Le Marché Commun en crise
Publié en français dans la brochure « La récession généralisée », Cahier Rouge n°2, Edition Taupe Rouge, Paris, 1974

Le Marché Commun traverse une fois de plus une crise grave, sans doute la plus grave depuis sa création. Elle se manifeste par l’échec du « flottement commun » des monnaies des neuf pays membres de la CEE, par la décision du gouvernement britannique de renégocier les conditions d’adhésions de la Grande-Bretagne, par la suspension de la liberté d’importer des produits en provenance du Marché Commun en Italie et au Danemark. Elle s’est exprimée de la manière la plus dramatique par l’incapacité dans laquelle se sont trouvés les gouvernements des pays membres du Marché Commun d’élaborer une position commune face à la « crise du pétrole », et de négocier de commun accord avec les pays exportateurs de pétrole.

La nature réelle du Marché Commun

Pour comprendre les origines de cette crise, il faut avant tout saisir la nature réelle du Marché Commun. Il constitue un phénomène transitoire et hybride d’intégration économique internationale entre neuf pays impéralistes (à l’origine, six pays). Ceux-ci ont décidé de tolérer dans leurs frontières une circulation illimitée des marchandises et des capitaux. Mais ils n’ont pas créé un Etat bourgeois commun, ni un gouvernement commun, ni une monnaie commune.

Les institutions dont ils ont doté le Marché Commun sont des institutions pseudo-étatiques, coifées d’une « commission » qui n’a qu’un pouvoir consultatif, sauf dans des domaines strictement limités à la circulation des marchandises et des capitaux. Le véritable pouvoir au sein du Marché Commun reste dans les mains du « conseil des ministres », sans que celui-ci puisse impiser en pratique des décisions à un quelconque gouvernement qui ne désirerait pas les appliquer.

La nature transitoire et hybride du Marché Commun correspond à la nature transitoire et hybride du phénomène économique qu’il est sensé exprimer sur plan politique institutionnel : l’internationalisation progressive de la propriété du grand capital. Nous assistons manifestement, depuis vingt ans, à une interpénétration européenne des capitaux, qui prend graduellement de plus en plus d’ampleur. Des groupes industriels (Dunlop-Pirelli, Agfa-Gevaert) sont nés, dont la propriété n’est plus celle d’une bourgeoisie « nationale », mais se répartit entre des bourgeois de diverses nationalités européennes, sans qu’une quelconque fraction « nationale » y joue un rôle hégémonique.

Mais si cette interpénétration européenne des capitaux est incotestablement en cours, elle est loin d’avoir atteint un point de non-retour. Dans certains cas (Fiat-Citroën dans l’industrie automobile par exemple), elle a échoué. Ce nouveau super-trust européen a été dissous. Dans d’autres cas, elle a pris la forme d’une absorption de firmes par un seul capital « national » hégémonique, par exemple : l’absorption de la firme française de produits pharmaceutiques Roussel-Uclaf par le trust allemand Hoeschter Farben). Dans la plupart des branches industrielles, des trusts monopolistiques « nationaux » continuent à agir par la voie de la coopération internationale entre firmes européennes (électronique, construction électrique, etc.) plutôt que par celle d’une véritable fusion d’intérêts.

L’internationalisation des capitaux au sein du Marché Commun a donc commencé par dépasser le stade des trusts monopolistiques « nationaux ». Les firmes multinationales, américaines, européennes et japonaises, ont acquis une puissance incontestable. Mais l’internationalisation des capitaux n’a pas encore atteint le point où les groupes capitalistes axés sur l’Etat bourgeois « national » ont perdu toute influence et toute capacité de réussir. La lutte entre les groupes qui réclament un Etat bourgeois à l’échelle européenne, et les groupes qui s’accrochent à l’Etat bourgeois national, n’est pas encore décidée. Voilà l’indispensable arrière-fond pour comprendre la crise actuelle du Marché Commun.

Nous avions toujours prédit que les contradictions fondamentales du Marché Commun – institutions supranationale sans véritable pouvoir étatique, à une époque où l’Etat est devenu un instrument indispensable non seulement pour le maintien du pouvoir politique et social du capital, mais encore à sa mise en valeur et à sa reproduction élargie – allaient éclater au moment d’une récession économique généralisée en Europe capitaliste. C’est précisément au moment d’une récession économique sérieuse que l’intervention de l’Etat bourgeois dans la vie économique devient décisive pour sauver le régime.

