La place du 9e Congrès Mondial dans l’histoire de la IVe Internationale
Quatrième Internationale, n°38, 27e année, juillet 1968

L’histoire de l’avant-garde révolutionnaire est intimement liée à l’histoire de la révolution, au flux et au reflux du mouvement révolutionnaire de masse. Certes, l’organisation marxiste révolutionnaire n’est pas un simple reflet de la réalité mouvante de la lutte de classe. Elle représente une sélection de militants qui, tant par leur niveau de conscience que par leur niveau d’activité, sont capables d’être en avance sur le mouvement de masse lorsque celui-ci est engagé dans une phase de déclin.

Cette précisément cette capacité de l’organisation léniniste de maintenir la continuité du programme, même dans des périodes de déclin, qui constitue un des arguments les plus puissants en faveur du parti révolutionnaire d’avant-garde. Elle fait également d’un tel parti – ou même d’un noyau d’un tel parti – un des principaux moteurs de reprise de la lutte même des masses, contrairement à une légende tenacement colportée par les spontanéistes et antiléninistes de tout genre.

Il n’empêche qu’il n’y a jamais eu d’organisation révolutionnaire qui ait pu réussir des percées vers le parti révolutionnaire de masse dans des phases de recul du mouvement révolutionnaire de masse. Sans être le reflet mécanique de ce mouvement, l’organisation d’avant-garde est en définitive déterminée par lui, tant sur le plan objectif que sur le plan subjectif. Dans les phases classiques de recul de la révolution – de 1907 à 1912, en ce qui concerne la révolution russe, de 1927 à 1943 en ce qui concerne la révolution mondiale – le poids des défaites, de la passivité des masses, du découragement des cadres, est plus fort que l’enthousiasme de jeunes, attirés par la justesse du programme révolutionnaire.

Trotsky l’avait bien compris. Il résumait ainsi les causes de la stagnation relative du mouvement trotskyste internationale pendant les dix premières années de son existence (causes qui s’appliquent d’ailleurs également au cinq années suivantes) : « Oui, il faut se poser la question pourquoi nous ne progressons pas en correspondance avec la valeur de nos conceptions… Nous ne progressons pas politiquement. Oui, c’est un fait qui est l’expression d’un déclin général du mouvement ouvrier au cours des quinze dernières années. Voilà la cause la plus générale. Lorsque le mouvement révolutionnaire recule en général, lorsqu’une défaite succède à une autre, quand le fascisme s’étend sur le monde entier, quand le « marxisme » officiel constitue l’organisation de tromperie la plus puissante des ouvriers, etc., il s’ensuit inévitablement que les éléments révolutionnaires doivent travailler contre le courant historique général, même si nos idées, nos explications, sont aussi sages et aussi exactes qu’on pourrait l’exiger.

Mais les masses ne sont pas éduquées par des pronostics, par une conception théorique, mais par une l’expérience générale de leur vie. Voilà l’explication la plus générale – toute la situation est contre nous. Il faut qu’il y ait un tournant dans la réalité des classes, dans les sentiments, dans les préoccupations des masses ; un tournant qui nous donnera la possibilité d’un important succès politique » (« Fighting against the Stram », in Fourth International, May 1941, p.125).

Ces paroles, prononcées en avril 1939, résument parfaitement la situation que notre mouvement a connue pendant toute la période historique qui s’étend jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale : période de recul général de la révolution, même s’il y avait quelques poussées temporaires de la révolution, comme en Espagne et en France au milieu des années 30. Dans quelques pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, après une brève flambée au lendemain de la deuxième guerre mondiale, ce recul – non seulement de la lutte de classe révolutionnaire mais même de la lutte de classe ouvrière tout court – s’est d’ailleurs poursuivi plus longtemps encore, plaçant de ce fait l’avant-garde révolutionnaire dans des conditions d’isolement les plus précaires.

Dans une période historique de recul de la lutte de classe révolutionnaire, la tâche fondamentale consiste à défendre le programme et à former des cadres qui sauvegarderont la continuité du programme, de l’expérience acquise pendant les phases culminantes de la lutte révolutionnaire communiste du passé. C’est à cette tâche que Trotsky et le mouvement trotskyste international se sont attelés fondamentalement depuis leur expulsion de l’Internationale communiste.

