Contrôle ouvrier et stratégie révolutionnaire
Ed. Militant, [1969]. - 14 pp. - (Cahier de formation ; 1)

Introduction

Partout en Europe, les militants ouvriers les plus conscient ont compris la nécessité des revendications transitoires pour amener la classe ouvrière à un affrontement global avec le système capitaliste grâce à une élévation de son niveau de conscience. C’est par ce biais et avec le soutien du futur Parti révolutionnaire des Travailleurs, actuellement en construction, que l’ensemble des travailleurs s’empareront du mot d’ordre de contrôle ouvrier.

Mais déjà, le patronat réagit contre la nouvelle montée ouvrière : on parle et on fait de la "concertation", de la "cogestion", de la « participation", etc. La bureaucratie syndicale, se sentant en péril dans son rôle de conciliateur social, essaie de s’adapter : malgré sa pratique de collaboration de classe, elle annonce elle-même le mot d’ordre de « contrôle ouvrier". Même le président de la C.S.C., Houthuys, s’est déclaré « favorable au contrôle » (à un "certain controle"), ceci alors que dans les statuts mêmes de son organisation figure le principe de la collaboration de classe.

Le contrôle ouvrier doit être compris comme un élément fondamental d’une stratégie qui mène vers la prise du pouvoir par la classe ouvrière et l’instauration du socialisme. Voilà notre première réplique à la déformation réformiste du mot d’ordre de contrôle, C’est de cette façon que notre camarade Ernest Mandel envisage le problème dans cette brochure, après l’avoir étudié plus concrètement en ce qui concerne la situation du mouvement ouvrier en Belgique (1).

Ainsi sont brièvement et successivement envisagés le rôle de la conscience de classe ; les objectifs du contrôle qui rompent avec la collaboration de classe ; des exemples vécus de cette stratégie révolutionnaire et, finalement, les formes organisationnelles qu’évoque l’application du contrôle ouvrier .

Ce texte, légèrement remanié, est celui d’un exposé fait lors d’une école de cadres de la JEUNE GARDE SOCIALISTE, en avril 1970.

Note : (1) Voir : Ernest Mandel, « Le Contrôle ouvrier », Cahiers de la Jeune Garde Socialiste et révolutionnaire N° 1, Edition « Militant », Bruxelles, 1969.

Le problème que nous essayons de résoudre en parlant du contrôle ouvrier est un des plus fondamentaux de l’histoire du mouvement ouvrier : c’est-à-dire comment passer des revendications immédiates de la classe ouvrière à la révolution socialiste ?

Nous avons connu de nombreuses actions ouvrières pendant la dernière période qui tournaient précisément autour de revendications économiques. C’est dans la nature même du capitalisme que, périodiquement, le mouvement ouvrier explose. Le problème qui se pose est donc de savoir quels sont les moyens qui permettent de dépasser ce stade purement économique de la lutte alors que la classe ouvrière a été éduquée des années durant à ne lutter que pour des augmentations de salaires.

Lors de toutes les grandes grèves des dix dernières années nous avons pu remarquer qu’instinctivement les ouvriers voulaient « aller plus loin ». Mais pourtant nous constations aussi qu’ils ne savaient pas exactement quelle revendication avancer qui puisse aller plus loin. Et ce serait utopique de croire que les ouvriers qui ne savent pas d’eux-mêmes quelle revendication avancer pourront non seulement occuper les usines mais encore les gérer.

La revendication du contrôle ouvrier a une fonction pedagogique double

C’est un devoir de l’avant-garde vis-à-vis de la classe ouvrière de poser des problèmes de relations de classe qui dépassent le stade des revendications immédiates. Le contrôle ouvrier est le principal de ces problèmes. En l’appliquant, c’est une école globale commune à tous les ouvriers, en préparation de l’autogestion ouvrière, qui s’établit.

Entre la propagande générale, l’application partielle et, d’autre part, l’application pratique du contrôle ouvrier il faut un maillon supplémentaire : c’est celui de quelques applications exemplaires de courte durée. Car la grande masse des ouvriers ne peut pas apprendre seulement par une propagande générale mais uniquement par l’exemple d’applications concrètes.