Le grand capital de chacun des pays membres du Marché Commun est dès lors confronté avec une alternative précise : ou bien créer un véritable super-Etat européen, capable d’une politique anti-crise à l’échelle internationale ; ou bien s’en remettre à une politique anti-crise à l’échelle nationale. Dans les deux cas, le Marché Commun est dépassé.

Dans le premier cas, il est remplacé par un Etat capitaliste fédéral à l’échelle de tous les pays capitalistes prêts à faire ce saut, avec une monnaie commune, un gouvernement, une politique commune des travaux publics et de l’emploi, un budget commun et une fiscalité commune. Dans le second cas, il se désagrège sous les coups d’un retour massif au protectionnisme de la part (ou de la plupart) des Etats bourgeois « nationaux » en Europe occidentale.

Il est évident que des trusts multinationaux européens réclament, en cas de récession économique sérieuse, un super-Etat à l’échelle européenne, pour la simple raison que c’est seulement à cette échelle que leurs intérêts de « lutte contre la récession » peuvent être efficacement servis. Cela s’applique d’ailleurs à des trusts qui se sont déjà institutionnalisés du point de vue de la propriété du capital, comme à ceux qui sont encore contrôlés par la bourgeoisie d’une seule nation, mais dont le rayon d’action dépasse déjà une base « nationale » par trop étroite, même au niveau de la production. Le trust électronique Philips, pour prendre cet exemple, ne pourrait être protégé contre les effets d’une crise économique grave par des mesures prises par le seul gouvernement des Pays-Bas, ou sur le seul territoire de ce pays. Une politique « anti-récession » efficace serait pour lui une politique anti-récession au moins dans les neuf pays du Marché Commun pris dans leur ensemble.

Il est cependant tout aussi évident qu’en l’absence d’un véritable gouvernement, et un véritable pouvoir d’Etat, à l’échelle des neuf pays membres du Marché Commun (ou de la plupart d’entre eux), plus une récession économique est sévère, plus la bourgeoisie de chaque pays séparé se trouve dans l’obligation d’agir contre la récession sur le plan purement national. Le véritable choix avec lequel elle se trouverait confrontée serait, en effet, celui entre l’action « nationale » et l’inaction, c’est à dire pas d’action du tout.

Il est impensable qu’une quelconque bourgeoisie « nationale » assiste passive à l’aggravation d’une récession économique et à la montée du chômage, vu les rapports de forces qui existent aujourd’hui entre le capital et le travail en Europe occidentale. La passivité serait dans ces conditions synonyme d’une gravité sans précédent pour la survie du régime capitaliste. C’est pourquoi notre pronostic a tojours été que le Marché Commun ne résisterait pas à l’épreuve d’une récession économique grave s’il ne réussissait pas sa transcroissance vers la création d’un véritable gouvernement européen à cette occasion.

La crise du Marché Commun est le produit de la récession

Les événements de ces six derniers mois confirment la justesse de cette analyse.

Une récession économique se précise actuellement dans la plupart des pays impéralistes. Elle est sérieuse aux Etats-Unis (chute du PNB de -6% dans l’espace de cinq mois), elle a commencé en Grande-Bretagne, en Italie, au Japon. L’Allemagne occidentale chavire au bord de la récession. La France est le seul des grands pays impéralistes qui n’est pas encore touché.

Le chômage est en augmentation dans tous les pays impéralistes. Il est probable que pendant l’hiver 1974-1975, le précédent « record » d’après-guerre du chômage dans les pays impérialistes, qui est celui de l’hiver 1970 avec dix millions de chômeurs, sera largement dépassé. On s’approchera vraisemblablement de quinze million de chômeurs pour l’ensemble de ces pays.

Dans ces conditions, vu l’absence d’un véritable gouvernement avec pouvoir étatique réel et contraignant à l’échelle du Marché Commun, il était inévitable que la bourgeoisie se replie vers des mesures anti-récession à l’échelle nationale, c’est à dire vers des mesures protectionnistes. C’est ce qui s’est produit de manière spectaculaire en Italie et au Danemark. Les gouvernements de ces pays ont imposé des limitation de fait non seulement aux importations en général, mais encore aux importations provenant des autres pays membres du Marché Commun.

