La Belgique entre néo-capitalisme et socialisme
Série d’articles publiés dans La Gauche n°21, 22 et 23, mai-juin 1964

Le cas de la Belgique fournit une excellente illustration de la loi du développement inégal, qui domine toute l’histoire du capitalisme. La crise structurelle que le pays traverse actuellement provient précisément du fait qu’il a été le premier pays industrialisé sur le continent européen. Et cette crise se trouve plus particulièrement localisée dans la partie méridionale du pays, la Wallonie, jadis grand bassin industriel de la Belgique, aujourd’hui en proie à ce même sous-développement économique dont commence à se dégager la Flandre, qui en fut la victime pendant plus d’un siècle.

Révolution industrielle et capital financier

Ce développement inégal a des racines historiques lointaines. Déjà, au cours du Moyen âge, les grandes villes flamandes furent, avec les villes italiennes, les centres les plus avancés de l’industrie urbaine. Au XVe et au XVIe siècles, après le début du déclin de cette industrie artisanale, deux villes flamandes, Bruges et Anvers, furent successivement les principaux centres du commerce dans la Mer du Nord, sinon du commerce mondial. Lorsqu’éclata la Révolution des Pays-Bas contre le Roi d’Espagne Philippe II - la première grande révolution bourgeoise de l’ère moderne, un siècle avant la révolution anglaise et plus de deux siècles avant les révolutions américaine et française - c’est dans les villes flamandes, et notamment à Gand et à Anvers, qu’elle eut ses premiers centres les plus combatifs et les plus radicaux. La Wallonie, plus agricole et moins avancée socialement, put être reconquise plus facilement par la contre-révolution, dirigée par Alexandre Farnèse, et Anvers fut occupée après un siège acharné. C’est cette résistance vigoureuse de la révolution dans les provinces des- Pays-Bas du Sud qui lui permit de triompher dans les provinces des Pays-Bas du Nord, où elle fut d’ailleurs renforcée par des milliers d’émigrés venus du Sud. C’est ainsi qu’est née la Hollande indépendante.

Les Pays-Bas du Sud, - la future Belgique - payèrent leur défaite contre l’Espagne et l’indépendance des Pays-Bas du Nord d’un siècle et demi de décadence économique progressive. Occupée successivement par les Espagnols et les Autrichiens, ils furent le théâtre de toutes les guerres dynastiques du XVIe et du XVIIe siècle, et subirent d’innombrables destructions. L’Escaut, fermée, condamna le port d’Anvers à l’asphyxie. C’est la Hollande qui hérita de la richesse commerciale belge ; ce fut Amsterdam qui succéda à Bruges et à Anvers. Mais la Hollande allait payer, elle aussi, son siècle d’or commercial de cent cinquante ans de stagnation et d’un sérieux retard d’industrialisation - les capitaux disponibles étant tous absorbés par le commerce et par l’exploitation des colonies, - alors que la Belgique allait se relever dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle et devenir le théâtre successif d’une révolution industrielle dans la production des tissus de laine (Verviers), du charbon (Hainaut et Liège), du lin et des cotonnades (Gand), et finalement de l’acier (Liège).

A l’exception d’une partie de l’industrie textile, cette révolution industrielle fut cependant localisée en Wallonie et non en Flandre, dont la décadence économique, sociale et politique, sous l’Ancien Régime, se prolongea d’une décadence sociale et politique accentuée pendant un siècle de révolution industrielle. Une deuxième révolution bourgeoise (la révolution liégeoise et la révolution brabançonne) éclata en 1789, conjointement avec la Révolution française, et remporta une victoire totale sur la base de ces conditions économiques et sociales, profondément modifiées, comparées à celles de 1560.

D’abord dominée par des entrepreneurs privés et des entreprises familiales, cette révolution industrielle aboutit à un premier essor de sociétés anonymes dès la période 1825-35. Cet essor fut vigoureusement soutenu, sinon stimulé par la première grande banque moderne fondée en Belgique, la « Société Générale ». Cette Banque fut, dès le début, une « banque mixte », c’est-à-dire à la fois banque de dépôt et banque d’investissement, propriétaire d’importants paquets d’actions dans d’innombrables sociétés industrielles, financières, commerciales et de transport. La Belgique est donc la terre de naissance du « capital financier » au sens marxiste du terme, c’est-à-dire du capital bancaire qui pénètre dans l’industrie, y substitue des participations à des crédits, et y contrôle étroitement la gestion des sociétés. Le capital financier belge acquiert une position prépondérante dans l’économie du pays un demi-siècle avant que le même phénomène ne se répète en Allemagne, en France, aux Etats-Unis, en Italie et ailleurs.

Ce n’est pas étonnant que partant de cet acquis, la Belgique fut le premier pays du continent européen à passer à la construction ferroviaire, et que l’essor de son industrie sidérurgique fut étroitement lié au développement des chemins de fer. Lorsque le pays lui-même avait construit le réseau ferroviaire le plus dense du monde, il fallut regarder ailleurs pour obtenir des commandes pour l’industrie sidérurgique, à laquelle était venue s’agglomérer une importante industrie de matériel roulant. Aussi, le capital belge commença-t-il très tôt à être exporté sur grande échelle.

Des sociétés belges financèrent et créèrent des chemins de fer en Pologne, en Russie, en Espagne, en Egypte, au Mexique et en Amérique du Sud. Elles en construisirent même en Chine et, bien entendu au Congo. Plus tard, la construction de tramways, de conduites d’eau, de centrales électriques, allait relayer la construction des chemins de fer dans ces mêmes régions. C’est la sidérurgie belge qui créa l’industrie sidérurgique russe et brésilienne. Contrairement aux exportations de capitaux anglais et français, en premier lieu dirigé vers les Emprunts d’Etat et vers la construction de services publics, les exportations de capitaux belges furent davantage diversifiés et orientés assez rapidement vers la création d’industries à l’étranger.

La conquête du Congo, réalisée d’abord pour le compte privé du roi Léopold II, puis reprise par la Belgique ou plus exactement par la « Société Générale de Belgique. », qui y contrôle jusqu’aujourd’hui les 75% des capitaux investis, allait compléter cette structure traditionnelle du capitalisme belge. Pendant une brève période, elle fut orientée vers l’exploitation de la « hévéa » (production du caoutchouc naturel). Mais bientôt la « reconversion minière » fut effectuée, et l’économie congolaise fut tout entière axée sur la production de cuivre et d’étain (Union Minière), à laquelle se joignit plus tard l’uranium, sur la production de diamants (Forminière, Bécéka) et d’or (Kilo-Moto). Chemins de fer et centrales électriques furent construits en fonction des besoins d’exportation de ces minerais, qui développèrent en Belgique des industries de transformation très prospères (industrie des métaux non-ferreux et industrie diamantaire).

Ainsi, l’économie belge avait reçu sa physionomie définitive dès le début du siècle, physionomie qui ne fut plus modifiée essentiellement jusqu’à ce jour. Elle est fondée sur une « industrie spécialisée dans la transformation des matières premières en produits semi-fabriqués ». Ses principaux produits d’exportation sont l’acier, le ciment, le verre, les tissus de coton et de laine, les métaux non-ferreux, les engrais chimiques et le diamant, auxquels il fallait ajouter jadis le charbon et le lin.

Cette industrie était carrément orientée vers le marché mondial, exportant de 60 à 70% de sa production, et occupant une place de premier plan dans plusieurs domaines industriels des plus importants. L’Union Economique Belgo-Luxembourgeoise est encore aujourd’hui le premier exportateur d’acier du monde entier, et parmi les principaux exportateurs de ciment et de verre. La capacité concurrentielle de l’industrie capitaliste belge était fondée sur une combinaison d’avance technologique et de salaires très bas. Ces bas salaires résultaient du fait que la Belgique ne fut qu’à moitié industrialisée, que la Flandre resta essentiellement agricole, que les prix des vivres furent donc très bas et qu’une armée de réserve industrielle abondante pesait en permanence sur les rémunérations. Du même fait, il n’y eut point de problèmes de balance des payements, le pays étant presque autarcique du point de vue agricole et important des matières premières qu’il exporta transformées. Les importants revenus des exportations invisibles fournirent les ressources pour les exportations de capitaux considérables.

L’essor économique de la Belgique pendant quatre-vingt-cinq années de paix (de 1830 à 1914) avait étonné le monde entier. Sans doute le pays comptait-il une des bourgeoisies et petites-bourgeoisies les plus opulentes du monde. Mais cette prospérité était payée d’une grande misère populaire, dont les fléaux communs de l’analphabétisme et de l’alcoolisme faisaient des ravages sombres dans le corps du peuple. A la veille de la première guerre mondiale, la semaine de travail était en moyenne de soixante heures et les salaires étaient parmi les plus bas de l’Europe occidentale (1).

L’Etat bourgeois classique d’Europe

Ce n’est pas pour rien que Karl Marx avait appelé la Belgique du XIXe siècle le paradis du capitalisme. Plus que tout autre Etat, l’Etat belge, avant la première guerre mondiale, fut un Etat bourgeois au sens le plus classique du terme. Pendant plus d’un demi-siècle, seuls les bourgeois disposaient du droit de vote. Et alors que ces mêmes bourgeois avaient le droit d’acheter leur libération du service militaire, ils constituaient une « garde civique » armée, fermée aux pauvres et appelée à « protéger la propriété ».

Deux grands partis se disputaient les suffrages de cette bourgeoisie : le parti catholique et le parti libéral. Le parti catholique fut, à l’origine, le parti de la noblesse, des paysans riches et dès notables conservateurs ; le parti libéral fut le parti de la bourgeoisie industrielle et commerciale, par excellence. Le parti catholique fut profondément réactionnaire, faisant partie de l’aile intégriste du catholicisme international, fanatiquement attachée au Vatican et condamnant encore, un siècle après la Révolution française, son œuvre comme l’œuvre du diable.

Le parti libéral ne pouvait s’appuyer dans ce jeune pays, arrivé pour la première fois à l’indépendance en 1830, sur de grandes traditions nationales ou culturelles. En Flandre, il s’efforça, non sans succès, de se rattacher au combat révolutionnaire et anticlérical des Gueux du XVIe siècle ; c’est de cet effort de se trouver des titres de noblesse historique qu’est née l’oeuvre la plus remarquable de la littérature belge du XIXe siècle, le « Tyl Uylenspiegel » de Charles de Coster. Mais il fallait créer du néant une véritable « tradition belge » ou « culture belge », et si un historien de génie comme Henri Pirenne y a fait une contribution durable, cette bourgeoisie libérale était, en général, trop peu raffinée, trop portée vers le gain immédiat et trop absorbée par les affaires pour pouvoir réussir dans ce domaine.

L’idéologie du parti libéral belge se résumait donc essentiellement, outre dans le credo du « libre-échange », dans « anti-cléricalisme ». La « guerre scolaire », variante belge du « Kulturkampf » de Bismarck contre l’Eglise catholique, devint l’arène de combat politique par excellence. Seule l’extrême-gauche libérale représentait une tradition plus démocratique, comparable à celle des « radicaux » britanniques, et appuyait notamment la lutte du mouvement ouvrier pour le suffrage universel. Mais cette extrême-gauche libérale fut, en même temps, le pont par lequel l’anti-cléricalisme petit-bourgeois pénétra dans le mouvement ouvrier, avec des conséquences néfastes sur lesquelles nous devrons revenir.

La Belgique ne disposait point d’un réseau d’enseignement public largement structuré lorsqu’elle accéda à l’indépendance. L’école primaire était dominée par le clergé. Les gouvernements libéraux d’après 1830 s’efforcèrent d’abord de créer des écoles secondaires publiques (en Belgique, l’enseignement secondaire va de 12 à 18 ans), puis cherchèrent à étendre l’enseignement public à l’enseignement primaire. Craignant de perdre son principal champ de recrutement, l’Eglise s’y opposa furieusement. Il s’en suivit de dures batailles, marquées par des manifestations de rue et des représailles exercées par les gouvernements successifs, au fur et à mesure que les majorités politiques changeaient. Les catholiques mobilisèrent la jeunesse des campagnes, les libéraux la jeunesse bourgeoise des villes.

Ce système politique étroit ne put résister à la longue à la pression d’une classe ouvrière réveillée à la conscience politique. Les premières associations ouvrières, constituées notamment comme sections de la Première Internationale, se mirent presque immédiatement à réclamer le suffrage universel. Le « Cathéchisme du Peuple », d’Alfred Defuisseaux, eut un retentissement énorme. Des grèves violentes, en 1886-87, puis la grève générale de 1893, obligèrent la bourgeoisie à céder. On passa au suffrage universel, mais non pas le suffrage égal (un homme une voix), mais le suffrage plural (accordant plusieurs voix à certains électeurs, selon le nombre d’enfants qu’ils avaient, la propriété qu’ils détenaient, etc.). Ce système resta en vigueur jusqu’en 1919, quand le suffrage universel simple fut finalement obtenu.

Les premières élections au suffrage universel virent un triomphe socialiste — le Parti Ouvrier Belge obtint, du premier coup, vingt-sept députés — et l’effondrement du parti libéral qui, depuis lors, n’a plus jamais su reconquérir une place de première importance dans la vie politique du pays. Mais ils virent, en même temps, la consolidation par le parti catholique d’une majorité absolue renforcée, majorité qu’il allait conserver jusqu’en 1919.

On peut se demander comment, dans un pays aussi industrialisé que la Belgique, la bourgeoisie a pu exercer tranquillement le pouvoir politique pendant près de trois quarts de siècle tout en accordant le suffrage universel à la classe ouvrière. Bien entendu, le suffrage plural y est pour quelque chose, pendant la période 1893-1914. Mais on ne peut y trouver la raison fondamentale du phénomène. Celle-ci ne peut être trouvée ailleurs que dans la « division des forces laborieuses » entre mouvement ouvrier socialiste et mouvement ouvrier chrétien.

Dès le moment où le suffrage universel paraît comme inévitable, le parti catholique, s’appuyant toujours sur un petit clergé extrêmement énergique et dévoué, entreprend, en effet, une double œuvre d’organisation qui a profondément marqué la vie politique du pays : l’organisation des syndicats chrétiens et l’organisation d’une association paysanne. Le but de ces deux groupements est d’abord franchement avoué : il s’agit de combattre l’influence croissante du socialisme. C’est à tel point vrai que le premier quotidien des syndicats catholiques en Flandre, le journal « Het Volk », de Gand, porte d’abord comme sous-titre : « Le Journal anti-socialiste ». Ensuite, dans le but même d’être efficace, ces deux groupements sont obligés d’accorder une place de plus en plus importante à la défense d’intérêts professionnels, ce qui en modifie la nature insensiblement : ils deviennent des instruments de lutte de classe modérée, mais tout de même de lutte de classe, malgré tous les serments de collaboration de classe que contiennent leurs déclarations de principe. Cette modification de la nature des syndicats chrétiens est importante pour l’avenir du mouvement ouvrier belge. Elle n’empêche que les catholiques avaient obtenu le résultat voulu : créer une base électorale organisée pour le parti catholique, à la ville comme à la campagne.