Nous en arrivons ainsi à une conclusion plus ou moins contradictoire : l’application du contrôle ouvrier n’est possible qu’en période de double pouvoir dans une période révolutionnaire.

Mais pour que cette application soit possible en période de dualité de pouvoir, des actions exemplaires en période non révolutionnaire sont indispensables, même si nous savons que ces exemples ne sont pas viables. Ce dont il s’agit c’est du développement de la conscience de classe des ouvriers qui doivent apprendre dans la pratique à remettre en question le pouvoir des patrons et du capital sur les machines et les hommes.

Il est clair que ce processus ne s’engagera pas subitement, d’un jour à l’autre, pour la totalité de la classe ouvrière, sans qu’auparavant la partie la plus consciente de la classe ouvrière n’ait fait l’expérience pratique d’applications du contrôle ouvrier. Les maoïstes nous disent que le contrôle ouvrier est utopique et inutile. Ce serait utopique, tant que la classe ouvrière est incapable de renverser le capitalisme. Et ce serait inutile car quand les ouvriers auront le pouvoir, ils ne devront plus se contenter du contrôle ouvrier mais doivent prendre en main les moyens de production.

Nous leur répondons qu’ils ne comprennent pas le développement de la conscience de classe et qu’ils s’en remettent de manière mécanique au jour futur où se produira brusquement un saut énorme de la conscience ouvrière, de même qu’ils attendent une situation révolutionnaire qui, un jour, tombera du ciel. Ils ne comprennent pas que c’est précisément une des tâches de l’avant-garde que d’éduquer cette conscience de classe et de l’élever, du niveau très bas où elle se trouve aujourd’hui, jusqu’au point de créer une situation de remise en question du pouvoir capitaliste.

Dans ce processus de développement de la conscience de classe, la propagande et l’agitation pour le contrôle ouvrier jouent un rôle important, essentiel. Si tout se passe bien, il est en effet probable que la période pendant laquelle sera appliqué le contrôle ouvrier sera de très courte durée, une très courte transition jusqu’à la socialisation totale des moyens de production et à l’auto- gestion ouvrière planifiée.

La logique de la revendication du contrôle ouvrier consiste à trouver des points de passage entre les préoccupations immédiates des travailleurs et les pro- blèmes de pouvoir de classe. Il s’agit, en partant des soucis quotidiens de la classe ouvrière, de mettre en question l’autorité des patrons.

Quelques objectifs à atteindre par le contrôle ouvrier :

1) L’ouverture des livres de comptes

Le premier problème permettant de faire la liaison est celui de l’ouverture des livres de comptes. C’est à partir des négociations sur les salaires qu’on a essayé de lancer ce mot d’ordre. En effet, chaque fois qu’on exige des augmentations de salaires, il y a des objections du côté des patrons qui partent de préoccupations concernant la rentabilité de l’entreprise.

La réponse doit être éducative pour la classe ouvrière, elle doit éveiller la méfiance à l’égard des arguments des patrons. Quand ceux-ci disent : « Nos bénéfices ne permettent pas d’augmenter les salaires », ou bien « Nous devons augmenter les prix pour des raisons économiques, nous avons déjà tellement d’impôts à payer », ou encore : « Nous voulons des subsides de l’État, sinon nous devrons fermer l’usine », nous répondons : « Nous ne vous croyons pas ! ». Nous devons donc exiger l’ouverture des livres de comptes.

C’est d’ailleurs cette partie du programme de transition qui a eu le plus de succès jusqu’à présent (sur papier surtout). En effet, beaucoup de syndicats dans le monde ont repris cette argumentation. C’est presque devenu une routine que dans une première phase des négociations salariales un peu dures, même des dirigeants réformistes usent de cet argument : « Mettez les cartes sur table » (Larock, des dirigeants syndicaux suédois, etc...).