Cela ne signifie pas qu’ils en étaient condamnés à n’avoir qu’une activité purement propagandiste. Le rôle joué par les trotskystes américains dans la grève des transports à Minnéapolis en 1934 ; le rôle des trotskystes belges dans l’organisation de la grève des mineurs en 1932 ; le rôle des trotskystes espagnols et européens dans la première poussée des Brigades Internationales en 1936 ; le rôle des trotskystes vietnamiens dans l’organisation de la lutte anti-impérialiste à Saïgon en 1937-38 ; le rôle des trotskystes hollandais dans l’appui au mutins de la flotte des Indes néerlandaises en 1933-34 ; le rôle joué par les trotskystes dans plusieurs pays occupés d’Europe dans la lutte contre l’impérialisme nazi notamment, pour désagréger l’armée nazie ; tous ces faits témoignent d’un effort systématique pour dépasser l’activité purement propagandiste et prendre des initiatives dans la lutte de classe révolutionnaire elle-même.

Mais dans un contexte historique profondément défavorable, ces initiatives ne pouvaient être que l’exception et non la règle. Elles n’avaient qu’une valeur épisodique et ne pouvaient aboutir à une véritable accumulation primitive des cadres. A la longue, la succession des défaites, le recul du mouvement des masses et non les quelques succès isolés, déterminaient la dynamique générale de notre mouvement.

Le premier grand tournant historique se place au cours des années 1940 et est déterminé par la victoire de la révolution yougoslave et celle de la révolution chinoise. A l’échelle mondiale, la succession des défaites a pris fin. Une nouvelle montée de la révolution mondiale commence.

Elle n’est pas universelle ; en Europe capitaliste, les poussées révolutionnaires de l’immédiat après-guerre sont étouffées par la trahison stalinienne et social-démocrates (collaboration ministérielle en France, en Italie, en Belgique ; désarmement des partisans grecs, etc.). Aux Etats-Unis, après une courte flambée de grèves économiques intenses, c’est la loi Taft-Harley, une contre-offensive farouche du Grand capital, le maccarthysme, et le long déclin du mouvement ouvrier. Mais le poids de la révolution chinoise et l’essor de la révolution coloniale qu’elle détermine sont tels qu’à l’échelle mondiale, le système capitaliste est infiniment plus faible en 1950 qu’en 1940 ou en 1930, que les rapports de forces globaux entre les classes se détériorent au dépens du Capital et au profit des forces anticapitalistes (prolétariat industriel international plus paysans pauvres des pays coloniaux et semi-coloniaux).

Cependant, les possibilités du parti révolutionnaire, de l’organisation révolutionnaire ne seront pas une fonction directe des rapports de forces globaux entre les classes. Quatre facteurs les déterminent en dernière analyse dont un seul subit l’influence directe de l’activité des révolutionnaires. Ces quatre facteurs sont le niveau atteint par la crise du système capitaliste international ; le niveau d’activité du prolétariat et des masses laborieuses en général ; le niveau de conscience de classe atteint par ce prolétariat et par ces masses ; et le niveau d’activité, de conscience révolutionnaire et d’autonomie organisationnelle d’une avant-garde assez large des masses. Or, ces quatre facteurs ne découlent pas automatiquement l’un de l’autre.

Saut pour des aveugles, la détérioration de la situation mondiale du point de vue du Capital international, de l’impérialisme, était évidente au début des années 1950. Non seulement le capitalisme avait perdu la possibilité d’exploiter une partie importante de l’Europe, non seulement la victoire de la révolution chinoise venait lui arracher le pays le plus peuplé du monde, non seulement ses anciens empires coloniaux étaient secoués par des mouvements de masse et des insurrections de plus en plus violentes, mais la péninsule coréenne, le tour puissant impérialisme américain, qui semblait avoir réduit à l’état de satellites des pays comme la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne occidentale, le Japon et l’Italie, venait de recevoir une correction exemplaire de la part du peuple chinois, pourtant épuisé par quinze années de guerre ininterrompue. Dien-Bien-Phu, la guerre d’Algérie, la Sierra Maestra sont les échos immédiats de cet échec sanglant de l’impérialisme devant le Yalu.