A partir de ce moment, et surtout au lendemain de la première guerre mondiale, lorsque le suffrage universel simple fut accordé, le parti catholique changea donc de nature. Cessant d’être le parti conservateur par excellence, il devint le « principal parti de la bourgeoisie », s’appuyant sur des structures organiques qui lui permirent de mobiliser une importante clientèle électorale au service de cette bourgeoisie. Le système politique belge devient, de ce fait, un système tripartite classique, à l’anglaise » (parti catholique, parti libéral, parti socialiste), mais avec une différence fondamentale par rapport à la Grande-Bretagne : la division des syndicats en deux tronçons presque égaux en puissance, le tronçon socialiste et le tronçon catholique ; la division politique du mouvement ouvrier belge est le reflet fidèle de cette division syndicale.

Dans le cadre de ce système de parti, la bourgeoisie domine tous les gouvernements, car elle est présente dans toutes les coalitions où elle joue le rôle de chien de garde des intérêts essentiels du capitalisme. C’est le cas des gouvernements catholiques-libéraux ; c’est le cas des gouvernements catholiques majoritaires (il y en eut un seul depuis 1919, celui de 1950-1954), le parti catholique étant lui-même une coalition de forces différentes, mais avec une aile bourgeoise consciente qui contrôle le cabinet ; c’est le cas d’un gouvernement socialiste-libéral, comme le cabinet Van Acker (1954-1958), car les libéraux y dominent les départements économiques et ils sont des représentants directs du grand capital ; et c’est même le cas des coalitions catholiques-socialistes, comme l’actuel gouvernement Lefèvre-Spaak, car l’aile conservatrice du parti catholique y joue le même rôle traditionnel de frein de toute volonté d’imposer des réformes réellement radicales.

Il faut signaler enfin que du fait de cette même division des forces laborieuses, le Parti Socialiste (même tenant compte des voix communistes) n’a jamais pu franchir le mur des 40% des voix aux élections législatives. En fait, le pourcentage des voix qu’il obtient à ces élections est resté pratiquement stagnant depuis 1919, c’est-à-dire depuis l’introduction du suffrage universel simple...

La percée du mouvement ouvrier chrétien

C’est donc grâce à la puissance du mouvement ouvrier chrétien que le parti catholique - qui s’appelle aujourd’hui Parti Social Chrétien - a pu devenir et rester le principal parti politique de la bourgeoisie belge. Mais comment expliquer cet essor puissant du mouvement ouvrier chrétien, devant un mouvement socialiste qui sembla marcher de succès en succès ?

Une première distinction s’impose au départ. Les deux grandes régions qui composent la Belgique, la Flandre et la Wallonie, n’ont pas été industrialisées au même moment. Le prolétariat belge est donc composé de deux parties d’âge inégal :

  • Un « vieux prolétariat », essentiellement wallon, mais qui comporte aussi en Flandre quelques noyaux à Anvers et à Gand : c’est un prolétariat formé lors de la première révolution industrielle, urbanisé en général depuis trois ou quatre générations, travaillant essentiellement dans de grandes entreprises et dans l’industrie lourde. Ce prolétariat fut conquis au socialisme pendant la période 1865-1885, il participa à la fondation du Parti Ouvrier Belge en 1885, il vota socialiste à partir de 1893 et il est resté fidèle à ce parti jusqu’à ce jour ;
  • Un « jeune » prolétariat, essentiellement flamand, mais qui comporte aussi quelques noyaux francophones, notamment à Bruxelles, à Liège et dans le Hainaut. Il s’agit de travailleurs qui ont été entraînés dans l’industrie à partir du XXe siècle, par vagues successives (une première pendant la période 1910-1914, lorsqu’on commence à exploiter le bassin charbonnier du Limbourg ; une deuxième dans la période d’entre-les-deux guerres, surtout dans la province d’Anvers ; une troisième, depuis la deuxième guerre mondiale), qui ont conservé des attaches à la campagne, qui sont urbanisés depuis une seule génération, ou qui vivent encore à la campagne, qui travaillent surtout dans de petites et moyennes entreprises, et qui sont employés, de préférence, dans l’industrie légère plutôt que dans l’industrie lourde. Il faut y ajouter une bonne moitié des employés de bureaux en Wallonie et à Bruxelles, et la grande majorité de ces employés en Flandre, qui n’ont pas encore réussi à se libérer de l’influence prépondérante de l’Eglise et de leur milieu petit-bourgeois.

C’est donc le développement de ce « jeune prolétariat », à côté du vieux prolétariat conquis au socialisme, qui constitue la base sociologique de l’essor des syndicats chrétiens. Mais si cet essor semble évident en ce qui concerne les employés de bureaux et les éléments culturellement plus arriérés, il faut se demander comment il se fait que la majorité des ouvriers flamands, occupés dans l’industrie, ont été organisés par les syndicats chrétiens et non par les syndicats socialistes. Trois causes fondamentales expliquent ce fait, lourd de conséquences pour un demi-siècle d’histoire du mouvement ouvrier belge : une politique délibérée de la part de la bourgeoisie ; les erreurs politiques et syndicales commises pendant la période d’entre-deux-guerres par les dirigeants du mouvement socialiste ; les liens particuliers qui se sont établis en Flandre entre le mouvement national flamand et le mouvement ouvrier chrétien.

A partir des grèves et émeutes de 1886, à la lueur desquelles la bourgeoisie « découvrit » la question sociale, les éléments les plus conscients au sein de la classe bourgeoise ont délibérément poursuivi une politique tendant à endiguer les progrès du socialisme. Cette politique comportait plusieurs facettes : début de législation sociale, encouragement à l’essor du syndicalisme chrétien, « paternalisme » patronal dans les entreprises importantes, etc. Etant donné cette orientation générale du capitalisme belge, il est logique que le début d’industrialisation de la Flandre ait été accompagné d’un effort systématique pour empêcher que le prolétariat wallon classique, rebelle, athée et socialiste, ne se reproduise automatiquement au nord de la frontière linguistique.

Parmi les multiples efforts entrepris dans ce sens, il faut souligner particulièrement le changement d’attitude du patronat lui-même. Longtemps rebelle à l’idée d’un syndicalisme quelconque, fût-il catholique et modéré, le patronat a, petit à petit, abandonné son hostilité à l’égard des syndicats chrétiens, et les a plutôt considérés comme la barrière ultime devant la marée socialiste. Il a dès lors favorisé le recrutement des syndicats chrétiens, souvent subordonné l’embauche à l’adhésion à ces syndicats, collaboré avec le clergé pour assurer le transfert automatique d’élèves d’écoles catholiques à l’usine, où ils deviennent membres des syndicats chrétiens. Dans un milieu essentiellement rural, et sous des conditions de chômage endémique sous lesquelles l’emploi industriel apparaît déjà comme un bienfait, cette coalition entre un clergé encore tout-puissant, un enseignement dominé par ce clergé, et une classe d’employeurs cherchant à favoriser par tous les moyens les syndicats chrétiens, constituait un obstacle presque infranchissable à la percée des syndicats socialistes. Le meilleur exemple en est offert par le bassin charbonnier du Limbourg, né à la veille de la première guerre mondiale, dominé dès le début par les syndicats chrétiens, qui ont su y conserver leurs positions prédominantes jusqu’à ce jour.

Le clergé catholique a d’ailleurs admirablement compris et appliqué les leçons d’organisation de la social-démocratie allemande. Sauf peut-être en Italie, on ne trouve nulle part ailleurs, en Europe, un tissu d’organisation aussi souple mais également aussi impénétrable que celui dans lequel l’Eglise belge a réussi à enserrer pendant un demi-siècle la majorité du peuple flamand. Happant les enfants dès leur naissance dans les cérémonies religieuses, les embrigadant dans le mouvement des scouts catholiques avant même qu’elle les endoctrine dans ses écoles, leur facilitant l’octroi d’un emploi à condition qu’ils s’organisent dans les syndicats chrétiens, les amenant à acheter leurs vivres dans des magasins de coopératives chrétiennes, à se constituer une épargne dans des banques de ces mêmes coopératives et à s’assurer contre les risques de maladie, dans des mutualités chrétiennes, l’Eglise catholique « y tient » les ouvriers flamands par mille liens subtils, où les convictions religieuses et les petits avantages mutuels se combinent constamment pour retarder la formation de la conscience de classe.

L’Etat bourgeois lui-même, ou plus exactement ; les gouvernements catholiques homogènes qui se sont succédé sans interruption pendant trente ans (1884-1914), ont admirablement complété cette œuvre par une législation cherchant à retarder la concentration du prolétariat et à stimuler les appétits de petits-bourgeois qui sommeillent dans une classe ouvrière à peine sortie de la paysannerie. Un système d’abonnements ouvriers de chemins de fer très bon marché assurait à la bourgeoisie une grande mobilité de main-d’œuvre et permettait en même temps de fixer les travailleurs dans leurs villages d’origine. Une politique facilitant l’accès à la propriété immobilière tendait à transformer ces mêmes ouvriers en propriétaires de leurs minuscules petites maisons, éparpillées à la campagne ou le long des chaussées. De ce fait, on n’a pas vu naître, en dehors des vieux centres de Gand et d’Anvers, de véritables concentrations prolétariennes flamandes comme celles qui avaient marqué, au XIXe siècle, la naissance de la grande industrie wallonne. La masse des ouvriers flamands - en chiffres absolus plus importante aujourd’hui que la masse des ouvriers wallons - continue à vivre à la campagne ou dans de petites villes de province.

Ces conditions d’habitat facilitèrent, en outre, l’influence civilisatrice des grandes villes et impliquèrent en même temps une fatigue physique supplémentaire (beaucoup d’ouvriers flamands ajoutent à une journée de travail de huit heures, cinq ou six heures de trajet domicile-lieu-de-travail-domicile), autant d’obstacles sur la voie d’une prise de conscience socialiste.

Néanmoins, l’ensemble de ces conditions défavorables à un essor rapide du mouvement socialiste en Flandre n’aurait pas pu empêcher, à long terme, cet essor. L’obstacle majeur provenait de l’évolution de ce mouvement socialiste lui-même. Il avait conquis son emprise sur la classe ouvrière wallonne pendant sa période de gloire, période d’opposition virulente au régime capitaliste et de lutte violente pour le suffrage universel simple. Mais le début d’industrialisation de la Flandre coïncidait avec un affaiblissement de ces traditions radicales. Saisi par la mainmorte réformiste, le mouvement socialiste belge chercha de plus en plus son salut dans la tentative de construire un réseau d’« organisation de masse » parallèle à celles du mouvement catholique. Son effort essentiel porta sur les coopératives, les mutualités, les cliniques, et non pas sur l’éveil de la conscience socialiste des travailleurs flamands, le mouvement syndical socialiste se plaça à l’extrême-droite du mouvement ouvrier socialiste. Entre 1923 et 1938, ses effectifs stagnèrent, ou reculèrent même partiellement ; toutes les grandes grèves organisées entre ces deux dates en Belgique furent des grèves sauvages, éclatant contre la volonté et la résistance farouches des dirigeants syndicaux.

Or, pendant la même période, le syndicalisme chrétien connut l’évolution en sens inverse. Né pour nier la lutte des classes, il fut obligé par les impératifs de concurrence avec le syndicalisme socialiste de se montrer de plus en plus revendicatif dans le domaine des revendications immédiates. Une certaine habitude de surenchère naquit ainsi entre les deux syndicats, qui ne fut pas défavorable à l’augmentation du niveau de vie des travailleurs. Mais au fur et à mesure que les syndicats chrétiens pratiquèrent de plus en plus la politique des revendications immédiates, les syndicats socialistes abandonnèrent de plus en plus toute revendication anti-capitaliste, se retranchant, eux aussi, dans le seul jour. Les différences pratiques entre les deux centrales s’atténuèrent au point de supprimer tout attrait pour l’ouvrier catholique flamand de passer de l’une à l’autre.

Finalement, les dirigeants socialistes commirent l’erreur fatale de laisser aux catholiques le quasi-monopole des revendications nationales flamandes, dont l’attrait sur la jeunesse flamande, y compris la jeunesse ouvrière, fut considérable, il s’en est suivi une symbiose entre le mouvement national flamand et le mouvement ouvrier chrétien, qui fut un facteur important de force pour les syndicats chrétiens.

Du mouvement national flamand au mouvement national wallon

La Belgique indépendante était née comme un pays de deux peuples mais d’une seule bourgeoisie. En effet, depuis le XVIe siècle, les classes dominantes, en Flandre, avaient adopté la langue française, notamment pour accentuer leur distance par rapport au peuple commun. A part une petite minorité « orangiste », la bourgeoisie belge se groupa unanimement derrière le nouvel Etat et en fit un Etat unilingue francophone.

Il en résulta pour le peuple flamand une situation d’oppression nationale qui ne fut définitivement supprimée qu’un siècle plus tard, par la législation linguistique de 1932. Dans tous les domaines de la vie sociale, le français était la seule langue d’élite et de commandement. Les débats parlementaires se firent exclusivement en français. Il n’y avait que des universités françaises. A l’armée, tous les officiers commandaient en français à des soldats parlant en grande majorité le flamand. Les juges ne comprenaient que le français ; deux ouvriers flamands furent condamnés à mort et exécutés parce que le tribunal ne put comprendre leurs serments d’innocence, prononcés en flamand.

L’oppression nationale se combina avec l’exploitation sociale pour faire de la « question flamande » une question éminemment explosive. Aussi, si l’on fait abstraction de l’aspect purement littéraire et artistique du « réveil flamand », qui se place dans le cadre international du mouvement romantique, le mouvement flamand fut-il à ses origines nette-ment démocratique, progressiste et même socialisant. Ce fut un mouvement de petites gens du peuple, dirigés par des intellectuels petits-bourgeois, contre la double oppression que les condamnait à la misère. Et dans la mesure où le haut clergé est partie liée avec la bourgeoisie francisée, et où le parti catholique resta en Flandre un parti de châtelains et de propriétaires fonciers francisés, rien ne prédestinait ce mouvement à tomber sous la coupe cléricale.

Et cependant cette convergence s’est réalisée au cours de la période 1890-1914 pour se maintenir jusqu’à nos jours. Les causes en sont multiples : tournant effectué par le petit-clergé qui se plaça à la tête du mouvement flamand jeune dans les petites villes et à la campagne ; transformation du parti catholique lui-même, qui adopta de larges structures de masse après 1893 et reprit, du même fait, les aspirations les plus immédiates de cette masse restée sous l’influence de l’Eglise ; dessein calculé des éléments les plus intelligents de la bourgeoisie, qui firent leur conversion flamande, etc. Mais ici aussi, l’élément décisif pour expliquer cette convergence est sans aucun doute une erreur stratégique fatale de la part des dirigeants socialistes.

Les forces majeures de ce parti étaient des forces wallonnes, ce qui leur rendait déjà difficile une identification avec les revendications populaires du mouvement national flamand. Les dirigeants flamands du même parti eurent le souci de ne pas s’aliéner la sympathie des électeurs petits-bourgeois bruxellois et wallons, qui considérèrent sans sympathie les efforts du mouvement national flamand pour obtenir pour son « patois » un statut égal à celui du « français, langue universelle ».

Mais surtout, la tradition anticléricale virulente qui existait dans les milieux dans lesquels se recrutèrent la plupart des dirigeants socialistes, et leur orientation vers une alliance avec la bourgeoisie libérale francophone en Flandre, contre « trente années de domination cléricale », les poussaient à tourner délibérément le dos aux revendications nationales, linguistiques et culturelles, sous prétexte que les revendications sociales et politiques auraient « la priorité ». L’ironie de l’histoire, c’est que ce fut précisément l’accent mis sur les revendications nationales et linguistiques flamandes qui aida les catholiques à construire en peu de temps un mouvement syndical plus puissant en Flandre que le mouvement syndical socialiste.

Au lendemain de la première guerre mondiale, et surtout au lendemain du vote des lois linguistiques de 1932, qui établirent l’égalité totale des deux langues flamande et française dans l’Etat belge, le mouvement national flamand commença à changer de nature. Un petit parti nationaliste flamand était né, qui servit surtout de groupe de pression sur le parti catholique flamand en lui soutirant des électeurs à l’occasion de chaque « capitulation », par réaction à toute tiédeur suspecte dans la défense des « droits flamands ». Ce petit mouvement nationaliste flamand se scinda lui-même en deux tronçons, dont l’un surtout démocratique, pacifiste et tourné de plus en plus vers les problèmes économiques, rejoignit le parti socialiste, tandis que l’autre, de plus en plus autoritaire et raciste, connut une véritable dégénérescence après l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne et rejoignit le camp international du fascisme.

Derrière la façade de ces changements politiques, des transformations sociales importantes s’étaient opérées. Les revendications purement linguistiques et culturelles avaient cessé d’être le reflet d’une oppression nationale subie par la grande masse du peuple flamand, pour devenir surtout l’apanage de la petite-bourgeoisie, en lutte pour une « juste répartition » des sinécures les plus avantageuses dans l’appareil d’Etat. Les aspects non résolus de l’émancipation du peuple flamand furent de plus en plus exclusivement les aspects socio-économiques, qui se confondirent avec « le retard d’industrialisation » et un « degré inférieur de bien-être » résultant de ce retard (ainsi que de la structure particulière de l’économie flamande : chômage endémique ; prédominance de l’industrie moyenne et de l’industrie légère, où les salaires sont plus bas que dans la grande industrie lourde wallonne, etc.). La lutte pour supprimer ce retard devenait de plus en plus difficile sans se combiner hardiment avec une lutte anticapitaliste, pour une économie planifiée avec un secteur public de plus en plus prédominant. C’est dire que le mouvement socialiste détient là une clé pour réaliser cette « percée » en Flandre qui modifierait toute la physionomie politique de la Belgique.

Mais au même moment où les conditions mûrissent pour que l’alliance entre le mouvement national flamand et le mouvement socialiste, rompue vers la fin du XIXe siècle, se rétablisse sur des bases nouvelles, le peuple wallon, qui était longtemps resté à l’écart de toute revendication nationale, connaît à son tour une tumultueuse prise de conscience nationale.

L’irruption du mouvement national wallon

Pendant plus d’un demi-siècle, les travailleurs wallons ne connurent qu’une seule question : la question sociale. A travers les organisations diverses du mouvement socialiste, ils cherchèrent à résoudre cette question, ils voulurent accéder à la propriété socialiste. La question nationale ne pouvait naître, dans la mesure où il n’y avait pas de phénomènes de discrimination culturelle ou linguistique dont ils furent victimes : au contraire, leur langue, le français, était la langue prédominante du pays.

Mais en conquérant l’égalité linguistique en 1932, les Flamands avaient, du même fait, créé les conditions pour assurer leur prédominance numérique dans la vie politique. L’évolution démographique favorise, en effet, la Flandre. Le suffrage universel doit, tôt ou tard, refléter cette supériorité du nombre. Pendant trente ans, l’élément modérateur fut celui de Bruxelles, vaste zone théoriquement bilingue, en réalité de plus en plus unilingue française, qui à la fois par son expansion géographique en pays flamand et par un phénomène d’assimilation progressive d’immigrés venus de Flandre, rétablissait tant bien que mal l’équilibre numérique des deux nationalités. Les efforts du mouvement national ont pourtant tendu à arrêter ce gonflement de la région bruxelloise. Par ailleurs, l’évolution démographique est telle qu’aujourd’hui le nombre d’électeurs flamands dépasse celui des Wallons et des Bruxellois « réunis ». Ainsi naît la crainte du peuple wallon « d’être définitivement minorisé » dans le cadre de l’Etat belge unitaire.

Cette crainte aurait pu ne pas déclencher un mouvement de masse, si elle n’avait coïncidé à la fois avec un début de déclin économique et avec les conséquences sociales et politiques de la grande grève générale de 1960-1961. C’est dans ce contexte d’ensemble que le mouvement national wallon fait brusquement irruption sur la scène politique belge au début de 1961.

La crise de structure de l’économie belge.

Ce début de déclin de l’économie wallonne n’est compréhensible qu’en tant que manifestation de la crise de structure de toute l’économie belge. Nous avons vu comment cette économie avait acquis, dès avant la première guerre mondiale, la physionomie qu’elle a conservée jusqu’à ce jour : une spécialisation dans la fabrication de produits d’exportation semi-finis. Cette spécialisation a été en partie le résultat de l’activité d’une série de grands capitaines d’industrie qui furent en même temps de « grands inventeurs et de grands innovateurs » : Evence Coppée, constructeur du premier four à coke ; Ernest Solvay, inventeur du procédé de fabrication de la soude à l’ammoniaque ; Empain, créateur du métro de Paris et autres.

Dès la première guerre mondiale, cette sève s’est tarie. Les groupes financiers qui contrôlent l’économie substituent de plus en plus une activité « gestionnaire et conservatrice » à l’ancienne aventure de l’innovation. Leur « goût du risque » décline proportionnellement à la croissance des capitaux qu’ils gèrent. La concentration des capitaux liquides réalisée par les banques qu’ils contrôlent condamne les entrepreneurs privés à l’autofinancement et ne leur permet l’accès au marché des capitaux qu’au risque d’être accaparés par les grands holdings. Par ces deux effets conservateurs de leur puissance les groupes financiers portent donc la principale responsabilité du « retard dans le développement des industries nouvelles » (machines-outils, électronique, biens de consommation durables, produits pharmaceutiques, pétrochimie, fibres synthétiques, etc.), qui caractérise aujourd’hui l’économie belge.