Mais si nous parlons d’ouverture des livres de comptes, nous devons y ajouter un élément de vrai contrôle ouvrier. Il ne s’agit pas que ce soient des experts- comptables, payés par les syndicats, qui puissent y jeter ! un coup d’oeil, ni que ce soient uniquement les dirigeants syndicaux (qui ne sont pas des experts) qui puissent les consulter. Il s’agit de lier l’ouverture des livres de comptes à une vérification réelle dans les entreprises par la masse des ouvriers et des employés.

La seule manière efficace par laquelle les capitalistes peuvent falsifier leur comptabilité ce n’est pas des petites falsifications de chiffres (c’est plus typique des petits capitalistes que des grands) : la falsification de la comptabilité se joue sur quelques points centraux qu’il est impossible de vérifier à travers les seuls livres de comptes.

  • l’estimation des stocks.
    Il est facile d’employer les chiffres doubles ou triples (dans les deux sens) et la vérification ne peut se faire que sur place. Les ouvriers peuvent très bien le faire car si les stocks ont diminué ou augmenté, ils le constatent immédiatement (c’est eux qui les manipulent) ;
  • le camouflage d’achat de nouvelles machines en les présentant comme des réparations, c’est-à-dire le camouflage de l’augmenation du capital résultant d’une augmentation des profits, par un accroissement des frais généraux. C’est aussi une opération qu’on ne peut vérifier que sur place ; les ouvriers savent très bien si les machines ont été réparées, ou s’il s’agit de nouvelles machines.

C’est par cette méthode que se développe la vraie dynamique du contrôle ouvrier, c’est une des formes les plus pures de la contestation du pouvoir des capitalistes par les ouvriers.

2) Contrôle ouvrier des formes de rémunération

La rationalisation des modes de rémunération est maintenant introduite dans toute l’industrie occidentale. En n’entrant pas dans les détails, on peut néanmoins constater qu’il y a maintes techniques qui ont toutes le même but : l’atomisation des ouvriers et qui rendent le calcul des salaires complètement opaque.

Au Limbourg, en Italie, lors des dernières grèves, les ouvriers sont venus avec leur fiche de salaire qui est tellement compliquée qu’ils sont incapables de savoir combien ils gagneront le mois suivant. Il y a soixante ans, c’était beaucoup plus simple ; tous les ouvriers de l’entreprise savaient exactement ce qu’ils gagnaient et pouvaient prévoir ce qu’ils allaient gagner le mois suivant ainsi, ils étaient conscients des possibilités de revendication. Maintenant, il est pratiquement impossible de rencontrer deux ouvriers d’une même entreprise gagnant exactement le même salaire.

De la part des ouvriers, il y a une réaction plus ou moins instinctive contre ces nouvelles formes de rémunération et c’est une réaction très saine que nous devons soutenir. Nous devons y adjoindre une nouvelle forme de contestation des patrons, soit en refusant l’introduction de ces nouvelles formes de rémunération, soit en exigeant un contrôle de la totalité des ouvriers sur le calcul des salaires, contrôle qui ne doit pas seulement rester passif mais qui doit comporter une sorte de droit de veto.

3) Contrôle ouvrier des cadences de travail

Depuis quelques années, on peut constater une tendance à l’accélération importante du rythme du travail. Les syndicats les plus combatifs ont répondu à cette situation en institutionnalisant une sorte de collaboration critique, en introduisant des chronométreurs syndicaux opposés aux chronométreurs du patron ; cela produit une confrontation, puis des accords.

Certains « gauchistes » du syndicat considèrent cela comme une forme de contrôle ouvrier. En fait, il s’agit bien plus de participation. Il ne faut pourtant pas être pour l’abolition des contre-chronométreurs du syndicat, ce serait absurde, la situation deviendrait encore plus mauvaise pour les travailleurs.

Le véritable contrôle ouvrier commence quand les ouvriers refusent les résultats et remettent d’eux-mêmes la chaîne à la vitesse antérieure (voir les cas concrets en Italie plus loin).