On affirme quelquefois que toute cette crise serait « exceptionnelle ». Elle ne représenterait qu’un « accident de parcours » provoqué par la seule « crise du pétrole » qui aurait entraîné d’importants déficits de la balance des paiements dans plusieurs pays impéralistes européens (surtout en Grande-Bretagne, Italie et France).

L’argumentation est incomplète et spécieuse. En effet, le décifit de la balance des paiements de certains pays de la CEE est presque complètement « compensée » par un surplus non moins spectaculaire de la balance des paiements de l’Allemagne occidentale. Les pays du Benelux jouissent (encore) également d’un surplus non sans importance. La véritable nature de la « crise des balances des paiements » éclate dès lors sous une lumière bien particulière.

Les gouvernements italien, danois, britannique sont obligés de prendre des mesures protectionnistes en fonction du refus des pays à large surplus de mettre en commun, en tout ou en partie, les réserves de change de tous les pays membres du Marché Commun. Une telle « mise en commun » des réserves de change est évidemment impensable sans une monnaie commune, une politique économique, monétaire et fiscale commune, une politique commune de l’emploi, c’est à dire un gouvernement commun et sans un « super-Etat » commun.

Le Grand Capital Ouest-Allemand : des choix douloureux

La nature du dilemme avec lequel le grand capital européen est confronté est particulièrement frappante pour le pays le plus stable et le plus prospère du monde impéraliste aujourd’hui, l’impérialisme ouest-allemand.

De toutes les grandes puissances impéralistes, ce pays connaît le taux d’inflation le plus bas, l’expansion la plus rapide de ses exportations, le surplus de balance des paiements le plus important, le taux de chômage le plus bas (bien qu’en sérieuse augmentation par rapport à la situation des années 1970-1972).

Lorsque Helmut Schmidt a succédé à Willy Brandt comme chancelier social-démocrate, la plupart des observateurs ont mis l’accent sur la vocation « atlantique » du nouveau chef de gouvernement, à l’opposé de l’inclination « européenne » de son prédécesseur. Quelques semaines ont suffi pour qu’à l’occasion de la rencontre Schmidt-Giscard d’Estaing à Paris, ce pronostic apparaisse comme nettement dépassé.

Le grand capital allemand se trouve en effet placé entre deux maux dont il est difficile de déterminer lequel est majeur et lequel est moindre. S’il opte en faveur d’une « relance du Marché Commun », cela veut dire qu’il éponge en fait les déficits des balances des paiements et les résultats de l’inflation accélérée chez trois de ses partenaires majeurs : la France, l’Italie et la Grande-Bretagne. Le salut et la consolidation du Marché Commun est donc au prix de la réalisation du vieux slogan de la bourgeoisie française de l’époque de Poincaré et de Clémenceau ; « Le Boche paiera », même si cette fois-ci, il n’y aucune force militaire ou politique qui puisse appuyer cette revendication.

Si Helmut Schmidt refuse cependant de payer la note comme il l’avait proclamé à la cantonade lors de son investiture comme chancelier, alors les conséquences n’en seront pas moins désastreuses pour Bonn. Les mesures protectionnistes risquent alors de s’étendre de l’Italie et du Danemark à la France, la Grande-Bretagne, voire à d’autres pays encore. L’effet cumulatif de ces mesures, et des mesures de rétorsion qu’elles provoqueraient, porterait un coup décisif au pilier unique de la « prospérité » du capitalisme ouest-allemand : l’essor des exportations (sur le marché intérieur, les ventes à la consommation sont déjà en repli caractérisé).

Les partenaires de la RFA réussiraient donc à coup sûr à « exporter » la récession en Allemagne occidentale, si celle-ci n’exporte pas ses réserves de change vers ses voisins. La récession crée une crise sociale grave ; la pression pour qu’on l’absorbe en ouvrant largement le robinet de l’inflation du crédit deviendrait irrésistible. Mais l’inflation pour résorber la crise, c’est le déficit de la balance des paiements et la disparition des réserves de change. On voit le dilemme.