Mais cette détérioration des rapports de force globaux entre les classes (dans laquelle la reconstruction rapide de l’économie soviétique et ses succès technologiques au cours des années 1950, jouaient un rôle non négligeable) n’impliquait pas automatiquement une montée parallèle de luttes révolutionnaires de masse dans le monde entier. C’est au cours des années 1950 que le développement inégal des trois secteurs de la révolution mondiale devint apparent.

La révolution coloniale était engagée dans une montée ininterrompue qui allait durer près de quinze années. La révolution socialiste dans les pays impérialistes subit un temps d’arrêt qui était d’une même durée. Quant à la révolution politique dans les Etats ouvriers bureaucratiquement déformés et dégénérés, elle connut des hauts et des bas, avec cependant une ligne montante du début des années 1950 jusqu’à la révolution hongroise, et une ligne descendante de 1956 jusqu’au milieu des années 1960.

Encore moins pouvait-on de la détérioration globale des rapports de forces aux dépens de l’impérialisme et de la poussée continue de la révolution coloniale, conclure automatiquement à un essor automatique de la conscience de classe prolétarienne vers le niveau le plus élevé, celui de l’assimilation du marxisme révolutionnaire.

D’abord le prolétariat international et surtout le prolétariat européen qui avait si longtemps constitué l’essentiel de son avant-garde, sortait d’une longue période de défaites. Son niveau de conscience moyen en 1945 était bien plus bas qu’il ne l’était en 1935 ou en 1923.

Ensuite, tandis que le fascisme avait subi une défaite écrasante, et que son élimination en Europe avait stimulé incontestablement une confiance croissante des travailleurs dans leurs propres forces, le stalinisme, lui, était loin d’être éliminé comme élément nocif, déformant ou paralysant la conscience de classe du prolétariat international. C’est au contraire au lendemain de la deuxième guerre mondiale qu’il atteignit le point culminant de son influence.

La victoire militaire de l’URSS, l’assimilation structurelle des pays du « glacis soviétique », la position prédominante conquise dans leurs pays respectifs sur le mouvement ouvrier de partis communistes comme celui de France, d’Italie, du Brésil, de l’Inde et de l’Indonésie, le fait que trois révolutions successives – la révolution yougoslave, chinoise et vietnamienne – étaient dirigées dans les faits par des partis sortant de l’orbite stalinienne, tout cela ne pouvait que renforcer temporairement l’emprise et la force d’attraction du stalinisme sur les larges masses, l’avant-garde révolutionnaire et la jeunesse dans de nombreux pays.

Certes, notre mouvement avait vite compris la dynamique différente de l’extension du mode de production non capitaliste par des interventions militaro-bureaucratiques du Kremlin d’une part, et l’extension internationale de la révolution dirigée par des partis sortis de l’orbite internationale du stalinisme d’autre part. Dans le premier cas, la bureaucratie se trouvait renforcée ; dans le deuxième cas, elle était confrontée avec une force sociale antagoniste au sein même de « son » domaine.

Nous en avions tiré la conclusion que la crise internationale du stalinisme allait être nourrie puissamment par l’extension internationale de la révolution, même quand sa direction était, entre les mains de partis communistes. Et la rupture entre le Kremlin et le PC yougoslave ; la crise sino-soviétique et les répercussions de la guerre du Vietnam ne peuvent que confirmer la justesse de ce diagnostic.

Néanmoins, il y avait quelque chose de profondément déroutant pour une mouvement trotskyste, éduqué à dénoncer avant tout le rôle contre-révolutionnaire des partis staliniens, à se trouver brusquement confronté avec des révolutions – fussent-elles des révolutions déformées – dirigées par des partis communistes.

L’histoire permet aujourd’hui de dresser un bilan. Ce qui s’est passé en Yougoslavie, en Chine et au Vietnam, constitue l’exception et non la règle. Entre la pression des masses révolutionnaires d’une part, et les attaches conservatrices des appareils bureaucratiques avec le Kremlin, d’autre part, (sans parler des liens croissants de ces appareils avec les apanages de la démocratie bourgeoise dans de nombreux pays), la seconde s’est avérée décisive dans la plupart des cas.

Ce n’est que dans des conditions exceptionnelles, que nous avons souvent précisées (1), que le corset bureaucratique éclate, ne fut-ce que partiellement, pour obliger ces partis à sortir de l’orbite stalinienne et à se transformer en partis centristes, capables de diriger un mouvement révolutionnaire de masse.

Finalement, le déplacement du centre de gravité de la révolution mondiale vers les pays coloniaux et semi-coloniaux n’était évidemment pas favorable à l’affirmation de la conscience de classe politique du prolétariat à son niveau le plus élevé. Par la force des choses, le prolétariat de ces pays était d’un poids réduit par rapport à d’autres couches de la population laborieuse (paysans pauvres, semi-prolétariat rural). Son poids dans l’ensemble du processus de la révolution mondiale était de ce fait beaucoup plus restreint que celui qui marqua la montée de 1917-1923, centrée sur l’Europe, ou même de la période de 1935-1938.

En outre, il s’agissait d’un prolétariat dont les traditions marxistes et communistes étaient réduites, dont les cadres avaient été décimés dans la période de réaction précédent cette montée révolutionnaire, et qui, du moins dans un cas – celui de la Chine – était même réduit largement à la passivité par suite des effets combinés de l’occupation japonaise, de la terreur du Kuo Min-Tang et de l’orientation politique adoptée par le PC chinois.

Pour toutes ces raisons, la montée révolutionnaire internationale, à partir de 1949 se caractérise par la prédominance de la demi-conscience, du centrisme. Ce sont des partis centristes qui dirigent la lutte révolutionnaire en Chine et au Vietnam. Ce sont des tendances centristes qui sont nourries par les premiers effets de la montée de la révolution coloniale et des débuts de la crise du stalinisme.

Certes, l’organisation révolutionnaire progresse, surtout géographiquement ; le nombre de pays où le mouvement trotskyste est actif est double de celui dans lesquels il l’était pendant la période de réaction précédente. Mais ces progrès sont encore réduits, purement quantitatifs, ne modifiant nulle part la nature fondamentalement propagandiste de l’activité, sauf au Ceylan et en Bolivie, où il acquiert pendant toute une phase un rôle dirigeant d’importants secteurs du mouvement des masses (à Ceylan, il dirige la grève générale de 1953, en Bolivie, il dirigea des parties du prolétariat minier).

C’est dans ces conditions que la Quatrième Internationale esquissa le tournant vers l’intégration dans le réel mouvement de masse de chaque pays, dont l’entrisme fut une des manifestations (pas la seule). Ce tournant correspondait à la dynamique réelle du mouvement révolutionnaire à cette étape – et notamment des limites étroites dans lesquelles restait enfermée la dialectique avant-garde révolutionnaire/mouvement de masse large – ainsi qu’à la forme prédominante que prirent les progrès de la conscience de classe pendant cette phase.

La tâche des marxistes révolutionnaires était de ne pas assister à ce processus en spectateurs, de ne pas jouer simplement le rôle de critiques distribuant les étiquettes de « traîtres » et de « centristes » aux uns et aux autres, mais d’intervenir pour amener le maximum de militants à rompre avec les bureaucraties réformistes et staliniennes, tant sur le plan de la théorie que sur celui de la pratique et de l’organisation.

Cette signification fondamentale du tournant opéré par le Troisième Congrès Mondial et par le Dixième Plénum du Comité exécutif international ne nous avait pas échappé à l’époque. En juillet 1954, nous avons écrit ce qui suit :

« … les victoires de la révolution yougoslave et de la révolution chinoise représentent une phase initiale de la révolution mondiale, dominée par la spontanéité et l’empirisme des directions… Spontanéité des masses, direction empirique, premier progrès de la conscience vers le marxisme révolutionnaire, voilà ce qui caractérise la première phase de la vague révolutionnaire mondiale.

Ces trois caractéristiques peuvent être réunies en une seule formule ; la première phase de la révolution mondiale, c’est la phase du centrisme. Le terme est imprécis et vague ; il enferme en fait tous les phénomènes de politique ouvrière au-delà du réformisme et du stalinisme traditionnels, et en-deçà du marxisme révolutionnaire. En ce cas, Tito et Mao Tsé-Toung, Bevan et les dirigeants du PS japonais de gauche, les leaders du 17 juin 1953 (en Allemagne de l’Est) et les dirigeants des grèves de Vorkhouta, les premiers dirigeants de courants d’opposition de gauche dans les partis communistes de masses (Marty, Crispin, etc.) trouvent tous leur place dans cet assemblage hétéroclite du centrisme ». (E. Germain : « La révolution mondiale, de sa phase empirique à sa phase consciente », Quatrième Internationale, 12e année, n°6-8 juin-août 1954).

L’expérience a confirmé que cette analyse était correcte. Jusqu’au milieu des années 1960 – à deux exceptions près, à Cuba, et au Japon, le Zengakuren, que nous reprendrons plus loin – tous les phénomènes de différenciation de masse, tous les progrès de la révolution mondiale, ont été dirigés par des tendances centristes, ont pris des formes centristes.

Il faut ajouter que le tournant du Troisième Congrès Mondial était également salutaire pour une raison se rapportant à la composition interne de notre mouvement. La longue période de recul du mouvement ouvrier international et de défaites de la révolution avait marqué notre organisation dans la nature même de ses militants et de ses cadres. Trotsky en était pleinement conscient et s’exprimait ainsi dans la conversation précitée avec un camarade anglais :

« Nous avons des camarades qui venaient à nous… il y a 15 ou 16 ans, quand ils étaient de jeunes garçons. Maintenant, ils sont à l’âge mûr et, pendant toute leur vie consciente, ils n’ont subi que des coups, des défaites et des défaites terribles à l’échelle internationale ; ils sont plus ou moins habitués à cette situation. Ils apprécient grandement la justesse de leurs conceptions, et ils sont capables d’analyser, mais ils n’ont jamais eu la capacité de pénétrer, de travailler avec les masses ; ils n’ont pas acquis cette capacité. Il y a une nécessité impérative à regarder ce que font les masses » (Fourth International, mai 1941, page 126).

Cette capacité d’apprendre à pénétrer dans les masses, à faire un travail de masse dans les conditions historiques précises des années qui suivirent 1948, nous ne pouvions l’acquérir, du moins dans la plupart des pays impérialistes, par un travail indépendant condamné à rester pendant une longue période encore un travail essentiellement propagandiste. Grâce à l’entrisme, l’assimilation de ces capacités nouvelles, que Trotsky considérait déjà comme si importantes en 1939, a été essentiellement acquise par notre mouvement.

La situation a commencé à changer au cours des années 1960, et c’est le Mai français de 1968 qui a révélé le plus nettement ce changement. Nous l’avons tous enregistré avec une certain retard ; le Neuvième Congrès Mondial s’est efforcé de faire assimiler ce changement à l’ensemble du mouvement révolutionnaire international.

Le trait le plus frappant du changement, c’est l’apparition d’une nouvelle avant-garde révolutionnaire à l’échelle universelle, ayant échappé complètement au contrôle des appareils staliniens et réformistes et organisée de manière autonome. Les premiers signes importants de ce phénomène nouveau remontent d’ailleurs assez loin : le « mouvement du 26 juin », qui dirige la guérilla renversant la dictature de Batista indépendamment du PV et de toutes les organisations traditionnelles de la gauche cubaine, les étudiants japonais des Zengakuren qui, indépendamment du PC, dirigent les luttes puissantes de 1960. Cependant, ces cas restaient à l’époque isolés. C’est seulement après 1965 que le phénomène commença à connaître une extension universelle.

Les raisons de ce changement sont multiples et complexes. Nous nous limiterons ici à en signaler quelques unes des plus importantes.

La première tient à la nature même de la période précédente, c’est à dire à l’ensemble du processus historique décrit plus haut. La phase de montée révolutionnaire qui débuta au lendemain de la deuxième guerre mondiale succéda à une période de réaction et de baisse considérable de la conscience de l’avant-garde. La nouvelle phase de la montée de la révolution mondiale, dans la deuxième moitié des années 1960, succède à une phase où, malgré une alternance de victoires et de défaites, aucun phénomène de démoralisation comparable à celui des années 1933-1943 ne pouvait se répandre dans la jeunesse révolutionnaire.

Sortant du cauchemar du nazisme et fortement influencée par le stalinisme, cette jeunesse put, en 1945 et en 1950, continuer à être canalisée par des tendances traditionnelles. Trempée par de nombreuses expériences révolutionnaires de la période précédente : confiante grâce à une série de victoire spectaculaires (Chine, Dien-Bien-Phu, Cuba, deuxième guerre du Vietnam), la jeunesse révolutionnaire commença à se libérer des limites du centrisme, à saisir pleinement la contradiction entre les énormes possibilités révolutionnaires de l’époque d’une part et le misérable opportunisme krouchtchévien et post-krouchtchévien d’autre part (sans parler de celui des réformistes).

Elle commença donc à s’orienter dans une direction révolutionnaire. En l’espace de quelques années, les appareils traditionnels perdirent presque partout le contrôle de la jeunesse étudiante et ouvrière organisée.

Un rôle des plus important doit être ensuite attribué à la crise internationale du stalinisme. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l’appareil stalinien international était au faite de sa puissance. Il ne fascina pas seulement la jeunesse d’avant-garde, politiquement frustre et avide seulement d’action ; il fascina aussi une bonne partie de l’intelligentsia, avide « d’efficacité » et prête à sacrifier la plupart de ses principes sur l’autel d’un « rapprochement » avec la classe ouvrière, identifiée à une soumission inconditionnelle à l’appareil stalinien.

Au cours des années 1950, le monolithisme stalinien reçut des coups mortels dont il ne se releva plus. La rupture avec la Yougoslavie, l’expérience titiste, les révélations du 20e Congrès du PCUS, l’Octobre polonais, la révolution hongroise et son écrasement par les tanks soviétiques, l’impuissance des partis communistes non seulement à diriger mais même à aider efficacement la révolution coloniale, le début de la controverse sino-soviétique, puis la rupture spectaculaire entre les deux gouvernements, la naissance d’un courant castriste indépendant en Amérique latine et d’un courant chinois dans de nombreux pays surtout en Asie – toute cette succession de secousses ne laissa plus rien subsister des « certitudes » faciles d’antan.

Il en résulta une fermentation considérable, surtout (mais pas exclusivement) dans les rangs de la jeunesse. Cette fermentation stimula l’esprit critique, la renaissance d’une recherche marxiste, la reproduction de la littérature jadis excommuniée. Tout cela favorisa grandement l’apparition d’une nouvelle avant-garde révolutionnaire autonome dans de nombreux pays, apparition qui fut par ailleurs accélérée par une longue période de politique droitière des krouchtchéviens et post-krouchtchéviens.

Les phénomènes particuliers à la révolte des étudiants, analysés ailleurs (2), coincidant avec la perte d’emprise des vieux appareils sur la jeunesse d’avant-garde, contribuèrent à donner à celle-ci une base sociale et une force de frappe massive, qui commencèrent à créer une situation qualitativement différente de celle des périodes antérieures.

Finalement, depuis dix-huit mois, un processus objectif de la plus haute importance renforce toutes ces tendances et leur donne des possibilités beaucoup plus larges de s’affirmer. Après avoir trouvé pendant près de deux décennies son centre de gravité dans le secteur de la révolution coloniale, la révolution socialiste internationale se révèle dans les pays impérialistes, la révolution politique monte à nouveau dans plusieurs Etats ouvriers.

Cet élargissement du processus révolutionnaire mondial ne signifie nullement que la révolution coloniale soit en déclin ; au contraire, il l’aide à surmonter un piétinement et un recul découlant de la contre-offensive impérialiste de la période 1962-1967, et lui facilite un nouvel essor.

Mais cette nouvelle phase de la montée de la révolution mondiale est du même fait marquée par un poids beaucoup plus grand du prolétariat industriel, par un niveau de conscience plus élevé que celui de la phase précédente, et par des possibilités d’assimilation beaucoup plus larges du marxisme révolutionnaire par les combattants d’avant-garde qui luttent à la pointe de la révolution.

Certes, si des quatre facteurs déterminant les possibilités d’expansion de l’organisation marxiste-révolutionnaire, trois se trouvent radicalement modifiés dans un sens favorable – une nouvelle détérioration de la situation du capitalisme international, un nouvel essor de la combativité des masses, l’apparition d’une avant-garde largement indépendante des organisations traditionnelles, et capable d’avoir une impact réel sur certains secteurs des masses – la quatrième reste encore largement défavorable.

Le niveau de conscience moyen des larges masses ouvrières reste, du moins dans les pays impérialistes et dans les Etats ouvriers d’Europe, plus bas que dans les périodes révolutionnaires les plus ferventes du passé. Ces masses restent dans une large mesure sous le contrôle des organisations traditionnelles, qu’elles réussissent bien à déborder de temps en temps dans l’action, mais sans vues claires d’une stratégie de rechange et des objectifs révolutionnaires pour lesquels la lutte pourrait être engagée tout de suite.

C’est même là la contradiction principale de la nouvelle phase dans laquelle est entrée la construction du parti révolutionnaire. Celui-ci peut acquérir rapidement une force numérique et un impact social beaucoup plus élevé que dans le passé. Il ne peut pas encore libérer des secteurs clés du prolétariat industriel du contrôle des appareils traditionnels pour les regrouper sous le drapeau de la révolution.

L’évolution en France, depuis un an, est l’expression la plus ramassée de cette contradiction ; nous la retrouvons aussi, avec des variantes diverses, en Italie et au Japon, en Grande-Bretagne et en Argentine, sans parler du cas des Etats-Unis où cette contradiction est aujourd’hui la plus frappante.

Cependant, on ne peut séparer complètement l’évolution de l’avant-garde et celle de la classe. La formation d’une avant-garde autonome favorise la cristallisation d’éléments plus critiques et plus combatifs au sein du prolétariat. Ils y trouvent un écho, notamment pour tout ce qui se rattache à la sensibilité plus grande des travailleurs en ce qui concerne la crise des rapports de production capitalistes eux-mêmes.

L’écho que la campagne pour le contrôle ouvrier commence à trouver dans les entreprises d’un nombre croissant de pays impérialistes indique nettement que le niveau de conscience des masses n’est pas non plus un facteur statique et que la surface, apparemment plus calme et plus conformiste que celle de la jeunesse, peut cacher des transformation moléculaires qui peuvent provoquer de brusques explosions.

Devant les possibilités mais aussi les contradictions de cette nouvelle étape, il fallait déterminer de nouvelles priorités. C’était là la formation essentielle du Neuvième Congrès Mondial. Le choix était simple ; ou bien poursuivre une routine déterminée par la situation au sein des organisations de masse traditionnelles et des manifestations déformées, centristes, de la montée révolutionnaire, caractéristiques de la phase historique précédente de la révolution mondiale ; ou bien, s’orienter carrément vers ce qu’il y a de plus progressif et de plus prometteur dans la nouvelle étape, c’est à dire la nouvelle avant-garde révolutionnaire jeune et chercher, à partir du renforcement rapide que nos organisations peuvent ainsi acquérir, à engager avec plus de chances le combat pour la construction d’un nouvelle direction des luttes ouvrières, au sein même des entreprises et des syndicats.

Le mouvement n’hésita point à choisir le deuxième terme de l’alternative, le seul qui permette d’exploiter à fond les possibilités nouvelles ouvertes par la montée révolutionnaire à l’étape présente.

Ce tournant n’est pas seulement un tournant vers la création d’organisations indépendantes, capables de servir de pôles d’attraction pour les militants de la nouvelle avant-garde qui ne sont plus ni réformistes ni staliniens, et qui cherchent à se regrouper nationalement et internationalement.

Il implique aussi un changement d’accent quant aux formes d’activités principales du mouvement. Dans ce sens, il revêt la même importance que le tournant esquissé par le Troisième Congrès Mondial, mais à une étape plus avancée de construction de l’Internationale.

Au Troisième Congrès Mondial, il s’agissait de rompre avec une activité essentiellement isolée et de s’intégrer dans le mouvement révolutionnaire de masse. Au Neuvième Congrès Mondial, il s’est agi de rompre avec une pratique essentiellement propagandiste, c’est à dire qui est centrée sur la critique des trahisons et des erreurs des directions traditionnelles, même lorsqu’elle est accompagnée d’une large participation à l’action et de passer à une phase où, au sein d’un mouvement de masse plus large, nous sommes capables de prendre des initiatives révolutionnaires et de faire la démonstration pratique qu’une orientation révolutionnaire est possible et payante.