4) Contrôle sur les licenciements et refus des fermetures d’usines

Il existe déjà des expériences importantes en Belgique ; il s’agit de l’éducation systématique des ouvriers dans le sens du refus des licenciements. Dans les six ou sept dernières années, les actions dans ce sens ont été très nombreuses et souvent accompagnées d’occupations d’usines. Mais, s’il est excellent que les ouvriers refusent systématiquement les fermetures et ne reconnaissent plus au patron le droit de fermer les entreprises, l’expérience nous a montré qu’à ce stade, le problème ne peut être résolu dans le cadre des usines en faillite. Quand les ouvriers occupent une usine que le patron veut fermer, ils esquissent un acte de révolte politique, mais ils ne touchent pas économiquement le patronat.

Dans le cas des usines en faillite, on peut aller dans deux sens :

  • les ouvriers reprennent l’usine à leur compte. En théorie, on ne peut pas s’y opposer dans tous les cas, car cela peut mener à des actions exemplaires. Mais il y a là une dynamique très dangereuse. Car si les ouvriers se limitent à la gestion des usines condamnées, ils en arrivent alors à une situation économique impossible et se trouvent amenés à appliquer des autodestructions des conditions de vie et de travail. Ils resteraient ainsi dépendants des finances de l’État et des organismes privés (banques). On ne fait pas le socialisme dans une seule usine (en outre banqueroutière).
  • La deuxième solution est la plus logique. Quand les ouvriers refusent au patron le droit de fermer les usines, ils doivent le démontrer en occupant les usines qui n’ont pas encore fait faillite. C’est dans ce sens qu’allait le slogan de nos camarades liégeois en 1967-68 : « Occupons les usines tant qu’elles sont rentables ».

Il s’agit donc d’élargir à ce moment les occupations d’usines au niveau local, régional et par branches d’industrie. L’extension de la lutte de classe reste le facteur le plus important.

Quelques exemples concrets

Il s’agit bien entendu d’actions exemplaires ; il ne s’agit pas d’une tentative d’instauration du contrôle ouvrier en période non révolutionnaire. Il serait néanmoins sectaire de refuser de soutenir ces actions sous prétexte qu’il n’y a pas de situation révolutionnaire et que, dès lors, le contrôle ne pourra pas se maintenir.

Ceux qui s’opposent à ce contrôle ne seront pas pris au sérieux. Ce qui est important, c’est de commencer à faire systématiquement de la propagande pour le contrôle ouvrier et faire en sorte que ce slogan commence à s’insérer dans la tête de milliers d’ouvriers ; une fois ce travail accompli, il est tout à fait inévitable que les couches les plus conscientes de la classe ouvrière se mettent à l’application concrète, même avant la période révolutionnaire, parce qu’il y a développement inégal dans la conscience de classe.

A) Premier exemple : « General Electric » Liverpool

La « General Electric » est un grand trust d’appareils électriques qui contrôle toute la production en ce domaine en Grande-Bretagne.

La « General Electric » emploie 150.000 ouvriers et employés (répartis en un grand nombre d’entreprises).

Dans le cadre de la politique de développement régional, le gouvernement anglais a donné des primes considérables que nous pourrions appeler des « primes à la paresse ». En effet, les gros capitalistes sont trop paresseux pour investir dans les régions en déclin et ils attendent des subsides de l’État pour le faire.

Ainsi, la « General Electric » a reçu des primes considérables pour créer des nouvelles entreprises à Liverpool où le chômage était assez élevé. Cette firme créa donc quelque 10.000 emplois nouveaux. Mais après quelques années, des experts ont déclaré que si l’entreprise se déplaçait dans une autre région, elle verrait ses bénéfices augmenter. Bien sûr, aucun capitaliste ne peut résister à cette tentation d’augmenter ses bénéfices ; les leaders du trust ont donc décidé de transférer les machines ailleurs, ce qui amènerait de nombreux licenciements dans la région de Liverpool. Évidemment, ils n’ont pas remboursé les subsides.

Les ouvriers de Liverpool ont immédiatement réagis et notamment certains délégués syndicaux qui avaient été éduqués par une campagne pour le contrôle ouvrier. Ils essayèrent de l’appliquer. Ils ont dit : Nous allons occuper l’usine tant que nous n’aurons pas des garanties que les machines n’iront pas dans d’autres régions.