Le rôle de l’Etat dans la concurrence inter-impérialiste

On a quelquesfois reproché à cette analyse qu’elle faisait des concessions au mirage kautskyste de « l’ultra-impérialisme ». Puisque nous affirmons que plusieurs puissances impéralistes européennes pourraient « fusionner pacifiquement », sans qu’en réalité l’une d’entre elles absorbe par la force les autres, comme l’impérialisme allemand a essayé de la faire pendant la Première et la Seconde guerre mondiale, et les impéralismes français et britannique au lendemain des deux guerres, ne postulerions-nous pas la possibilité d’une transcroissance pacifique des contradictions inter-impérialistes, au lieu de leur exacérbation ? N’est-ce pas là la caractéristique principale de la théorie de Kautsky, contre laquelle Lénine s’acharne à la fin de son ouvrage sur l’impérialisme ?

En réalité, nos adversaires font preuve ici d’un schématisme formaliste et vide de la pensée, qui frôle le sophisme et se situe à mille lieux d’une appréhension dialectique de la réalité objective. Ce que Lénine oppose à Kautsky, c’est la thèse d’une aggravation et non d’une atténuation des contradictions inter-impérialistes prises dans leur ensemble, mais pas l’aggravation des contradictions entre chacune des puissances impéralistes individuelles. Nous croyons que la thèse de Lénine reste absolument correcte et conforme aux événements. Les contradictions inter-impérialistes s’aggravent au lieu de s’atténuer, ce qui s’inscrit en faux, soit dit en passant, non seulement contre la théorie de l’ultra-impérialisme, mais encore contre la théorie du super-impérialisme nord-américain, qui écraserait de son poids tous ses concurrents réduits à l’état de satellites purs et simples.

Lénine n’a jamais avancé la thèse selon laquelle la concurrence inter-impérialiste devrait nécessairement jouer entre un nombre à tout jamais égal de puissances impéralistes. De sa vie même, il assisté à la disparition de deux grandes puissances impéralistes, la Russie tsariste renversée par la révolution d’Octobre, et l’Autriche-Hongrie, démantelée par la défaite de 1918. Affirmer qu’une fusion entre un certain nombre de puissances impérialistes est impossible « vu l’aggravation de la concurrence inter-impérialiste », c’est perdre de vue que cette fusion peut, précisément, être provoquée par cette aggravation même.

Prenons l’exemple récent de la « crise du pétrole ». Elle a provoqué une ruée générale vers les sources non seulement du pétrole et de l’uranium, mais de toutes les matières premières dites rares, de la part de tous les grands trusts du monde. La manière dont les gouvernements des différents pays impéralistes ont manoeuvré et manoeuvrent encore pour faciliter la tâche à « leurs » trusts, confirme une fois de plus de manière admirable la justesse de la théorie de Lénine de l’impérialisme et de l’Etat. Mais il est évident que plus un Etat est politiquement, militairement et financièrement puissant, plus il peut faciliter cet accès de « ses » trusts » aux sources de matières premières. Or, il se fait que si l’Etat ouest-allement est financièrement puissant, et si les Etats français, britannique et italien le sont moyennement, ils sont, pris séparément, faibles politiquement et quasi inexistants militairement. L’Etat japonais, aussi très faible militairement, compense au moins partiellement cette faiblesse par une grande concentration de puissance politique, et une capacité de manoeuvre et de décision rapides qui en découle.

Le résultat ne s’est pas fait attendre. Dans la ruée vers les matières premières rares, d’octobre 1973 à avril 1974, les trusts américains et japonais ont marqué d’importants points aux dépens des trusts européens. Le résultat premier de la « crise du pétrole » a été une modification des rapports de forces compétitifs en faveur des trusts américains et japonais, aux dépens des trusts européens.

On comprend dès lors la portée véritable de la discussion théorique. Le « révisionnisme » n’est pas dans notre camp, mais bien dans celui de ceux qui s’opposent à notre thèse en matière d’interpénétration européenne des capitaux. Car ce qu’ils sous-entendent en réalité, c’est l’incapacité (ou pire encore : l’absence de volonté) des grands trusts européens à défendre leurs intérêts dans la lutte de concurrence inter-impérialiste, à l’aide d’instruments étatiques à la mesure de cette lutte. Et qu’est-ce que cette théorie implique sinon un aligement de ces trusts sur les intérêts américains, c’est à dire la thèse de l’ultra-impérialisme (ou de sa variante « super-impérialiste ») ?