L’ampleur de ce retard est considérable. Alors qu’avant la guerre la Belgique était un pays beaucoup plus industrialisé que les Pays-Bas ou que l’Italie, les exportations de machines et de matériel de transport de l’Union Economique belgo-luxembourgeoise ne s’élèvent actuellement qu’à 60% des mêmes exportations néerlandaises et qu’à 45% des mêmes exportations italiennes. Les exportations de l’Allemagne fédérale pour ces produits sont dix fois plus élevées que les exportations belges, alors qu’au total les exportations allemandes ne dépassent que trois fois les exportations belges. Même phénomène en ce qui concerne les produits chimiques : les exportations belges de produits pharmaceutiques ne s’élèvent qu’à 80% des exportations néerlandaises et italiennes, et qu’à 22% des exportations françaises.

Or ce sont les secteurs industriels « nouveaux » qui contribuent de manière majeure à l’expansion économique que l’Europe capitaliste a connue au cours des dix dernières années. Le retard de développement des « industries nouvelles » se traduit donc par une expansion économique beaucoup plus lente que dans les autres pays membres du Marché Commun.

Indices de production industrielle (1953 = 100)
1954 1955 1956 1957 1958 1959 1960 1961 1962
Allemagne occid. 113 131 142 149 154 166 186 199 208
Italie 109 120 129 140 144 161 186 209 229
France 110 120 133 145 151 157 172 184 195
Pays-Bas 113 121 127 130 130 145 165 169 174
Belgique 105 117 124 124 115 119 128 135 141

Comparé à la situation d’avant-guerre, ce retard de l’expansion économique belge n’est pas moins prononcé. Sur la base de 1938 == 100, l’indice de la production industrielle se situe en 1962 à 369 en Italie, à 283 aux Pays-Bas, à 263 en France, à 258 en Allemagne occidentale et à 196 en Belgique.

Ce retard du développement des branches industrielles nouvelles en Belgique coïncide cependant avec une industrialisation de plus en plus poussée des anciens débouchés belges sur le marché mondial. Il en résulte une position de plus en plus marginale de la Belgique sur le marché mondial, un détournement de plus en plus accentué des exportations belges vers des pays hautement industrialisés, qui n’achètent les produits belges que dans la mesure où leurs propres capacités de production sont déjà pleinement utilisées. Ce n’est donc pas l’effet du hasard que la Belgique fut le seul pays de la Communauté Economique Européenne à être frappé par la récession de 1958.

Pendant les premières années d’après-guerre, ces faiblesses structurelles de l’économie belge n’étaient pas immédiatement visibles. La bourgeoisie belge put même se permettre le luxe de transformer la Belgique d’un pays de salaires (relativement) bas en un pays de salaires (relativement) élevés, et éviter ainsi une crise sociale majeure comme celle qui frappa la France et l’Italie pendant la même période. Ce fut possible grâce à un concours de circonstances particulièrement favorables. L’industrie belge fut moins détruite que celle de tous les autres pays belligérants d’Europe, permettant ainsi une reconstruction rapide et une conquête d’importants débouchés sur le marché mondial. Le port d’Anvers fut le seul grand port de la mer du Nord tombé intact entre les mains des alliés, devint ainsi le centre d’approvisionnement d’abord des armées et puis de l’économie en Europe occidentale et gagna les dollars nécessaires, pour permettre une libération immédiate des importations. L’uranium, dont le Congo belge conserva le monopole pendant l’immédiat après-guerre, contribua, avec le port d’Anvers, à supprimer tout problème de balance des paiements pour la Belgique. Enfin, alors que les empires coloniaux britanniques, français et néerlandais furent durement ébranlés ou même s’effondrèrent, l’empire colonial belge connut sa période d’essor suprême pendant la période 1945-1955, les profits provenant du Congo atteignant un tiers des profits de l’ensemble des sociétés belges par actions.

Mais la fin de la période de reconstruction dans le reste de l’Europe occidentale, et surtout le grand « boom » commencé en 1953 supprimèrent rapidement ces conditions, qui avaient permis l’apparition d’un « miracle belge » bien avant qu’on n’eût parlé du « miracle allemand » ou du « miracle italien ». A partir de 1958, le destin frappa à la porte du capitalisme belge. Celui-ci ne pouvait conserver à la longue ses structures surannées sans risquer d’aller au-devant d’une crise économique et sociale d’une ampleur exceptionnelle. Cette crise prenait une forme précise sur le plan économique : l’affaiblissement, l’un après l’autre, des « vieux secteurs industriels » qui, ayant perdu leurs débouchés étrangers, se voyaient même disputer d’une manière croissante leur marché intérieur par la concurrence internationale de plus en plus accentuée.

Un premier exemple de pareil affaiblissement s’était déjà produit au début des années 50 dans l’« industrie du matériel roulant » (locomotives et wagons de chemins de fer, tramways, etc.), vénérable branche de la métallurgie belge qui avait jadis équipé l’industrie ferroviaire de très nombreux pays étrangers. En l’espace de dix ans, cette industrie, essentiellement localisée dans la région de La Louvière (Hainaut), avait presque complètement disparu. A partir de 1958, ce fut l’industrie charbonnière wallonne qui subit le même sort.

Ayant perdu presque tous ses débouchés étrangers, cette industrie ne pouvait plus se défendre contre le charbon, meilleur marché, de la Ruhr, de Grande-Bretagne et surtout des Etats-Unis qui, après la chute des frets maritimes, arriva à Anvers meilleur marché que le charbon belge. En l’espace de quelques années, des dizaines de puits furent fermés, la production charbonnière fut réduite de près d’un tiers (de 30 à 21 millions de tonnes par an), la production charbonnière wallonne réduite de moitié.

Or, le charbon avait été, avec l’acier, « intégré » dans un marché commun à partir de 1953. L’expérience de la C.E.C.A. est donc, en quelque sorte, une répétition générale de l’expérience du Marché Commun. Pour l’économie belge, cette expérience se solde par un bilan d’abord nettement favorable, puis par l’apparition de signes de plus en plus dangereux.

La C.E.C.A., d’abord (pour la sidérurgie), le Marché Commun ensuite, ont incontestablement fourni à la Belgique d’importants « marchés de remplacement » se substituant aux marchés perdus en Europe orientale, dans les pays d’outre-mer ou au Congo. Ils ont donc prolongé la période de transition pendant laquelle l’économie belge aurait pu moderniser ses structures. La Belgique est le seul pays du Marché Commun qui envoie aujourd’hui plus de 50% de ses exportations vers les pays partenaires de la C.E.E. Les exportations belges de produits sidérurgiques vers les pays de la C.E.E. ne s’élevaient en 1958 qu’à 30% du total ; elles ont, aujourd’hui, également atteint 50%.

Mais le Marché Commun ne peut fournir à l’industrie belge un débouché de remplacement « durable » que dans la mesure où elle y perd sa position « marginale » ; sinon, elle risque d’être soumise à des fluctuations conjoncturelles de plus en plus graves, subissant, en les amplifiant, toute récession modérée chez ses voisins, et ne connaissant le plein emploi qu’« après » que celui-ci se soit réalisé dans le reste du Marché Commun.