Ils annoncèrent des semaines à l’avance le jour où commencerait l’occupation de l’usine, ce qui est évidemment une erreur. Car, quand on combat, on n’annonce pas ses plans de bataille à ses adversaires. Cela a permis à tous les pouvoirs existants (patrons, presse, direction syndicale) d’influencer les ouvriers pour les empêcher de passer à l’occupation. C’était évidemment ne pas comprendre que nos adversaires sont très forts et qu’ils essayent par tous les moyens de bloquer la réussite des actions ouvrières.

Dans le cas qui nous occupe, la manoeuvre du patronat fut une des plus classiques ; nous la connaissons depuis la grève des mineurs du Hainaut, il y a dix ans. Le gouvernement est intervenu immédiatement en promettant des primes de reclassement pendant deux ans et la pension complète à 55 ans... Au jour prévu pour l’occupation, eut lieu une assemblée générale conduite d’une manière peu « catholique » : présence de personnes étrangères à l’usine, violences contre les délégués de gauche qui voulaient prendre la parole, etc. Le résultat du vote : environ 60% contre et environ 40% pour l’occupation.

Mais le plus important dans cette histoire, ce n’est pas le résultat du vote ; dans la lutte pour le contrôle ouvrier, il y aura encore beaucoup d’erreurs tactiques et il y aura encore beaucoup de défaites partielles. Le plus important, c’est le côté propagandiste qui permet d’élever la conscience de classe des ouvriers.

Voyons ce qui s’est passé ensuite. Dans un congrès de tous les délégués syndicaux de Liverpool (deuxième centre industriel de Grande-Bretagne), on a voté une résolution qui soutenait à fond l’initiative des délégués qui avaient décidé l’occupation. Par après, une réunion de tous les délégués de la « General Electric » prit la même position (représentant 150.000 ouvriers). Aux élections syndicales, les délégués de gauche furent réélus.

B) Deuxième exemple : l’Italie

On a déjà écrit à ce sujet des articles dans « Temps Modernes » et dans la « Gauche ». Pendant la vague de grèves de l’automne 1969, en Italie, ont eu lieu dans quelques grandes entreprise d’Italie des expériences de contrôle ouvrier ;

  • à l’entreprise Montédison de Porto Maghera, près de Venise, les ouvriers ont entrepris de changer eux-mêmes l’organisation du travail à l’usine. Ils ont même été jusqu’à décider que les employés travailleraient deux semaines à la machine et les ouvriers dans les bureaux. Ça n’a évidemment pas duré très longtemps, mais ce qui est important, c’est que l’initiative ait été prise. C’est évidemment un haut degré de contestation.
  • à Pirelli, la grande fabrique de pneus et de produits en caoutchouc de Milan, les ouvriers ont remis la chaîne à la cadence initiale chaque fois que le patron voulait l’accélérer. Pendant des mois, ils ont réussi à le faire avec l’aide des techniciens et des ingénieurs. C’était une vraie guérilla dans l’entreprise ; ça continue d’ailleurs encore.
  • chez Fiat de Turin, pour des raisons similaires (organisation du travail, vitesse des chaînes) les ouvriers n’ont pas seulement contesté l’autorité des contre-maîtres, mais ils ont commencé à mettre sur pied une contre-organisation (début d’une dualité de pouvoir au niveau de l’entreprise). Les délégués de chaîne ont été élus par centaines (900 à 1.000) qui contestèrent à tous les niveaux l’autorité et les structures hiérarchiques. L’aspect le plus important dans le cas qui nous préoccupe est que les ouvriers refusent que de tels règlements, une telle organisation soient institutionnalisés par le système. Par exemple, pendant les négociations pour le nouveau contrat collectif des métallurgistes, les syndicats avaient proposé de faire reconnaître les nouveaux délégués par le patronat (ce qui n’était qu’un moyen de les intégrer dans l’organisation syndicale bureaucratisée). Les patrons l’ont compris ainsi et ont accepté de les reconnaître (ce qui est pourtant une grande concession).

