdictions, fussent-elles conjoncturelles ? Nous estimons que ces justifications théoriques ont causé beaucoup plus de dommages, à plus long terme, due les mesures elles-mêmes, - et qu'elles continuent à en causer encore aujourd'hui.

 

Le danger substitutionniste

 

L'interdiction des partis soviétiques se fonde sur une conception substitutionniste de la construction du socialisme - et de la politique socialiste/communiste en général. A savoir, une conception que Trotsky a pourtant vigoureusement toujours dénoncé (sauf pendant ses 'années noires' de 1920-1921), et que Lénine a également combattue pendant une bonne partie de sa vie.

 

Selon cette conception, le prolétariat serait dans sa majorité trop peu conscient pour pouvoir gouverner un pays (les sociaux-démocrates sont du même avis et ajoutent même: pour pouvoir diriger un syndicat). Plus tard, un nouvel argument a été introduit: celui de son déclassement et de sa corruption (Y compris par le truchement des surprofits coloniaux).

 

Ce point de départ conduit es vite à la conclusion selon laquelle le parti doit gouverner en lieu et place de la classe ouvrière réellement existante. L'appareil du parti, voire sa direction, voire son « chef infaillible », sont alors les instruments décisifs pour changer de société. Staline a exprimé le contenu réel du substitutionnisme dans une formule sans équivoque possible : 'les cadres décident de tout".

 

La doctrine substitutionniste du parti nourrit une conception verticaliste, étatiste, paternaliste et autoritaire du pouvoir, même lorsque les pires excès et crimes du stalinisme sont évités. On peut certes l'entourer de bon nombre de clauses restrictives : le parti (la direction du parti) gouverne au lieu et à la place de la classe ouvrière mais s'appuie sur celle-ci, la mobilise, enregistre ses réactions, corrige ses propres erreurs à la lumière de la pratique, etc.

 

Mais tout cela ne modifie en rien l'attitude fondamentale. Ce n'est pas la classe ouvrière qui gouverne, qui prend démocratiquement les décisions. Une petite minorité dirige à sa place. Dans ces conditions, les soviets sont vidés d'au moins une composante vitale de leur contenu. ils peuvent, à la rigueur, servir d'instrument de combat efficace contre l'ennemi de classe. Mais ils n'assurent plus l'exercice direct du pouvoir par le prolétariat et (ou) les masses laborieuses dans leur ensemble.

 

Sans un réel multipartisme, dans les faits, les soviets ne peuvent pas connaître de véritable démocratie. Il ne peuvent en effet pas réellement choisir entre diverses alternatives de politique économique, sociale, culturelle, etc.

 

Dans la mesure où la suppression de la démocratie soviétique prend un aspect répressif, cette répression ne vise plus seulement la grande, moyenne et petite bourgeoisie. Elle frappe aussi la classe ouvrière. On peut même affirmer que plus le prolétariat est nombreux, hégémonique du point de vue social, et plus c'est en fait lui qui est visé.

 

L’auto-émancipation

 

Pareille conception, pareille orientation politique, s'opposent à ce que fut la contribution principale de Marx à la théorie socialiste (y compris à la théorie de l'organisation révolutionnaire) . l'idée d'auto- libération et d'auto-organisation croissante du prolétariat. L'émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, pas celle de syndicats, de partis, de gouvernements ou d'Etats. Ces derniers sont des instruments indispensables dans ce processus historique. Mais ils ne peuvent jamais se substituer à l'activité propre des salarié(e)s et des autres couches exploitées ou opprimées. Le rôle émancipateur fondamental de cette auto-activité ne saurait être ignoré.

 

Ce serait méconnaître le rôle moteur des intérêts matériels et sociaux dans l'histoire que de supposer que l'idéologie substitutionniste a crée l'hydre de la bureaucratisation. C'est bien plutôt l'existence de la bureaucratie ouvrière qui a produit l'idéologie du substitutionnisme. Mais une fois née, cette idéologie a à son tour favorisé le processus objectif de bureaucratisation.

 

La position de Rosa Luxembourg

 

C'est ce que Rosa Luxemburg avait compris quand elle avait averti du danger les dirigeants bolcheviques, dans ses premiers commentaires sur la révolution russe: "Mais, en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie soit de plus en plus paralysée dans les soviets mêmes. Sans élections générales, sans liberté illimitée de presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie est le seul élément qui reste actif." (78)

 

Cette citation de Luxemburg ne décrit pas correctement l'état de la vie publique de la Russie en 1918. Il y avait alors une diversité et un débat d'idées politiques fort vif, avec activité légale ou quasi-légale des nombreuses organisations. Rosa a écrit sa brochure en prison, et ne disposait pas d'informations suffisantes.

 

Mais elle offre ici un diagnostic critique remarquable et prophétique des tendances de développement à plus long terme, surtout à partir de 1920-1921. L'avoir formulé dès l'été 1918 - "seule la bureaucratie reste(ra) l'élément actif" - dénote une lucidité et une capacité d'analyse théorique exceptionnelles.

 

Nous estimons que Rosa avait de même raison quand elle écrivait que :"L'erreur fondamentale de la théorie de Lénine-Trotsky est que, tout comme Kautsky, ils opposent la dictature à la démocratie […] Celui-ci se décide pour la démocratie, bien entendu, et pour la démocratie bourgeoise […]. Lénine et Trotsky se décident, au contraire, pour la dictature [du prolétariat] […] C'est la mission historique du prolétariat, quand il arrive au pouvoir, de créer à la place de la démocratie bourgeoise une démocratie socialiste, et non de détruire toute démocratie. Or, la démocratie socialiste ne commence pas seulement dans la Terre promise, alors qu'a été créé la substruction [l'infrastructure] de l'économie socialiste, à titre de cadeau de Noël pour le brave populo [peuple] qui aura dans l'intervalle fidèlement soutenu la Poignée de dictateurs socialistes. La démocratie socialiste commence en même temps que l’œuvre de démolition de la domination de classe [bourgeoisie] et de construction du socialisme. Elle commence avec le moment de la conquête du pouvoir par le parti socialiste. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat. »

 

« Oui, oui: dictature! Mais cette dictature consiste dans la manière d'appliquer la démocratie, non dans son abolition dans des mainmises énergiques et résolues sur les droits acquis et les conditions économiques de la société bourgeoise, sans lesquelles la transformation socialiste ne peut se réaliser. Mais cette dictature doit être l’œuvre de la classe et non d'une petite minorité de dirigeants au nom de la classe: autrement dit, elle doit provenir, au fur et à mesure, de la participation active des masses, rester sous leur influence immédiate, être soumise au contrôle du public tout entier, être un produit de l'éducation politique croissante des masses populaires". (79)

 

Rosa Luxemburg est beaucoup moins lucide lorsque, dans la même brochure, elle critique les orientations du parti bolchevique et du pouvoir des soviets en ce qui concerne la question des nationalités et la question paysanne. A leur propos, elle adopte des positions dogmatiques qui ne tiennent compte ni des nécessités politiques, ni des nécessités économiques, tant immédiates qu'historiques (concernant l'époque de transition). Elle critique comme étant "petit-bourgeois" et opportunistes les mots d'ordre centraux du droit d'auto-détermination et de la distribution des terres à ceux qui la travaillent, dans la réforme agraire.

 

Et pourtant, si les bolcheviks s'étaient opposés au désir de l'auto-détermination des peuples intégrés de force dans l'empire tsariste ; s'ils s'étaient opposés à la soif de terre de la grande majorité des paysans, ils auraient fatalement perdu le pouvoir. Ce qui s'est passé en URSS après 1928, comme ce qui s'y passe actuellement, le reforme tragiquement.

 

En fait, si la direction et les cadres bolcheviques ont péché en la matière - Lénine et Trotsky bien moins que d'autres - c'est par sectarisme gauchiste et non par excès d'opportunisme. On peut par ailleurs retourner contre Rosa, sur ces questions, l'argument du 'parallélisme' avec le raisonnement de Kautsky. Car Kautsky lui aussi accuse Lénine et Trotsky d'opportunisme envers les paysans.

 

L’Alliance ouvrière et paysanne et le communisme de guerre

 

Il est difficile de juger jusqu'à quel point la politique de réquisition du blé par le pouvoir soviétique assiégé, dite du "communisme de guerre", était inévitable, dans une certaine mesure au moins, en 1918-1920. Mais il est certain qu’elle menaçait de plus en plus de rompre l'alliance ouvrière-paysanne, à savoir la base même du pouvoir soviétique. (80)

 

Il est non moins certain qu'elle conduisait à un recul de plus en plus prononcé des forces productives, avant tout de la production de vivres, qui menaçait d'effondrement toute l'économie russe.

 

La production agricole, essentiellement céréalière, avait reculé de près de 30%, le cheptel chevalin de 25%, le cheptel bovin de 20%, le cheptel porcin de 28%, la production industrielle de près de 60%. En échange d'une même quantité de blé, le paysan ne recevait plus que 5% des produits industriels qu'il avait reçus en 1917-1918. De là son refus de vendre du blé contre de l'argent pratiquement mm valeur. De là l'obligation de réquisitionner le blé.

 

Mais de là aussi une chute absolue de la production de blé et non un simple recul des paysans vers l'économie de subsistance. Et si la production de blé baissa, il y avait à la longue de moins en moins à réquisitionner. Il s'ensuivit une tendance généralisée à la spéculation et au marché noir, qui défavorisa surtout les couches les plus pauvres.

 

Trotsky, chef de l'Armée rouge durant la guerre civile, se trouvait à la tête d'une armée composée pour l'essentiel de millions de paysans. Il voyageait constamment à travers tout l'immense pays. De ce fait il perçut mieux que Lénine et les autres dirigeants du parti les préoccupations immédiates de la paysannerie. Il avait donc proposé, un an avant Lénine, l'abandon du « communisme de guerre » en faveur de l'adoption précoce d'une politique plus souple, la "NEP" ("Nouvelle politique économique"). Il s'est heurté à ce moment à la résistance de Lénine et de la majorité de la direction. (81)

 

Nous approuvons sur cette question le jugement de l'historien soviétique Roy Medvedev pour qui la tentative de poursuivre, après la fin de la guerre civile, la politique de réquisition du blé provoqua la crise sociale de 1921, y compris le soulèvement de Kronstadt. Ce fut une erreur grave, qui a coûté cher. (82)

 

Par ailleurs, sous le "communisme de guerre", le prolétariat s'est affaibli, non seulement numériquement mais encore physiquement et moralement. En 1921, le, producteur industriel ne consommait pendant la production que 30% de l'énergie qu'il avait consommé en 1913-1914 et moins de la moitié de celle consommée en 1916-1917. Cela a entraîné une chute radicale de la productivité du travail.

 

D'aucuns ont idéalisé la politique du "communisme de guerre'' en mettant l'accent sur le Passage à des formes de production et distribution "directement communistes". Kritsman, auquel nous empruntons les données statistiques que nous venons de citer, parle à ce propos des 'années héroïques de la grande révolution russe'. (83) Beaucoup de dirigeants bolcheviques leur ont en partie emboîté le pas.

 

Faisant de nécessité loi, ces derniers ont théorisé les contraintes de la Pénurie et du rationnement. Ils ont idéalisé le retour à l’économie "naturelle" (plus exactement à une économie à trois secteurs . une économie de subsistance, une économie de troc et une économie monétaire).

 

Toute la tradition marxiste et tout le bon sens du prolétariat plaident cependant contre ce "communisme de la misère", quelque sympathique et stimulant - pour l'avenir ! - que puissent avoir été les "modèles" très égalitaires élaborés et appliqués à ce moment.  (84) Ce modèle n'a déclenché aucune dynamique capable de sortir le pays de la famine croissante. Et il a causé une confusion dans les esprits à laquelle Staline a pu cyniquement faire appel en 1928-1934.

 

La question des négociations de paix

 

La guerre civile et la guerre d'intervention, des puissances impérialistes contre la Russie des soviets, avant tout celle de l'impérialisme allemand, explique en partie les origines et les déviations du "communisme de guerre".

 

Mais on touche ici à une autre erreur importante commise, durant les négociations de Brest-Litovsk, par la majorité des dirigeants et des cadres bolcheviques, à l'exception notable de Lénine qui atteint à ce moment-là le sommet de sa lucidité politique ; à savoir le retard mis à conclure la paix séparée avec les Empires centraux.

 

Il y avait une différence capitale entre les conditions en paix proposées par ces Empires lors de la première phase des négociations de Brest-Litovsk, Ouvertes en décembre 1917, et les conditions arrachées après l'interruption de ces négociations par les Soviets et la reprise de l'avance de l'armée allemande.

 

Les premières étaient encore acceptables par une bonne partie de l'opinion ouvrière et urbaine petite- bourgeoisie. Les secondes étaient largement ressenties comme une humiliation nationale et une trahison des intérêts du prolétariat d'Union soviétique et du prolétariat international. En outre, elles impliquaient le contrôle de l'Ukraine par l'Allemagne impériale et la répression du mouvement paysan ukrainien. Les réactions furent dès lors violentes. Elles provoquèrent la rupture de la coalition entre bolcheviks et S-R de gauche. Elles stimulèrent fortement la guerre civile.

 

La majorité du Comité Central et des cadres bolcheviques ont refusé de signer rapidement les conditions de paix résultant de la première phase des négociations de Brest-Litovsk. Ils peuvent invoquer en leur faveur - comme Trotsky pour sa position intermédiaire. "ni guerre ni paix" -, le fait que leur position correspondait aux sentiments de la majorité de la population urbaine. Mais elle ne correspondait pas aux sentiments de la majorité de la population paysanne, sans parler de ceux des soldats d'une année en pleine décomposition.

 

Et surtout elle ne débouchait sur aucune alternative concrète. Renversement immédiat du règne des Hohenzollern et des Habsbourg ? Qui pouvait le garantir ? Organisation immédiate d'une "guerre révolutionnaire"? Avec une armée inexistante ? (85)

 

Le refus de signer tout de suite la paix n'a eu pour seul résultat que de permettre à l'armée allemande d'occuper de nouveaux territoires fort importants, et notamment d'arracher à la République des Soviets l'Ukraine, avec ses immenses richesses. Lénine l'avait prédit jour après jour. On voit à nouveau, que le prix que la révolution a dû payer pour l'erreur fut très élevé.

 

La Terreur rouge

 

La question de la terreur - et la création de la Tchéka (la police politique secrète) - est étroitement liée aux conséquences de la Paix de Brest-Litovsk. Toutes deux ne s'expliquent qu'à la lumière de, ces événements.

 

La question de la terreur - indépendamment de celle de ses excès inadmissibles - est moins claire que d'aucuns ne le prétendent. Il suffit de se rapporter à l'expérience de la guerre civile espagnole de 1936 pour s'en apercevoir. A ce moment-là, non seulement les staliniens mais aussi les anarchistes et les sociaux- démocrates, de droite, du "centre" et de gauche tous confondus, ainsi que beaucoup de groupes ouvriers autonomes et non-organisés, ont appliqué des mesures de terreur rouge d'une ampleur considérable. Ils n'avaient point de choix.

 

Lorsque vous êtes confrontés avec un ennemi implacable, assassin, tortionnaire, qui ne recule devant rien, qui transforme les femmes et enfants des militants en otages, qui fusille en masse les prisonniers de guerre et les adversaires politiques, vous devez prendre certaines mesures de rétorsion pour limiter les pertes. C'est le bon sens qui le dicte. Que messieurs les assassins arrêtent les premiers, s'ils veulent éviter de payer eux-même un prix élevé pour leurs crimes.

 

Il faut d'ailleurs constater que Lénine s'était efforcé de ne pas avoir recours à la terreur au lendemain d'octobre. Il déclara notamment: "On nous reproche de procéder à des arrestations. Oui, c'est un fait ; aujourd'hui, nous avons arrêté le directeur de la Banque d'Etat. On nous reproche de pratiquer la terreur, mais ce n'est pas la terreur des révolutionnaires français qui guillotinaient des gens désarmés, et j'espère que nous n'irons pas jusque là. Je l'espère parce que nous sommes forts. Quand nous appréhendions des gens, nous leur disions qu'ils seraient relâchés s'ils s'engageaient à ne pas saboter. Et l'on prend de tels engagements". (86)

 

Seulement voilà: les contre-révolutionnaires se comportèrent avec un cynisme et un manque de scrupules total, malgré la générosité initiale des bolcheviks. Les généraux Krasnov, Kaledine et autres, les élèves-officiers arrêtés lors de l'insurrection d'Octobre, étaient relâchés sous la promesse qu’ils s'abstiendraient de toute action anti-gouvemementale. Ils ont immédiatement rompu la parole donnée, ont pris les armes et causé la mort de milliers d'ouvriers.

 

Le peuple commit ces erreurs une fois, deux fois, puis riposta durement. Faut-il s'en étonner ? Parmi les actions particulièrement cyniques des futures "victimes de la terreur", A.R. Williams signale l'utilisation de camions de la croix-rouge, par les Blancs pour traverser les lignes du front et apporter des munitions aux armées blanches".(87)

 

Williams rapporte de même une manifestation émouvante de l'esprit de générosité de la révolution, lors de la prise du Palais d'hiver. Les élèves officiers s'étaient rendus. La foule était en colère, ayant notamment découvert les chambres de tortures dans les bas-fonds du palais. Antonov-Ovscenko, qui dirigeait le détachement de la Garde Rouge, s'écrit: "Le premier d'entre nous qui touche à un prisonnier, je le fusille". Il finit par convaincre la foule: "Savez-vous où mène cette folie ? Quand vous tuez un Garde blanc prisonnier, c'est la révolution que vous tuez, et non la contre- révolution. J'ai donné vingt ans de ma vie en exile et en prison pour cette révolution […]. [Elle] signifie quelque chose de meilleur, elle signifie vie et liberté pour tous. Vous donnez donc votre sang et votre vie pour la révolution mais vous devez aussi lui donner autre chose […]: votre intelligence. Vous devez mettre l’engagement pour la révolution au-dessus de la satisfaction de vos passions. Vous avez eu le courage d'amener la révolution à la victoire. Maintenant, au nom de votre honneur, vous devez faire preuve de magnanimité. Vous aimez la révolution. La seule chose que je vous demande, c'est de ne pas tuer ce que vous aimez ». (88)

 

Mais après avoir subi les violences sauvages des contre-révolutionnaires, le climat se modifia. Répétons-le, doit-on s'en étonner ? Il faut d'ailleurs bien circonscrire l'ampleur de la terreur. Jusqu'en mars 1920, le nombre total de victimes de la terreur rouge est officiellement évalué à 8.620 personnes. Morizet l'évalue à un peu plus de 10.000. Après la défaite de armées blanches de Denikine et de Kolchak, la peine de mort fut abolie pendant plusieurs mois par le gouvernement soviétique (elle n'a été réintroduite qu'à partir de l'offensive de la Pologne contre l'Ukraine en mai 1920).

 

L'atmosphère en Russie soviétique était bien éloignée de cette peur universelle que décrivent tant d'historiens. On peut s'en rendre compte à la lecture du récit que donne Morizet, témoin oculaire, du procès d'un officier supérieur blanc, Galkine, devant le Tribunal Révolutionnaire de Moscou, le 14 juillet 1921 : "Je ne crois pas avoir jamais vu public ni magistrats plus sympathiques à l'accusé que ce jour-là. Les quatre cents ouvriers ou soldats qui se pressaient dans cette salle, les trois juges et l'accusateur, jeunes tous quatre, tous regardaient avec une sorte d'amitié ce petit homme de trente-cinq ans, en habits rapés, qu'un sous-officier débonnaire gardait, pour obéir à la règle, le revolver au poing. Nulle barrière entre eux et lui. Quatre soldats en armes, intéressés surtout aux débats, jalonnaient vaguement l'espace libre qu'emplissaient le banc de jardin réservé à l'accusé, la table du défenseur et la nôtre." Plutôt qu'à une terrible audience du Tribunal Révolutionnaire, on se serait cru à une controverse passionnée entre hommes en désaccord sur la solution d'un cas de conscience » .(89)

 

Galkine a été condamné à une peine légère, puis rapidement grâcié, bien qu'il eût pris les armes contre le pouvoir des soviets. Mais il affirmait détester encore plus les dictateurs contre-révolutionnaires blancs après l'expérience qu'il en avait faite. Le Tribunal le crut sur parole.

 

La Tchéka

 

La question de la Tchéka est bien différente de celle dont nous venons de parler: des mesures ponctuelles de terreur au cours d'une guerre civile cruelle. Elle implique la création d'une institution, d'un appareil avec la tendance inévitable de toute institution et de tout appareil de devenir permanent, et de se soustraire à tout contrôle. On peut fusiller un tortionnaire fasciste après un procès public, même raccourci. On ne peut soumettre à un contrôle publie une police politique secrète.

 

Les archives de la Tchéka, qui ont commencé à être publiés grâce à la Glasnost (politique de "transparence" sous Gorbatchev), démontrent largement que le ver était dès le début dans le fruit et ce, malgré l'honnêteté personnelle de Felix Dzerjinsky, le premier dirigeant de la Tchéka, que personne ne soupçonne d'intentions impropres. Il suffit de mentionner un fait : membres et indicateurs de la Tchéka s'assurèrent une prime (une part du "butin") pour tout pactole saisi chez un "spéculateur" ou un responsable de "crimes économiques". La dynamique corruptrice ne fait pas de doute.

 

Il en va de même de la tendance à de la Tchéka à échapper à tout contrôle. Cette dangereuse dynamique s'est affirmée très tôt. Une anecdote la met en évidence. Lénine avait la plus grande estime et la plus grande amitié envers le dirigeant menchevik de gauche Martov. Un jour, Lénine le convoque au Kremlin, lui remet un faux passeport et lui dit : "Quitte le pays immédiatement. Sinon, la Tchéka t'arrêtera d'ici quelques jours, et je ne pourrai pas l'en empêcher".

 

G. Leggett, réactionnaire extrêmement hostile au régime bolchevique, admet cependant que cette autonomie ne fut au début que conjoncturelle: "Dans l'opposition inévitable entre la violence arbitraire de la Tchéka et le système de légalité soviétique élaboré par le Commissariat du Peuple pour la Justice, la Tchéka a gagné le dessus chaque fois que le régime était menacé. Lorsque la crise s'atténuait, l'avantage allait au commissariat".(90)

 

Lénine lui-même était résolument favorable à la constitution d'un Etat de droit et à la nécessité de faire des pas décisifs en cette direction. Dans un conflit qui opposa, en 1921, Dzedinsky et Kamenev concernant la réforme des services de la police politique après la fin de la guerre civile, Lénine appuya Kamenev qui avait proposé de limiter la compétence de la Tchéka aux problèmes d'espionnage, aux attentats politiques, à la protection des chemins de fer et des entrepôts de vivres. Toute autre activité répressive devait être du ressort du Commissariat du Peuple de la Justice.

 

Il faut aussi constater que la Tchéka ne fut guère une créature du parti bolchevique ou de Lénine. Ce sont surtout les S-R de gauche qui ont joué un rôle-clé dans sa constitution. Mais tout cela étant dit, il n'en reste pas moins vrai que la tendance à devenir autonome, de moins en moins contrôlable, était présente dès les débuts de la Tchéka. Victor Serge utilise à ce propos le terme de "dégénérescence professionnelle". C'est pourquoi nous concluons que la création de la Tchéka était sans doute une erreur.

 

 

Chapitre VI : Les conceptions organisationnelles de Lénine

 

 

Les conceptions organisationnelles de Lénine ont-elles ouvert la voie aux excès de la révolution d'octobre et à la dictature stalinienne ?

 

Une des thèses couramment avancé par les critiques du bolchevisme, c'est que les excès survenus dès 1918 - la dissolution de l'Assemblée Constituante, la Terreur, la prolongation du communisme de guerre - résultent en dernière analyse des conceptions organisationnelles de Lénine. On peut résumer ainsi les conceptions attribuées par ces auteurs à Lénine sources ultime du mal - les révolutions sont "faites", par le parti révolutionnaire et non par les masses; ce parti doit consister en une cohorte réduite de révolutionnaires professionnels hautement centralisé; il est, de ce fait largement soustrait au contrôle de la classe ouvrière; cette classe est inapte à se hisser au niveau d'action politique révolutionnaire, sans même parler d'accéder à la conscience politique révolutionnaire. (91)

 

D'autres auteurs, tels Louis Fischer, font un pas de plus et disent que ces conceptions organisationnelle de Lénine, telles qu'elles seraient exprimées de manière classique dans la brochure Que faire ?, seraient inspirées par des traits psychologiques peu amène du personnage. une haine aveugle du tsarime et des classes possédantes ; la soif de vengeance pour l'exécution par l'autocratie, de son frère; la conviction que la violence, la terreur, "l'extermination de l'ennemi", jouent un rôle essentiel dans toute révolution.

 

Toutes ces affirmations, quelles que soient leurs variantes, sont dans le meilleur des cas des vision unilatérales de la réalité historique, des écrits de Lénine et des actions qu'il inspira ou dirigea.

 

Lénine et le pouvoir

 

Avant tout, le portrait d'un Lénine tendu comme un monomaniaque vers la conquête du pouvoir absolu personnel, ne correspond point à l'image du personnage telle qu'elle émerge des témoignages multiples de ceux et celles qui l'ont fréquenté. Nikolai Valentinov, fort critique à l'égard du dirigeant bolchevique, remarque à ce propos que: "C'est une erreur très grave, et elle est commise par beaucoup, par presque tous, que de considérer Lénine comme un homme d'airain sans cure qui ne produit que des résolutions politiques, totalement indifférent et insensible aux beautés de la nature. Il adorait les champs, les prés, les rivières, les montagne, la mer et l'océan" (92)

 

L'importance plutôt réduite que Lénine accordait à son rôle personnel est révélé par sa réaction, lorsque le Comité Central proposa de commencer la publication de ses OEuvres Complètes: "Pourquoi? C'est tout à fait inutile. Il y a trente ans, on a écrit tout ce qui était imaginable. Cela ne vaut pas la peine de reproduire tout cela". (93)

 

Le mythe d'un Lénine cynique et sans scrupules dans la "lutte pour le pouvoir" s'appuie surtout sur une calomnie assez infâme: l'affirmation selon laquelle il aurait accepté "l'or allemand", en 1917, pour financer la propagande bolcheviques. Cette calomnie a servi de base aux persécutions contre les bolcheviques au lendemain des journées révolutionnaires de juillet 1917.

 

Dans ce qui est par ailleurs une des meilleures biographies de Lénine, Ronald W. Clark fait preuve d'agnosticisme à ce propos, allant presque jusqu'à insinuer qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Il relata Même, sans l'écarter totalement, l'affirmation d'un fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères allemand, selon laquelle 50 millions de Marks-or auraient été "investis" dans le mouvement bolchevique. (94) Mais le même Ronald Clark cite en passant la preuve la plus frappante du caractère infondé de cette calomnie: la Pravda, principal organe de presse des bolcheviques, était constamment à court d'argent. Des appels pressants et constants furent lancés Pour récolter quelques dizaines de milliers de roubles. (95) Comment un mouvement ayant reçu des dizaines de millions de marks-or pourrait-il être à tel point démuni ?

 

Que Faire ? et les années 1905-1907

 

Ensuite, il est impossible de S'appuyer sur la seule brochure Que Faire ? - écrite en 1902 ! - pour juger des conceptions de Lénine en matière d'organisation. On ne saurait détacher les thèses que défend cet ouvrage, sans doute avec une certaine outrance plus tard admise par Lénine lui-même, de son contexte historique précis : celui d'un petit parti oeuvrant dans la clandestinité la plus stricte. Lénine n'a jamais élevé ces thèses au niveau d'une théorie générale d'organisation valable pour tous les pays (y compris la Russie) en tout temps, indépendamment de l'époque et des conditions concrètes dans lesquelles se développe la lutte de classe.

 

Les conceptions alternatives alors proposées par les mencheviks sous-estimaient la contrainte de l'illégalité, la menace qu'elle représentait pour la continuité de l'activité de classe, le rôle de la centralisation politique - nécessaire mais difficile - de l'expérience des luttes fragmentées, et surtout le caractère clef de la lutte pour l'autonomie politique, et ultérieurement pour l'hégémonie de la classe ouvrière, dans la révolution. La scission lors du IIè congrès du parti, en 1903, contenait déjà de façon latente les germes de la différentiation politique centrale ultérieure entre les bolcheviks et les mencheviks concernant le rôle de la bourgeoisie russe dans la révolution (la division entre ces deux courants du POSDR a été formalisée en 1912). (96)

 

Même dans la brochure de 1902, Que faire?, on trouve des passages à consonance nettement "luxemburgiste-trotskyste": "L'organisation des révolutionnaires professionnels n'a de signification qu'en relation avec la classe véritablement révolutionnaire qui engage spontanément le combat [...] "Le 'principe d'une large démocratie' implique, tout le monde en conviendra probablement, deux conditions expresses: premièrement, l'entière publicité et, deuxièmement, l'élection à toutes les fonctions […] . Nous appellerons le parti socialiste allemand une organisation démocratique, car tout s'y fait ouvertement jusqu'aux séances du congrès du parti [ .. ]." (97)

 

Après la très importante expérience de la révolution de 1905, Lénine a élargi plus encore cette mise au point, d'une façon en partie auto-critique, en utilisant l'image du "bâton trop tendu dans un sens" (ses adversaires Polémiques ayant "tordu le bâton" à savoir l'argumentation - 'dans un sens', il a dû le tordre dans l'autre pour rétablir l'équilibre) :

 

"De 1903 à 1907 […] en dépit de la scission, la social-démocratie a donné au public les plus larges informations sur sa situation interne (procès-verbaux du deuxième Congrès commun, du Ille Congrès bolchevique, du IVe Congrès ou Congrès commun de Stockholm). En dépit de cette scission le parti social-démocrate avant tous les autres partis, a su profiter de la période passagère de liberté pour réaliser une organisation légale avec un régime démocratique idéal, un système électoral et une représentation au congrès en fonction du nombre des membres organisés du parti. (98)

 

"Bien entendu, la cause première de ce succès [des bolcheviks dans la révolution de 1905-1907] réside dans le fait que la classe ouvrière, dont les meilleurs éléments constituèrent la social-démocratie, se distingue, pour des raisons économiques objectives, de toutes Les clames de la société capitaliste par une plus grande aptitude à s'organiser. N'était cette condition, l'organisation des révolutionnaires professionnels eût été un jouet, une aventure, une façade sans rien derrière [...]"

 

Lénine s'exprime de manière encore plus claire quand il affirme que : "Il me semble que Le camarade Radine a tort quand il pose […] cette question : Le Soviet des députés ouvriers ou le Parti ? Je pense […] qu'il faut absolument à cette solution: et le Soviet des députés ouvriers et le Parti. [...] Il me semble qu'en qualité d'organisation professionnelle le Soviet des députés ouvriers doit tendre à s'incorporer les députés de tous les ouvriers, employés, gens de service, salariés agricoles, etc., de tous ceux qui veulent et peuvent lutter ensemble pour améliorer la vie du peuple laborieux de tous ceux qui sont doués d'une honnêteté politique élémentaire, de tous sauf les Cent-Noirs." (99)

 

"[Au Congrès d'Unification de 1906], nous nous sommes tous mis d'accord sur le principe du centralisme démocratique, sur la garantie des droits de toute minorité et de toute opposition loyale, sur l'autonomie de chaque organisation du Parti, et pour reconnaître que tous les cadres du Parti devaient être élus révocables et tenus de rendre compte de leur travail'' (100)

 

"Le principe du centralisme démocratique et de l'autonomie des locales signifie précisément la liberté de critique, entièrement et partout, tant qu'elle ne met pas obstacle à l'unité d'une action déterminée […]". (101)

 

"Le comité central n'a absolument pas le droit d'exiger des organisations du Parti qu'elles adoptent sa résolution […]. Tous les membres du Parti sont tenus de considérer la question en toute indépendance et en tout esprit critique et de se prononcer pour la résolution qui, à leur avis, résout le plus justement le problème dans le cadre des résolutions du Congrès d'Unification. [... L]'organisation du Parti repose maintenant sur une base démocratique. Cela signifie que tous les membres du Parti élisent les responsables, les membres des comités, etc., [ …]  que tous les membres du Parti déterminent quelle doit être la tactique [...] ». (102)

 

Un auteur comme Louis Fischer connaît parfaitement ses sources. Il passe pourtant délibérément sous silence ces passages des écrits de Lénine, et bien d'autres encore qui vont dans le même sens. (103) C'est faire preuve d'une malhonnêteté intellectuelle manifeste. Il est d'ailleurs coutumier du fait. Il a résidé en URSS entre 1923 et 1936 comme correspondant étranger, notamment de la revue américaine The Nation. En cette qualité, il a fait une apologie des procès de Moscou qui a été fort utile à Staline et au stalinisme international. (104)

Dans la biographie de Lénine, qu'il rédige trente ans plus tard, il écrit par contre que: "La vendetta de Staline contre Trotsky plongea la Russie des Soviets dans un bain de sang. Visant en réalité Trotsky, les procès de Moscou, au cours de années trente, coûtèrent au pays ses hauts dirigeants [ ..] En 1937, ce fut le tour des chefs militaires de la Russie et par milliers, de ses meilleurs directeurs d'industrie, écrivains, planificateurs, administrateurs [...] Il sera à tout jamais impossible de mesurer ce que cette politique démentielle valut de désastres à la Russie [...]" (105)

 

Celui qui se fit en 1936-1938 l'avocat de cette 'politique démentielle' ne considère pas nécessaire de formuler une seule parole de regret, d'excuse ou d'autocritique. Il préfère passer de l'autre côté de la barricade. Hier le génial Staline était le continuateur du génial Lénine. Aujourd'hui, le despote Staline est un sous-produit de l'inclination léniniste au pouvoir personnel et à la violence. On voit ce que ces deux positions symétriques ont de commun. En dernière analyse Staline découle de Lénine, hier pour le bien, aujourd'hui pour le mal.

 

Un parti non-monolithique

 

On. touche ici à une falsification historique bien plus générale, que l'on retrouve chez de nombreux autres auteurs qui traitent de l'histoire de la Russie des Soviets des années 1918-1923. (106) Où donc était ce parti bolchevique soit disant monolithique, issu de cette prétendue obsession léniniste pour l'hyper- centralisation ?

 

En réalité, on n'a jamais vu un parti ouvrier avec tant de différences d'opinion et tant de liberté d'expression, y compris publique, que le parti bolchevique de cette époque, - et certainement pas les partis sociaux-démocrates allemand ou autrichien, même dans leur meilleurs moments. Nous pourrions citer d'innombrables épisodes. Contentons-nous de mentionner ceux-ci :

 

- Lors du débat sur Inopportunité de l'insurrection d'octobre, Zinoviev et Kamenev, des principaux membres du comité central, ont publiquement pris position contre la décision de la majorité, dans un article paru dam le journal de Maxime Gorki.

 

- Lors du débat sur la constitution d'un gouvernement d'alliance de tous les partis ouvriers, au lendemain du 2e Congrès des Soviets, six membres du comité central et nombre de membres du Conseil des Commissaires du Peuple, ont publiquement pris position contre la décision de la majorité. Ils ont d'ailleurs démissionné de leurs postes, pour donner plus de poids à leur opposition. (107)

 

- Riasanov et Lozovsky, deux dirigeants bolcheviques, ont voté contre la dissolution de l'Assemblée Constituante, en janvier 1918, à une réunion du Comité Exécutif Central des Soviets.

 

- Lors de la signature de la paix de Brest-Litovsk, les 'communistes de gauche' autour de Boukharine, ont publié un quotidien pour défendre en publie leur position minoritaire.

 

- La tendance dite 'centraliste démocratique' dirigée par les "communistes de gauche" Ossinsky, défendit dans la revue Kommounist dès 1918 un projet de gestion ouvrière de l'industrie, fort différent de celui de la majorité du Comité Central. Elle commença, assez timidement, à le mettra brièvement en pratique.

 

- L'Opposition Ouvrière dirigée par Chlapnikov, Miasnikov et Kolontaï, établie en 1920, défendit publiquement ses positions minoritaires.

 

- En 1921 encore, le dirigeant de la Tchéka I. Vardin (Megaldze), contre l'opposition de Lénine, proposa de légaliser tous les partis et groupements d'opposition qui accepteraient le système soviétique de gouvernement. Ils devaient être autorisés à présenter des listes de candidats séparés aux élections pour les soviets et disposeraient d'une presse libre conformément à leurs dimensions.  (108)

 

Un épisode raconté par Ilyin-Zhenevsky, commissaire du peuple adjoint à la Défense, symbolise bien celle atmosphère libre. Fin mars 1918 s'est tenue la première conférence des soldats et marins de l'Armée Rouge. A l'ouverture de la conférence, la proposition fut faite d'élire une présidence d'honneur composée de Lénine, de Trotsky et de Zinoviev. Les anarchistes s'y opposèrent La proposition fut adoptée, mais seulement à une petite majorité, pas mal de bolcheviks votant avec les anarchistes.

 

Contre l'opposition des dirigeants de la délégation bolchevique, et d'llyin-Zhanovsky représentant le gouvernement un bloc d'anarchistes et de bolcheviks "de gauche" imposèrent que la conférence jouisse de pouvoirs de législation et de décision. Le même bloc imposa également une, augmentation importante du solde des soldats et des marins, que le gouvernement avait déclaré ne pas pouvoir réaliser.  (109)

 

On pourrait objecter que Lénine s'opposa avec violence - une violence essentiellement verbale ne débouchant sur aucune mesure répressive administrative - à ces ruptures de discipline. C'est vrai. Mais cela passe à côté de l'essentiel.

 

Car ce que ces épisodes démontrent, c’est que le parti issu des conceptions organisationnelles de Lénine était, lui, non-monolithique; que de très nombreux dirigeants et cadres, tant ouvriers qu'intellectuels, y conservèrent une grande indépendance d'esprit un esprit critique ultra-aigu; que la pratique quotidienne de ce parti reflétait bien davantage cette indépendance critique qu'une quelconque éducation monolithique ou hyper-centraliste.

 

Il faut en outre constater que l'inspiration de Lénine n'était point fondamentalement différente. Au Xe Congrès du parti, en mars 1921, lors de l'interdiction des fractions, il s'opposa à la proposition d'interdire également les tendances. Il affirma clairement que lorsque le parti est divisé sur des problèmes importants, il est impossible d'empêcher' l'élection de la direction sur la base de plate-formes de tendances distinctes.

 

Et lui-même, à plus d'une reprise, lorsqu'il fut placé en minorité au sein de la direction, décida de passer outre et chercha à organiser une tendance minoritaire, voire défendit en publie des positions minoritaires. On ne peut dissimuler ces faits sans dénaturer l'histoire de la Russie des Soviets de l'époque de Lénine.

 

Une tension interne au léninisme

 

Il est vrai que dans les écrits et dans la pratique de Lénine, il y a aussi des traits différents paternalistes, autoritaires, substitutionnistes. En fait, l'ensemble de la théorie et de la pratique organisationnelles de Lénine semble dominé par un jeu de balancier, dont avant tout Marcel Liebman, Paul Le Blanc, et l'excellent essai de Stephen Cohen déjà cité, ont rendu compte. (110)

 

On peut en première approximation, résumer ainsi ce jeu de balancier, dans les phases de montée révolutionnaire, d'essor tumultueux du mouvement de masse, les accents démocratiques, voire libertaires, prévalent dans les écrits et dans la pratique de Lénine. Dans les phases de reflux révolutionnaire, de déclin de l'activité des masses, le thème du centralisme et de la substitution de la classe par le parti prend le dessus. Expliquer ce dualisme par le machiavélisme est déplacé et injuste. Cela part d'un axiome psychologisant qu'on ne peut guère démontrer. (111)

 

On pourrait à la rigueur remplacer cet axiome par son équivalent sociologique. Le Lénine démocratique et libertaire agirait sous la pression de la masse et de l'avant-garde ouvrières. Le Lénine hyper-centraliste et substitutionniste chercherait une solution pragmatique dans une situation où, en pratique, les masses n'agissent pas.

 

Mais cette explication sociologique ne fait pas non plus justice à Lénine. Elle ne rend pas compte de l'ensemble de l'histoire russe de 1918-1923. Elle ne permet surtout pas de comprendre la violence quasi-désespérée avec laquelle Lénine réagit à partir de 1922, sinon dès la fin de 1921, face à la bureaucratisation croissante de l'Etat et du parti (une bureaucratisation dont il prend alors conscience). Elle n'explique pas ce "dernier combat de Lénine" contre la bureaucratie tentaculaire, ni la violence de son affrontement final avec Staline, ni les accents véritablement pathétiques auxquelles il a recours à cette occasion: "Je suis fort coupable, je crois, devant les ouvriers de Russie de n'être pas intervenu avec assez d'énergie et de rudesse...". (112)

 

Toute explication "sociologique" ne peut aussi qu'ignorer un fait historique, pourtant difficilement contestable, et que Paul Le Blanc a correctement opposé à la version trop mécaniste du "balancier" telle qu'elle fut formulée par Liebman. C'est dans les années de réaction, en 1908-1911, dans la lutte contre la tendance "liquidatrice", que Lénine a, dans une large mesure, regroupé et formé les cadres bolcheviques qui ont permis à son parti de devenir hégémonique dès 1912 dans le mouvement ouvrier russe.

 

L’indépendance d’esprit

 

L'exemple russe illustre une règle historique plus générale: c'est dans les périodes non-révolutionnaires que sont créées les prémisses programmatiques, politiques ou organisationnelles de la percée du parti révolutionnaire au cours des montées ultérieures de luttes.

 

La thèse selon laquelle le parti conçu par Lénine était un Parti essentiellement dominé sinon composé d'intellectuels bourgeois et non d'ouvriers, n'a aucun fondement factuel.  (113) Cette opinion est, par exemple, défendue par Alfred Meyer qui affame de même que le centralisme démocratique était un système qui a fort bien fonctionné tant que le parti était commandé par un dirigeant fort, régnant d'une main de fer. (114)

 

Cette seconde affirmation ne correspond pas plus aux faits que la première. Pour démontrer le contraire, il suffit de citer Beryl Williams, pourtant fort hostile aux bolcheviks et à Lénine: « Le nombre de membres du parti a cru de concert avec la montée de la popularité des bolcheviks. A travers ce processus, le parti s'est transformé au point de ne plus être reconnaissable. En octobre, il était devenu un parti de masse, loin du groupement d'élite intellectuelle de 1903, ou de l'idée que l'on s'en fait souvent. Les chiffres de membres sont difficiles à établir, mais il semble qu'ils aient été multipliés par dix, dans le cours de l'année 1917, jusqu'à dépasser le quart de million. En octobre, les travailleurs en représentaient la grande majorité (…). Contrairement, à nouveau, à la croyance populaire, ils n'étaient pas étroitement organisés ou unifiés, bien qu'ils bénéficiaient probablement d'une cohésion plus grande et, certainement, d'une direction plus forte que leurs rivaux. Mais il y avait de grandes différences de démarches entre le comité central, les « sous-élites » locales dans les comités de districts et les soviets, les « sous-élites » dans les entreprises. Les militants de  base, comme leurs sympathisants, tendaient à agir avec une indépendance remarquable. »  (115)

 

Cette description honnête donne une image beaucoup plus fidèle au fonctionnement réel du parti bolchevique que les diverses légendes sur le centralisme démocratique sous Lénine. Elle permet de comprendre pourquoi Lénine dut se heurter durement à ces « hommes de comité » au moins quatre fois ; en 1905-1906 ; au début de la révolution de février 1917; à la veille d'octobre ; à partir de 1921- 1922. Les trois premières fois, le heurt se termina rapidement à son avantage, grâce à l'appui qu'il obtint d'une large avant-garde ouvrière, y compris à l'extérieur du parti. La quatrième fois, cet appui fit défaut, avec les conséquences tragiques qu'on connaît.

 

Vers une conception cohérente

 

Lénine n'a jamais véritablement présenté une conception globale, totalement cohérente du parti et de ses principes d'organisation. Mais il semble bien, à la lumière des données historiques qu'il avançait pas à pas dans cette direction. Elément de ce processus de clarification, l'unité dialectique entre auto-activité de la classe et rôle du parti d'avant-garde s'affirmait progressivement, sauf pendant les « années noires » de 1920-1921 (certains diront 1919-1921).

 

Un auteur comme Loepold Haimson affirme que les intellectuels et les marxistes russes n'ont jamais pu résoudre le problème de la contradiction entre la spontanéité et la conscience, entre l'action des masses et l'action inspirée et organisée de l'avant-garde. Pourtant, la révolution d'octobre a fourni cette réponse, illustrée par la formule imagée et classique avancée par Trotsky dans son Histoire de                la Révolution russe:  « Sans une organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur ». (116)

 

Il reste que le modèle d'organisation de Que faire ?, même appliqué pendant une période limitée, a produit des inconvénients - un certain type de responsables, les « hommes de comités », peu aptes à s'adapter à un mouvement de masse tumultueux. La compagne de Lénine, Kroupskaya, écrit à ce sujet que: « Les 'hommes de comité' étaient généralement des personnes assez sûr d'elles-mêmes. Ils pouvaient voir l'influence considérable que le travail des comité exerçait sur les masses, et, en règle général, ils ne reconnaissaient pas de démocratie interne au parti. Ils argueraient de ce que 'la démocratie interne au parti ne donne que des problèmes avec la police. Nous sommes liés au mouvement réel'. En eux-mêmes, ils méprisaient plutôt les militants du Parti à l'étranger [c'est-à-dire en exil], qui, à leurs yeux, ne trouvaient rien de mieux à faire que de se quereller entre eux - 'On devrait les obliger à travailler dans des conditions russes’. Les « hommes de comité » critiquaient l'influence dominante du Centre de l'étranger [c'est-à-dire de Lénine!]. En même temps, ils se refusaient à toute innovation. Ils n'avaient ni le désir, ni la capacité de s'adapter à des conditions changeant rapidement ». (117)

 

En tout état de cause, l'histoire réelle de la Russie des Soviets entre 1918 et 1923 ne peut être comprise qu'en fonction de tous ces éléments contradictoires, et non d'un quelconque péché originel de Lénine. Qui veut s'attacher à déterminer les origines du stalinisme doit d'abord les rechercher dam les forces sociales et leur rapports réciproques, ce qui est plus conforme aux principes du matérialisme historique que de ne s'attacher qu'au domaine des idées. Mais, en ce qui concerne les sources intellectuelles, les conceptions organisationnelles staliniennes ne prolongent pas celles de Lénine: elles représentent au contraire leur négation brute et terroriste.

 

Rétablir la démocratie soviétique ?

 

Comment était-il possible de s'opposer efficacement au processus de bureaucratisation dans la Russie de 1920; à savoir un pays exsangue, frappé par la famine, dont le système de transports était totalement désorganisé, avec une classe ouvrière réduite à moins de la moitié sinon à peine un tiers de ce qu'elle fut en 1917. Une classe ouvrière en voie rapide de démobilisation, non pas du fait de la fin de la guerre civile, mais de la nécessité absolue de s'approvisionner individuellement en vivres. Dans de telles conditions matérielles et sociales, le rétablissement immédiat de la démocratie soviétique, voire des pas décisifs vers la gestion ouvrière, étaient une utopie flagrante.

 

La direction du parti et de l'Etat devaient donner la priorité à la relance de la production, avant tout de la production agricole, à la hausse de la productivité du travail, au rétablissement de l'emploi. L'erreur de Lénine et de Trotsky fut de théoriser et de généraliser les conditions exceptionnelles du moment. Dès le début de la NEP, en 1921-1922, l'affaiblissement numérique et le déclassement de la classe ouvrière étaient arrêtés. La tendance était inversée.

 

C'est à ce moment-là qu'un élargissement progressif de la démocratie soviétique aurait pu accélérer le rétablissement socio-politique de classe ouvrière, facilitant sa lente re-politisation. Mais en réduisant, à ce moment précis et de manière draconienne, ce qui subsistait encore en matière de démocratie, les dirigeants soviétiques ont au contraire aggravé la dépolitisation du prolétariat et du parti. (118) Il est impossible de juger jusqu'à quel point un cours nouveau effectif aurait pu être couronné de succès. Mais les résultats tragiques de la politique suivie en 1921 sont trop manifestes pour ne pas conclure : ce qui était utopique en 1920, ne l'était plus à partir de 1922.

 

 

 

Chapitre VII : L’enjeu stratégique

 

 

La révolution d'Octobre soulève la question stratégique clé à laquelle est confrontée tout mouvement ouvrier socialiste: comment un parti se réclamant de la classe ouvrière et du socialisme (ou du communisme) doit-il se comporter en situation révolutionnaire. Cette question renvoie à une autre, plus vaste, celle de la stratégie socialiste (ou communiste) à long terme; une question que nous n'aborderons pas ici. (119)

 

Les révolutions ne tombent pas du ciel. Elles ne peuvent être mécaniquement détachées des périodes qui les précèdent au cours desquelles les conditions qui les font éclater ont petit à petit mûries. De même, ce que sont et ce que font alors les partis qui se réclament de la classe ouvrière, découlent en bonne partie de leur composition et de leur activité dans des phases pré-révolutionnaires ou non-révolutionnaires (bien que l'on ne puisse nier que la révolution elle-même peut modifier sensiblement quelques-unes de ces déterminations).

 

Schématiquement, mais utilement on peut résumer les deux philosophies stratégiques fondamentalement opposées au cours d'une révolution par la formule : fatalisme ou volontarisme.

 

Fatalisme et volontarisme

 

L'approche fataliste se fonde sur l'idée que « les conditions objectives » et « les rapports de force » déterminent pratiquement tout, que le cours des événements est largement indépendant des décisions des partis et de leurs dirigeants, que la tâche de ceux- ci consiste essentiellement à tracer les frontières entre ce qui est « objectivement possible » et le reste (qui serait aventurisme et illusions).

 

Il faut dès lors avoir le courage de dire aux masses qu'une série de leurs aspirations sont irréalisables. Les mencheviks incarnaient cette orientation au cours de l'année 1917. Leurs principaux répondants à étranger étaient les austro-marxistes dont le dirigeant et théoricien Otto Bauer est entré dans l'histoire comme le prototype même de marxiste fataliste.

 

L'approche volontariste de la stratégie en période révolutionnaire se fonde au contraire sur l'idée que, quel que soit le poids des facteurs objectifs (économiques, sociaux, tradition historique et culturelle) qui déterminent en partie le cours des événements, celui-ci n'est pas totalement prédéterminé. L'action concrète des classes sociales (et de leurs principales fractions), l'activité et l'orientation précise des partis et de leurs dirigeants, peut ami peser de manière décisive sur le cours des événements.

 

Un déterminisme « paramétrique »

 

Il ne s'agit pas d'opposer une approche déterministe (identifiée au « fatalisme ») à une philosophie agnosticienne ou téléologique de l'histoire (qui serait identifiée au « volontarisme »). (120) Nous parlons, ici, d'un volontarisme respectant les grandes contraintes historico-matérielles.

 

Il s'agit d'éviter de tomber dans un déterminisme mécaniste et linéaire, qui a fait bien du tort, en lui substituant un déterminisme plus riche, fondé sur une dialectique des facteurs objectifs et subjectifs. (121) Une appréhension des « possibles », que nous avons traduits par le concept de « déterminisme paramétrique » ; une compréhension de l'histoire qui permet de prendre en compte ce qui est « latent », le « virtuel ». Une telle conception avait déjà été utilisée par Marx dans le tome 1 du Capital.

 

Le cours des événements n'est ni totalement prédéterminé, ni totalement indéterminé. L'issue possible de la révolution oseille dans des limites pré-déterminées. Dans la Russie de 1917, ni un retour à un régime semi-féodal, ni l'essor d'un capitalisme fondé sur la démocratie parlementaire, ni la construction achevée d'une société socialiste sans classes n'étaient possibles. Mais dans ce cadre prédéterminé, l'action des masses, des partis et de leurs dirigeants pouvaient aboutir à plusieurs variantes possibles: victoire d'une contre-révolution bourgeoise ultra-réactionnaire (qui ne pouvait qu'être sanglante, répressive, incluant la destruction du mouvement ouvrier et de toute activité autonome des masses ouvrières et paysannes); victoire de la révolution grâce à la prise du pouvoir par les soviets, permettant le début de la construction d'une société nouvelle (en fusionnant, ou du moins en recevant l'appui de la révolution internationale).

 

L'approche fataliste a été, en grande partie, le produit du « marxisme » de la IIe Internationale, inspiré par Kautsky. C'est une conception fortement marquée par un déterminisme mécaniste d'inspiration semi-darwinienne. (122) Elle impliquait que, même confrontés avec une explosion révolutionnaire, les socialistes ne pouvaient, au fond, que subir la marche inexorable des événements.

 

L'approche volontariste impliquait au contraire que les socialistes étaient conscients de la possibilité d'influencer de manière décisive l'issue historique, par leur propre action. C'est le mérite principal des bolcheviks que d'avoir tenté de le faire. Et c'est bien la leçon principale que Rosa Luxemburg a tirée des événements d'Octobre; une leçon qui la conduit à modérer ses critiques envers Lénine et de Trotsky et à soutenir de manière enthousiaste la révolution russe ; « Ce qu'un parti peut, à l'heure historique, fournir de courage, de force d'action, de coup d’oeil révolutionnaire et de logique, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l'ont donnés largement. Tout l'honneur révolutionnaire et la capacité d'action qui a manqué à la démocratie socialiste en Occident s'est trouvée chez les bolcheviks. Leur insurrection d'Octobre n'a pas seulement sauvé effectivement la Révolution russe, elle a aussi sauvé l'honneur du socialisme international ».

 

Et encore: « Ce qui importe, c'est de distinguer dans la politique des bolcheviks, l'essentiel de l'accessoire, la substance de l'accident. Dans cette période dernière où nous sommes à la veille des batailles décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme a été et est encore tout juste la brûlante question du jour: non pas tel ou tel détail de tactique mais la capacité d'action du prolétariat, la force d'action des masses, la volonté d'avoir le pouvoir dans le socialisme en général. A cet égard les Lénine et les Trotsky, avec leurs amis sont les premiers qui aient devancé le prolétariat mondial par leur exemple; ils sont jusqu’ici Les seuls qui puissent s'écrier avec Ulrich de Hutten: « J'ai osé !»

 

« C'est ce qui est l'essentiel et ce qui reste de la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable dans l'histoire d'avoir pris la tête du prolétariat international en conquérant le pouvoir politique et en posant dans la pratique le problème de la réalisation du socialisme ainsi que d'avoir puissamment avancé la liquidation entre Capital et Travail dans le monde. En Russie, le problème ne pouvait être que posé: il ne pouvait pas être résolu. Et en ce sens que l'avenir appartient partout au Bolchevisme ». (123)

 

Fallait-il prendre le pouvoir ?

 

Bien entendu, il ne faut pas exagérer l'opposition entre ces deux options, fatalisme et volontarisme, même si elles restent fondamentalement différentes. Une trop grande simplification du problème peut troubler l'eau et rendre le choix plus difficile. Il y a, en ce sens, la possibilité d'excès aventuristes, putschistes, blanquistes, dans le cours « volontariste » des tentatives de prise de pouvoir par des minorités qui ne jouissent pas de l'appui de la majorité des salariés. (124)

 

Mais l'existence et le danger que représente de telles déviations ne peut servir d'excuse pour se soustraire au choix stratégique réel qui se posait à la veille d'Octobre en Russie. Les bolcheviks jouissaient manifestement de l'appui de la majorité du prolétariat. Le peuple voulait manifestement      un  changement radical, révolutionnaire. Fallait-il, oui ou non, dans ces conditions précises, prendre le pouvoir ? Les marxistes révolutionnaires d’aujourd'hui restent convaincus, comme ceux de 1917 et des années ultérieures, que la réponse est « oui », sans réserves.

 

Déterminismes, choix politiques, expérience

 

Récemment, l'examen critique de la tactique bolchevique dans les années qui suivirent la victoire d'octobre, a donné lieu à une confrontation concernant la nature du déterminisme historique opposant John Rees et Samuel Farber. Le premier accuse le second d'abandonner tout déterminisme matérialiste, parce qu'il présente un éventail d'alternatives, analyse d'autres choix qui auraient été possibles, en ce qui concerne la politique socialiste révolutionnaire dans la Russie de 1918-1923.

 

« Le marxisme ne suggère pas qu'en toutes circonstances, la volonté politique ou l'idéologie peut jouer un rôle clef. Le degré suivant lequel les travailleurs peuvent faire leur propre histoire dépend du poids des facteurs objectifs qui pèsent sur eux (...). En Russie (après octobre 1917) les limites de leur action étaient réduites à soutenir, sous des contraintes toujours plus étroites, un siège. Chaque once de volonté et de conscience politique devait être utilisée pour défendre l’état ouvrier et éviter qu'il ne soit renversé. Le facteur subjectif se limitait alors à un choix entre la capitulation devant les Blancs au la défense de la révolution par tous les moyens à leur portée » (125).

 

Mais cette manière de poser le problème sauf de deux faiblesses fondamentales. Tout d'abord, elle ne répond pas à l’objection essentielle, à savoir que la démocratie soviétique a été définitivement étouffée au moment de l'interdiction des partis soviétiques, après la guerre civile, et non pas lorsque l'alternative était soit capituler devant les Blancs, soit défendre la révolution par tous les moyens. Elle fut donc étouffée après la victoire, alors qu'aucune armée blanche n'était plus présente sur le territoire de la Russie des soviets.

 

Les mesures prises alors s'inspiraient de l'idée que, du fait justement de la victoire dans la guerre civile, la mobilisation révolutionnaire du prolétariat allait décroître. Cette démobilisation risquait, aux yeux des bolcheviks, de menacer le pouvoir soviétique encore davantage que ne l'avaient fait les armées blanches. John Rees ne mentionne pas cette explication. Il n'en dévoile donc pas le caractère illogique et erroné.

 

Ensuite, Rees dissout des problèmes concrets dans une formule abstraite et générale. "La question n’était pas de savoir si, en général, tous les moyens devaient être employés pour défendre le pouvoir des soviets, empêcher une victoire des Blancs. La question posée est de savoir si telle ou telle mesure concrète facilitait, ou rendait plus difficile, la poursuite victorieuse de la guerre civile.

 

Etait-ce le cas de la création de la Tchéka ? Etait-ce la cas du maintien et de l'accentuation des réquisitions de blé en 1919-1920, et en général des excès du « communisme de guerre » ? Etait-ce le cas de l'interdiction des partis soviétiques ? Or, le pouvoir soviétique, les dirigeants du parti bolchevique, avaient ici bel et bien le choix prendre ou ne pas prendre ces mesures. Ont-ils eu raison ? Ont-ils eu tort ?

 

J. Rees raisonne comme si la question ne se posait même pas. Et curieusement, il ne mentionne pas l'argument clé qui peut, sinon justifier totalement, du moins largement expliquer le comportement des bolcheviks à cet égard. Il a été formulé par Rosa Luxemburg dans sa brochure sur la révolution russe. La révolution socialiste, ainsi que le début de construction d'une société sans classes, constituaient une expérience entièrement nouvelle. Il n'existait en ce domaine aucun manuel de règles préétablies auquel il aurait suffit de se référer. La révolution russe fut un immense laboratoire historique, à la fois exaltant et dramatique. On ne peut avancer qu'en expérimentant qu'en tâtonnant.

 

Seule la pratique peut démontrer si telle ou telle mesure concrète - nous ne parlons pas ici de l'orientation générale - est correcte ou fausse. Toute approche dogmatique, partant de schémas préétablis, est contre-productive (comme l'est d'ailleurs toute orientation purement pragmatique). Toutes deux esquivent les grands choix stratégiques.

 

Beaucoup de choses sont claires après-coup, mais ne l'étaient guère sur le moment. Elles ne pouvaient l'être. Comme le disait Napoléon Bonaparte: « On s'engage, et puis on voit ». Lénine aima répéter ces paroles d'un maître tacticien.

 

Erreurs et démocratie socialiste

 

C'est justement parce qu'il en est ainsi que la révolution a vitalement besoin de la démocratie soviétique pluraliste, du pluripartisme, d'une vie politique active, du droit pratique de critique et d'intervention des masses. Car si la révolution, comme le début de construction d'une société sans classes sont un immense laboratoire, les erreurs sont inévitables. Il est alors vital de disposer de mécanismes qui permettent non pas d'éviter les erreurs, - ce qui est impossible - mais de les corriger aussi vite que possible, puis d'éviter leur répétition à l'avenir. Lénine notait lui-même que la manière dont un parti se comporte à l'égard de ses propres erreurs conditionne son avenir.

 

Et c'est dans ce contexte que la démocratie soviétique acquière toute sa valeur.

 

Démocratie et égalité sociale

 

Samuel Farber a donc, à notre avis, raison contre John Rees, en ce qui concerne la méthode générale d'approche. Mais, de nouveau, il n'a raison que de manière générale et abstraite et non dans bon nombre de jugements concrets qu'il formule. Il emploie en effet, de façon trop excessive, des critères purement formels de démocratie; des critères qui s'avèrent, en pratique, beaucoup moins démocratiques que l'on pourrait le mire à première vue.

 

Farber insiste fortement sur l'importance de « l'Etat de droit », nécessité du droit écrit, principe selon lequel un inculpé est présumé innocent aussi longtemps que sa culpabilité n'est pas démontrée, etc.  (126) Notre mouvement a incorporé la plupart de ces principes dans les thèses qu'il a adoptées, lors de ses congrès de 1979 et 1985, et intitulées « Démocratie socialiste et dictature du prolétariat ». Nous n'avons donc pas attendu les bouleversements en Europe de l'Est, ni la publication du livre de Farber, pour les affirmer et les défendre. (127)

 

Mais Farber ne traite pas d'une série d'autres problèmes, qui, bien que non-formels, n'en sont pas moins fort réels; des problèmes qui risquent garantie des droits de l'homme et de la toutes, aussi longtemps que des phénomènes marchands et monétaires la période de transition : la corruptibilité des juges ; la nécessité de limiter le nombre d'avocats auxquels un individu peut avoir recours, sinon, ceux qui ont plus d'argent ont des possibilités de défense - ou dans les procès civils d'accusation - supérieures aux autres ; la gratuité d'accès à la défense; la nécessité d'un stricte contrôle publie, et donc la suppression du principe que la chose jugée ne peut être remise en question; des modifications substantielles des codes de procédure, qui les rendent plus transparents à la masse des citoyen(ne)s ; la généralisation du principe de la révocabilité des juges (donc suppression du principe qu'ils sont inamovibles) et l'extension au maximum du principe des tribunaux de jury.

 

On ne voit pas très bien en quoi de tels bouleversements juridiques saperaient ou réduiraient les droits des individus, ou « l'Etat de droit ». Ce sont, en fait, des conditions nécessaires, si l'on veut que tous et toutes, et non seulement des minorités privilégiées (y compris des bureaucrates et des intellectuels), puissent pleinement jouir de leurs droits formels! Pourtant, les critiques sévères de la 'justice révolutionnaire les rejettent dogmatiquement, comme par principe.

 

L'inégalité sociale devant la justice est un scandale bien connu de nos « Etats de droit ». Trois événements récents le confirment, si besoin en est, de manière plutôt spectaculaire. Le prince Victor-Emmanuel, prétendant au trône d'Italie, a été acquitté de l'accusation du meurtre d'un jeune allemand après une procédure qui a duré onze (!) années. Un citoyen à revenus moyens aurait-il eu la même possibilité de faire traîner si longtemps les choses ?

 

Au Japon, après une procédure qui a duré vingt-quatre ans (!), le trust Hitachi a gagné un procès contre un de ses employés, licencié pour avoir refusé de faire des heures supplémentaires. Un avocat qui a crée un bureau d'aide aux salariées, M.Kawahito, a déclaré à ce propos: « Comme beaucoup d'autres lois japonaises, celle-ci est délibérément obscure. La décision prise aujourd'hui est incorrecte parce que les travailleurs, au Japon, ne pourront plus, dorénavant, refuser les heures supplémentaires et que la karochi (mortalité par surmenage au travail) va encore augmenter (…) Un col-blanc sur quatre craint maintenant la mort par surmenage au travail, selon un sondage récemment réalisé à Tokyo par une firme pharmaceutique, Nippon Kayaku (…) Il est clair que la Court suprême a favorisé le grand capital et qu'elle pense que la puissance économique se base sur les heures supplémentaires. Elle a donné la priorité à l'économie sur la vie humaine ». (128)

 

La famille Kennedy a dépensé en moins de six mois un million de dollars pour défendre un membre du clan inculpé de viol. (129) Le commun des mortels peut-il faire de même ? Les Etats-Unis, l'Italie et le Japon sont, certes, des pays capitalistes et non des sociétés post-capitalistes. Mais cela ne change rien au fait que ces trois cas illustrent l'ambiguïté du concept « d'Etat de droit ». Ils montrent que l'indépendance du pouvoir judiciaire peut entrer en conflit flagrant avec l'égalité de chances, lorsqu'il y a inégalité de fortunes, de revenus et de statut social, des phénomènes qui survivront durant l'époque de transition à laquelle se réfère Farber.

 

Un gouvernement de coalition ?

 

Le problème des choix d'action possibles a évidemment une dimension beaucoup plus large que celle des variantes possibles, sans doute très restreintes, de la tactique bolchevique. Il se pose avant tout à ceux qui, de 1917 à aujourd'hui, de Plekhanov à Eric Hobsbawm, disent péremptoirement: il n’aurait pas fallu prendre le pouvoir; la révolution d'Octobre aurait été « prématurée ».

 

Qu'est-ce qu'il aurait alors fallu faire? Attendre passivement la suite des événements? Laisser triompher la contre-révolution? Livrer le pays à la soldatesque de Guillaume II? Réformistes russes et internationaux n'avancent rien de cohérent, sauf des illusions absurdes en une démocratie bourgeoise impossible.

 

Les centristes de type Martov et Otto Bauer/Hilferding ont défendu de manière hésitante et timide, une solution de rechange. Ce que Martov a appelé un « gouvernement démocratique révolutionnaire unifié », une coalition de tous les partis se réclamant du socialisme.

 

Toute une aile des bolcheviks préconisait également un tel projet (comme nous l’avons vu au chapitre    précédent). Il était pourtant fondamentalement irréalisable, et ce non pas en fonction du « sectarisme » supposé des bolcheviks, niais pour des raisons bien plus profondes.

 

En effet, les S-R de droite et les mencheviks de droite ne voulurent à aucun prix abandonner la politique de « défense nationale », c'est-à-dire de poursuite de la guerre, ce qui avait des implications inexorables. Le menchevik de centre-gauche Dan, lui-même partisan (de plus en plus hésitant) de             la « défense nationale révolutionnaire », écrit à ce sujet:

 

« La poursuite de la défense du pays, en attendant la signature d'une paix démocratique, exigeait qu'une armée de plusieurs millions de personnes soit maintenue sur pied, et que tout soit fait pour éviter queue ne se désorganise. Il fallait, en conséquence, reporter la mise en oeuvre de la réforme agraire jusqu'après la réunion de la Constituante. En effet, une expropriation révolutionnaire des grands propriétaires et la distribution des terres auraient inévitablement provoqué la désertion de millions de soldats paysans qui ne seraient pas restés au front à un tel moment ». (130)

 

En d'autres termes, ni la majorité des mencheviks, ni les S-R de droite n'étaient prêts à accepter la paix immédiate, le partage immédiat des grands domaines et le contrôle ouvrier sur la production. Le ministre du travail menchevique Skobelev a accepté le rétablissement de l'autorité des fabricants et directeurs dans les entreprises, une exigence de l'association patronale. Sur quel programme établir une coalition gouvernementale ?

 

Les conciliateurs mirent en outre, comme condition à la constitution d'un tel gouvernement de « front unique ouvrier », l'exclusion de Lénine et de Trotsky de ce gouvernement. C'était évidemment une condition inacceptable pour les bolcheviks qui détenaient tout de même la majorité absolue des mandats au Congrès des Soviets !

 

Un gouvernement de coalition bolchevique, S-R de gauche, mencheviks de gauche (les « internationalistes » autour de Martov) aurait lui, été à la rigueur possible. Les bolcheviks n'étaient pas opposés à cette solution. Elle a, d'ailleurs, été réalisé en partie, puisqu'un gouvernement de coalition bolchevique-S-R de gauche à bel et bien été constitué. Mais c'est le groupe de Martov qui a refusé, dès le premier moment, de s'engager dans cette voie.

 

Ne pas agir ? L’exemple allemand

 

On pourrait argumenter que, somme toute, mieux valait ne pas s'engager dans une voie révolutionnaire qui ne pouvait conduire qu'à un échec. Cette position n'est qu'en apparence une position de Ponce Pilate.

 

En réalité, en refusant d'agir, on influence tout autant les événements qu'en agissant - car on opte pour le statu quo et on laisse le champ libre à l'adversaire de classe qui peut prendre l'initiative comme il l'entend. Les scolastiques ne disent pas sans raison qu'il y a des péchés d'omission, en plus des péchés de commission.

 

Cette question fondamentale du choix stratégique peut être illustré de la manière la plus nette en opposant le comportement de la social-démocratie allemande, majoritaire au cours de la révolution de 1918, au comportement des bolcheviks en 1917 (la droite de l'USPD occupant une position intermédiaire assez similaire à celle de Martov en Russie).

 

Laissons de côté le problème de la composition sociale de la direction du parti social-démocrate allemand, le SPD, et des intérêts matériels représentés. Laissons même de côté la question de la motivation réelle des membres de ce courant majoritaire. Le bilan historique désastreux du réformisme est clair. (131) Le SPD a refusé de prendre le pouvoir. Il a refusé d'envisager la possibilité d'une avance, fût-elle modérée, vers le socialisme. Il a refusé d'épurer sérieusement l'appareil d'Etat hérité de l'Empire, - notamment ses branches militaires, judiciaires et diplomatiques. Il est passé à 100% du côté de l'ordre établi, qu'il était tout au plus prêt à timidement réformer.

 

Cette politique s'est concrétisée de bien des façons. conclusion de l’accord de concertation (de collaboration de classe)'institutionnalisée entre la bureaucratie syndicale et le patronat ; formation d'un gouvernement de coalition avec la bourgeoisie; liquidation des conseils ouvriers non seulement comme organes de pouvoir politique mais même comme organes de contrôle ouvrier et de dualité de pouvoir au sein des entreprises; surtout accord secret avec l'état-major impérial, sous l'impulsion commune d'Ebert, chef de la social-démocratie, et du général Groener :

 

« On ne saurait plus discuter aujourd'hui au sujet de l'alliance conclue en ces jours de novembre entre le chancelier Ebert et les chefs de l'armée, même si la version de l'accord téléphonique entre Groener et Ebert dans la nuit du 9 au 10 novembre ne peut être retenue formellement. Dès le 10 novembre, le maréchal Hindenburg télégraphie aux chefs militaires que l'état-major est décidé à collaborer avec le chancelier pour « éviter l'extension du bolchevisme terroriste en Allemagne ». Le général Groener [écrit] quelques années plus tard : « Nous nous sommes alliés contre le bolchevisme ». (132)

 

Mais ce que les Ebert, Noske et Groener appelaient « le bolchevisme », c'était, en Allemagne, un très vaste mouvement populaire contestant la société bourgeoise, indépendamment de l'existence de mouvements aventuristes et minoritaires d'extrême gauche. A témoin la grève générale pour la défense des conseils ouvriers en février-mars 1919, ou, en mars-avril 1920, la formidable mobilisation de masse contre le putsch Kapp-von Lüttwitz.

 

Réformisme et contre-révolution

 

En période révolutionnaire, le refus de s'engager pour la révolution, la prise du pouvoir, a, presque fatalement pour corollaire un engagement dans la contre-révolution. Le choix n'est plus, alors, entre action et inaction. Il est entre action révolutionnaire et action contre-révolutionnaire. Les réformistes sont en effet amenés à réprimer le mouvement spontané, semi-spontané ou organisé des masses laborieuses, s'opposant à lui d'abord par des manoeuvres et des mensonges, puis par l'action violente. (133)

 

Le rôle de Gustav Noske, ministre social-démocratie, est tristement célèbre à ce sujet Il n'a pas hésité à écrire: « Personne n'a fait la moindre objection quand j'ai exprimé l'avis que l'ordre doit être rétabli par la force des armes. Le ministre de la guerre, le colonel Reinhardt, a rédigé un ordre désignant le général Hoffmann comme commandant-en-chef (...). L'objection fut avancée que le général serait trop impopulaire avec les ouvriers (…) J'ai insisté pour qu'une décision soit prise. Quelqu'un a dit: « Ne pouvez-vous pas vous-même faire l'affaire? » J'ai répondu brièvement et résolument: « Je n'y vois pas d'objection. Quelqu'un doit jouer le rôle de chien sanglant. Je n'ai pas peur de cette responsabilité ». (134)

 

Le même Noske n'a pas non plus hésité à faire appliquer aux murs de Berlin, quelques mois plus tard, l'avis suivant : « La brutalité et la bestialité (sic) des spartakistes qui luttent contre nous m'obligent à donner l'ordre suivant: toute personne prises les armes à la main dans la lutte contre le gouvernement, sera fusillée séance tenante ». (135)

 

Ces massacres sont justifiés au nom de l'hostilité au « bolchevisme ». On peut constater, non sans ironie, que ces mêmes personnes s'indignent contre la Terreur Rouge dirigée contre les « personnes prises les armes à la main dans la lutte contre le gouvernement » (pourtant, Trotsky n'a jamais envisagé ou pratiqué l'exécution des membres des Armées Blanches).

 

Mais le fait fondamental est ailleurs. Voilà des dirigeants de partis se réclamant du socialisme qui s'arrogent le droit d'interdire à de larges masses d'organiser des grèves ou de constituer des cortèges même sans armes, au nom de priorités, de « principes », de jugements politiques qui sont loin d'être partagés par tout le monde et qui ne relèvent pas non plus d'une infaillibilité papale. (136)

 

Les mencheviks, même de gauche, s'opposèrent avec la dernière énergie aux initiatives de contrôle ouvrier émanant directement des entreprises en Russie. Ils se sont même arrogés le droit de réprimer ces travailleurs lorsqu'ils passaient outre à jugements. Cette arrogance paternaliste et prétentieuse relève de la même orientation substitutionniste qui sous-tend le comportement stalinien. Ce parallèle entre des comportements réformistes et ceux des staliniens mérite d'être mis en évidence.

 

Répétons-le, tout cela est aux antipodes de la doctrine et de l'orientation de Marx, centrées sur le concept d'auto-émancipation de la classe ouvrière. Marx et Engels ont eu le pressentiment  de ce substitutionnisme et de ses implications, lorsque, dans leur fameuse lettre de septembre 1879 dans laquelle ils condamnaient la position du Manifeste réformiste des « Trois de Zurich » (Hochberg, Bernstein et Schramm) en termes fort ironiques : « Si l'on veut gagner à [notre] cause comme l'espèrent les Trois de Zürich les couches supérieures de la société, on ne doit à aucun prix les effrayer. Les Trois de Zurich croient avoir fait  une découverte  tranquillisante: « le parti [doit] montrer qu'il n'est pas disposé à entrer dans la voie de la révolution sanglante et violente, mais qu'il est décidé.. à prendre la voie de la légalité, c'est-à-dire des réformes. La conclusion logique de cet argument, est donc que, si un jour Berlin se montre de nouveau si mal élevé pour faire un 18 mars [cest-à-dire une explosion révolutionnaire], les social-démocrates, au lieu de prendre part à la lutte en qualité de « canailles brûlants de monter sur les barricades » (termes utilisés par les « zurichois ») devront plutôt « prendre la voie de la légalité, enlever les barricades et, si besoin est, marcher au pas avec les troupes glorieuses contre les masses exclusives, brutales et illettrées ». (137)

 

Voilà le comportement des réformistes Ebert-Noske prévu et condamné quarante ans avant les faits. La justification principale que les sociaux-démocrates ont avancé pour leur politique d'opposition à la prise du pouvoir socialiste au cours d'une crise révolutionnaire, c'est qu'il fallait défendre la démocratie, voire la défendre à tout prix, y compris contre des millions d'ouvriers - peu importe, ici, si ceux-ci constituent une (légère) majorité ou une forte minorité du prolétariat et du corps électoral.

 

Pour ce faire, ils doivent commencer par ignorer ou par nier la réalité de la menace contre-révolutionnaire. (138) Mais en s'engageant dans la voie de la répression, en utilisant à cette fin le vieil appareil d'Etat des classes possédantes, ils ouvrent aussi un processus de consolidation des « élites », pavant ainsi la voie qui a conduit au pouvoir sanglant de la dictature nazie. La République de Weimar a accouché du Troisième Reich. C'est en en 1918-1919, en 1920 et en 1923, que tout s'est joué, dans la répression de la révolution et des masses allemandes - les réformistes ne jouant pas seulement un rôle passif, mais s'engageant activement dans le camp contre-révolutionnaire. (139)

 

La dictature nazie et la deuxième guerre mondiale (1939-1945) ont coûté cinquante millions de morts à l'humanité. Voilà ce qu'à été l'alternative concrète à la révolution d'octobre. Voilà, dans les faits, la justification historique la plus frappante de cette révolution.


Chapitre VIII : En guise de conclusion 

La réaction russe et internationale a attaqué avec une extrême violence la révolution d'octobre, durant les années qui ont suivi la victoire bolchevique, affirmant que cette dernière n'avait eu que des effets purement destructeurs. 

Une grande richesse culturelle 

Les journaux français, avant tout « Le Temps », dénonçaient à pleines colonnes la « barbarie asiatique» qui aurait étouffé toute vie artistique, littéraire, scientifique dans la Russie des Soviets. En juillet 1920, l'académie française des Sciences supprima un rapport que lui avait adressé M. Victor Henri, chargé de mission en Russie, sur l'activité scientifique dans ce pays. Fin 1925, encore, le quotidien « The Times » de Londres a publié une note de l'Amirauté britannique affirmant que le gouvernement soviétique n'avait rien apporté d'autre à la Russie que le sang, la misère et la famine. (140) 

Le hobereau prussien Karl von Bothmer résume bien l'argument central de cette campagne de dénigrement quand il écrit : « Aucune force constructive ne se manifeste ». « Nulle part n'apparaissent de forces créatrices ». Le gouvernement « ne se maintient que part des moyens criminels, sans pouvoir faire état d'une quelconque réalisation ». (141) 

Au même moment où von Bothmer écrit ces lignes, Beryl Williams constate plus honnêtement que: « La combinaison d'expérimentations en matière d'art et de débats intellectuels intenses sur les questions culturelles a donné naissance à une période de vigueur artistique et de rêves utopiques dans les années de révolution et de guerre Civile ». (142) 

Il note en pratique que fin 1918, il y avait déjà trois fois plus de musées en Russie qu'avant la révolution. (143) En fait, l'essor du théâtre et du cinéma en URSS, de la peinture, de l'affiche et de la sculpture d'avant- garde, de l'urbanisme et de l'architecture, de la psychologie et de la psychiatrie, de l'analyse de la conjoncture économique et de l'historiographie, sans parler de la littérature, ont impressionné le monde entier. Cet essor a dépassé celui des fameuses « années d'or » de l'Allemagne de Weimar, dont la base de départ et la richesse matérielle étaient pourtant infiniment plus larges  

L’essor de l'éducation 

La révolution entreprit aussi un immense effort d'alphabétisation et d'expansion de l'enseignement. Le budget de l'instruction publique, qui s'est élevé à 195 millions de roubles en 1916 et que la révolution de février avait accru à 940 millions de roubles, fut porté à 2,9 milliards de roubles en 1918 par les bolcheviks, puis à 10 milliards en 1919. Le nombre d'écoles primaires fut porté de 38.387 en 1917 à 52.274 en 1918 et à 62.238 en 1919. L'enseignement préscolaire, qui avait été pratiquement nul sous le tsarisme, englobait déjà 200.000 enfants en 1921 et 561.000 en 1921. (144) 

Ne craignant pas le ridicule, le professeur Norman Stone n'hésite pas à affirmer qu'avant 1917, le tsarisme était déjà sur la vole de la modernisation réussie de la Russie. Il cite à ce propos son « essor Scientifique et culturel » (145) Or, il n'y avait dans la Russie tsariste, au maximum, que quelques milliers de scientifiques. La grande majorité de la population était analphabète. Grâce à I'oeuvre commencée par la révolution d'Octobre, il y avait au début des années 1980, plus de deux millions de scientifiques; 125 millions de diplômé(c)s d'enseignement secondaire; 14,8 millions de citoyen(ne)s avec des diplômes post-secondaires; et plus de 80% des salarié(e)s qui avaient des certificats d'enseignement secondaire. (146) Quant au bond en avant industriel, quel qu'eût été son prix, le bilan est non moins clair. 

Une révolution humaniste 

Voilà ce qu'il en est de « l'absence de réalisations » de la révolution d'Octobre! Mais quittons le domaine matériel, pour nous tourner vers le domaine moral et spirituel tant vanté, non sans hypocrisie, par les adversaires de la révolution. Même von Bothmer doit reconnaître que la révolution, en interdisant toute vente d'alcool, a pratiquement fait disparaître l'ivrognerie dans les grandes villes. Il n'a vu aucun ivrogne à Moscou ou à Pétrograd. (147) 

Quand on sait combien le fléau de l'alcoolisme a frappé la Russie avant Octobre - et après le rétablissement du monopole étatique de vente de l'alcool, sous Staline! -, quand on connaît ses ravages dans l'URSS d'aujourd'hui, on se rendra facilement compte de l’importance de cette question. 

Dans le même sens, le publiciste Alfons Goldschmidt se sent en absolue sécurité à Pétrograd et à Moscou. Les rues sont calmes. En pleine famine, des camions de farine passent, ils ne sont pas attaqués. Il n'y a pas de pillage des magasins de vivres. (148) 

L'humanisme de la révolution s'est également exprimé dans un pluralisme culturo-moral généreux, touchant et quasi-naïf. L'écrivain allemand Alfons Paquet est un critique calomniateur de la révolution qui ne peut, cependant, s'empêcher de sympathiser avec elle.  (149) Il relate qu'au premier anniversaire d'Octobre on avait inscrit sur les murs blancs de la caserne de l'ancienne académie militaire une longue liste de « combattants pour la liberté ». La liste comprenait les noms de Victor Hugo, d'Emile Zola, d'Ibsen, d'Emile Verhaeren, de Nekrassov, de Saltykov, de Michalovski, de Byron, de Chopin, de Koltzov, de Constantin Meunier, de Moussorgski, de Pouchkine, de, Rymski-Korsakov, de Scriabine, de Beethoven, de Marx, d'Engels, d'Auguste Blanqui, de Bebel, de Lassalle, de Jean Jaurès, de Plekhanov, de Spartacus, de Gracchus Babeuf, de Garibaldi, de Robespierre, de Danton, de J.-J. Rousseau, de Robert Owen, de Herzen, de Bakounine, de Voltaire, de Pestel, et de bien d'autres encore. (150) 

En 1918-1919 des oeuvres de Pouchkine, de Lermontov, de Gogol, de Toistdf, de Tourgeniev, de Dostoïevski, de Gontcharov, de Grigoroviteh, d'Ostmvski, de Ryleicv, de Zola, d'Anatole France, de Mérimée, de Walter Scott, de Romain Rolland, d'Aulard, de Louis Blanc, de Jean Jaurès, de Bebel, de Plekhanov, de Kautsky (ces deux derniers adversaires résolus de la révolution d'octobre) ont été édité à

des tirages allant de 25.000 à 100.000 exemplaires. (151) 

En même temps, la révolution impulsa une formidable oeuvre de participation des masses à la vie culturelle. Le premier mai 1920, 20.000 personnes participèrent à Pétrograd au spectacle appelé « La libération du travail », relatant le combat historique pour l'émancipation, de la révolte des esclaves de l'Antiquité jusqu'à la révolution russe. Le célèbre film « Le Cuirassé Potemkine » de Serge Eisenstein fut tourné avec la participation de milliers de citoyen(ne)s d'Odessa.  (152) 

L’esprit de classe 

Entre cet esprit prolétarien-populaire et la nature même de la révolution dans le domaine institutionnel, il y a une inter-connexion indéniable. Citons encore une fois Alfons Paquet, qui a tout de même reconnu cet esprit dans ce qu'il avait d'essentiel: « L'apport premier, incomparable, de la révolution abuse est d'avoir engagé, en toute radicalité et d'une main de fer, le combat contre l'égoïsme du capitalisme, que ce soit dans sa forme privée ou étatique. Le mérite du bolchevisme est d'avoir permis que cela soit (…). L'effondrement de l’Europe est en train de se produire sous nos yeux, mais le fondement de sa reconstruction a déjà été établi. Essayons de comprendre au fond les idées de la révolution et tirons d'elles espoir pour l'avenir ». 

Et cette conclusion d'une actualité saisissante: « Un jour, par exemple, les travailleurs [des villes bordant le fleuve Rhin que sont] Bâle, Strasbourg, Mannheim, Mayence, Ruhrort [une agglomération minière], Emmerich et Rotterdam pourraient former un conseil commun du bassin rhénan et pourraient ainsi faire sentir leur influence dans la transformation de cet axe en une grande route fluviale européenne, par-delà les frontières d’états et le droit de ceux d'en haut (...). L'idée de tels conseils peut aussi, de bien des façons, servir le but européen, c'est- à-dire la construction d'une économie commune et de la paix ». (153) 

Il y a, ici, indéniablement un esprit de classe. C'est bien à ce titre que les tenants du pouvoir de la propriété privée, du pouvoir de la fortune, le jettent au banc des accusés. Il reste, pour nous, conforme aux exigences de justice sociale et aux données historiques, totalement défendable à tout point de vue, à commencer par le point de vue moral. 

Alfons Goldschmidt, à Pétrograd, a perçu cet esprit de classe : « La première impression: une ville prolétarienne. L'ouvrier règne. L'ouvrier domine la rue ». (154) Alfons Paquet constate pour sa part que: « Des conseils exclusivement composés de prolétaires gouvernent dans les entreprises, Les quartiers urbains, les villages, les districts et les provinces ». (155) 

Le gouvernement bolchevique a distribué des armes aux ouvriers dans pratiquement toutes les villes du pays, au cours de la guerre civile. N'est-ce pas la preuve qu'il ne s'agissait point du gouvernement d'un clan ou d'une secte, mais d'un gouvernement de classe, convaincu de jouir de la confiance de la majorité de cette classe ? 

Beaucoup d'historiens ont affirmé que les bolcheviks auraient perdu l'adhésion, voire l'appui de la classe ouvrière après la conclusion de la paix de Brest-Litovsk et le déclenchement de la Terreur Rouge en 1918. Même un critique bienveillant, William G.Rosemberg, l'affirme. (156) Mais cette affirmation est contredite par l'appel systématique à la mobilisation des ouvriers d'usine dans l'Armée Rouge, en vue de défendre le pouvoir des soviets. En effet, l'immense majorité des travailleurs a répondu positivement à cet appel. (157) Il y a bien sûr eu des fluctuations incontestables dans l'attitude de la classe ouvrière à l'égard des bolcheviks en 1918, 1919 et 1920. Mais, quel que fut son aspect critique, l'appui de la majorité des travailleurs leur resta acquis. 

L'Armée rouge était d'ailleurs imprégnée de cet esprit de classe prolétarien. L'instruction du soldat contenait notamment les passages que voici: « Tu dois être parmi tes camarades. Tes chefs sont des frères plus expérimentés et plus instruits. Au combat, à l'exercice, à la caserne, au travail, tu dois leur obéir. Aussitôt sorti de la caserne, tu es absolument libre. Si on te demande, comment te bats-tu ? Réponds : Je combats avec le fusil, la baïonnette, la mitrailleuse, et aussi avec la parole de vérité que j'adresse à ceux des soldats ennemis qui sont des ouvriers et des paysans, afin qu'ils sachent que je suis en réalité non leur ennemi, mais leur frère ». (158)  

Relevons, parmi bien d'autres témoignages qui attestent cet esprit de classe, un fait cité par S.A. Smith. Lorsque fin décembre 1917, il fallut réduire l'emploi aux usines de munitions et aux usines Poutilov de Pétrograd, les ouvriers dressèrent des listes de priorité. Aucune appartenance de parti, y compris celle du parti bolchevique, ne fut prise en compte. (159)

Espérance

Le sens historique de la révolution d'octobre a été admirablement exprimé par Maxime Gorki, qui en fut pourtant un critique sévère : « Quiconque croit honnêtement que l'aspiration irrépressible de l'humanité à la liberté, à la beauté et à une existence guidée par la raison n'est pas un rêve inutile, mais une force véritable qui, par elle-même, peut créer de nouvelles formes de vie - qu'elle est en elle-même un levier qui peut faire bouger le monde - ; toute honnête personne doit reconnaître la signification générale de l'activité de ces révolutionnaires conséquents. La révolution doit être conçue comme une vaste tentative pour donner forme aux idées forces et aux réponses imaginées par les maîtres penseurs de l'humanité (…). Venez avec nous, à la rencontre de la vie nouvelle pour laquelle nous enivrons (...). En avant, vers la liberté et la beauté de l'existence ». (160)

Il reste une justification supplémentaire, à la révolution. Elle est fournie par l'auteur farouchement anti-bolchevik, Leonard Shapiro, sur la base de ses propres souvenirs, alors qu'il était jeune garçon à Pétrograd, à la fin de 1920: « La vie était extraordinairement dure. Le niveau d'alimentation approchait la famine (...). Et pourtant, mes souvenirs, incontestablement influencés par les adultes qui m'entouraient, sont ceux de l'enthousiasme et de l'exaltation. [Cette] vie nouvelle, d'espérance, annonçait quelque grand futur. En dépit des privations et de la brutalité du régime, le sentiment d'euphorie suscité par la chute de la monarchie, en mars 1918, n'était pas encore mort ». (161)  On ne saurait mieux dire.

L'histoire est un juge sévère mais juste; il faut simplement lui accorder le temps nécessaire pour achever son oeuvre. En 1810, voire en 1815, il n'existait plus beaucoup de sympathie pour la révolution française de 1789, sauf dans quelques milieux révolutionnaires fort restreints. Mais en 1848, pour ne pas dire 1889, le jugement avait profondément changé à son sujet. Nous sommes convaincus qu'il en ira de même, en ce qui concerne le verdict porté sur la révolution d'Octobre.


Notes :

1) Voir notamment David Mandel, The Petrograd workers and the Soviet Seizure of Power, Londres, 1984. P. Lorenz, Die russische Revolution 1917 : DerAufstand der Arbeiter, Bauernunîd Soldaten, Nymphenburger vedagsangestalt, 1981. J. Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, Paris, 1982. S.A. Smith, Red Petrograd, Cambridge, 1983. Et évidenirnent L. Trotsky, Histoire de la Révolution Russe, Paris, 1950.

2) Voir, outre les trois livres mentionnés dans la notre précédente: E.H. Carr. La révolution bolchevique, Paris, 1969-1974. G. Comte, La révolution russe par les témoins, Paris 1963. M. Ferro, La révolution de 1917. octobre, Paris 1976. R. Kohn, Die russische Revoluiion in Augenzeugenborichten, München 1977. M. Liebman, Le léninisme sous Lénine ; Paris, 1975. R. Medvedev, La révolution d'octobre, Paris 1978. Parmi les analyses parues en URSS à l'époque poststatinienne, citons surtout en rapport avec le rôle de la classe ouvrière- A.G.Egorava, Rabocij klas Y Oktjabrskoj revoljuicii, Moscou 1967. G.A.Trukam Rabocij Klas Y bobe za pobedu i uprocenie soyetskoj v lasfi, Moscou 1975. Pour un ouvrage soviétique préstalinim voir P.N. Amosov et autres- Oktjabrs kaja Revoijuucija i Fabzavkomy, Moscou 1927.

3) N.N. Sukhanov, The Rumian révolution 1917, volume II, Oxford 1955, pp. 528 et 579.

4) O. Anweiler, Les Soviets en Rumie 1905-1921, Paris, 1971, p. 231.

5) M. Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, Paris, 1980, pp. 139-140,164.

6) Dan, dans Martov-Dan: Geschichte der rmssischen Soziaidemokratie, Bedin 1926, pp. 300-301.

7) B. Williams: The Russian révolution 1917-1921, Londrs, 1987, pp. 38, 39.

8) O. Anweiler, op. cité, p. 274.

9) A. Nekritch, L'armée rouge asmssinée, Paris 1965.

10) Voir à ce propos, parmi d'autres témoignages, celui qui reste le plus impressionnant: V. Serge, L'an I de la révolution russe. Paris 1971. De nombreux témoignages saisissants sont repris dans le livre de S. A. Smith : Red Petrograd.

11) S. A. Smith, op. cité p. 223.

12) Braunthal. Geschichte der Internationale, vol. II, Berlin-Bonn 1978, P. 113.

13) Lenine, "Rapport sur l'activité du conseil des commissaires du peuple. 11 janvier 1918", OEuvres, Torne 26, Moscou/Paris, p. 489.

14) En cherchant à démontrer qu'il y avait dès le début une tendance à la bureaucratisation du mouvement de masse, Ferro prouve en fait le contraire. A la 2e conférence des comités d'usine sur lesquels s'appuyaient principalement les bolcheviks, les membres élus directement par les ouvriers étaient 93%. les membres nommés par les syndicats, les partis et les soviets 7 %. A la 3e conférence, celle d'octobre 1917, ces pourcentages sont respectivement 88% et 12% (op. cit. p. 118). On peut difficilement considérer comme "bureaucratisé" ou 'en voie de bureaucratisation' un organisme dont 88% des membres sont des ouvriers d'usine, directement élus par leurs compagnons de travail.

15) Trotsky signale dans son Histoire de la Révolution russe que le parti bolchevique désigna comme ses représentants à la présidence du 2e Congrès des soviets 14 personnes dont 6 furent des adversaires de l'insurrection.

16) Lénine, "Remarque sur l'intervention de Kisséliov au sujet de la résolution sur l'unité du parti. 16 mars 1921", OEuvres, tome 42, p. 289.

17) Citation tirée. de la plate-forme dite "des 46", du 23 octobre 1923. Voir les Documents of the 1923 Opposition, Londres 1975, P. 7.

18) Voir dans S.A. Smith (op. cité pp. 58-60, 63-64, 85-86, 139 f.) les nombreuses initiatives de, contrôle ouvrier dans les entreprises. Les Gardes rouges furent d'ailleurs l'émanation des milices étames par ces comités.

19) "La réussite, presque sans effort du coup de Petrograd du 25 octobre 1917 sembla démontrer qu'il avait vraiment derrière lui la grande majorité de la population. Lorsque les bolcheviks s'enorgueillissaient du fait que la révolution proprement dite n'avait comté que très peu de vie humaines et que la plupart d'entre elles furent perdues au court de tentatives de leurs adversaires pour leur arracher la victoire après quelle eût été remportée, c'était à juste litre". F-H.Carr, La révolution bolchevique, tome 1. p. 155.

20) S.A. Smith (op. cité PP. 150-156) s’oppose à juste titre à la thèse, de nombreux historiens occidentaux qui affirment que les bolcheviks étaient congénitalement opposés au contrôle ouvrier institutionnalisés Mais il faut regretter qu'il fasse lui-même quelques concessions s'appuyant sur les "années noires" de 1920-1921. A ce sujet, il ne mentionne guère les positions ultérieures de Lénine et de Trotsky aux 3è et 4è Congrès de l'Internationale Communiste, et celles de Trotsky, de l'Opposition de Gauche et de la IVe Internationale en faveur du contrôle ouvrier à partir de 1923.

21) Martov-Dan, op cit. p. 304.

22) Lénine, OEuvres, tome 26, P. 256.

23) Lénine, "Rapport sur la paix du 26 octobre", OEuvres, tome 26, pp. 257-258.

24) Ibidem pp. 259-260.

25) Cela n'implique évidemment pas qu'il n'y avait pas de raison profondes à la guerre, notamment la rivalité entre la Grande- Bretagne et l'Allemane pour le partage du butin du démantèlement de l'Empire ottoman et la domination du Moyen-Orient, dont on commença à soupçonner les richesses pétrolières. ainsi que la rivalité entre la Russie tsariste et la coalition gemiano-austro hongroise pour la domination sur les Balkans.

26) J. Longuet, Le mouvement socialiste international, Paris, 1931, p. 58, (collection Encyclopédie Socialiste).

27) Idem pp. 80-81.

28) La Bavière est une région allemande frontalière de l'Autriche Cette position géographique est importante, comme on le verra par la suite, car il y a eu une poussée révolutionnaire simultanée en Bavière, située à l'ouest de l'Autriche, en Hongrie, sur la frontière Est de l'Autriche, et en Autriche même.

29) G. Salvemini, The Fascist Divratorship in Italy, New York, 1927, pp. 30-31.

30) J. Braunthal, op.cit. p. 175.

31) Ibidem p. 186.

32) Ibidem p. 232.

35) L Trotsky, The First five Years of the Communist Internalional  Vol. 1. P. 177, New York 1945.

36) R. Rosdolsky (Die revolutinäre Situation in Oesterreich im Jahre 1918 und die Politik der Sozialdemokraten - Der OEsterreische Januarstreik 1918, Berlin, 1973) a démontré sur la base du matériel d'archives comment les dirigeants sociaux- démocrates autrichiens ont manœuvré, en association étroite avec le gouvernement impérial, pour canaliser d'abord pour étouffer ensuite cette puissante grève générale à Vienne. Otto Bauer, dirigeant de l'aile gauche du PS autrichien reconnaît que l'arrêt de la grève générale avant qu'elle ne se transforme en révolution se heurta à une résistance énorme au sein du prolétariat.

37) La vague révolutionnaire atteint même la lointaine ville de Seattle aux Etats-Unis où éclata une grève générale qui prit des formes d'organisation semi-soviétique

38) Le dirigeant menchevik de gauche, Martov, s'est efforcé après coup de donner une interprétation "sociologique" de la radicalisation ouvrière internationale qui suivit 1917. Il affirme (J. Martov: Bolscevismo mondiale, Einaudi, Torento 1960 ; l'original russe date de 1919) que cette radicalisation est essentiellement portée par des soldats et des ouvriers inorganisés, qui adoptent un point de vue de 'consommateurs' opposés au point de vue de "producteurs" des ouvriers sociaux-démocrates traditionnels, ouvriers qualifiés et semi-qualifiés. Cette thèse est insoutenable à la lumière des faits. Non seulement en Russie et en Italie, mais encore en Allemagne, les salarié(e)s optant pour l'internationale Communiste étaient avant tout les travailleurs des grandes usines, qualifiés et semi-qualifiés, tandis que les réformistes reçurent leur appui principal parmi les travailleurs peu qualifiés ou non qualifiés des petites et moyennes entreprises et des secteurs mains avancés de l'économie. Le clivage en Allemagne entre USPD et SPD d'abord, gauche et droite de l'USPD ensuite jusqu'en mars 1921, puis en 1923, entre PC et social-démocratie, avait exactement la même base sociologique. Quant à la Russie, S. A. Smith et D. P. Koenker ont démontré que les bolcheviks reçurent avant tout l'appui des ouvriers qualifiés des grandes entreprises (voir - Kaiser, the Worker’s révolution in Russia in 1917 - The View from Below, Cambridge, 1987)

39) le 9 août 1920, un Conseil d'Action était organisé par le comité parlementaire des syndicats, le comité exécutif du Parti travailliste et le groupe parlementaire de ce parti en vue d'avertir le gouvernement "qu'une guerre était en train d’être préparée par les Alliés contre la Russie soviétique sur la question de la Pologne. Il déclare que pareille guerre serait un crime intolérable contre l'humanité. Il avertit donc le gouvernement que toute la puissance industrielle des travailleurs organisés serait utilisée Pour faire échec à cette guerre ... et qu'un conseil d'action serait immédiatement constitué, pour prendre "tes les mesures nécessaires afin d'appliquer cette révolution". Plus de 1000 délégués furent réunis le 13 août en conférence nationale en vue de constituer des conseils d'action locaux et préparer une grève générale. Des conseils d'action furent constitués dans plus de 350 villes.

40) L. Trotsky, ibidem p. 219.

41) Braunthal, op. cite p. 232

42) Toutes ces données se trouvent dans Trotsky, 1905, Paris 1969, pp. 34 et suivantes.

43) T. Shanin, Russia as a 'developing society, vol. 1, Londres, 1 1985,PP.98,101.

44) D. Makenzie Wallace, Russia on the Eve of War and Revolution, édition par Cydi F- Black, New Yoric, 1961. p. 346.

45) A. Kopp, Changer la vie, changer la ville, Paris, 1975, p. 261.

46) Jaimes H.Baker: "St. Petersburg and Moscow on the eve of the revolution p. 50 dans, Daniel H Kaiser "The Workers" Revolution in Russia, 1917 - The view from below, Cambridge Univerity Press, 1987.

47) M. Pokrovsky, Geschichlelands, 1-Erwhfeid, Leipzig 1929, p.275.

48) M.Pokwvsld, Russiçche Geschichie, Buchergilde Gutenberg, Berlin 1930, pp. 249-252.

49) S.A. Smith, op. cité p. 13.

50) Edward Crankshaw, The Shadow of the Winter Palace, Harmondsworffi, 1978, p. 344.

51) N. Riasanovsky, Histoire de la Russie, Paris 1987, pp. 463-464.

52) Lionel Kochan et Richard Abraham, The Making of Modern Russia, Harmondsworth, 1983, p. 223.

53) S.A. Smith, op. cité pp. 47-48.

54) Kochan - Abraham: op. cité, pp. 223-224, 196- 197

55) J. Sadoul, Notes sur la révolution bolchevique, Paris, 1920, p. 288.

56) Kerensky, un réformiste, était le chef du Gouvernement provisoire. La situation politique au sein des forces armées et la volonté de paix des soldats étaient telles qu'il n'arrivait pas à organiser d'offensives militaires efficaces face aux forces allemandes, ce que la droite lui reprochait vivement. Rappelons qu’une grande partie de la Pologne a été intégrée à l’Empire russe.

57) Ibidem, p. 322

58) K. v. Bothrner, Mit Graf Mirbach in Moskazi, Tubingen 1922, p. 56

59) A.R.Williams, Durch die russische Revolution, Berlin, 1922, pp. 233-234.

60) Bothraer, op.cit. p. 62.

61) "Illustrierte Geschichte de russischen Revolution, Berlin, 1928, P. 539.

62) Le 17 novembre 1918 "l'amiral Kolchak était déclaré Dirigeant suprême de la Russie […] Les représentants britanniques et français ont approuvé le coup [...] Les Socialistes révolutionnaires dans la clandestinité à Oufa ont désavoué les Corps francs, mais étaient incapables de faire beaucoup plus. Certains d'entre eux firent une paix précaire avec Les communistes; les Socialistes révolutionnaires membres du Comité directeur, Zenzinov andavkmentiev, ont été forcé d'émigrer, et Chernov s'est finalement échappé à l'étranger' (L Shapiro, opcit., p. 175).

63) Rappelons que le terme de 'Blanc' est couramment utilisé pour désigner les contre-révolutionnaires, par opposition aux 'Rouges'. Un général blanc est donc un général de l'armée contre-révolutionnaire.

64) J. Rom, 'In defence of october' , International Socialism, n° 52, Autumn 1991.

65) Z. Giteinian, A century of ambivalence - the Jews of Russia and the Soviet Union, New York, 1988, pp. 99-106.

66) B. Lincoln, Red Viclory, New York, 1989, p. 322-223.

67) Cité dans le livre, de P. Mrice, le correspondant en Russie du quotidien libéral britannique Manchester Guardian, Die russische Revolution, Hambourg, 1921, p.456.

68) A. Morizet, Chez Lénine et Trotsky, La Renaissance du Livre , Paris, 1922, p. 129.

69) L Shapiro, op-cit. pp. 176,184.

70) Contrairement à une légende, le régime de Kerensky a été fort répressif, bien que de manière moins sanglante que le régime Ebert-Noske. La veille d’Octobre, il y avait plus de 10.000 prisonniers, bolcheviks ou sympathisant avec les bolcheviks dans les prisons de Kerensky, pour la plupart des soldats.

71) Dan, op. cit. pp. 305-306.

72) Babeuf, homme politique dans la révolution française de 1789. A la gauche du radicalisme démocratique, il formule un point de vue communiste. Il est guillotiné en 1797.

73) M. Raeff, Comprendre l’Ancien régime russe, Paris, 1982, p. 176.

74) Nous avons traité ces problèmes, y compris celle de la nature spécifique du Thermidor soviétique, dans notre nouvel ouvrage: Power and Money - A Marxist theory of Bureaucracy, Londres, IM. La terme de « Thermidor » désigne, à l'origine, une contre-révolution politique durant la Révolution française de 1789-1815. Commencée en 1794 (« thermidor » étant un mois du calendrier de l'époque), cette contre-révolution a démantelé, les formes démocratiques et populaires nées du soulèvement contre l'Ancien régime, sans remettre en cause son caractère bourgeois. Par analogie, le « thermidor soviétique » désigne la centre-révolution stalinienne qui a liquidé la démocratie socialiste, et instauré une dictature bureaucratique, sans pour autant rétablir le capitalisme en URSS.

75) L'historien M. Ferro donne les chiffres suivants qui expriment la transformation du PCUS: entre le premier semestre de 1924 et le 2è semestre de 1925, le nombre d'ouvriers parmi les candidats membres du parti est tombé de 64,5 à 43,8 %. N'est-ce pas éloquent ? (M. Ferro, op. cit., p. 246). Cela ne, fait qu'annoncer des transformation encore plus profondes.

76) Trotsky, La Révolution trahie, Paris, 1963, p. 75.

77) Quatrième Internationale, L'agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internalionale, Programme de transition, Paris, 1983, p.56.

78) R. Luxemburg, La révolution russe, Paris, 1964. p. 65. Rosa Luxemburg était une Dirigeante révolutionnaire et théoricienne marxiste polonaise, très active dans le mouvement ouvrier allemand. Elle fut assassinée par la réaction en 1919.

79) Ibidem, pp. 67-69. Kautsky était le théoricien et dirigeant de la social-démocratie allemande et de la Seconde Internationale le plus reconnu. Il deviendra réformiste.

80) Le "communisme de guerre" est le nom donné à l'orientation économique pendant la période de guerre civile.

81) Trotsky, après l'échec de sa proposition précoce de NEP, a défendu un temps le thème alternatif de la « militarisation » de l'économie. La NEP - ou Nouvelle politique économique - a été mise en œuvre en 1921. Elle a représenté une rupture profonde avec l'économie de commandement du Communisme de guerre, en libéralisant le marché et la production paysanne, en favorisant un certain développement de la petite industrie privée, en proposant d'accueillir des investissements étrangers.

82) Roy Medvedev, La Révolution d'octobre, Paris, 1978, p. 210. Fin mars 1917, la garnison de Kronstadt, un port sur la Baltique, s'est rebellée. Les négociations engagées avec le pouvoir ayant échouées, la rébellion a été écrasée, par l'Armée rouge. Nous ne cherchons pas à analyser plus avant, dans cet essai le problème posé par la révolte de Kronstadt et sa répression par le pouvoir soviétique. C'est qu'à notre avis, compte tenu de ce que la guerre civile n'était pas encore terminée. nous avons affaire à une question de jugement politique, tactique,, et non de principe. La difficulté du débat, à ce sujet, réside dans le fait que la plupart de ceux qui critiquent la décision des bolcheviks fondent essentiellement leur jugement sur des appréciations spécifiquement politiques, natures des forces politiques en présence, nature des revendications, etc. Mais, à notre avis, en situation de guerre civile, c'est la nature des forces sociales en présence (et leurs 'logiques) qui est décisive. Or, à ce propos, les informations dont nous disposons actuellement ne permettent pas de tirer des conclusions définitives. Selon les uns, surtout les anarchistes, les matelots de Kronstadt étaient fondamentalement des ouvriers, comme ceux de 1917-1918. Leur révolte relayait les protestations ouvrières à Pétrograd et ailleurs. Ce qui était donc posé, c'était le problème de la démocratie soviétique, prolétarienne. Selon les autres, surtout Trotsky, les matelots prolétariens de 1917-1918 avaient largement disparu de la citadelle. lis étaient morts au front, absorbés par l'Armée rouge et l'appareil d'Etat, etc. Les matelots de 1921 étaient des fils de paysan moyes et cossus. Leur révolte relayait le rejet par la paysannerie du 'communisme de guerre' et des réquisitions de blé. Il fallait négocier avec eux, mais ne pas céder à une dynamique sociale qui pouvait renforcer les menaces contre-révolutionnaire sur Pétrograde, une menace nationale et internationale, car le dégel des glaces pouvait ouvrir le port de Kronstadt à la flotte blanche de la Baltique.

83) L.Kritsman, Die herbische Periode der grossen ratsischen Revolution, Vienna-Bertin, 1929.

84) Marx et Engels ont mis en garde contre ce "communisme de misère" primitif, qui ne ferait que généraliser la pénurie et aboutirait inévitablement à la renaissance de toute la "vieille merde"

85) Les Hohenzollern et les Habsbourg - familles régnantes d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie

86) Lénine, "Discours à la séance du soviet de Pétrograd des députés et soldats et des délégués du front le 4 (17) novembre 1917", OEuvres, tonne 26, p. 307.

87) A.R William, op-cit, pp. 112 ff.

88) Ibidem, p. 126.

89) Modzet, op. cité, p. 429.

90) O Leggett, The Cheka: Lenin’s political police, Oxford 1981, p. 171.

91) Stephen F. Cohen, Boishevism and Stalinism (in: RoberC.Tucker Stafiriism - Essays in historical Interprétation Nortm 1977) cite un grand nombre d'auteurs qui expriment ce jugement. Les sources sont trop nombreuses pour être reproduites ici. Notoil simplement, à titre d'exemple, les auteurs Merle Fainsod, Hannah Arendt, Robert V. Daniels, Michael Karpovitch, Ulam, Baningtoti Moore, Arthur P. Mendel, Zbigniev Brzesinsid, Robert H. McNea Alexander Soisheznitzyne. Une citation suffit pour synthétiser leu jugement. Flic vient de Merle Fainsold, "De l'embryon totalitaire naîtra le totalitarisme achevé".

92) N. Valentinov, Encounters with Lenin, Oxford University press 1968.

93) L.B. Kamenev, Lenins literarisches Erbe. Hmbourg, 1924 

94) R. W. Clark, Lenin the Man Behind the Mask, London, 1988, pp. 207,239-240.

95) Idem, p. 227.

96) De Plus, on a pratiquement oublié que ce furent des mencheviks et non Lénine qui ont forgé le concept du centralisme démocratique.

97) Lénine, "Que Faire ?", OEuvres, tome 5, p. 489.

98) Lénine, « Préface au recueil ‘En douze ans’ », OEuvres, tome 13, pp. 102-103. En 1905-97) la Russie a connu une très importante vague de luttes révolutionnaires. Ce fut, pour toutes les organisations, une expérience majeure, grandeur nature, une épreuve-test de la validité de leurs programmes et de la qualité, de leurs structures. L'évolution ultérieure de ces organisations - comme du régime tsariste - a été profondément marquée par ces années clefs. Voir notamment T. Smitn, The Roots of Otherness.- Russia’s Turn of Century, V. Diume Z Russii 1905-07 Revolution as a Moment of Truth, Londres, 1985.

99) Lénine, 'Nos tâches et le Soviet des Députés ouvriers', OEuvres, vol 1 0. pp. 11-3 1. 'Cent-Noir' est le nom couramment donné à l'Association du Peuple russe, l'une des principales organisations d'extrême droite fondées durant la révolution de 1905-1907 pour s'attaquer aux forces révolutionnaires. Ces organisations voulaient, aussi, revenir sur les mesures de réforme constitutionnelles prises sous la pression des évènements, par le régime en octobre 1905.

100. Lénine, 'Adresse au Parti des délégués du Congrès d'Unification, membres de l'ancienne fraction 'bolchevique", OEuvres, tome 10. . pp. 327.

101) Lénine, 'liberté de critique et unité d'action', OEuvres, tome 10, p. 466467.

102) Lénine, "Aux ouvriers de décider", OEuvres, tome 10. p. 53 1.

103) Louis Fisher, Lénine, Paris-Bourgois 1966.

104) C'est à l'occasion des "procès de Moscou". durant les années 1930, que Staline a fait condamner et liquider la majorité des cadre révolutionnaires du Parti communiste, afin de consolider le règne de la bureaucratie.

105) Ibidem, p. 462.

106) Haimsoen s'étend pour sa part sur la prétendue filiation de Lénine par rapport au populiste terroriste Thachev. Mais il ne dit mot des positions de Victor Adler et de Karl Kautsky sur la nécessaire introduction de la conscience socialiste de l'extérieur, c'est-à-dire à partir d'intellectuels, dans la classe ouvrière. On peut pourtant démontrer, textes à l'appui, que c'est là la véritable filiation du fameux passage tant critiqué du 'Que faire ?' de Lénine (voir L. Hanuson, « Russian Marxists and the Origins of Bochevism, Boston, 19M. p. 16).

107) Cet épisode souvent peu connu mérite d'être détallé : "Quand le 2è Congrès des Soviets a ratifié la conquête du pouvoir par les bolcheviks le 25 octobre, on pensait généralement, même parmi les bolcheviks que le nouveau gouvernement incluerait des représentants de tous les partis soviétiques. La proposition de Martov, demandant que le Congrès mette immédiatement ce point -l'établissement d'un tel régime - à l'ordre du jour fut soutenue par Lunacharsky et adoptée unanimement par les délégués [. .. ]. La direction bolchevique intermédiaire était fortement en faveur de cette proposition Lénine avait été refuséé à Petrograd et l'organisation de ville de Moscou  dirigée par Rykov et Nogine, soutenait ouvertement Zinoviev et Kamenev. Le Bureau régional de Moscou  distingué par sa coloration gauchiste, s'était résolu a accepter une coalition si les bolcheviks gardaient la majorité des postes ministériels. Le 2 novembre le point sur la coalition a commencé a devenir brûlant quand le Comité exécutif central (des soviets) a adopté une résolution selon laquelle Les bolcheviks devaient recevoir au moins la moitié des postes. Toute la droite bolchevique a voté contre cette condition minimum - Kamenev, Zinoviev,... - ainsi que presque la moitié du Conseil des Commissaires du Peuple (Ryvov, Lunacharsky, Nogine, Milioutine, Teodorovitch) et d'autres dont Lozovsky et Les ex-mencheviks Riazanov et Yurenev [ ...]. Le 4 novembre la crise a explosé. Le Comité exécutif central discutait des mesures du gouvernement en vue de museler la presse non-socialiste, et les représentants de  l’opposition bolcheviques craignant le danger d'un régime dictatorial rejoignirent ceux qui condamnaient les restrictions imposées aux journaux qui n'appelaient pas en pratique à la rebélion Larine [...] a présenté une résolution en ce sens. Elle fut rejetée par 31 voix contre 22, avec un certain nombre d'abstentions [ ...] . Les cinq membres critiques de Lénine au sein du comité central quittèrent la scéance [...]. Ils déclarèrent'[...] Vive le gouvernement des partis soviétiques [...]'. Chliapnikov Commissaire au Travail a rejoint ce groupe dans une déclaration : 'Nous défendons la position qu'il est nécessaire de former un gouvernement socialiste des tous les parfis qui se trouvent dans Les soviets [...]'. Tiré de R. Daniels, The Conscience of the Revolution, New York, 1969, pp. 64-66.

108) Cités dans S. Farber. Op cit., p. 226.

109) A.F. Iiyin-Zhenevsky, The bolchevik in power - Peminiscences of the year 1918, Londres, 1984, pp. 48-51.

110) M. Liebman, op. cit., P. LeBlanc, Lenin and the Revolutionary Party, Humanities Press, 1990. S.Cohen op. cit

111) Lénine plus que Marx et les "marxistes orthodoxes", aurait été convaincu que les "passion" jouent un rôle central dans les choix individuels et sociaux. Niais il se méfiait profondément de ces passions, y compris les siennes propres. De là son intransigeance idéologique. Quelques déceptions personnelles, notamment dans ses relations avec Plekhanov, l'auraient traumatisé à ce propos (op. cit., pp. 139, 186-187). Mais Haimson lui-même reconnaît qu'à la fin du deuxième congrès du POSDR, Lénine a adopté une attitude fort conciliable à l'égard des mencheviks, surtout Martov ; il était prêt à revenir sur sa proposition de modifier la conception du comité de rédaction de l'Iskra. C’est l'intransigeance de Martov et non la sienne qui provoqua la scission (ibidem pp. 182-183).

112) C'est la première phrase de sa "note" du 30 décembre 1922 sur "La question des nationalités ou de 1’"autonomie"" où il critique violemment la politique suivie en cette matière par Staline (OEuvres, tome 36, p. 618). Sur cette période, voir M. Lewin, Le dernier combat de Lénine, Paris, 1978.

113) Sur la composition à écrasante majorité ouvrière du parti bolchevik. Voir The Worker's Revolution in Russia - The Viewfrom Below, op. cil.

114) Cité par P. LeBlanc, op. cit.. pp. 60 et 126.

115) B. Williams, op cit., pp. 28-29.

116) L. Trotsky, Histoire de la révolution russe, paris 1950, p. 35.

117) N.K. Kroupskaya, Reminiscences of Lenin, New York 1970, pp. 124-125.

118) Rappelions que c'est en 1921, précisément, que le Xe Congrès du PC a interdit les fraction et réduit la démocratie interne au parti. Par ailleurs, la fameuse « Levée Lénine » de 1924, une vague de recrutement qui fit entrer dans le parti des centaines de milliers d'ouvriers politiquement non-éduqués et non-trempés dam l'expérience de lutte a paradoxalement contribué à la dépolitisation du parti et du prolétariat.

119) Nous espérons lui consacrer un futur cahier d'Amsterdam.

120) L'agnosticisme considère que l'on ne peut pas connaître la réalité au-delà des apparences (à savoir une doctrine qui déclare l'inconnaissable inaccessible à l'homme) ou qui considère toute métaphysique comme inutile. Une téléologie est un ensemble de spéculations qui s'applique à la question de la finalité du monde, de l'homme ou, ici, de l'histoire. Elle tend donc à interpréter le cours de l'histoire à partir d'une supposée finalité.

121) Le terme de 'mécanisme' désigne un courant de la pensée matérialiste qui simplifie à outrance les interactions, notamment entre les divers facteurs sociaux, en définitive des relations rigides de causes à effets. Il néglige, en particulier, la dimension historique dans l'analyse des sociétés. Le mécanisme trouve son origine dans les sciences de la nature du XVIe siècle qui utilisaient beaucoup les comparaisons avec les mécanismes d'horlogerie. Selon une conception mécaniste du matérialisme historique, l'évolution des forces productives et les contradictions des rapports de production économiques déterminant une succession unique, inévitable, de sociétés (sociétés communautaires primitives, esclavagistes antiques, féodales, capitalistes et socialistes). La conception dialectique (plus authentique) du matérialisme historique intègre les déterminations et les contraintes socio-économiques. Mais elle prend aussi en compte

le poids propre des autres facteurs (par exemple. des Etats, des cultures, des idéologies). Elle souligne notamment le rôle actif des luttes sado-politiques, des luttes de classes. Ce qui lui permet de comprendre que le cours de l'histoire cg déterminé par l'interaction entre ces différents facteurs, et pas seulement par la 'logique d'airin' des contradictions économiques.

123) R. Luxemburg, La révolution russe, op. cit., p. 39 et pp. 70-7 1.

124) L'insurrection spartakiste de janvier 1919 en Allemagne, la tentative de prise de pouvoir à Vienne, en Autriche, dirigée par Bettelheim un peu plus tard, et surtout 'l'action de mars 1921'. en Allemagne à nouveau, ainsi que le coup d'état du PC bulgare contre Stambouansky, entrent dans cette catégorie Auguste Blanqui, très important révolutionnaire français du XIXE siècle, d'inspiration communiste, a donné son nom au « blanquisme »

125) J. Rees, Internalional Socialism, n°2 52, op. cit.

126) S. Faber, Before Stalinism, Polity Press, IM, pp. 159-162.

127) La résolution « Démocratie socialiste et dictature du prolétariat » a d'abord été présentée au Xe Congrès mondial de la Quatrième Internationale, en 1979. Adoptées une première fois par un vote indicatif, elle a été rediscutée, retravaillée et définitivement adoptée au XIIe Congrès mondial de janvier 1985. Voir pour cette version Quatrième Internationale, numéro spécial 171, 18, septembre 1985.

128) The Times, November 29, 1991. Un « col blanc » est un employé, par rapport au « col-bleu, un ouvrier de production.

129) Sunday Times Magazine, N°219

130) Op. cit., P. 298

131) Pierre Broué (op. cit.) publie une très fille bibliographie sur la révolution allemande 1918-1919. Nous ne mentionnerons ici que les souvenirs de Richard Müller, le dirigeant des révolutionnaires Obleute de Berlin, les mémoires de Noske, de Philip Scheidemann, de Severing, du général Omener, les livres de Benoist-Méchin, Peter von Ocitzen, Paul Frôlich, Paul Levi, Franz Borkenau (voir les titres dans la bibliographie).

132) P. Broué, Révolution en Allemagne (1917-1923). Paris, 1971, p. 173.

133) Pour ce qui est des manoeuvres et des mensonges à l'encontre de la population, Ebert nia de manière effrontée de vouloir

134) Gustav Noske, Von Kiel bis Kapp, Berlin 1920.

135) Cité par Broué, op.cit., p. 273. les spartakistes étaient un mouvement révolutionnaire allemand.

136) Pour les lecteurs qui n'ont pas été élevés dans le catholicisme romain, les jugements du Pape sont censés être infaillibles, ce qui en dit long sur le caractère démocratique de la très chrétienne Eglise catholique.

137) Marx et Engels, A. Bebel, W. Liebnecht, W. Brack et autres, Leipzig. Correspondance, Moscou, 1981, pp. 323- 324.

138) C'est un argument de Lénine dans sa polémique contre Kautsky . « La révolution prolétarienne et le rénégat Kautsky », OEuvres, tome 28. IP- texte de Kautsky, 'La dictature du prolétariat', est inclu avec celui de Lénine dans l'édition 10/18, Paris, 1972. Dans ce texte, Kautsky, dans la partie sur la Russie, ne mentionne en rien les dangers de contre-révolution.

139) Sur les 'élites' allemandes, laissées en place par la social-démocratie, dans l'avènement du nazisme voir notamment: M. Rosenberg, Entstehung und Geschichie der Weimarer Republik ; Evelyn Anderson,Hammer oder Amboss. La République de Weimar a été établie en Allemagne, le 9 novembre 1918, après l'abdication de Guillaume II, avec la participation de nombreux sociaux-démocrates. Un gouvernement à participation social-démocrate envoie des troupes en Saxe pour démettre de ses fonctions un gouvernement à direction social-démocrate de gauche jouissant d'un large appui populaire (op.cit., pp.774-775). Après avoir réprimé la révolution allemande, ce régime s'est avéré incapable de juguler la crise économique et sociale et a appelé Hitler au pouvoir en 1933, qui a établi par étape la dictature nazie.

140) The Times du 17 novembre 1925.

141) K.V. Bothmer, op. cit., pp. 102, 131, 132

142) B. Williams, op. cit., p. 80.

143) Ibidem, p. 94.

144) Morizet, op, cit., p. 179.

145) N. Stone, Sunday Times, 5 janvier 1991.

146) V.P. Russiya naseloniya SSE, Moscou, 1981.

147) op. cit., p. 47.

148) A. Goldschmidt, Moskau 1920, Berlin, 1920.

149) C'est Paquet qui lança dans un de ses livres la fameuse et ignoble accusation contre le pouvoir des soviets d'avoir 'socialisé les femmes '. Il cite à ce propos un prétendu décret des anarchistes de Saratov, décret que ceux-ci ont immédiatement dénoncé comme une provocation grossière.

150) A. Paquet, Der Geist der russischen revolution, München, 1920, p. 69. Pour des indications sur les personnages cités ici, voir le glossaire.

151) Morizet, op. cit., pp. 194-195.

152) Beryl Williams, op. cit., pp. 93-93.

153) A. Paquet, op. cit., pp. 40,51-52.

154) A. Goldschmidt, op. cit., p. 20.

155) A. Paquet, Der Geist der russischen Revolution, op. cit., p. 75.

156) W. O. Rosenberg, Russian Labor and balshevik power. Social dimensions of protest in Petrograd after October, dans The Workers Revolution in Russia 1917 The Viewfrom below, op. cit., p. 98

157) Voir notamment à ce propos Liyinhenevsky, op.cit., pp. 32- 33 et A. Morizet

158) André Morizet, op.cit., p. 111.

159) S.A. Smith, Red Petrograd, op. cit., pp. 243-44.

160) Cité dans A.R. Wiliams, pp. 242-243

161) L Shapiro, op. cit., p. 219

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