Notre capacité de devenir un pôle d’attraction au sein de la nouvelle avant-garde jeune et d’y conquérir l’hégémonie politique est à ce prix. Car cette avant-garde ne sera jamais conquise par des idées et des programmes seuls. Elle sera conquise par des idées et des programmes incarnés dans des organisations capables d’en démontrer la valeur par les actions qu’elles dirigent.

Le tournant du Neuvième Congrès Mondial n’a pas été proclamé de manière arbitraire. Il résulte de l’expérience du mouvement lui-même, dans sa quasi-totalité. Il représente une exigence ressentie profondément par les cadres et les militants, quel que soit le secteur géographique où ils sont engagés.

Qu’il s’agisse des activités exemplaires que les marxistes révolutionnaires ont pu développer pour organiser un mouvement de masse contre la guerre du Vietnam qui ne reste pas enfermé dans les pièges du pacifisme, qu’il s’agisse de la participation à la révolte étudiante, qu’il s’agisse de l’effort d’orienter plusieurs secteurs de la révolution coloniale sur la voie de la lutte armée, qu’il s’agisse de la nécessité de réorienter l’avant-garde étudiante vers la construction d’organisations révolutionnaires du prolétariat, qu’il s’agisse de la nécessité de faire redémarrer la lutte ouvrière des les pays impérialistes vers des objectifs du programme de transition, avant tout celui du contrôle ouvrier, qu’il s’agisse de la nécessité de cimenter une unité d’action révolutionnaire entre l’avant-garde étudiante et intellectuelle, et l’avant-garde ouvrière, dans les Etats ouvriers bureaucratisés, qu’ils s’agisse de la participation à l’explosion révolutionnaire de Mai 68 en France – partout les marxistes révolutionnaires ont ressenti le besoin de ne plus se contenter de rédiger des revues et des journaux intéressants, de ne plus se limiter à lutter pour des résolutions d’opposition correctes dans les syndicats ou les assemblées d’usines, mais de prendre audacieusement en leurs propres mains la direction de mouvements de plus en plus divers, afin de leur frayer une issue vers des solutions socialistes.

Il y a évidemment un risque dans ce tournant, comme il y a avait un risque dans le tournant de 1951. Ce risque, c’est une sous-estimation de l’emprise réelle que les vieux appareils traditionnels continuent à exercer sur les masses ouvrières, moins d’ailleurs dans les pays semi-coloniaux et les Etats ouvriers bureaucratisés que dans les pays impérialistes.

Cette sous-estimation pourrait provoquer une rigidité dans l’agitation, qui risquerait sous certaines conditions de glisser vers le sectarisme à l’égard des organisations de masse. Malgré le pourrissement de leur direction – qui, dans bien des cas, est infiniment plus avancé que par le passé – ces organisations, surtout syndicales, continuent à exercer une autorité incontestable sur des millions d’ouvriers.

Pour la construction du parti révolutionnaire, c’est une question de vie ou de mort que de ne pas abandonner ce terrain de combat principal qu’est celui des entreprises et des syndicats à la bureaucratie et à ses satellites.

Mais, quelle que soit la flexibilité tactique et organisationnelle qu’il faut conserver, et sur laquelle les cadres nationaux et internationaux devront veiller avec une sensibilité aiguë de tous les tournants brusques de la situation, le saut qualitatif que notre mouvement est en train d’effectuer conserve toute son importance.

La percée du marxisme révolutionnaire vers la création de partis révolutionnaires de masse n’est pas encore possible, ce sera la tâche de la prochaine étape. Mais dès cette étape, la percée est possible vers la construction d’organisations d’avant-garde capables d’initiatives autonomes dans la lutte révolutionnaire.

L’histoire démontrera que ces initiatives pourront exercer une influence non négligeable sur le comportement, l’activité et le niveau de conscience de masses beaucoup plus larges. Dans ce sens, le Neuvième Congrès Mondial est le congrès qui commence la transformation du mouvement trotskyste d’un groupe de propagande en une organisation de combat, déjà capable de diriger efficacement des actions révolutionnaires d’avant-garde.