Le mouvement ouvrier devant la crise
Extrait de « La crise 1974-1982. Les faits. Leur interprétation marxiste », 1982, Paris, Flammarion. Ch. XXVII.

Toute crise de surproduction constitue toujours une agression massive du capital contre le travail salarié. En augmentant à la fois le chômage et la peur du chômage, elle tend à faire accepter aux travailleurs les baisses (ou stagnations) des salaires réels, l’accélération des cadences, les pertes d’acquis en matière de conditions de travail et de sécurité sociale, la réduction des protections érigées dans la phase de prospérité contre la pauvreté et l’injustice les plus flagrantes.

Il en fut ainsi lors de chaque crise. Il en va de même depuis 1974-1975. Nous assistons depuis lors à une offensive d’austérité universelle du grand capital contre les salariés. Le résultat probable de cette offensive dépend de l’interaction entre quatre facteurs : les rapports de force objectifs entre classes ; le niveau d’organisation, de combativité et de conscience de classe du prolétariat au moment où se déclenche cette offensive (qui est lui-même fonction de tout ce qui s’est passé au cours des quinze-vingt dernières années dans la lutte des classes et le mouvement ouvrier de chaque pays capitaliste pris isolément, et du monde dans son ensemble) ; les réactions des organisations de masse du mouvement ouvrier, avant tout des syndicats, mais aussi des partis traditionnels de masse ; les rapports de forces au sein du prolétariat entre les appareils bureaucratiques d’une part, et la nouvelle avant-garde ouvrière qui a émergé des luttes des dix dernières années (avec comme élément supplémentaire et à la longue décisif : la force relative d’une nouvelle direction révolutionnaire en voie de formation).

Si l’on veut dresser un bilan sobre de ce qui s’est passé dans les pays impérialistes au cours des 8 dernières années, il faudrait conclure que l’offensive patronal a obtenu quelques succès plus ou moins importants selon le pays, mais qu’elle n’a nulle part atteint son but. La combativité et l’avant-garde ouvrières n’ont pas été brisées. Dans aucun pays impérialiste, une défaite grave (voire décisive) n’a été infligée à la classe ouvrière. Le taux de la plus-value n’a pas été accru dans une proportion tant soit peu conforme à la gravité de la crise capitaliste et aux desseins historiques du capital.

Par ailleurs, la classe ouvrière et le mouvement ouvrier sont restés jusqu’ici, en gros, sur la défensive. Ils n’ont pu nulle part utiliser la crise extrêmement grave du capitalisme pour remettre fondamentalement en cause le régime (sauf au Portugal, pendant l’année 1975). Le chômage, et la peur du chômage ont incontestablement pesé sur l’ampleur de la riposte ouvrière, surtout lorsqu’il a commencé à prendre une ampleur de plus en plus inquiétante et lorsqu’il a commencé à frapper les « gros bataillons » de la classe ouvrière (licenciements massifs chez FIAT, British Lleyland, dans la sidérurgie lorraine et wallonne, etc).

Certes, la possibilité de telles crises révolutionnaires reste entière dans les quatre pays de l’Europe du Sud-Ouest. Elle pourrait même s’étendre à plusieurs pays situés plus au nord. Mais pour le moment, cela ne s’est pas produit. La raison en est claire. Alors que la force objective et le degré d’organisation de la classe ouvrière restent très élevées, alors qu’une nouvelle avant-garde ouvrière qui conteste l’hégémonie des vieux appareils bureaucratiques a effectivement émergé à l’intérieur de nombreuses usines et syndicats à travers l’Europe capitaliste (moins au Japon et en Amérique du Nord, mais ces pays s’engagent dans la même voie, avec quelques années de retard), le rôle de frein et de désorientation des appareils bureaucratiques traditionnels reste énorme, en l’absence d’une force politique suffisamment solide au sein du mouvement ouvrier pour leur faire contrepoids de manière crédible.

Les organisations de masse du mouvement ouvrier européen vécurent dans l’euphorie de la « croissance-permanente-assurant-le-plein-emploi-et-le-progrès-social ». