Actualité du Trotskysme
Critique Communiste, novembre 1978

Critique Communiste : Léon Trotsky a émis à la veille de Seconde Guerre mondiale un certain nombre de pronostics qui se sont révélés erronés. La démocratie soviétique n’a pas été restaurée en URSS par une révolution politique, le monde capitaliste a connu une nouvelle phase de développement accéléré et la révolution prolétarienne n’a avancé que timidement et avec retard en dehors des métropoles impérialistes. Des erreurs de pronostics d’une telle ampleur ne décèlent-elles pas des carences d’ordre théorique ? Peut-on en rendre compte sans incriminer la problématique marxiste-révolutionnaire elle-même, la grille d’interprétation trotskyste de la réalité sociale et de son évolution ? Ne faut-il pas en tirer des conséquences du point de vue de la dynamique révolutionnaire ?

Ernest Mandel : D’une manière générale, il faut distinguer dans les activités politiques des classiques du marxisme ce que l’on pourrait appeler les pronostics à court terme et l’effort théorique visant à déceler les tendances de développement fondamentales, la tentative de comprendre la nature d’une époque historique et les contradictions principales qui la définissent.

Dans le premier domaine, il y a eu incontestablement de nombreuses erreurs, de la part de Marx, d’Engels, de Lénine et de Trotsky. Rappelons, pour l’anecdote, que Lénine à la fin de 1916, devisant devant les travailleurs suisses du bilan historique de la Révolution russe de 1905, faisait preuve d’un pessimisme révolutionnaire débridé. Il disait en effet, deux mois avant l’éclatement de la révolution de 1917, que sa génération ne connaîtrait vraisemblablement pas la révolution russe suivante, bien que celle de 1905 avait dégagé le processus d’une nouvelle révolution, mais que la génération suivante y assisterait sans aucun doute !

La liste pourrait se prolonger. Il n’y a pas de doute que Trotsky, ainsi que Rosa Luxemburg et beaucoup d’autres révolutionnaires à commencer par Marx lui-même, se sont quelquefois lourdement trompés sur des prévisions à court terme. L’origine fondamentale de ce genre d’erreurs, c’est que dans la détermination à court terme du déroulement des événements entrent une infinité de facteurs secondaires, à côté des grandes tendances historiques, qu’il est non seulement impossible d’intégrer dans une analyse exhaustive, mais qu’il est même impossible de connaître à l’avance, faute d’une information complète.

Trotsky, comme Marx avant lui, répétait souvent que la fonction de l’analyse théorique n’est pas de permettre de jouer au prophète, au sens étroit du terme qui correspond aux activités de la cartomancienne ou du mage. Elle vise au contraire au dégagement des grandes tendances historiques de développement.

Pourquoi y a-t-il néanmoins de manière répétée interférence entre la volonté de faire des prédictions à court terme et la fonction générale de l’analyse marxiste qui consiste avant tout à dégager les grandes lignes de force de l’évolution historique ? Cette interférence résulte plus ou moins inévitablement de la fonction de la politique révolutionnaire. Dans la mesure où celle-ci veut avoir prise sur le réel, c’est-à-dire transformer la réalité, elle est obligée d’agir dans le cadre d’une série d’éventualités à court et à moyen terme pour pouvoir déterminer des lignes d’actions immédiates.

Pour résoudre cette difficulté d’un point de vue conceptuel, on doit distinguer la capacité du marxisme-révolutionnaire à dégager des lois scientifiques du développement des modes de production, ou même de formations sociales déterminées d’une part, et ce qui ne peut être que des hypothèses de travail, et non pas des lois scientifiques, quant à l’évolution à court terme d’autre part. Il est préférable d’utiliser à ce propos le terme d’hypothèse de travail.

Sans hypothèse de travail sur l’évolution à court terme, il est impossible d’agir. Mais, la vérification dans les faits de ces hypothèses de travail doit être réalisée pour confirmer si leur base était suffisante ou non pour déterminer l’action. 

Lucide sur l’essentiel

Cette digression générale est nécessaire pour préciser ce qui suit : Dans la compréhension des grandes lignes de force de notre siècle, non seulement Trotsky ne s’est pas trompé dans ses prédictions à long terme, mais mieux, il a été d’une lucidité qui paraît encore aujourd’hui assez stupéfiante et dans laquelle entre, en dehors de la maîtrise extraordinaire de la méthode dialectique, une part d’intuition et de génie personnels.

Pour un marxiste révolutionnaire lucide, depuis le moment où le déclin de la révolution mondiale était devenu clair dans les années 1920 et 1930, et où les phénomènes du fascisme et du stalinisme commençaient à prendre forme dans leur dimension de plus en plus barbare, se posaient essentiellement trois questions pour prévoir la tendance à long terme de notre époque.

1. La défaite de la révolution mondiale était-elle durable, et le monde allait-il s’enfoncer, sinon définitivement, du moins pour une très longue période, dans la nuit de la barbarie ?

Aujourd’hui, cette formulation peut paraître excessive. Replacée dans le contexte des années 1930, elle reste parfaitement pertinente. Le titre d’un livre de Victor Serge, Il est minuit dans le siècle, est plus que symbolique. On pourrait y joindre les citations de nombreux marxistes réformistes ou révolutionnaires, de Rudolf Hilferding, dernier penseur réformiste social-démocrate, à quelques ex-trotskystes qui tous étaient convaincus qu’Hitler allait gagner la guerre et que l’Europe serait fasciste pour cent ans, sinon plus.

A cette première grande interrogation historique, Trotsky avançait un pronostic différent. La défaite de la révolution mondiale est un phénomène lourd de conséquences mais limité dans le temps. De la Seconde Guerre mondiale résulterait inévitablement un nouvel essor des luttes révolutionnaires de la part du prolétariat et de la part des peuples opprimés. Il insistait d’ailleurs beaucoup sur cette formule, aujourd’hui à résonance maoïste, que l’on retrouve dans ses écrits de 1938-1940. Il prédisait que ni Hitler, ni Mussolini, ni les dictatures militaires japonaises et de Tchiang Kai-tchek, ni celle de Staline, ni les empires coloniaux ne survivraient à la Deuxième Guerre mondiale et à ses lendemains. A l’exception de la partie concernant Staline, la prédiction s’est totalement vérifiée. La remontée de la révolution mondiale à partir de la fin de la Deuxième Guerre mondiale est un phénomène incontestable.

2. Seconde interrogation concernant la tendance à long terme

Cet interlude extraordinaire de réaction et de recul non seulement du mouvement ouvrier mais de toutes les conquêtes de la civilisation humaine dans les années 1930 et le début des années 1940, marquées par l’horreur d’Auschwitz et d’Hiroschima représente-t-il un simple accident de l’histoire ? Là aussi la réponse de Trotsky est claire et confirmée par l’histoire : il ne s’agit pas du tout d’un accident. La décadence de la société bourgeoise et la décomposition d’un mode de production déterminé, qui avait propulsé l’humanité pendant deux siècles par la richesse, la base technologique, les possibilités matérielles incommensurablement plus grandes de cette classe dominante que n’importe quelle autre classe dominante du passé ; cette décadence et décomposition seront caractéristisées par des réactions qui s’aggraveront à l’échelle de l’histoire.

Plus la bête est puissante, plus son agonie l’amènera à frapper aveuglément autour d’elle, avec des conséquences de plus en plus désastreuses pour le genre humain. Au lieu de céder à l’optimisme béat propre aux gradualistes et aux réformistes qui croyaient que tout finirait par s’arranger, ces prévisions à long terme de Trotsky se sont également avérées justes.

Aujourd’hui, malgré vingt années d’essor extraordinaire de forces productives et de la production matérielle, une fraction beaucoup plus grande de l’avant-garde ouvrière et intellectuelle est consciente de ces dangers, sous ses différentes formes. Ce n’est plus seulement le danger de régimes de types fasciste et barbare, ce n’est pas seulement la montée de la torture de par le monde, mais ce sont aussi les dangers qui pèsent sur l’équilibre écologique, sur les ressources naturelles disponibles et le danger d’une troisième guerre nucléaire dont il faut tenir compte.

3. Troisième interrogation : S’il y a d’une part, inévitablement de nouvelles poussées révolutionnaires prolongées, et d’autre part un adversaire capable de se défendre et qui ne va pas disparaître automatiquement ou s’effondrer simplement en fonction de ses contradictions internes, les problèmes de la direction politique du prolétariat et de la révolution, problèmes tactiques et stratégiques liés au problème de la conscience de classe du prolétariat, deviennent les problèmes historiques clés de notre époque.

En effet, la crise de l’humanité est la crise de sa direction révolutionnaire au sens non pas strictement organisationnel mais beaucoup plus large du terme. Devant la crise historique d’une société en déclin mais qui ne disparaît pas automatiquement, devant la montée périodique, mais non linéaire ni illimitée dans le temps des luttes révolutionnaires de masse, l’issue de ces luttes est décisive. L’agonie de la société bourgeoise se prolongera si les luttes ne débouchent pas sur des victoires.

Dans le Manifeste de la conférence d’Alarme de la IVe Internationale de mai 1940, ouvrage qui peut être considéré comme son testament politique, Trotsky émet un pronostic différent de celui formulé à l’égard de la première question.

Si l’on s’interroge sur les chances révolutionnaires ouvertes par la Seconde Guerre mondiale, ne seront-elles pas gaspillées et détruites par le rôle des appareils bureaucratiques traditionnels réformistes ? La question est mal posée, répond Trotsky : La montée révolutionnaire ne constitue pas un événement ponctuel, limité dans le temps ; il faut se préparer à de longues années, sinon des décennies de hauts et de bas des luttes révolutionnaires, de révolutions et de contre-révolutions de guerre, d’armistices, et de nouvelles guerres ! Une telle époque - Trotsky parle de décennies ! - est propice à la construction d’organisations révolutionnaires. Cette prévision est encore confirmée à l’échelle de l’histoire.

Ce sur quoi Trotsky s’est trompé

Sur les trois grandes questions décisives pour comprendre l’époque dans laquelle nous vivons, Trotsky ne s’est donc pas trompé. Il a montré au contraire que la méthode marxiste, indépendamment de l’optimisme ou du pessimisme individuel, permet de saisir les grands traits du développement historique.

Mais sur quoi s’est-il alors trompé et quelle est la source de cette erreur ? Je reprends ici une interprétation que j’ai déjà formulée à plusieurs reprises sur l’histoire de notre mouvement et qui, jusqu’à nouvel ordre, n’a pas été sérieusement contestée ni à l’intérieur, ni à l’extérieur de la IVe Internationale. En éliminant les pétitions de principes et en laissant de côté les interprétations abusives - comme l’idée répandue par d’aucuns que Trotsky aurait affirmé que l’Union soviétique, en tant que telle, serait défaite dans la guerre, alors que ses écrits prouvent le contraire -on doit constater qu’il a surestimé l’impact à court terme de la nouvelle montée révolutionnaire sur la conscience de classe de l’avant-garde ouvrière.

Il était guidé par une analogie historique : l’isolement de la poignée d’internationalistes dans le mouvement ouvrier international en 1914, et l’essor extraordinaire que les internationalistes ont connu dans la période finale de la Première Guerre mondiale et, surtout, dans la période postérieure à la victoire de la révolution d’Octobre.

Dans cette analogie, il existe une sous-estimation grave, voire paradoxale, des effets cumulatifs à long terme de vingt années de défaites, non seulement des révolutions prolétariennes, mais aussi du mouvement ouvrier organisé dans son ensemble. Je dis paradoxal, car Trotsky ne commet pas cette erreur lorsqu’il examine des cas spécifiques nationaux, tels les cas de l’Allemagne et de la Russie. Jamais il n’a écrit qu’Hitler ne serait qu’un bref interlude après lequel la remontée de la classe ouvrière allemande se ferait à un niveau rapidement supérieur à 1918-1923. Bien au contraire, il souligne les effets à long terme de la victoire d’Hitler, comme facteur de démoralisation et de baisse de la conscience de classe, tout en étant certain qu’il y aurait une remontée du mouvement ouvrier, mais dans des conditions plus difficiles que celles qui existaient avant la montée du fascisme.

L’analyse de la situation russe est encore plus nette. Elle souligne les effets désastreux de la 2e moitié des années 1930 et de l’atomisation des masses en URSS sur la conscience moyenne de la classe ouvrière, et les difficultés extraordinaires pour reconstituer les forces après la déception historique que représente la victoire de la bureaucratie stalinienne. Dans les deux cas, sans omettre les effets catastrophiques de la terreur, de la répression physique et la disparition des cadres qui en résulte, Trotsky souligne fortement que la terreur n’est pas la cause principale de la difficulté d’un redémarrage en force du mouvement révolutionnaire. Le manque de perspectives, la démoralisation, le manque de confiance en soi des classes sociales qui ont subi des défaites historiques d’une ampleur telle que la victoire du fascisme ou la victoire du stalinisme, voilà les réels obstacles.

Le paradoxe réside dans la différence d’appréciation de Trotsky au plan national et au plan international. L’analyse de pays tels que l’Allemagne ou la Russie fait preuve d’une grande lucidité. Par contre, Trotsky commet une erreur sur le plan international en se basant sur l’hypothèse de travail que l’après-Deuxième-Guerre mondiale sera parallèle et analogue à l’après-Première Guerre mondiale.

La montée internationale s’est produite. Elle fut même plus ample qu’après la Première Guerre mondiale, si on inclut l’Angleterre parmi les forces qui voulaient une transformation socialiste immédiate en 1944-1945. Mais ces forces étaient beaucoup plus confuses du point de vue politique, donc beaucoup plus manipulables par les appareils traditionnels. L’interaction entre ces deux facteurs a eu pour résultat le coup d’arrêt beaucoup plus rapide de la montée révolutionnaire, et dans ce sens son ampleur politique beaucoup plus réduite que celle qui avait succédé à la Première Guerre mondiale.

En d’autres termes, Trotsky avait sous-estimé ce que j’appelle la rupture de continuité de la tradition socialiste révolutionnaire. Dans ce sens, la différence était frappante entre la situation des révolutionnaires en 1944-1945 et celle des révolutionnaires en 1918-1919. Les révolutionnaires de 1918-1919 parlaient un langage commun avec les masses des ouvriers organisés, 1914 n’ayant été qu’une interruption d’une longue ascension de la conscience de classe. La masse des ouvriers européens en 1914 croyait à la perspective socialiste à court terme. Ils étaient éduqués de la même manière, à la même source que Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Lénine ou Trotsky et que tous les internationalistes. lls possédaient une tradition commune, et dialoguaient de façon quasiment ininterrompue, même après les événements de 1914, excepté peut-être pendant une période d’un ou deux ans. Car, dès 1916-1917, dans la plupart des partis social-démocrates, l’aile centriste opposée à la poursuite de la guerre impérialiste, reprend le dessus contre les réformistes les plus chauvins.

Cette continuité existe le plus nettement dans le cas de l’Allemagne. Les spartakistes se sont trouvés dans un milieu favorable, exception faite des deux premières années. Leur décision de rentrer dans l’USPD, au moment de sa constitution en 1917, n’a pas été le fruit du hasard, ni une erreur tactique, mais le résultat d’un langage commun avec bon nombre de militants et même avec certains dirigeants de l’USPD qui appuyaient la Révolution russe. De même, plus tard, toute une série de partis socialistes, qui n’étaient pas particulièrement de tradition révolutionnaire, ont demandé à adhérer en bloc à la IIIe Internationale : le Parti socialiste italien, le Parti socialiste tchécoslovaque... N’oublions pas non plus qu’en France, c’est la majorité socialiste qui a voté pour l’IC à Tours.

La situation des révolutionnaires en 1944 ne fut donc d’aucune manière comparable à celle des révolutionnaires de 1914 ou 1918. Ils se trouvent isolés dans un mouvement ouvrier sans aucune tradition internationaliste. La politique de collaboration de classe des PS et PC n’est pas un bref intervalle entre 1941 et 1945, mais la continuité d’une longue dégénérescence des forces hégémoniques du mouvement ouvrier organisé, depuis 1914 ou depuis 1927.

Dans ces conditions, les révolutionnaires avaient une petite chance de développer leurs forces, pour autant qu’une radicalisation ouvrière accentuée, dans des conditions économiques mauvaises pour le capitalisme, coïncidait avec une politique de collaboration de classe et d’austérité à outrance des directions staliniennes et réformistes dans la période 1946-1947 jusqu’à la grève Renault ! Mais sans aucune mesure avec la situation de l’après-Première Guerre mondiale. Je reviendrai plus loin sur les conditions qui ont peu à peu reconstitué un milieu plus large dans lequel les révolutionnaires retrouvent une audience favorable, au cours des années soixante, vingt ans après le délai fixé par Trotsky.

On peut intégrer dans cette explication, la seule qui me paraît valable d’un point de vue global, deux facteurs concomitants qui ont joué un grand rôle dans l’analyse personnelle de Trotsky et de la IVe Internationale, mais qui risquent de conduire à des raisonnements « circulaires », si celles-ci sont isolées du contexte général : 

Deux facteurs supplémentaires

Le premier de ces facteurs, c’est l’absence de la révolution allemande à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Dans toutes les prévisions de Trotsky et surtout dans celles de la IVe Internationale, la révolution allemande a occupé une place importante. Un recul de la conscience ouvrière existait en Allemagne, mais surtout un affaiblissement qualificatif de l’emprise des appareils traditionnels sur la classe ouvrière. La situation offrait la possibilité d’une explosion spontanée qui déborderait inévitablement le SPD et le KPD, sans capacité à court terme de reprise de contrôle par les appareils.

En tant que témoin oculaire en Allemagne à cette époque où j’étais déporté comme prisonnier politique, et où j’ai pu côtoyer notamment les travailleurs de l’usine Wesseling près de Cologne, je continue à penser que cette perspective était moins irréaliste qu’on ne l’a cru, au moins jusqu’au printemps 1944.

A partir d’un certain moment, il y a eu en Allemagne une certaine décomposition sociale. Prisonniers de guerre, prisonniers politiques, travailleurs étrangers à statut spécial, travailleurs déportés, composaient la masse des producteurs. La désorganisation de la vie collective était quasi totale, y compris la simple coopération sur les lieux de travail. Dans ces conditions la perspective d’une révolution allemande commençait à disparaître. Les causes objectives furent : la « mobilisation totale » et la terreur nazie accentuée surtout après le 20 juillet 1944, les bombardements occidentaux, les terribles effets d’intimidation, puis le début d’occupation et de démantèlement du pays, l’interruption des moyens de communication. Ce furent autant d’obstacles objectifs à une révolution socialiste.

A cela doivent s’ajouter ensuite les conséquences immédiates de la défaite pour la population : famine, misère, dispersion des populations urbaines. Les effets politiques du stalinisme et du réformisme furent eux-aussi, terribles.

Le PC allemand avait conservé plus de cadres dans la classe ouvrière qu’on ne l’avait pensé, en 1945. Mais, bien que ses positions de départ n’étaient pas faibles, il a dû s’adapter à la politique de Staline et endosser les thèses les plus contre-révolutionnaires : notamment appuyer le démantèlement des usines de la Ruhr, saboter la grande grève politique contre les démantèlements, ce qui lui a coupé l’herbe sous les pieds.

La social-démocratie, elle, d’un anticommunisme féroce, malgré des tendances de rébellion plus nationalistes que gauchistes, appuya à fond la ligne des impérialistes occidentaux, et donc, elle aussi, la division de l’Allemagne.

Les conséquences furent désastreuses pour une classe ouvrière sur laquelle pesaient déjà les effets de la crise de 1929-1933, ceux du nazisme, de la guerre et du démantèlement du pays.

Quel est le bilan de cette analyse ? Il est faux de le réduire à la formule passe-partout : « l’impérialisme et le stalinisme ont étouffé la révolution allemande ». Cette formule implique en effet, que Trotsky et la IVe Internationale auraient sous-estimé la capacité contre-révolutionnaire de l’impérialisme et du stalinisme. Ceci n’est pas démontrable. La vérité, c’est qu’ils s’attendaient à cette révolution, malgré ce rôle contre-révolutionnaire évident. Ce qui a rendu caduque cette hypothèse de travail, c’est le concours de circonstances mentionnées plus haut -difficilement prévisibles en 1940 et même en 1943 - qui ont rendu objectivement impossible un soulèvement de masse à partir de l’été 1944 (on peut se poser la question de savoir ce qui serait arrivé si l’armée allemande avait réussi à se débarrasser de Hitler le 20 juillet 1944, et si la guerre s’était arrêtée cet été là).

En tout cas l’absence d’une révolution allemande, ou même d’une montée révolutionnaire plus limitée, comparable à celle de la France, de l’Italie ou de la Grèce, a pesé lourdement sur le déroulement des événements et des rapports de force en Europe et dans le monde.

Un autre facteur imprévu par Trotsky et les trotskystes fut la réalité d’un certain attrait des perspectives anticapitalistes internationales exercé par les PC en fonction de la victoire de l’Union soviétique et surtout des transformations en Europe orientale. En 1948-1949, il n’était plus très facile d’expliquer à un militant du PC que Staline était passé définitivement du côté de l’ordre bourgeois. La jeunesse et les travailleurs organisés identifiaient à tort la victoire des révolutions yougoslave et chinoise à celle de l’Armée rouge.

Pendant toute une période, celle de la guerre froide (1949-1952), les couches les plus radicalisées de la classe ouvrière et surtout de la jeunesse passaient spontanément au PC et à la JC, non pas en fonction de leur politique de collaboration de classe en Europe, mais bien en fonction de la situation mondiale.

A ce propos, la IVe Internationale a été la première force dans le mouvement ouvrier international qui avait compris, dès son troisième congrès mondial, que la consolidation et l’extension du stalinisme n’auraient pas lieu, même dans le secteur géographique apparemment dominé par la bureaucratie soviétique. A ce moment, un mélange très contradictoire entre l’extension de la domination de la bureaucratie soviétique en dehors des frontières de l’URSS et des phénomènes réels de montées de révolutions socialistes allait frapper aux racines mêmes du stalinisme et allait provoquer sa crise mondiale à l’échelle historique, jusqu’à la décomposition progressive du contrôle de la bureaucratie soviétique sur des secteurs entiers de ce domaine. Mais ces deux facteurs conjoncturels, l’absence de révolution allemande et l’apparente consolidation du stalinisme dans le mouvement ouvrier international, n’ont pu avoir leurs effets désastreux sur le cours de la révolution, surtout dans les pays occidentaux, que dans le cadre de la baisse historique de la conscience de classe.

Si, par exemple, un phénomène de débordement de l’appareil du PCF ou du PCI, comparable à celui du débordement de l’appareil social-démocrate d’après 1918 en Allemagne, avait eu lieu, les effets sur le stalinisme auraient été foudroyants. Cela ne s’est pas produit, parce que la spontanéité ouvrière et la capacité d’auto-organisation, après les effets cumulatifs de vingt années de défaite, étaient infiniment plus réduits que nous ne l’avons cru en 1940 ou en 1944.

Ce sont ces effets cumulatifs qui sont la cause fondamentale des limites de la montée révolutionnaire de 1944-1947 en Europe. Il faut bien préciser que jamais je n’ai affirmé que cette situation était prédéterminée dès 1923. Les vingt années de défaite n’ont fait que commencer en 1923. Malgré l’importance de la défaite allemande, beaucoup de victoires étaient encore possibles, comme la victoire des révolutions chinoise, espagnole, française ; même la victoire de Hitler aurait pu être empêchée. Mais, au bout de ces vingt années, il n’y a pas seulement les effets de la défaite de 1923, de la défaite chinoise, de l’isolement de l’URSS, du manque de perspectives internationales pour les communistes après la victoire de Hitler, la défaite de la révolution française ou espagnole, mais leurs effets cumulatifs, facteur décisif pour comprendre ce qui s’est produit par la suite. 

Emprise réformiste et fluctuations de la conscience de classe

Critique Communiste : Le réformisme, sous sa forme social-démocrate ou stalinienne domine le mouvement ouvrier depuis des décennies. Ne faut-il pas en conclure que les conditions d’activité révolutionnaire de la classe ouvrière sont à examiner avec beaucoup plus d’attention et d’esprit qu’on ne le fait habituellement ?

Ernest Mandel : La réponse à cette question représente le sujet du livre auquel je suis en train de travailler, et qui essaie de formuler une théorie plus ou moins générale de la classe ouvrière, du mouvement ouvrier, de la révolution socialiste et du socialisme.

On ne peut pas rendre compte de la réalité de la lutte de classe dans les pays capitalistes avancés, depuis la Première Guerre mondiale et même depuis 1905, en la ramenant soit à la formule, « le réformisme domine », soit à la formule opposée « la classe ouvrière est spontanément révolutionnaire, et les traîtres réformistes l’empêchent de faire la révolution ». Les deux formules sont analytiquement absurdes.

La première aboutit à l’impossibilité du socialisme. La deuxième aboutit à une conception démonologique de l’histoire. Ni l’une ni l’autre ne peuvent rendre compte de la réalité historique.

Dans les périodes de fonctionnement normal de la société bourgeoise, la classe ouvrière est dominée par le réformisme, ce qui est d’ailleurs pratiquement une tautologie : comment le capitalisme pourrait-il fonctionner normalement si la classe ouvrière le contestait quotidiennement par l’action directe ? Mais, le capitalisme n’a pas constamment fonctionné de façon normale durant ces soixante ou soixante-dix dernières années. Il y a alternance de périodes de fonctionnement normal et de périodes de crise, de situations prérévolutionnaires et révolutionnaires. Il est, économiquement, socialement et psychologiquement, impossible que la classe ouvrière soit en permanence en état d’ébullition révolutionnaire. Derrière cette alternance de situations, réapparaît donc la question des limites dans le temps des crises révolutionnaires et prérévolutionnaires.

Nous retrouvons ici la problématique trotskyste fondamentale : problématique de la direction révolutionnaire ; concordance entre l’élévation de la conscience de classe du prolétariat et sa capacité à l’auto-organisation ; construction d’une direction révolutionnaire qui, dans leur coïncidence, peuvent faire déboucher la crise sur un autre terrain que le « Business as usual », lui-même bouillon de culture de la domination réformiste. Et pour ceux qui cherchent à présenter cette analyse comme « révisionniste », rappelons que le « révisionnisme » vient de loin, que d’après Lénine la classe ouvrière est « naturellement trade-unioniste » dans des situations de fonctionnement normal du capitalisme et qu’elle est « naturellement anticapitaliste » dans des situations révolutionnaires, ou pré-révolutionnaires.

Les réformistes resteront probablement majoritaires au sein de la classe ouvrière en périodes « normales », pour autant que le terme de « période normale » conserve un sens dans la phase de décadence capitaliste qui est de toute façon différent du sens qu’il avait pendant la phase de montée du capitalisme. Mais il y a en tout cas une différence fondamentale entre une situation où la contestation en période normale se fait entre des groupuscules révolutionnaires isolés d’une part et des appareils de parti de masse quasi tout puissants au sein de la classe, et des situations où les révolutionnaires ont déjà dépassé un seuil déterminé d’accumulation primitive de forces, tout en restant largement minoritaires.Dans ce cas, la lutte pour arracher le contrôle aux réformistes sur les masses devient infiniment plus facile dès que la crise révolutionnaire éclate.

La faiblesse des organisations révolutionnaires pendant et après la Seconde Guerre mondiale était telle que la contestation politique était impossible. Les révolutionnaires n’étaient pas un pôle de référence a1ternatif aux réformistes et aux staliniens, aux yeux des masses, il fallait tout d’abord modifier les rapports de forces. Des organisations révolutionnaires comptant non pas quelques centaines, mais une dizaine de milliers de membres permettent d’avoir un espoir réaliste d’engager la bataille avec l’appareil réformiste, dans des conditions objectivement plus favorables. La composition sociale des organisations, leur capacité à recruter un nombre suffisant de cadres ouvriers reconnus comme dirigeants réels ou du moins potentiels de leur classe sur les lieux de travail dans la période avant la crise, voilà aussi des éléments déterminants que l’on peut étudier en détails dans quelques cas concrets : le parti bolchevik entre 1912 et 1914 ; la gauche de l’USPD allemand entre 1917 et 1920, la gauche révolutionnaire espagnole entre 1931 et 1936.

On peut y ajouter le fait que la disparition d’une tradition anticapitaliste, renforcée par une propagande et une éducation communiste permanentes, est relativement récent, fonction du tournant définitif des partis communistes dans les pays industriellement avancés à la fin de la guerre mondiale et surtout de la guerre froide. Même dans la période du Front populaire, cette éducation existait encore, la politique stalinienne se faisait pour ainsi dire à deux niveaux. De ce fait, réformisme social-démocrate et réformisme stalinien conjuguent leurs efforts pour maintenir la classe ouvrière prisonnière de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise. Mais une vision de la lutte de classe qui se concentrerait exclusivement sur cet aspect des choses sous-estimerait des ressorts presque structurellement anticapitalistes, inhérents dans cette lutte de classe pendant tout phase d’instabilité prononcée ou pré-révolutionnaire dans ces pays.

Le fait que la classe ouvrière soit spontanément anticapitaliste dans des situations pré-révolutionnaires s’est vérifié sur une échelle fort large en Allemagne (1918-1923), en Italie (1917-1920), en France (1934-1936), en Espagne (1931-1936), en Mai 68 en France, en 1969-1970 et 1975-1976 en Italie, en 1975-1976 en Espagne et en 1975 au Portugal, etc.

Par contre, ces explosions d’activités et même de conscience spontanément anticapitalistes, auront des effets moins durables sur la conscience de la classe, et aboutiront à une possibilité de reprise en main relativement plus rapide de la situation par les réformistes, si elles ne sont pas relayées par des organisations de masse anticapitalistes puissantes, du type de celles des PC au début des années vingt, ou par une avant-garde ouvrière déjà large qui se méfie en permanence des appareils bureaucratiques.

Un autre phénomène, souvent confondu avec ce sujet, est celui de la stratification de la classe ouvrière et des liens entre cette stratification et les différents niveaux de conscience du prolétariat. Ce qui apparaît comme un gonflement de l’importance numérique des réformistes même dans des situations initialement révolutionnaires et prérévolutionnaires est avant tout le phénomène de l’élargissement de la politisation à des courbes auparavant politiquement passives. Il n’entre donc pas en contradiction avec le phénomène concomitant de radicalisation de couches plus aguerries et expérimentées politiquement depuis plus longtemps.

Prenons pour exemple les mois de mars-avril 1917 de la Révolution russe. L’énorme gonflement des mencheviks et des sociaux-révolutionnaires n’est pas du tout fonction d’un quelconque recul des bolcheviks chez les travailleurs conscients. Au contraire, l’emprise des bolcheviks sur la couche d’avant-garde de la classe ouvrière s’étend. Mais simultanément, les réformistes se renforcent davantage, du fait que des centaines de milliers de travailleurs, qui ne s’étaient jamais impliqués politiquement dans le mouvement ouvrier organisé, se tournent pour la première fois vers celui-ci et affluent vers les forces les plus modérées, et non vers les plus radicalisées

Stratégie d’unification prolétarienne et tactique de front unique ouvrier

Critique Communiste : Ne faudrait-il pas conclure de cette analyse de la conscience de classe du prolétariat que la politique de front unique ouvrier est la ligne stratégique fondamentale des révolutionnaires, et que c’est là un des apports théoriques principaux du trotskysme ?

Ernest Mandel : Il faut distinguer deux objectifs politiques, ou plus précisément sociopolitiques, et non les identifier. La classe ouvrière ne peut pas renverser le capitalisme, exercer le pouvoir et commencer la construction d’une société sans classe sans atteindre à la fois un degré d’unification de ses forces sociales et un niveau de politisation et de conscience de classe qualitativement plus élevés que ceux qui existent, en temps normal, sous le régime capitaliste.

C’est d’ailleurs seulement à travers une telle unification et une telle politisation que la classe se constitue en son ensemble en tant que classe pour soi, au-delà de toutes les distinctions de métier, de qualification, de localité, de nationalité, de race, de sexe, d’âge, etc.

La conscience de classe au sens le plus élevé du terme - en opposition à la conscience corporatiste, de groupe, de secteurs séparés - ne s’acquiert pour la majorité des travailleurs qu’à travers une telle unification dans la lutte, et d’expérience de lutte qui en résulte.

Le parti révolutionnaire joue un rôle clé de médiateur à ce propos. Mais il ne peut, par sa propre activité, remplacer cette expérience de lutte unitaire pour la majorité des travailleurs. Il ne peut être à lui seul la source de l’acquisition de cette conscience de classe chez des millions de salariés, indépendamment de leur expérience de lutte pratique et effective.

Le cadre organisationnel adéquat à cette unification du front prolétarien, ce sont les conseils de travailleurs (soviets), réunissant, fédérant, centralisant tous les salariés et toutes les salariées, organisés et inorganisés, sans distinction d’appartenances politiques ou philosophiques. Aucun syndicat, aucun front unique de partis n’a jamais et ne pourra jamais prétendre réaliser à lui seul pareille unification qui ne peut l’être que par l’auto-organisation du prolétariat.

Pour cette raison, les marxistes révolutionnaires favorisent en toute circonstance l’unification des revendications et des luttes de tous les salariés et de toutes les salariées tant sur le plan économique que sur le plan politique, culturel, etc. Ils s’efforcent de combattre toutes les manoeuvres qui tendent à diviser la classe ouvrière. Ils se font les promoteurs les plus résolus et les plus efficaces des mobilisations et des luttes les plus unitaires possibles : ceci implique d’ailleurs une attention particulière pour les secteurs surexploités et doublement opprimés de la classe sans laquelle cette unification est irréalisable dans les faits.

Dans ce sens, la politique d’unification du front prolétariennes est incontestablement une constante, un objectif stratégique permanent des marxistes révolutionnaires, des trotskystes. La problématique des propositions de front unique adressées aux divers organisations et courants politiques qui existent au sein de la classe ouvrière est distincte de celle de l’unification et de la politisation de l’ensemble du prolétariat. Nous n’allons pas examiner ici les origines objectives et historiques de ces différents partis, pas plus que le rôle particulier des organisations centristes d’une certaine importance numérique. Dans ce cadre, nous nous limiterons à examiner l’articulation précise entre la politique de front unique à l’égard des deux grands partis traditionnels du mouvement ouvrier - le PS et le PC - et la stratégie d’unification et de politisation marxiste du prolétariat dans son ensemble.

Les deux problématiques ne peuvent être identifiées pour les raisons suivantes :

• Parce que les PS et PC sont loin d’organiser ou même d’influencer l’ensemble des salariés et des salariées.

• Parce qu’il existe au sein du prolétariat des couches d’avant-garde (organisées et surtout inorganisées) qui ont tiré des conclusions des trahisons passées de la social-démocratie et du stalinisme et qui ressentent déjà une méfiance profonde à l’égard des appareils bureaucratiques.

• Parce que les directions bureaucratiques des PS et PC défendent au sein de la classe ouvrière des orientations politiques souvent hostiles aux intérêts immédiats, et toujours hostiles aux intérêts historiques du prolétariat, et qu’il est parfaitement possible qu’ils concluent des accords unitaires en vue de désorienter, de freiner, fragmenter des mobilisations ouvrières et d’empêcher qu’elles atteignent le niveau de politisation et d’unification le plus élevé possible. Ceci est encore plus vrai dans une crise pré-révolutionnaire et révolutionnaire, quand la fonction fondamentale de ces appa-reils est d’empêcher la prise du pouvoir révolutionnaire par le prolétariat.

Mais, si les deux problématiques ne sont pas identiques, elles ne peuvent pas non plus être séparées complètement l’une de l’autre. Car dans tous les pays où il y a une longue tradition du mouvement ouvrier organisé, une partie importante de la classe ouvrière continue à manifester une certaine confiance non seulement électorale mais encore politique et organisationnelle à l’égard des PS et PC.

Dans ces conditions, il est impossible d’avancer dans la direction de l’unité du front prolétarien en faisant fi de cette confiance relative, en croyant que les travailleurs des PS et PC s’intégreront dans ce front, indépendamment des attitudes et des réactions de leur propres directions. 

L’unité des appareils n’est pas le front unique

Une politique de front unique à l’égard des PS et PC est donc une composante tactique de l’orientation stratégique générale. Mais elle n’est que cela, non un substitut de cette orientation stratégique. Ceci est d’autant plus vrai que l’unification et la politisation maximale du prolétariat dans son ensemble réclament à la fois l’engagement des travailleurs des PS et des PC, et la rupture de la grande majorité de ces travailleurs avec les options de la collaboration de classe de leurs appareils bureaucratiques.

Sous-jacente à la réduction simpliste de la stratégie d’unification des forces prolétariennes et d’élévation maximale de leur conscience de classe à la politique de front unique des PS et des PC est l’illusion spontanéiste selon laquelle il suffirait que de tels fronts uniques se constituent dans les faits pour que les travailleurs rompent avec les réformistes grâce à l’ampleur des luttes unitaires qui en découleraient. Encore plus illusoire et plus spontanéiste est l’idée que l’expérience d’un « gouvernement sans ministres capitalistes » suffirait pour ouvrir la voie à la rupture des masses ouvrières avec les options réformistes et à un véritable « gouvernement des travailleurs » anticapitaliste.

Toute l’expérience historique s’inscrit en faux contre ces illusions. Il suffit de rappeler qu’en Grande-Bretagne, après six gouvernements travaillistes (social-démocrate) « purs », sans ministres bourgeois, l’emprise de l’appareil réformiste sur la majorité organisée de la classe ouvrière reste hégémonique, alors que cet appareil est plus que jamais intégré dans l’État bourgeois et dans la société bourgeoise, pratique plus que jamais une politique de collaboration de classe avec le grand capital.

La tactique du Front unique sert la stratégie de l’unification du prolétariat et d’élévation de sa conscience de classe politique, à condition de combiner les aspects suivants : Les propositions de front unique adressées aux PC et PS doivent être centrées sur les sujets les plus brûlants de la lutte de classe courante et mettre en demeure les directions de ces partis de s’unir afin de combattre pour des objectifs précis qui résument les intérêts des travailleurs sur ces sujets. Elles doivent donc comporter un aspect programmatique, sans lequel elles pourraient à la limite faciliter des opérations anti-ouvrières dans certaines conditions contre-révolutionnaires.

Les propositions doivent être formulées de manière crédible pour les larges masses, à des moments où leur réalisation paraît possible, et sous une forme qui tienne compte du niveau de conscience des travailleurs qui suivent encore ces partis. En d’autres termes, une des fonctions essentielles de ces propositions, c’est la réalisation effective de l’action commune, ou du moins le déclenchement d’une pression de base telle que les appareils devraient payer un prix très élevé pour leur refus de s’engager dans cette voie.

Que ce soit par la réalisation effective du front unique - variante de loin la plus favorable -, que ce soit par la pression croissante de la base en faveur du front unique, il doit se déclencher un processus de mobilisation, de luttes et, à partir d’un certain point, d’auto-organisation des masses allant en s’élargissant. En interaction avec le rôle croissant du parti révolutionnaire, ce processus accentue la force objective du prolétariat, non seulement de confiance en lui-même, son niveau de conscience de classe, la rupture de secteurs prolétariens massifs avec l’idéologie et la stratégie réformistes, et sa capacité de déborder dans l’action les appareils bureaucratiques.

Pour faciliter ce processus, le parti révolutionnaire doit joindre à ses propositions de front unique l’avertissement aux travailleurs sur la nature et les objectifs réels des directions des PS et PC, la mise en garde contre toute illusion quant à leur capacité à « changer de nature » grâce au front unique, la mise en garde contre toute attitude qui consiste à s’en remettre aux directions (ou au gouvernement qu’elles constitueraient) pour réaliser les objectifs du front unique et la défense des intérêts du prolétariat, la préparation et l’appel à l’initiative propre des travailleurs et à la solution de leurs problèmes par leur mobilisation, leurs luttes et leur auto-organisation les plus larges. Le front unique doit faciliter et stimuler ces divers processus et non se substituer à eux.

La contribution de Trotsky à l’élaboration d’une solution correcte de ces problèmes qui va de ses écrits de 1905-1906 à son intervention dans l’IC en 1921, à son intervention passionnée en Allemagne en 1923 et en 1930-1933, son intervention en France en 1934-1936, constitue l’un de ses apports principaux au marxisme. 

Trotsky et le « modèle d’Octobre »

Critique Communiste : Léon Trotsky n’a jamais eu de positions dogmatiques quant au modèle de la révolution d’Octobre. Dans ses écrits sur la révolution espagnole, il dessine les contours d’un processus révolutionnaires relativement lent dans ses rythmes, au moins dans une phase préparatoire. Il reste cependant profondément imprégné par l’exemple d’Octobre, même s’il admet que les données sont très différentes dans les pays impérialistes développés. Ne peut-on penser qu’en fonction de cela, il simplifie les problèmes de l’auto-organisation et de la construction du parti ?

Ernest Mandel : Réduire l’expérience de l’auto-organisation du prolétariat, c’est-à-dire des soviets, des conseils des travailleurs, au modèle de la Révolution russe, fait preuve d’un manque de connaissance, sinon de compréhension, de ce qui s’est passé pendant toutes les révolutions prolétariennes dans les pays industriellement avancés depuis 1905, depuis la Commune de Paris.

Le phénomène des soviets, de l’auto-organisation, n’est d’aucune manière spécifiquement russe. Des spécificité de la révolution russe existent, liées à la nature de la société et du mouvement ouvrier russes de 1917, mais la tendance à l’auto-organisation est par contre un phénomène universel dans toutes les Révolutions prolétariennes des pays industriellement avancés. Trotsky a été le premier à le comprendre dès 1905, même peut-on dire dès sa polémique avec Lénine en 1904. Trotsky est le grand théoricien de l’auto-organisation et de ce qu’il a appelé « l’auto-action » de la classe ouvrière.

La fondation de la IIIe Internationale se rattache à cette tradition. Il suffit de lire la lettre de convocation pour le congrès de fondation de la IIIe Internationale pour voir que la nature universelle de ce phénomène n’est pas le mot « soviet », mot russe, mais le concept « auto-organisation de la classe ouvrière », qui est au centre du clivage entre communistes et réformistes, entre marxistes révolutionnaires et réformistes à cet époque.

Gramsci, Rosa Luxemburg, et dans une moindre mesure Karl Korsch, furent aussi des théoriciens de l’auto-organisation de la classe ouvrière. Dans la falsification de l’apport de Gramsci au marxisme par les théoriciens du PC italien et d’autres encore, l’évacuation systématique de cet aspect de la pensée de Gramsci est frappante. Cet apport a été le plus important du point de vue marxiste révolutionnaire, et aussi le plus fertile et créateur.

Plus que Trotsky ou Rosa Luxemburg, Gramsci a essayé de démontrer que pour des raisons liées à sa nature sociale, la classe ouvière ne peut pas gouverner autrement que sous la forme de conseils ouvriers, de conseils des travailleurs, de même que le parlement est une forme de gouvernement liée sociologiquement à la nature de la bourgeoisie.

Sur les questions de l’auto-organisation du prolétariat et de la construction du parti, Trotsky et le mouvement trotskyste incarnent, depuis des décennies dans le mouvement ouvrier international, la tendance prolétarienne et socialiste-révolutionnaire la plus pure. Aucun autre courant n’a repris cette dialectique très riche qui ne se détermine pas uniquement par le modèle russe et le rôle personnel de Trotsky dans le soviet de Petrograd de 1905 et de 1917.

Loin de déboucher sur une vue à court terme : « hyper insurrectionnaliste » de la problématique, en centrant le projet de révolution prolétarienne autour de l’auto-organisation du prolétariat et de la substitution à l’État bourgeois d’un État ouvrier fondé sur cette auto-organisation des masses laborieuses, cette conception trotskyste intègre l’articulation entre cette crise révolutionnaire et tout ce qui doit se produire, dans la profondeur de la classe, pendant la phase antérieure à la crise prérévolutionnaire et révolutionnaire proprement dite.

Une classe ouvrière sans aucune expérience d’auto-organisation au sein de la société bourgeoise serait infiniment plus mal placée pour pouvoir passer à l’auto-organisation de type soviétique au moment de la crise révolutionnaire.

En même temps, le rythme peut être plus lent que le processus révolutionnaire russe étant donné qu’il ne s’agit pas seulement de la capacité à l’auto-organisation des masses, mais encore de leur capacité de comprendre l’émergence d’une nouvelle légitimité politique, c’est-à-dire du parlement bourgeois dans des pays de vieille tradition démocratique bourgeoise. Le processus exige donc du temps, c’est-à-dire une expérience, une confrontation pratique, vécue par la classe ouvrière dans sa presque totalité. 

Trotsky « catastrophiste » ?

Critique Communiste : Les critiques de Trotsky lui reprochent une tendance au catastrophisme dans son analyse du capitalisme avancé (thèses du « capitalisme agonisant » ), une tendance à surestimer les potentialités révolutionnaires des masses, leur degré de radicalisation, de conscience de classe ; à sous-estimer, symétriquement, l’emprise idéologique de la bourgeoisie sur la classe ouvrière occidentale (emprise dont le réformisme est la traduction politique), à sous-estimer les déterminations concurrentes aux déterminations de classe (nationales, religieuses, historiques...). Trotsky ne donne-t-il pas partiellement prise à ces critiques ?

Ernest Mandel : Les critiques reprochant à Trotsky sa tendance au catastrophisme dans l’analyse économique commettent une erreur en confondant sa description de la situation réelle du capitalisme, à un moment déterminé, description qui englobe son analyse sur l’arrêt de la croissance des forces productives entre 1934 et 1940, et sa thèse sur la dynamique à long terme de l’économie capitaliste pendant la phase de décadence capitaliste.

Trotsky a été le seul peut-être parmi les théoriciens marxistes à cette époque a ne pas donner l’interprétation mécaniste d’une inévitable chute linéaire et permanente des forces productives au concept de la décadence historique du capitalisme. Il a développé cette interprétation à deux moments de sa lutte politique, et dans deux documents qui ont une valeur programmatique ; son rapport sur la situation mondiale et la tactique du 3e Congrès de l’Internationale Communiste, et sa critique du programme du « Komintern », passages que j’ai longuement commentés dans le Troisième Âge du capitalisme.

« Si l’on admet (nous allons le faire un instant) que la classe ouvrière ne se lance pas dans le combat révolutionnaire et donne à la bourgeoisie la possibilité, durant une longue série d’années - disons deux ou trois décennies -de mener la destinée du monde, il est indubitable qu’un certain équilibre, différent du précédent, va s’établir . L’Europe reculera fortement. Des milliers de travailleurs européens vont mourir de faim, à cause du chômage et de la sous-alimentation. Les États-Unis devront changer d’orientation sur le marché mondial, restructurer leur industrie, et connaîtront une dépression pour une période prolongée. Dès qu’une nouvelle division du travail se sera instaurée dans le monde sur ce chemin de souffrance, au cours de quinze-vingt-vingt cinq ans, une nouvelle période d’essor capitaliste pourrait peut-être commencer. » (« La nouvelle étape », rapport de L. Trotsky au IIIe Congrès de l’Internationale communiste, 1921.).

Et de manière encore plus précise dans l’Internationale communiste après Lénine (1928) :« La bourgeoisie peut-elle s’assurer une nouvelle époque de croissance capitaliste ? Nier une telle possibilité, compter sur la situation sans issue du capitalisme, serait simplement du verbalisme révolutionnaire. « il n ’y a pas de situation absolument sans issue » (Lénine). L’état actuel d’équilibre instable où se trouvent les classes dans les pays européens -précisément à cause de cette instabilité - ne peut durer indéfiniment [...]

Une situation aussi instable, où le prolétariat ne peut prendre le pouvoir et où la bourgeoisie ne se sent pas pleinement maîtresse chez elle, doit, tôt ou tard, une année ou l’autre, tourner dans un sens ou dans l’autre, vers la dictature du prolétariat ou vers la consolidation sérieuse et durable de la bourgeoisie sur le dos des masses populaires, sur les ossements des peuples coloniaux et... qui sait, sur les nôtres. « Il n’y a pas de situation absolument sans issue » ; la bourgeoisie peut surmonter les contradictions les plus pénibles uniquement en suivant la voie ouverte par les défaites du prolétariat et les fautes de la direction révolutionnaire. Mais la réciproque est également vraie.

Il n’y aura plus de nouvelle montée du capitalisme mondial (dans la perspective d’une nouvelle époque de grands bouleversements) si le prolétariat sait trouver le moyen de sortir de la présente situation instable par la voie révolutionnaire. »

Il est clair que la perspective que Trotsky avait avancée s’est vérifiée exacte dans les délais comme dans les termes qu’il avait indiqués. L’apport théorique essentiel, et à l’analyse économique marxiste et à la compréhension de la lutte de classe à l’échelle historique à notre époque, consiste dans cette intégration audacieuse des effets globaux de la lutte de classe sur la tendance économique à long terme.

La décadence du capitalisme signifie qu’il n’y a pas de développement spontané dans le sens d’une progression plus ou moins constante des forces productives. Mais la tendance de l’économie à long terme va dépendre de l’issue de la lutte des classes, des luttes interimpérialistes. Des défaites catastrophiques de la classe ouvrière peuvent conduire à une augmentation du taux de la plus-value et donc du taux de profit, ce qui peut à la longue relancer l’économie capitaliste.

Dans cette intégration entre l’économie et la politique, entre la lutte de classe, la concurrence (et la guerre !) interimpérialiste et les tendances de développement du capitalisme, il y a une des applications les plus impressionnantes de la dialectique par Trotsky, à placer au même niveau que son élaboration de la théorie de la révolution permanente.

Trotsky et la démocratie ouvrière

Critique Communiste : Trotsky a-t-il compris toute l’importance de la démocratie politique dans la stratégie de conquête du pouvoir en Occident, comme dans la transition au socialisme ? N’a-t-il pas eu tendance à théoriser abusivement et à généraliser l’expérience de la dictature du prolétariat née de l’isolement de la rénovation d’Octobre ?

Ernest Mandel : Trotsky avait pleinement compris l’importance de la démocratie politique dans la stratégie de conquête du pouvoir en Occident, ainsi que dans la transition au socialisme. Mais il n’a plus eu le temps de rassembler systématiquement toutes ses réflexions à ce propos, qui sont éparpillées surtout dans ses écrits sur l’Allemagne et sur les États-Unis, ainsi que dans quelques textes polémiques vers la fin de sa vie.

Le souci de défendre l’oeuvre de la révolution d’Octobre contre les sociaux-démocrates et les anarchistes, pour qui il n’aurait pas fallu enlever le pouvoir aux classes dominantes qui le détenaient et son souci d’affirmer qu’il n’y a pas de modèle universel d’organisation de la dictature du prolétariat à tirer de l’expérience limitée de la Russie, sont nécessairement présents après 1917, dans les écrits de Trotsky.

Lénine lui-même a dit de nombreuses fois que les travailleurs italiens, allemands, anglais feraient beaucoup mieux que les travailleurs russes. Dans tous les écrits des fondateurs de la IIIe Internationale, on trouve le souci constant de distinguer nettement ce qui est programmatique, théorique et universel, de ce qui est conjoncturel et déterminé par des circonstances difficiles et défavorables dans lesquels s’est déroulée la révolution russe d’Octobre.

Faut-il rappeler que dans les thèses de la Troisième Internationale sur la dictature du prolétariat, comme d’ailleurs dans L’État et la Révolution de Lénine, la question du parti unique n’est jamais soulevée ? L’idée selon laquelle le prolétariat exerce le pouvoir à travers le parti découle, dans le meilleur des cas, d’une généralisation abusive d’une expérience conjoncturellement et historiquement unique, et dans le pire des cas d’une tendance à la justification du processus de bureaucratisation.

L’interdiction des fractions du Xe Congrès du Parti communiste russe était manifestement une mesure exceptionnelle prise sous la pression de conditions non moins exceptionnelles, en contradiction avec la tradition du bolchévisme et la pratique de la IIIe Internationale. Les bolcheviks n’ont d’ailleurs essayé à aucun moment de faire adopter cette décision comme norme dans la IIIe Internationale, ce qui souligne justement sa dimension exceptionnelle.

La réticence de Trotsky à faire des autocritiques sur ses décisions passées, prises lorsqu’il était au pouvoir, a toujours été prononcée. Cependant, il est revenu sur cette question à la fin de sa vie. Dans sa lettre à Marceau Pivert, il écrit que quel que puisse être le jugement sur le bien-fondé ou non de la décision du Xe Congrès du Parti bolchevik, il est incontestable que l’interdiction des fractions a été un facteur puissant de la bureaucratisation et de l’étouffement de la démocratie dans le parti. Ce jugement est suffisamment clair et sévère pour que quarante ans plus tard, nous ne restions pas en deçà de cette auto-critique de Trotsky. 

L’unité du prolétariat mondial

Critique Communiste : Les résolutions adoptée par la IVe Internationale, et notamment les documents adoptés par le congrès de réunification - « La dialectique actuelle de la révolution mondiale » - parlent des « trois secteurs de la révolution mondiale ». Ce concept est-il en contradiction avec l’unité du prolétariat mondial ?

Ernest Mandel : D’aucune manière ! Lorsque nous parlons des trois secteurs de la révolution mondiale, nous nous référons aux tâches stratégiques différentes auxquelles le prolétariat est confronté dans trois catégories de pays : les pays impérialistes, les pays coloniaux et semi-coloniaux, et les États ouvriers bureaucratiquement dégénérés ou déformés. Cette spécificité des tâches stratégiques est explicitement mentionnée par le Programme de transition.

Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, il s’agit d’une dynamique de révolution permanente (de la première loi ou du premier aspect de la révolution permanente) attendu que les tâches historiques de la révolution national-bourgeoise n’y ont pas encore été résolues et qu’elles seront souvent les moteurs initiaux du processus révolutionnaire. Quant aux États ouvriers bureaucratisés, les tâches historiques auxquelles le prolétariat est confronté sont celles de la révolution politique antibureaucratique, distinctes à la fois de celles de la révolution prolétarienne anticapitaliste et de celles de la révolution permanente dans les pays sous-développés.

On ne peut nier cette spécificité et cette différence des tâches historiques stratégiques de la révolution dans chacun des trois secteurs de la révolution mondiale qu’en révisant, soit la théorie de la révolution permanente, soit la théorie trotskyste sur la nature de l’URSS, soit les deux à la fois.

Comment l’unité du prolétariat mondial se traduit-elle dès lors dans le processus de la révolution mondiale ? D’abord par le fait que les tâches spécifiques de la révolution dans chacun des secteurs ne peuvent être résolues que par un seul moyen : la conquête du pouvoir par le prolétariat (ou le prolétariat et les paysans pauvres), l’établissement de la dictature du prolétariat dans chacun des trois secteurs (pour les États ouvrier bureaucratisés, l’exercice direct du pouvoir par le prolétariat).

Ensuite par le fait que les tâches générales auxquelles l’humanité laborieuse est confrontée dans son ensemble, à savoir la création d’une société socialiste sans classes, ne peuvent être réalisé qu’à l’échelle mondiale. Il y a donc intégration progressive de tâches spécifiques et de tâches générales au cours du processus révolution mondiale. Mais il ne s’agit point d’opposer un ultimatisme littéraire, abstrait, au processus concret de la révolution mondiale. Il s’agit au contraire d’une intégration concrète des tâches au cours du processus concret de la révolution lui-même.

Rappelons à ce propos que seuls des ignorants ou des gens de mauvaise foi peuvent identifier la lutte acharnée de Trotsky et du trotkysme contre la théorie de la possibilité de parachever la construction du socialisme dans un seul pays avec l’idée saugrenue de l’impossibilité pour le prolétariat de conquérir le pouvoir d’abord dans un seul pays, fut-il un pays relativement arriéré, pays par pays, donc avec une nécessaire simultanéité de la révolution socialiste dans tous les pays, ou dans les principaux pays. La théorie de la révolution permanente explique exactement le contraire. Enfin, l’unité du prolétariat mondial s’affirme au cours du processus de révolution mondiale par l’unité de ses intérêts.

Aucun combat révolutionnaire mené par un quelconque prolétariat, dans l’un des trois secteurs de la révolution mondiale, n’est contraire aux intérêts de la classe dans son ensemble, ne doit être subordonné, retardé ou freiné pour de prétendues raisons « d’intérêt supérieur ». Cela s’applique particulièrement au combat antibureaucratique du prolétariat des États ouvriers bureaucratisés.

Cela s’applique également à celui des masses laborieuses des pays coloniaux ou semi-coloniaux. Il en découle une double dialectique objective, que les marxistes révolutionnaires doivent consciemment assumer et dont la construction de la IVe Internationale est d’ailleurs à la fois l’expression programmatique, politique et organisationnelle.

D’une part, la loi du développement inégal et combiné qui gouverne la réalité objective à l’époque impérialiste, gouverne aussi le processus concret de la révolution mondiale. La révolution ne progresse pas constamment, ni sur tous les fronts à la fois. Les révolutionnaires s’efforcent de l’unifier. Mais ils ne subordonnent ni leurs tâches, ni leur appui au processus révolutionnaire réel à cette unification préalable.

Cela veut dire concrètement qu’il y a une combinaison des tâches qui découle de l’inégalité du processus révolutionnaire. Le prolétariat, et son avant-garde révolutionnaire, a, dans chaque pays, la tâche spécifique d’appuyer les révolutions qui se déroulent concrètement de par le monde, en même temps qu il se prépare activement à faire la révolution dans son propre pays. Abandonner cette deuxième tâche en faveur de la première, c’est se transformer objectivement en frein du processus révolutionnaire. Mais abandonner la première au nom de la seconde, fut-ce sous le couvert de formules édifiantes comme « la seule aide adéquate à la révolution en cours ailleurs, c’est faire la révolution dans son propre pays », c’est abandonner le drapeau de l’internationalisme prolétarien, c’est régresser vers le national-communisme.

Pour justifier l’abandon des tâches spécifiques de solidarité avec des révolutions en cours, tâches que les quatre premiers congrès de l’IC placent parmi les conditions d’adhésion à l’Internationale, c’est-à-dire dans la définition même de ce que doit être un communiste, certains ont affirmé que des révolutions éclatant dans des pays sous-développés ne peuvent pas remporter de victoires contre l’impérialisme, ni surtout triompher, c’est-à-dire aboutir à la création d’États ouvriers, fussent-ils bureaucratiquement déformés.

Trotsky, dans le Manifeste de la conférence d’Alarme de mai 1940, s’oppose catégoriquement à cette thèse selon laquelle des pays sous-développés devraient « apprendre » de la révolution dans les pays avancés. L’expérience des révolutions chinoise, cubaine et vietnamienne s’inscrit en faux contre de telles affirmations. Et même celles de l’Algérie, de l’Angola, etc. ont abouti à la conquête de l’indépendance politique, ce qui n’est pas mince.

Dans tous ces cas, l’interaction entre la lutte militaire anti-impérialiste, la mobilisation des masses, des processus de révolution sociale (à la campagne et dans les villes), c’est-à-dire de guerre civile dans le pays même, s’est combinée avec les effets des mouvements de solidarité à l’échelle internationale, surtout dans les principaux bastions impérialistes, pour arracher la victoire à l’impérialisme sur le plan politique.

L’autre aspect de cette dialectique objective confirmant l’unité d’intérêts du prolétariat mondial à travers le processus inégal et combiné de la révolution mondiale est celui qui a trait à l’extension géographique concrète de ce processus. Celle-ci n’est nullement prédéterminée par une quelconque « logique immanente », et surtout pas par l’existence des trois secteurs de la révolution. Elle est déterminée par une infinité de facteurs qui se modifient d’ailleurs à travers le temps : proximité géographique, liens politiques, inter-dépendance économique, traditions historiques, similarité de situations, force d’attraction de l’expérience révolutionnaire concrète etc.

Ainsi, la révolution dans les colonies portugaises a eu des répercussions profondes au Portugal - et à travers le Portugal, en Espagne -, avant de se prolonger en Éthiopie, en Erythrée, au Zimbabwe, en Namibie. Mai 68 en France a trouvé des échos puissants en Tchécoslovaquie, et ses effets en Yougoslavie furent similaires à ceux qu’il a eu en Europe capitaliste. Il n’y a aucune fatalité objective qui condamne la révolution dite coloniale à s’étendre exclusivement dans d’autres pays semi-coloniaux, la révolution politique à limiter ses effets aux seuls États ouvrier bureaucratisés, la révolution prolétarienne à se généraliser seulement dans les pays impérialistes.

L’unité du prolétariat mondial détermine donc l’interaction à l’échelle mondiale de tous les processus révolutionnaires, fut-ce de manière désynchronisée et à des degrés divers. L’analyse de la situation internationale concrète, à chaque étape précise de la crise de l’impérialisme, du capitalisme et de la bureaucratie, permet de déterminer qu’elle sera la voie probable de cette interaction.

Des renversements de tendances restent toujours possibles en fonction de victoires ou de défaites temporaires. La révolution russe d’Octobre a eu ses effets immédiats les plus forts en Allemagne et en Europe centrale. Après la défaite allemande de 1923, ses répercussions les plus sensibles se déplacèrent vers la Chine. Après la défaite chinoise de 1927, la révolution rebondit de nouveau en Europe, pour rebondir vers la Chine après le début de la guerre sino-japonaise de 1937 et l’échec du Front populaire français de 1936, et l’écrasement de la révolution espagnole de 1936-1977, etc. 

Critique Communiste : La IVe Internationale a été fondée il y a quarante ans. Elle n’a pas justifié les espoirs de son fondateur, si bien qu’à la suite d’Isaac Deutscher, certains ont prétendu que les immenses efforts consentis par Trotsky et les trotskystes étaient largement disproportionnés, eu égard aux résultats. Quel bilan peut-on dresser de la IVe Internationale ? Comment expliquer son insuccès relatif du point de vue de la direction des processus révolutionnaires, alors que des groupements initialement aussi faibles qu’elle, aussi en butte à l’hostilité des réformistes et des staliniens, et moins bien armés théoriquement que les groupes trotskystes, ont finalement réussi à prendre la tête de mouvements de masse et à triompher (voir le mouvement du 26 juillet cubain, etc.) ? Quelles sont les perspectives de la IVe Internationale dans la période à venir ?

Ernest Mandel : Il faut distinguer deux phases nettement distinctes dans l’histoire de la IVe Internationale. La première va de la fondation à la deuxième moitié des années soixante, la deuxième de ce moment à aujourd’hui. A la première s’applique plus ou moins la définition formulée dans la question. Pour la deuxième elle se révèle être fausse.

Depuis 10 ans, nos forces organisées ont décuplé. Notre influence politique, le tirage de notre presse, notre influence syndicale, notre poids électoral à l’échelle internationale se sont développés de manière encore plus forte. Des organisations existent aujourd’hui dans plus de 60 pays, alors qu’il n’en existaient qu’une trentaine ou une quarantaine jusqu’aux années soixante. Aucune indication ne laisse présager aujourd’hui que ce rythme de croissance va se ralentir. Sans vouloir avancer que ce qui s’est passé depuis 1968 correspond exactement à ce que Trotsky prévoyait pour la période juste après la Deuxième Guerre mondiale, et bien que nous soyons encore fort éloignés de cette percée, il est aujourd’hui possible d’entrevoir les contours de ce que pourrait être la construction d’un parti révolutionnaire de masse dans toute une série de pays.

Pour compléter l’analyse contenue dans la réponse à ta première question, il faut ajouter que les mêmes causes qui ont empêché la croissance de la IVe Internationale à la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont permis une croissance plus accélérée au cours des dix dernières années. Les effets à long terme des défaites de la révolution mondiale ont été effacés par les effets à long terme de la montée - bien que géographiquement et socialement plus limités - de la révolution dans les années cinquante et soixante.

La crise conjointe du capitalisme et du stalinisme, qui s’est accentuée à partir de Mai 68, n’a fait que prolonger les effets des révolutions yougoslave, chinoise, cubaine et vietnamienne. Elle a fait réapparaître sur la scène politique mondiale une nouvelle génération de révolutionnaires, non plus marqués par les effet de vingt années de défaites, mais au contraire confiants dans les destinées de la révolution mondiale et qui, en fonction même de cette confiance, sont disposés à s’engager dans la construction d’un parti révolutionnaire.

Il ne s’agit pas d’un phénomène linéaire, ni dans le temps ni dans l’espace, mais il est suffisamment universel et étendu sur tout les continents. Surtout, il est lié à la nature même de l’époque. Il ne débouche pas sur de nouvelles défaites écrasantes qui éliminent à nouveau cet espoir pour une ou deux générations, mais rebondi au contraire régulièrement, même là où il y a des reculs temporaires, sans même parler des phénomènes d’interaction internationale. Dans ce sens, on peut parler d’une nouvelle période plus favorable pour la construction de partis révolutionnaires, ouverte depuis la deuxième moitié des années soixante.

Cette analyse est la seule interprétation marxiste que l’on puisse donner de ce qu’à été jusqu’ici l’histoire de la IVe Internationale. Il existe deux preuves convaincantes de la justesse de cette interprétation.

D’une part, tous ceux qui, dans la période antérieure, avaient attribué la stagnation relative de la IVe Internationale à ce qu’ils appelaient des « tares congénitales » de notre mouvement, comme la composition prétendument petite-bourgeoise de nos organisations au départ ; la prétendue fausse position sur l’URSS en qu’État ouvrier dégénéré ; le prétendu manque de « racines nationales » ; le prétendu révisionnisme par rapport à chaque virgule écrite par Trotsky, et avaient justifié ainsi leur rupture avec IVe Internationale, ont eux aussi tenté de construire des organisations révolutionnaires. Or, aucune organisation à la gauche de la social-démocratie ou du stalinisme, dans aucun pays impéria1iste n’a eu des résultats qualitativement supérieurs à la IVe Internationale pendant la période 1944-1968.

D’autre part le phénomène inverse s’est vérifié, lorsqu’il y a eu le changement de conjonction entre les conditions objectives et l’apparition d’une nouvelle avant-garde de masse à l’échelle internationale : en même temps qu’une série d’organisations trotskystes décuplaient leurs forces, d’autres organisations à la gauche des PS et PC réussissaient, elles aussi, des progressions comparables à partir de ces conditions favorables.

Je conteste l’idée de réussite d’organisations révolutionnaires nouvelles qualitativement supérieure au rythme beaucoup plus modéré de notre mouvement. Il ne faut pas commettre une erreur d’appréciation sur l’origine et la nature du « Mouvement du 26 juillet », le seul exemple que tu cites à ce propos. Fidel Castro était le dirigeant d’une organisation de masse à Cuba avant qu’il ne devint révolutionnaire. Il était candidat aux élections législatives de 1954 et aurait été élu député s’il n’y avait pas eu le coup d’État de Batista. Il était dirigeant d’une des principales organisations nationalistes du pays, le parti dit « authentique ».

Ce n’est pas du tout la transformation d’un petit groupe révolutionnaire en parti de masse, mais plutôt l’inverse : la transformation d’un courant de masse non prolétarien, petit-bourgeois nationaliste populiste, à travers une évolution pragmatique dans des conditions particulières, en organisation révolutionnaire. La transformation d’un mouvement à influence de masse, mais non prolétarien, en mouvement à influence de masse semi-prolétarien, puis prolétarien.

Mais il ne s’agit pas de la transformation en quelques années d’un petit groupe isolé en parti de masse, grâce à la découverte d’une tactique et d’une stratégie miraculeuses. Depuis quarante ans beaucoup de camarades se sont laissés séduire par la recherche d’une telle solution-miracle. Personne ne la trouvera.

Ajoutons qu’en 1936-1938, il existait des organisations centristes infiniment plus importantes que les sections de la IVe Internationale, dix ou vingt fois plus importantes numériquement, avec des racines profondes dans la classe ouvrière et dans le mouvement ouvrier de leur pays. Mentionnons le POUM en Espagne, les brandlériens en Allemagne, l’ILP en Grande-Bretagne, les bordighistes en Italie, le RSAP aux Pays-Bas, le PSOP en France. Chacune de ces organisations est née d’une phase de l’histoire du mouvement ouvrier de son pays et a incontestablement joué un rôle à des moments déterminés dans la lutte de classe nationale, beaucoup plus important que les petites sections de la IVe Internationale de ces mêmes pays. Mais, aujourd’hui, les sections de la IVe Internationale sont beaucoup plus fortes numériquement et beaucoup plus implantées dans la classe ouvrière que ces organisations, dont la plupart ont d’ailleurs complètement disparu.

Ceci confirme bien que notre mouvement représente une composante, une variante universelle du mouvement ouvrier, tandis que toutes ces formations ne correspondaient qu’à des moments accidentels et nationalement limités de l’histoire des luttes de classe contemporaines. Il faut donc faire très attention avant d’incriminer les particularités du trotskysme pour justifier la lenteur de notre croissance pendant cette période. Et même si certaines erreurs ont été commises, et si des accidents organisationnels qui nous sont arrivés ont incontestablement ralenti notre croissance, tous ces facteurs sont secondaires.

La fameuse « inclination congénitale des trotskystes aux scissions », qui nous a été si souvent attribuée, est la conséquence de la quasi stagnation, plutôt que sa cause. Pour la première fois d’ailleurs, depuis ses origines, il n’y a pas eu de scission internationale depuis quatorze ans dans l’histoire de la IVe Internationale.

A partir du moment où le contexte politique s’est profondément modifié, les formes avec lesquelles le trotskysme a été organisationnellement identifié ont commencé à reculer par rapport à des phénomènes tout-à-fait nouveaux et beaucoup mieux adaptés à un mouvement en plein essor.

Les sections trotskystes et l’extrême gauche

Pour conclure, je voudrais relever deux questions annexes à ce problème. La première, est un reproche émis par des groupes d’extrême gauche et surtout par certaines organisations les plus proches de notre courant, qui cherchent à justifier de cette façon leur refus d’adhésion à la IVe Internationale.

L’obsession trotskyste de la continuité programmatique - que ces critiques appellent dogmatique - aurait été la cause pour laquelle l’unification de l’extrême gauche n’a pas pu se réaliser au moment le plus propice, c’est-à-dire au moment de la montée en Italie, France, Angleterre, Portugal, Allemagne, entre 1970 et 1976.

Nous l’avons déjà dit : notre attachement à l’étiquette de la IVe Internationale n’a pas été un obstacle pour cette unification. Celle-ci a été empêchée par des divergences très précises, très concrètes sur les questions stratégiques clés du processus de lutte de classe en cours en Europe.

Comme il y a toujours des problèmes nouveaux, et des transformations de la réalité objective, il y a toujours nécessité d’apports nouveaux à l’analyse et à la théorie marxistes. Mais, s’il y a nécessité d’apports nouveaux, les anciens ne doivent pas être liquidés pour autant, et la cohérence de la théorie doit être préservée.

Il serait faux de prétendre que la théorie du front unique de Lénine et de Trotsky n’était plus d’application au Portugal en 1975, que la conception des léninistes et des trotskystes sur les revendications transitoires et sur la formule gouvernementale devant couronner un programme de transition n’était plus applicable en Italie ou en France en 1976 et 1977.

La deuxième remarque concerne le cadre organisationnel. Le fait que nous soyons la seule organisation fonctionnant réellement sur le plan mondial et que notre mouvement s’identifie, plus qu’avec n’importe quelle autre notion, avec l’idée de construire simultanément des organisations nationales et une organisation mondiale, ne tient pas au hasard. Elle n’est que la dimension organisationnelle de la théorie de la révolution permanente, qui rend elle-même compte de la réalité de la révolution mondiale à l’époque impérialiste.

L’idée selon laquelle il faut construire d’abord des partis révolutionnaires nationaux forts, que l’on pourrait fédérer au niveau international, part d’une incompréhension profonde de la nature organique de l’économie mondiale, de la politique et de la lutte des classes mondiales à l’époque impérialiste. Aujourd’hui, il faut être aveugle pour ne pas comprendre que les sociétés multinationales ne sont pas le résultat d’un détour de l’histoire, mais expriment quelque chose de fondamental dans le développement des forces productives et de l’organisation de l’économie capitaliste depuis trois-quarts de siècle.

Les arguments utilisés dans le passé contre cette conception ont été au centre de la lutte politique de Trotsky en 1933 et 1940. Ils se sont révélés être des arguments non seulement faux, mais des arguments « boomerang », même au niveau de la construction d’organisations dites nationales.

Dans tous les pays d’Europe, au cours de ces huit derniers mois, les militants syndicaux qui ont appelé leurs compagnons à engager une action immédiate pour les 35 heures, comme seule riposte efficace contre le chômage, se sont entendu opposer qu’une action uniquement sur le plan national provoquerait une hausse du chômage. La réponse est simple : luttons simultanément dans tous les pays pour les 35 heures. L’internationalisation de la lutte de classe, après l’internationalisation du capital, est devenu aujourd’hui un phénomène visible à l’œil nu.

Le Parti communiste vietnamien par exemple, d’origine stalinienne, éduqué dans la théorie du socialisme dans un seul pays, coupé de ce fait de la compréhension marxiste-révolutionnaire d’une infinité de phénomènes contemporains, a pourtant été amené par les besoins de sa lutte à non seulement comprendre, mais même à intégrer dans ses projets à court et à moyen terme l’importance du mouvement antiguerre aux États-Unis et ailleurs.

Ne pas assumer les conséquences organisationnelles de ce phénomène d’internationalisation de la lutte de classe, c’est dans le meilleur des cas endosser toutes les conséquences catastrophiques du « national-communisme » (voire de cette aberration encore prononcée, le « national-trotskysme » ), et du « socialisme dans un seul pays », qui n’est que le socialisme dans aucun pays. On peut se rendre compte que le cri d’avertissement de Rosa Luxemburg -« le socialisme national, cela veut dire : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix et égorgez-vous mutuellement en temps de guerre » -continue à être tragiquement vrai aujourd’hui, y compris pour les militants communistes (URSS, Chine, Vietnam, Cambodge, etc.).

L’effet boomerang du « national-communisme » est de plus en plus désastreux, surtout lorsqu’il s’agit de petites organisations. Qui peut accepter comme crédible l’idée de construire aujourd’hui une organisation révolutionnaire seulement en Italie, et d’y conquérir le pouvoir prolétarien, sans devoir en payer le prix immédiatement sous la forme d’un projet soit d’une économie italienne autarcique, soit d’un pseudo-socialisme italien qui serait intégré dans une économie capitaliste internationale et qui en accepterait les règles du jeu.

Ceux qui nous disent, comme les camarades de Lutte ouvrière, que l’on ne peut pas construire une véritable Internationale sans une direction qui aurait déjà gagné une autorité politique, se jettent un brûlot entre leurs propres jambes. La direction nationale de LO a-t-elle fait la révolution prolétarienne ? A-t-elle gagné une autorité politique au sein du prolétariat français, grâce à son rôle dans la lutte des classes ? Comment peut-elle alors imposer son autorité, sa discipline aux cellules et aux régions de sa propre organisation ? On le voit : Tous ces arguments manquent de bases et de cohésion théoriques. Ils ne font que théoriser des réticences centristes au niveau programmatique.

Comprendre. cette grande vérité du communisme contemporain, à savoir que nous vivons l’époque de la révolution et de la contre-révolution mondiales, c’est comprendre aussi que cela exige une organisation mondiale du prolétariat pour être capable de maîtriser tous les aspects de cette réalité. Dans les réticences contre la construction simultanée d’une organisation mondiale et d’organisations nationales, il y a incontestablement une certaine réaction, compréhensible mais non justifiée, contre les abus du centralisme bureaucratique stalinien à l’époque de la dégénérescence de la IIIe Internationale.

Mais de même que nous n’accepterons jamais d’identifier communisme, léninisme d’une part, et stalinisme d’autre part, dictature du prolétariat d’une part et dictature de la bureaucratie d’autre part, de même nous ne devons pas accepter l’identification entre le centralisme démocratique international d’une part, c’est-à-dire la nécessité d’une discipline internationale sur les questions internationales après débat démocratique, la nécessité d’une action commune de l’avant-garde prolétarienne contre le capital international et la bureaucratie, et, d’autre part, l’idée d’un « centre unique » bureaucratique qui aurait le droit de bouleverser comme bon lui semble la composition de directions nationales et d’imposer à des partis des tactiques nationales non acceptées par la majorité de leurs membres.

La lutte contre cette conception stalinienne (ou zinoviéviste-stalinienne) du « centre unique » bureaucratique est parfaitement compatible avec le combat pour l’internationalisme prolétarien et son expression organisationnelle : la construction d’une Internationale révolutionnaire démocratiquement centralisée qui unifie le combat du prolétariat mondial contre ses ennemis communs, pour ses intérêts communs.