L’ambiguïté des réformes de structure

Pour subsister, l’économie belge doit donc, en tout cas, traverser une période de réadaptation et de modernisation accélérées. Aujourd’hui, la classe bourgeoise le comprend aussi bien que le mouvement ouvrier, chacun des antagonistes voulant évidemment réaliser cette modernisation sans en supporter lui-même l’essentiel des frais. Il n’en fut cependant pas toujours ainsi. Fort longtemps, la bourgeoisie a nié la nécessité d’une telle reconversion. Et c’est le mouvement ouvrier, et lui seul, qui avait d’abord dévoilé les déficiences structurelles de l’économie belge, et mis à l’ordre du jour la « réalisation de réformes de structure » afin de surmonter ces déficiences.

La guerre, l’occupation nazie, la résistance, la brève poussée de radicalisation de l’immédiat après-guerre (moins forte qu’en France ou qu’en Italie, mais plus forte que dans les autres pays d’Europe occidentale) avaient provoqué d’importantes modifications structurelles dans le mouvement ouvrier belge. Avant, la deuxième guerre mondiale, le parti socialiste et les syndicats vivaient sous le régime de l’unité organique à l’anglaise ; les dirigeants socialistes avaient réussi à imposer, du même fait, aux syndicats, la règle qu’aucun de leurs dirigeants ne pouvait adhérer à un autre parti que le parti socialiste. Les dirigeants syndicalistes socialistes se situèrent à l’extrême-droite du mouvement ouvrier socialiste.

Pendant la guerre, ces dirigeants perdirent le contrôle des syndicats. Un mouvement syndical fortement diversifié et radicalisé surgit de la résistance. Les communistes conquirent d’importantes positions, notamment parmi les mineurs et dans les services publics, qu’ils reperdirent en grande partie (mais pas complètement) par la suite ; la direction des syndicats des services publics évolua progressivement vers la gauche, se situant à la gauche ou au centre-gauche du Parti socialiste. Et des forces syndicales de gauche conquirent la direction du syndicat des métallurgistes dans la plupart des régions wallonnes, avant tout à Liège.

La reconstitution d’une unité syndicale par la création de la F.G.T.B. devint, de ce fait, incompatible avec le maintien d’une unité organique entre les syndicats et le parti socialiste. L’indépendance syndicale fut reconnue, et la F.G.T.B. fut liée par un pacte d’unité d’action mais plus d’une unité organique aux autres formes du mouvement ouvrier socialiste : le pacte de l’ « Action Commune ». Du coup, la F.G.T.B. se plaça, dans son ensemble, légèrement à gauche et non plus à droite de la direction socialiste, et l’aile gauche de la F.G.T.B. devint l’aile marchante de tout le mouvement ouvrier belge.

Cette aile gauche subit l’empreinte de la forte personnalité d’André Renard. Le dirigeant dynamique des métallurgistes de Liège avait conservé de sa jeunesse de fortes sympathies anarcho-syndicalistes, et il n’avait pas grande confiance dans le jeu réformiste classique au Parlement et dans les négociations salariales avec le patronat. Incarnant la combativité de l’ayant-garde de la classe ouvrière wallonne, il sut forger, à Liège, un instrument syndical d’une puissance remarquable. A quatre reprises, en 1946, en 1948, en 1950 et en 1957, les grèves qu’il déclencha à Liège permirent d’arracher d’importantes concessions à la bourgeoisie et à des gouvernements divers, y compris des gouvernements à participation socialiste.

Renard avait compris fort tôt l’impasse d’une politique syndicale qui se contente de lutter avec le patronat pour une meilleure répartition du revenu national. Il réclama une politique syndicale plus dynamique, plus radicale, qui mettrait le régime capitaliste lui-même en question. C’est ainsi qu’il présenta à deux reprises, en octobre 1954 et en octobre 1956, des rapports économiques à des congrès extraordinaires de la F.G.T.B., qui effectuèrent une analyse pénétrante des déficiences structurelles de l’économie belge. Ces analyses débouchèrent sur le « programme des réformes de structure », impliquant notamment : la planification économique ; la nationalisation du secteur de l’énergie ; la suppression du contrôle que les holdings exercent sur l’économie belge ; l’établissement d’un service national de santé.

Ce programme apparut comme une « véritable solution de rechange » non seulement par rapport à l’aveugle complaisance des milieux capitalistes dirigeants qui, à l’occasion de l’Exposition Universelle de Bruxelles de 1958, vantèrent la prospérité de l’économie belge, la veille imminente du premier éboulement, mais encore par rapport à la politique suivie par la direction socialiste sous l’influence du président du P.S.B., Max Buset. Buset avait assigné au P.S.B. une stratégie axée sur le refoulement de l’influence des écoles catholiques sur la jeunesse flamande. Il préconisa, à cette fin, une alliance à long terme entre le parti socialiste et le parti libéral. Il était prêt à payer le prix nécessaire à une telle alliance : abandonner la conduite de l’économie aux ministres libéraux, c’est-à-dire se contenter d’une politique économique libérale ou néo-libérale classique. Pareille stratégie ne pouvait qu’aboutir à un échec : elle risquait de placer les syndicats chrétiens à gauche des syndicats socialistes dans la lutte revendicative immédiate, d’élargir le fossé entre travailleurs socialistes et travailleurs chrétiens, et du même fait de renforcer la prédominance des syndicats chrétiens sur la classe ouvrière flamande.

Au lendemain des élections de 1958, qui se soldèrent par un recul socialiste, la gauche socialiste déclencha une violente offensive pour que le P.S.B. s’aligne sur le programme des réformes de structure de la F.G.T.B. Cette offensive fut couronnée de succès dès le Congrès socialiste de décembre 1958 ; et en 1959 un congrès socialiste extraordinaire adopta formellement un programme d’action presque identique à celui de la F.G.T.B.

L’adoption générale de ce programme n’exprima cependant point l’adoption par la majorité du mouvement socialiste belge - et surtout pas par sa direction ! - d’une orientation vers la « suppression de la mainmise du grand capital sur l’essentiel de l’industrie et de l’économie belges » ; elle n’eut cette signification que pour l’avant-garde de la classe ouvrière, essentiellement réduite à la tendance Renard au sein de la F.G.T.B. et à la gauche socialiste ( les communistes belges n’acceptèrent qu’avec grand retard le programme des réformes de structure, auquel il opposèrent d’abord un programme exclusivement axé sur la « lutte pour la paix » et les revendications immédiates. Et quand ils l’adoptèrent, ils lui donnèrent un contenu beaucoup plus modéré et beaucoup plus néo-capitaliste que la gauche socialiste). Elle exprima plutôt une inquiétude générale sur le sort qui attendait la classe ouvrière en cas de graves secousses économiques résultant des déficiences structurelles. Subsidiairement, elle exprima l’inquiétude de l’appareil du Parti devant les conséquences électorales désastreuses pour le P.S.B. d’une baisse du niveau de vie des travailleurs et d’un déclin économique prolongé dans les régions qui étaient traditionnellement les bastions socialistes en Wallonie.