Mais la réaction des ouvriers fut d’élire six cents nouveaux délégués et de former un corps de mille délégués dans lequel les quatre cents délégués initiaux et reconnus par les patrons sont minoritaires. Ce conseil de mille délégués n’est lié par aucun contrat et n’est aucunement redevable par rapport au patron. Les syndicats peuvent le lundi signer un accord de 5 % d’augmentation ; le mardi, les mille délégués, eux, revendiquent 6 à 7% et sont capables de dépasser à chaque instant les directions syndicales. Néanmoins, ces délégués ne s’emploient pas uniquement à poser des revendications salariales, mais en général, leur action va dans le sens du contrôle ouvrier.

Ne soyons pas trop optimistes ; il est parfaitement possible qu’à la longue, les syndicats réussissent à réintégrer ces délégués et à les transformer en de simples délégués ; c’est inévitable si cette expérience reste limitée à la Fiat et si la lutte reste en stagnation ou recule. Pourtant, si ces expériences s’étendent (il existe des signes dans trois ou quatre usines), il est possible que ces délégués ne soient pas réintégrés et qu’au contraire, on assiste à une extension de la lutte qui irait dans le sens d’une dualité de pouvoir. Cela conduirait inévitablement à une épreuve de force car le patron ne pourrait pas admettre cela.

En effet, la masse du surtravail fournie par les ouvriers décline rapidement ; dans une lettre très fameuse à ce sujet du propriétaire de Pirelli, il est dit : « Revendiquez ce que vous voulez mais travaillez au moins car si vous ne travaillez pas, la production va diminuer, et c’est ça qui compte, sinon on devra fermer l’usine ».

Une telle épreuve de force amènerait inévitablement les masses à poser la question du pouvoir en Italie. Notre tâche est de suivre cet exemple de très près et faire en sorte qu’il soit connu dans toute l’Europe occidentale.

Quelques mises en garde

1) Contre l’irresponsabilité :

Il ne faut jamais passer de la propagande à l’action sans avoir un minimum de garanties que la masse des travailleurs va suivre ; c’est la faute qui a été commise par les délégués de la « General Electric » à Liverpool. Ce n’est pas parce que les ouvriers d’une usine ont voté dix résolutions en faveur du contrôle ouvrier qu’ils seront prêts à l’appliquer eux-mêmes automatiquement et de manière isolée.

2) Contre certains abus des bureaucrates syndicaux :

Pour ce qui concerne le contrôle ouvrier, nous connaissons en Belgique une situation paradoxale ; en effet, la grande majorité des bureaucrates syndicaux est pratiquement d’accord de reprendre la revendication du contrôle ouvrier. Sans doute, avons-nous trop bien travaillé puisque nous avons convaincu les bureaucrates syndicaux avant les travailleurs. On va même organiser un congrès extraordinaire de la F.G.T.B. sur le mot d’ordre du contrôle ouvrier. Nous ne devons pas avoir peur de cela. Au contraire, nous devons concevoir une telle situation comme l’occasion d’une préparation politique d’une nouvelle couche d’ouvriers. Mais, dans la propagande, nous devons introduire des conditions qui rendent impossible l’intégration du contrôle ouvrier par la bureaucratie syndicale.

Publicité totale des informations :

Le contrôle ouvrier ne doit pas être assuré rien que par des dirigeants syndicaux. Un bel exemple de cela en Belgique est celui du « Comité de contrôle de l’Électricité » (élargi au gaz). Une fois par an, les dirigeants syndicaux rencontrent les dirigeants nationaux de l’industrie électrique. A la suite de cocktails et discussions, les bureaucrates syndicaux signent les livres de comptes. C’est évidemment une tromperie. Ce n’est pas un contrôle ouvrier...

Le contrôle ouvrier s’établit par tous les ouvriers avec une totale publicité et non par quelques bureaucrates syndicaux. C’est justement la revendication de la publicité complète qui est inacceptable par le patronat, car elle détruit les concepts de propriété privée, de secrets d’affaires et de concurrence.

Deuxième condition : généralisation du contrôle ouvrier : Nous l’avons dit : le socialisme dans une seule entreprise est impossible. Le contrôle ouvrier dans une seule entreprise est une action d’agitation mais pas un véritable contrôle ouvrier ; il doit être compris en tant que tel.