Par contre, ce que nous affirmons, c’est que les contradictions ou conflits inter-impérialistes s’aggravent et s’exacèrbent entre les trusts américains, japonais et européens. C’est pour cette raison qu’il y a tendance à long terme à l’interpénétration européenne des capitaux et à la création d’un super-Etat impérialiste en Europe. Ce sont là des armes indispensables pour les trusts européens pour conserver des chances de succès dans cette lutte de concurrence exacérbée.

En suivant ce raisonnement, nous ne sacrifions nullement au mythe de la « territorialité ». Ce sont ceux qui polémiquent avec nous qui opèrent au contraire avec l’abstraction des « trusts » établis sur le territoire de la France, de la RFA etc », en oubliant qu’entre les trusts américains et les trusts européens, des contradictions d’intérêts irréconciliables se précisent et que l’Etat bourgeois ne peut ni être neutre, ni un « arbitre au dessus de la mêlée » dans ces conflits là.

Ou bien il défend avec tant soit peu d’efficacité les intérêts des trusts européens (c’est à dire Philipps, Siemens, ICI, Hoechst, Bayer, Péchiney, Saint-Gobain, FIAT, Royal-Dutch, BP, Thyssen, Daimler-Benz, etc. ainsi que les capitaux financiers qui les sous-tendent), et alors la question se pose de quel instrument étatique peut être l’arme la plus efficace dans cette concurrence inter-impérialiste aggravée.

Ou bien on conteste que ces groupes, soit désirent, soit sont capables de se doter d’un Etat pour les défendre contre l’impérialisme US (les arguments dans ce sens sont d’ailleurs d’une faiblesse extrême, et ne s’appuyent sur aucune preuve empiriquement démontrable), et alors on en revient, qu’on le veuille ou non, à la thèse de l’ultra-impérialisme kautskyien, ce qui est « commun » entre tous les trusts prenant le pas sur ce qui les oppose.

L’interpénétration européenne des capitaux se poursuit

Pour juger de l’avenir du Marché Commun, il convient donc de se défaire de tout impressionnisme superficiel et de courte vue. Il faut saisir les tendances à long terme, tant sur le plan économique et social que sur le plan politique, ainsi que les contradictions qu’elles contiennent. Pas plus qu’il ne fut juste d’affirmer hier, à la légère, que l’intégration économique de l’Europe capitaliste était devenue « irréversible », il ne faut pencher aujourd’hui hâtivement vers la conclusion inverse que le Marché Commun est en train de se décomposer ou qu’il est déjà décédé.

Malgré l’échec du mariage Fiat-Citroën ; malgré la crise des institutions de la CEE, l’interpénétration européenne des capitaux se poursuit. Devant la passivité des gouvernements bourgeois et le désarroi des institutions « communautaires », le grand capital financier européen, lui, ne cesse d’agir. Et ses actions vont pratiquement toutes dans le sens d’une interpénétration européenne de plus en plus poussée des capitaux.

La « crise de l’énergie » a ainsi fait surgir une nouvelle société financière européenne, à côté des nombreux groupes financiers-bancaires communs créés au cours de la dernière décennie. La Banque de Paris et des Pays-Bas, la Société Générale, la Schweizerische Kreditbank, la Midland Bank, la Amsterdamer-Rotterdam Bank, la Société Générale de Banque (Belgique) ont créé la Finerg, qui a pour but de faciliter le financement de grands projets d’investissements dans le domaine de l’énergie : création de centrales nucléaires ; forages de pétrole dans la Mer du Nord ; recherches de nouvelles sources d’énergie, etc.

Il s’agit d’un projet qui confirme, une fois de plus, la logique économique à long terme qui préside à l’interpénétration européenne des capitaux ; l’impuissance croissante des trusts « nationaux », même les plus forts, à trouver les capitaux et les assises matérielles pour entamer quelques-uns des projets technologiques d’avant-garde, sans la réalisation desquels la course de concurrence avec l’impérialisme US et l’impérialisme japonais sera irrévocablement perdue.

Dans les négociations avec les pays semi-coloniaux, comme dans celles avec les Etats ouvriers bureaucratisés, les grands trusts monopolistiques européens réclament à grands cris un appui gouvernemental « européen » qui soit de taille à leur faire décrocher des morceaux de choix. Si la diplomatie américaine a décroché pour Rockfeller et Cie une rentrée spectaculaire sur le marché egyptien, la diplomatie européenne, quant à elle, a marqué des points incontestables en Union Soviétique, au Maghreb (aciéries et automobiles contre gaz naturel), en Afrique noire et au Brésil.

