La crise socialiste et le renouveau du marxisme

Nous publions ici des extraits des chapitres de conclusion de l’un des derniers écrits d’Ernest Mandel, une contribution à un ouvrage collectif intitulé "Marxism in the Postmodern Age" (Thé Guilford Press, 1995). Nous avons choisi ces extraits car ils traduisent bien les convictions raisonnées de Mandel, celles qui l’ont conduit à s’engager dans la lutte pour l’émancipation de l’humanité jusqu’à la dernière minute de sa vie. Ils expriment un trait permanent de sa réflexion : saisir ce qui reste et ce qui change, simultanément, dans le système capitaliste. Son agenda de recherches ne relève pas de l’ éclectisme mais de la compréhension que le capital est un ensemble de déterminations cohérentes, à la fois achevé et ouvert, processuel et dynamique. Il a été publié en français pour la première fois dans le n°1 des "Cahiers Ernest Mandel" de la Fondation Ernest Mandel en septembre 1997.

Depuis l’écroulement des dictatures staliniennes et post-staliniennes en Europe de l’Est et en URSS, d’importants secteurs de la population, dans ces pays comme dans le reste du monde, sont arrivés à la conclusion que le socialisme avait échoué en tant que modèle de société qualitativement supérieur.

La dictature bureaucratique a été identifiée avec le communisme et le socialisme sous l’effet de la campagne d’intoxication parallèle des staliniens et post-staliniens, ainsi que des idéologues bourgeois et pro-occidentaux. Comme les masses ont rejeté résolument cette dictature, elles ont aussi rejeté le communisme, le marxisme et le socialisme, du moins à l’étape présente.

Certes, cette identification est totalement infondée. Staline et la nomenklatura soviétique n’étaient pas des "utopistes" attachés à la construction d’une société sans classes. Ils étaient des partisans cyniques de la "realpolitik", s’ accrochant à la consolidation de leur pouvoir et privilèges matériels. Pour les tenants du matérialisme historique, ces processus se sont développés en fonction de combats entre des forces sociales particulières. Si le stalinisme se proclamait marxiste-léniniste, tout en niant en théorie aussi bien qu’en pratique des pans décisifs des élaborations et des desseins de Marx et Lénine, cela avait une finalité précise.

Le stalinisme surgit en tant que contre-révolution politique (le Thermidor soviétique) dans un pays qui fut bouleversé par une profonde révolution sociale et dans un parti qui s’est consacré complètement au socialisme. Se revendiquer d’une continuité historique, avec ses traditions, rendait plus aisée la consolidation du pouvoir bureaucratique. Mais la crise de crédibilité du socialisme n’est pas prioritairement le résultat de cette continuité revendiquée.

Si des secteurs entiers de la population ont rejeté le "modèle" stalinien et post-stalinien, c’est en premier lieu parce que ce "modèle" s’opposait à leurs intérêts les plus élémentaires. Il ne répondait pas à leurs espérances au plan matériel. Il niait leurs droits humains fondamentaux. Il commit des crimes terribles, il provoqua la mort de millions d’êtres humains, parmi lesquels un million de communistes. Il trahit l’aspiration humaine fondamentale pour la justice et l’égalité. Dès lors, aucune propagande bourgeoise n’était nécessaire pour stimuler leur hostilité face à ce système. Leur expérience quotidienne était suffisante pour faire naître leur opposition

La responsabilité social-démocrate

Il y a une seconde source à la crise mondiale de crédibilité d’un projet socialiste. C’est l’échec historique de la social-démocratie. Il est vrai que ce dernier doit être circonscrit de façon plus précise. Le mouvement ouvrier social-démocrate (en relation, plus tard, avec des partis communistes de masse qui connaissaient un processus de social-démocratisation "de facto") a arraché des concessions importantes à la classe capitaliste, essentiellement durant les périodes de mobilisation et de combats impétueux des masses.