Troisième condition : sauvegarder l’autonomie ouvrière : C’est la grande différence entre contrôle ouvrier et cogestion ouvrière dans l’entreprise. Ce que nous exigeons, c’est le contrôle complet et le droit de veto des ouvriers. Mais nous refusons même un atome de responsabilité dans la gestion des maîtres capitalistes. En ce sens, nous pouvons nous appuyer sur une formule d’André Renard : « Dans le système capitaliste, uniquement le contrôle ; la cogestion et l’autogestion seulement dans le socialisme ».

Quatrième condition : le contrôle ouvrier doit être conçu comme une courte période de transition vers la socialisation de l’entreprise : A partir du moment où il y aune grève générale, au moment où les ouvriers en général ont compris le concept du contrôle ouvrier, au moment où le contrôle ouvrier est devenu une revendication de tout le mouvement ouvrier, à ce moment-là, il ne s’agit plus pour nous de mener des actions exemplaires de contrôle ouvrier mais bien des actions de prise de possession de la production.

Il s’agit alors de développer la « grève active » (selon la vieille formule anarcho-syndicaliste). Prenons deux exemples de la grève de mai 1968 en France, Il ne s’agit pas d’imiter de manière mécanique ces expériences mais de comprendre la dynamique, la logique de ces actions :

a) Il y a grève générale. Tout est arrêté, y compris l’activité des employés de banques, des caisses d’épargne. Est-ce en faveur de la grève que les employés de banques arrêtent complètement de travailler ? Pendant les premiers jours, c’est le cas, car cela facilite la généralisation de la grève. Mais plus tard (deux, trois semaines) cela se retourne contre les ouvriers car ils ne peuvent plus disposer de l’argent qu’ils ont placé dans les caisses d’épargne. La solution correcte serait de commencer à payer les ouvriers grévistes ; mais les employés doivent le faire sous l’autorité de la direction de la grève. A ce moment-là, on entre en période révolutionnaire, surtout quand il s’agit de l’argent et quand on comprend la logique de cette situation. Les employés de la Banque Nationale eux-mêmes deviennent des complices de la « grève active » et recommencent à travailler sous la direction de la grève et non plus sous la direction du ministre des Finances. Quand on en est là, c’est qu’on est entré dans la révolution, sans que les gens s’en soient aperçus.

b) La grève générale des transports est absolument indispensable pour la réussite de la grève. Au début, c’est magnifique pour la grève car la vie économique est complètement arrêtée. Mais après une ou deux semaines, cela se retourne contre les grévistes. Car la conséquence de cette grève des transports, c’est que la force collective des grévistes ne peut pas s’exprimer (il est pratiquement impossible d’amener tous les ouvriers de Paris à pied pour une manifestation centrale).

Il est donc primordial que les ouvriers des transports reprennent le travail à des moments précis, sous l’autorité de la direction de la grève. Cela signifie que l’organe qui au début se limitait à organiser la grève commence maintenant à organiser des secteurs entiers de la vie publique. La dualité du pouvoir passe du niveau de l’entreprise au niveau de l’État ; c’est ce qu’on appelle ordinairement dans l’histoire un soviet ou un conseil ouvrier.

En 1917, le conseil ouvrier de Pétrograd avait (sous la direction intelligente du camarade Trotsky) obtenu que tous les régiments de l’armée tsariste de Pétrograd ne reconnaissent plus l’autorité du commandant de ville mais uniquement celle du comité militaire révolutionnaire du Soviet, ce qui a permis de faire la révolution d’octobre avec un minimum de victimes car plus personne n’était prêt à se battre de l’autre Côté.

Nous n’en sommes pas encore là. Mais nous devons bien comprendre la logique qui conduit à la transcroissance d’un comité de grève à un conseil ouvrier, d’une dualité de pouvoir à l’entreprise à une dualité de pouvoir dans l’État, et d’une grève passive à une grève active, donc du contrôle ouvrier à la socialisation totale de la production.