La cause est donc loin d’être entendue. Plus que jamais, l’avenir du Marché Commun dépende de l’issue d’une bataille entre des forces économiques, sociales et politiques vivantes, c’est à dire de certains rapports de forces, et non d’une quelconque fatalité ou de quelconques « lois d’airin ».

Dans cette empoignade autour d’intérêts réels et matériels, la classe ouvrière et le mouvement ouvrier doivent avant tout conserver leur autonomie politique, et ne s’identifier avec aucun des groupes bourgeois en lice. Ni « l’intérêt national », ni « l’idéal européen » ne sont aujourd’hui autre chose que des masques dont s’affublent des groupes capitalistes divers, cherchant à amener les travailleurs à abandonner une défense résolue de leurs propres intérêts contre ceux du grand capital.

Ceux qui s’opposent à l’interpénétration européenne des capitaux et à la création d’un « super-Etat » européen au nom de la défense de la « souveraineté nationale » d’Etats bourgeois existants, s’identifient avec les intérêts capitalistes conservateurs et rétrogrades qui chercheront inévitablement à sauver la mise (notamment à l’aide d’une politique d’austérité, de déflation et de protectionnisme) en réduisant le pouvoir d’achat et le niveau de vie de la classe ouvrière.

Ceux qui prônent la « riposte européenne » devant le « défi américain » et qui réclament un « Etat européen » pour « damer le pion aux multinationales », opposent en réalité aux visées des multinationales européennes le projet de renforcement des multinationales européennes. La classe ouvrière n’a aucun intérêt à renforcer son propre ennemi de classe, ni de supposer que des super-trusts européens seront plus « libéraux » et plus « réformistes » que les super-trusts « nationaux » ne le sont aujourd’hui.

La crise du Marché Commun exprime, à sa manière, l’incompatibilité croissante entre l’expansion des forces productives et la survie de l’Etat national bourgeois. A cette incompatibilité, nous opposons une seule solution historique : les Etats-Unis Socialistes d’Europe.

Pour aboutir aux Etats-Unis Socialistes d’Europe, il faut préparer la classe ouvrière à saisir chaque affaiblissement décisif de sa propre bourgeoisie, chaque crise pré-révolutionnaire aiguë, en vue de créer une véritable situation révolutionnaire, en vue de lutter pour la prise du pouvoir. La révolution socialiste est encore possible à l’échelle d’un seul pays. Elle n’est même possible, pour le moment, qu’à cette seule échelle, vu le développement inégal des rapports de forces entre les classes, vu aussi la nature encore nationale de l’appareil d’Etat et de l’appareil de répression.

Mais en même temps, l’internationalisation croissante du capital (du « patronat » au sens le plus immédiat du termeà impose aux travailleurs et aux organisations ouvrières européennes une tâche croissante de concertations, d’alliances et d’actions communes à l’échelle européenne, même pour les revendications les plus immédiates comme les négociations salariales. Ainsi se développe petit à petit une lutte de classes internationale à l’image de l’organisation internationale du capital. Les révolutionnaires ne sont pas seulement partie prenante de cette lutte des classes internationale. Ils doivent en être les promoteurs les plus lucides, les plus énergiques et les plus entreprenants, multipliant les initiatives de contacts et de collaboration au niveau des délégués d’usine et des militants syndicaux combatifs, d’entreprises du même trust multinational ou de la même branche d’industrie dans différents pays européens.

La combinaison des deux phénomènes, les crises révolutionnaires éclatant d’abord au niveau national, les luttes ouvrières s’étendant petit à petit à l’échelle internationale, comporte une dynamique d’interaction progressive des révolutionnaires à l’échelle européenne, qui sera d’une qualité supérieure à celle de la période 1917-1920, de la période 1934-1938 ou de la période 1944-1947. C’est ce qui rend le programme des Etats-Unis Socialistes d’Europe non seulement objectivement nécessaire, mais encore pratiquement réalisable et, de manière croissante, crédible aux yeux de l’avant-garde large d’abord, des masses laborieuses dans leur ensemble ensuite