Les plus importants de ces gains furent la réduction du temps de la semaine de travail de 72 heures à une moyenne de 38, le suffrage universel pour tous les hommes et les femmes, et des systèmes différenciés de protection contre divers dangers propres à la condition prolétarienne. L’ensemble de ces réformes a changé de manière importante le monde comparé à ce qu’il était en 1800, 1850 ou 1914. A cet égard, l’on ne peut qu’être fier des réalisations des luttes socialistes, combats dans lesquels les marxistes ont joué un rôle clé.

Mais nulle part l’accumulation de ces réformes a conduit à un changement qualitatif de la société. Nulle part elles ont éliminéés les traits constitutifs de l’ordre (désordre) social. Ce n’est pas une dispute d’ordre sémantique Cela a des implications hautement pratiques. Le fait que ces réformes n’ ont pas transcendé la nature de 1’économie et de la société capitaliste implique qu’elles n’ont pas empêché l’émergence cyclique de crises économiques, l’explosion répétée du chômage et de la pauvreté de masse, les restrictions ou les suppressions périodiques des libertés démocratiques ainsi que des droits de la personne humaine, sans mentionner d’ autres catastrophes. Il en découle que les réformes elles-mêmes sont régulièrement menacées, cela aussi longtemps que la classe bourgeoise dispose du pouvoir lui permettant de les battre en brèche.

Enfin, il en résulte que l’extension de ces réformes est pour le moins corrélée avec un certain niveau de développement économique. Dès lors, elles sont limitées dans une large mesure à un nombre donné de pays. Toutefois, c’est un fait historique que des millions de salariés à travers le monde étaient profondément convaincus que ces conquêtes partielles conduiraient en définitive vers une société nouvelle, juste, vers le socialisme.

Aujourd’hui, à leurs yeux, il est clair qu’il n’en fut pas ainsi. La dimension négative du bilan de la social-démocratie et de la néo-social-démocratie est renforcée par le vaste répertoire des crimes commis par les directions social-démocrates : depuis les guerres coloniales jusqu’ aux offensives vigoureuses d’austérité conduites à l’encontre des conditions de vie des travailleurs, pour citer les exemples les plus importants.

En finir avec l’arrogance des "experts"

Ainsi, les deux principaux projets historiques de réalisation du socialisme ont fait échec aux yeux des masses. Dans la mesure où les socialistes révolutionnaires agissant à la gauche des partis communistes et de la social- démocratie sont encore trop faibles pour représenter une alternative politique, il n’existe dès lors aucun projet crédible pour l’ensemble des salarié(e)s.

Cela ne signifie pas que ces derniers acceptent le capitalisme avec tous ses maux ou qu’ils ne lutteront pas pour défendre leurs intérêts tels qu’ils les conçoivent. Au contraire, certains combats de masse ayant cours aujourd’hui sont plus larges que par le passé. Mais ce sont des luttes sur des thèmes uniques, qui ne s’inscrivent pas dans une orientation visant à constituer une alternative d’ensemble, sociale et politique, au capitalisme. Dès lors, ces mobilisations tendent à être discontinues et fragmentées.

Afin de surpasser cette crise de crédibilité du projet socialiste, il est nécessaire d’éliminer de la pratique et de la théorie socialistes toute forme de substitutionnisme et de revenir ainsi à la contribution essentielle de Marx à la théorie socialiste : à savoir que l’émancipation des masses laborieuses ne peut être que leur oeuvre propre.

Si les staliniens et les post-staliniens ont été responsables de formes les plus extrêmes de substitutionnisme, ils ne sont de loin pas les seuls coupables. Les socio-démocrates, les réformistes de toute nuance, les écologistes fondamentalistes appartiennent, de fait, au même courant. Au nom de toutes sortes de priorités, telles l’efficacité économique, une économie "ouverte", la protection de 1’environnement, l’arrêt de "1’explosion démographique", ils veulent imposer des politiques que les masses ne sont pas prêtes à accepter.

Dès lors, ces politiques ne peuvent êtres appliquées que par des organisations et des institutions qui prétendent se substituer elles-mêmes à l’auto-activité et auto-organisation des salariés en tant que principaux instruments du progrès et de l’émancipation. Ce susbstitutionnisme prend appui sur une arrogance technocratique qui fait que les "experts" et les idéologues savent mieux, pour ne pas dire qu’ils sont infaillibles.

Le substitutionnisme est 1’idéologie de la bureaucratie ouvrière. C’est ce que j’ai essayé de démontrer dans mon livre "Power and money" (1992). Cette approche est étrangère au marxisme et intérêts des salarié(e)s. De plus, elle est, à long terme, fondamentalement inefficace. S’il y a une leçon à tirer de l’écroulement du stalinisme et de la crise de la social-démocratie, on pourrait l’exprimer ainsi : vous ne pouvez rendre les masses heureuses contre leur volonté ; vous ne pouvez les gaver d’un "avenir radieux" ; un jour ou l’autre, elles vous le cracheront au visage.

La réappropriation de la pratique et de la théorie de l’auto-activité et de 1’ auto-organisation des salarié(e)s comme élément moteur de l’émancipation - syndicats, partis, gouvernements, étant des instruments indispensables, mais ils doivent être subordonnés à l’auto-activité et l’auto-organisation du prolétariat (1) - doit aller de concert avec un appui sans faille au combat de masse à l’échelle internationale, sans égard à des "priorités d’ ordre supérieur" telles que l’anti-impérialisme, la protection "de la capacité compétitive de l’économie nationale sur le marché mondial", etc.

Elle doit de même aller de pair avec une défense, entachée d’aucune restriction, des libertés démocratiques et des droits de la personne humaine. Ce n’est pas un des crimes mineurs des staliniens, des maoïstes ou des socio-démocrates d’avoir brisé l’unité première entre le socialisme et la liberté. Cette unité s’exprima symboliquement dans le chant traditionnel du mouvement ouvrier italien, "Bandiera Rossa", lorsque, après l’arrivée de Mussolini au pouvoir, les travailleurs et intellectuels communistes italiens ont ajouté comme phrase finale : "Eviva il comunismo e la liberta".

Aujourd’hui comme demain, le socialisme recouvrera sa crédibilité aux yeux de larges secteurs de la population si 1’expérience leur apprend que les socialistes sont plus radicalement en faveur de la liberté que les bourgeois libéraux, que l’objectif socialiste que nous visons garantira beaucoup plus de liberté que la société bourgeoise.

Un programme de recherches prioritaires

Un millier de livres, de magazines et un nombre incalculable d’articles de presse proclament : "Marx est mort" et "le marxisme est mort". Il n’est point nécessaire d’adhérer à une pensée dialectique pour comprendre que cette campagne prouve exactement l’opposé de ce qu’elle entend établir. On ne voit pas des centaines de médecins se réunir, jour après jour, au cimetière afin de prouver qu’un cercueil donné contient un corps. En réalité, si cet assaut ininterrompu tend à démontrer quelque chose, c’est bien que Marx et le marxisme sont vivants et dérangeants.

Mais le marxisme ne peut rester en vie que s’il ne devient pas un dogme pétrifié, donc seulement s’il est ouvert et créatif. La crise du stalinisme et du post-stalinisme, depuis la révolution hongroise de 1956, a déjà suscité une première floraison d’un marxisme créatif, rompant avec la scolastique stérile, le néopositivisme et le pragmatisme vulgaire.

Aujourd’hui, les portes de l’écluse peuvent à nouveau s’ouvrir. Les marxistes doivent intégrer dans leurs théories fondamentales - qui sont des hypothèses de travail et non des axiomes ou des vérités révélées pour l’éternité - les résultats accumulés des recherches scientifiques courantes. Ils doivent examiner dans quelle mesure ces résultats peuvent être intégrés dans leur ensemble théorique en tenant compte de sa cohérence interne.

Sans prétendre être exhaustif, je voudrais dresser, de façon provisoire, la liste des priorités pour une "pratique théorique"

  1. Expliquer la tendance de fond vers la "globalisation" des développements économiques et sociaux, évidemment en relation avec l’internationalisation des forces productives du capital, et en tirer les conclusions pour ce qui a trait à l’internationalisation croissante de la lutte de classe.
  2. Intégrer dans le combat pour le socialisme et dans notre modèle de socialisme les aspects essentiels de la crise écologique et découvrir les modalités permettant de quantifier les coûts écologiques en combinant ce calcul avec celui des coûts du travail.
  3. Approfondir notre compréhension de la dialectique du travail, du temps libre (loisir), de la formation et formation permanente, en intégrant ces éléments dans une intelligence plus vaste de la hiérarchie des besoins humains. Rien ne peut justifier une vision du monde et de son futur dans laquelle ne serait pas pris en compte, en tant qu’urgences prioritaires, l’exigence de nourrir les affamées, d’assurer un toit aux sans-abri, de soigner les malades, d’éliminer la torture et de lutter contre les principales formes de discrimination, d’inégalité et d’injustice.
  4. Développer une théorie des institutions politiques nécessaires à une émancipation radicale, incluant la démocratie directe et représentative, utilisant à cet effet comme tremplin les écrits de Marx et Engels sur la Commune de Pans, les écrits de Rosa Luxemburg de 1918, ceux de Gramsci dans l’Ordine Nuovo, ceux de Trotsky au cours des années trente, et les dernières contributions de la IVe Internationale.
  5. Accroître notre entendement de l’impact dialectique de la révolution des médias (le culture de l’image comme différente de la culture de l’imprimé) sur la consommation et production culturelles. D’analyser, sous cette angle, la crise de la contre-culture prolétarienne et de ses retombées sur le déclin relatif de la conscient de classe et de dégager ainsi les voies pour contrecarrer cette tendance.
  6. Approfondir notre compréhension des origines de l’oppression des femmes, des moyens de la surmonter, de la dialectique de la crise de la famille nucléaire, et intégrer cet entendement à celui de la crise plus ample des communautés humaines.
  7. Explorer plus avant notre appréhension de la dialectique sociale et individuelle de l’émancipation et de la liberté.

Cet agenda des priorités d’une "pratique théorique" ne peut pas, pour des raisons épistémologiques, être séparé d’un effort pour construire un monde meilleur. Il n’y a finalement aucun autre monde que celui de la pratique pour tester la validité de toute théorie.

Praxis et impératif moral

Cet agenda ne peut, de même, être détaché d’impératifs moraux. Le marxisme possède deux racines qui sont indépendantes l’une de l’autre, malgré toutes leurs interconnexions évidentes. Il possède une base scientifique qui doit répondre aux « lois de la science », et cela ne peut pas être subordonné utilitairement à un quelconque but politique. Il dispose aussi d’un fondement moral, clairement formulé par le jeune Marx et réaffirmé à la fin de sa vie : l’impératif catégorique de s’évertuer à renverser toutes les conditions dans lesquelles les êtres humains sont exploités, opprimés, humiliés et aliénés.

Cet impératif catégorique reste tout aussi valable aujourd’hui qu’il l’était par le passé. En le laissant guider nos actions et notre vie, nous sommes les héritiers d’une noble tradition de plus de trois mille cinq cents ans de rébellion, de révolte et de révolution. Que nos ennemis se répandent en invectives : "Dangereux utopistes !" L’Histoire parle contre eux. Pour l’essentiel, nous avons liquidé l’esclavagisme, le féodalisme, l’Inquisition et la mise à mort des hérétiques sur bûchers. Nous avons pris d’assaut de multiples bastilles. Nous dépasserons aussi le statut du travail salarié.

Mais nous ne vaincrons que si notre propre pratique politique et sociale se trouve en conformité stricte avec nos principes : que si nous refusons d’approuver - y compris en fermant les yeux - toute politique contraire à ces principes, même si cette politique est appliquée au nom du socialisme et du progrès, par des socialistes qui se proclament tels.

Dans ce sens, si nous réussissons à convaincre des secteurs de plus en plus larges de notre volonté réelle et honnête, nous affirmerons une supériorité morale sur toutes les autres forces sociales et politiques qui nous rendra vraiment invincibles.

Note :

  1. Nous utilisons le concept de prolétariat dans le sens marxiste classique : tous ceux qui sont contraints par la contrainte économique de vendre leur force de travail.