Mais à peine le parti socialiste avait-il réalisé le tournant vers le programme des réformes de structure que le parti social-chrétien commença à soulever, lui aussi, le problème des déficiences structurelles de l’économie belge. Sous le coup de la récession de 1958-59, la bourgeoisie belge prit conscience de ce problème. Certains exposés du premier ministre réactionnaire de l’époque, M. Eyskens - notamment à l’occasion de la grève générale dans le Borinage de février 1959 contre la fermeture des charbonnages - apparurent à d’aucuns comme des échos des Rapports de la F.G.T.B. d’octobre 1954 et d’octobre 1956. Dès cette époque, la nouvelle direction du P.S.B. commença, sur cette base, à s’orienter vers un gouvernement de coalition P.S.B.- P.S.C., et une équipe de jeunes « technocrates » (dont certains avaient collaboré à la rédaction des rapports de la F.G.T.B. et du programme du P.S.B !) prépara la plate-forme de ce futur gouvernement, ensemble avec de jeunes « technocrates » du P. S. C.

C’est dès ce moment que l’ambiguïté des réformes de structure apparut clairement à l’avant-garde du mouvement ouvrier belge. Les déficiences structurelles de l’économie capitaliste belge était un fait devant lequel aucune classe sociale ne pouvait fermer les yeux. Mais les solutions à apporter à ces déficiences n’avaient pas seulement un certain contenu technique ; elles avaient aussi une portée sociale précise. Et cette portée était évidemment diamétralement opposée selon la classe sociale qui inspirait la solution.

La nécessité d’une reconversion industrielle fondamentale implique techniquement la nécessité d’un accroissement des investissements. Mais cet accroissement peut être obtenu d’après la logique capitalise - par une augmentation du taux de profit - ou, au contraire, par une incursion tyrannique dans le domaine de la propriété privée (nationalisations ; ponction fiscale sévère contre les capitalistes ; planification impérative, etc.). L’accroissement des investissements doit aboutir à un développement prioritaire des industries « nouvelles ». Mais ce développement peut résulter soit d’une aide sélective de l’Etat (en dernière analyse : une nationalisation des pertes et des risques au profit du capital privé) soit, au contraire, d’un développement de nouvelles industries étatiques, avec des capitaux enlevés au secteur privé (nationalisation des bénéfices au profit du secteur public). La planification peut être impérative, selon un plan qui fixe des priorités d’après des critères d’intérêt des masses ; elle peut aussi être simplement indicative, et ne représenter dès lors qu’une coordination entre les prévisions des principaux trusts et groupements patronaux.

Bref, des formules techniques apparemment identiques ou analogues peuvent recouvrir soit des réformes néo-capitalistes qui ont pour but d’améliorer le fonctionnement de l’économie capitaliste et de faire payer aux masses les frais de la reconversion, soit des réformes anticapitalistes, qui ont pour but de briser l’emprise des holdings sur l’économie du pays et d’imposer au grand capital les frais d’une rénovation économique et sociale. Dans le premier cas, on se heurtera rapidement aux intérêts immédiats de la classe ouvrière, et une épreuve de force décidera si, oui ou non, die accepte de payer les frais de l’opération. Dans le second cas, on se heurtera rapidement au sabotage de l’appareil d’Etat et à la résistance farouche de la bourgeoisie, et une épreuve de force décidera de la nature du pouvoir, seul un Etat d’une nature nouvelle pouvant aller jusqu’au bout de l’élimination du pouvoir capitaliste sur l’économie et la nation.

La grève générale de 1960-61 et la naissance du Mouvement Populaire Wallon.

La grande grève générale de décembre 1960-janvier 1961 fut précisément pareille épreuve de force. Ou, plus exactement : elle fut, au départ, une lutte de résistance - largement victorieuse - des travailleurs contre la tentative du gouvernement Eyskens de leur imposer, par le truchement de la « loi unique » les frais d’un premier effort d’« assainissement » de l’économie capitaliste belge. Elle fut, dans son déroulement, un premier assaut - largement échoué - des forces ouvrières les plus conscientes pour substituer à la solution néo-capitaliste une véritable solution anticapitaliste de la crise structurelle de l’économie belge.

La « loi unique » comportait deux volets : d’une part, une série de mesures tendant à stimuler les investissements (surtout dans certains secteurs et dans certaines régions), mesures qui signifient, en dernière analyse, des subsides aux entre-preneurs capitalistes (étrangers ou nationaux) ; d’autre part, une série d’économies budgétaires et d’impôts nouveaux tendant à fournir les ressources pour payer ces subsides sans déséquilibrer les finances publiques. Inutile de dire que l’essentiel de ces économies (à la fois suppressions ou réductions de subsides sociaux) devait retomber sur le dos des travailleurs, de même, d’ailleurs, que l’accroissement des impôts, qui prit la forme d’une augmentation des impôts indirects.

Les partis gouvernementaux de l’époque (P.S.C. et libéraux) espérèrent limiter les réactions immédiates contre le projet, du fait que la seule catégorie des travailleurs des services publics subirent une réduction directe de leurs conditions de vie et de travail. Les dirigeants socialistes espérèrent canaliser les réactions contre la « loi unique » dans le seul cadre parlementaire, en vue d’une future victoire électorale. Mais la pression de l’aile gauche syndicale - André Renard présenta au Comité national élargi de la F.G.T.B. une motion demandant la préparation d’une grève générale, et cette motion ne fut rejetée qu’à une infime majorité - et le débrayage spontané des ouvriers de la métallurgie de Liège et de Charleroi, en signe de solidarité avec des ouvriers des services publics qui avaient déclenché leur grève le 20 décembre 1960, déjouèrent tous ces calculs. L’heure de l’épreuve de force avait sonné.

On connaît la suite des événements. Pendant une première semaine, la grève s’étendit de plus en plus dans tout le pays, aboutissant à une grève générale complète dans toute la Wallonie. Mais la direction nationale de la F.G.T.B. tarda à proclamer la grève générale dans tout le pays. Après un moment d’étourdissement, les dirigeants du P.S.C. en profitèrent pour amener la tête de la hiérarchie catholique belge, le Cardinal Van Roey, à adresser un « mandement » à tous les ouvriers chrétiens, leur demandant de ne pas se joindre à la grève. Jusqu’au moment du « mandement », les travailleurs chrétiens avaient rejoint en nombre croissant les rangs des grévistes. Mais les hésitations des dirigeants flamands de la F.G.T.B. avaient donné la chance à la hiérarchie d’intervenir ; et le « mandement » cassa net l’extension de la grève parmi les travailleurs non socialistes en Flandre.

La grève s’étendit encore pendant quelques jours, les dirigeants de la F.G.T.B. proclamant la grève générale à Anvers et à Gand (où elle ne fut d’ailleurs que partielle). Puis le mouvement cessa de s’étendre. Il allait stagner pendant deux semaines, pendant lesquelles les grévistes organisèrent des cortèges monstres, mais pendant lesquelles les dirigeants de la grève refusèrent de passer à une forme d’action plus radicale (notamment à l’organisation d’une « marche sur Bruxelles » réclamée par la gauche socialiste). Cela permit aux forces de répression, mobilisées par le gouvernement, de se concentrer sur les points les plus faibles de la grève en Wallonie, d’y démanteler les piquets par des arrestations massives, d’isoler ainsi les principaux bastions qui tinrent tête jusqu’à la fin du mois de janvier.

Note :

(1) Dans un ouvrage célèbre, consacré à la Belgique, Seebohm Rowntree affirme qu’en 1894 plus de la moitié de la population belge doit avoir recours à, l’assistance publique ou aux Monts-de-Piété.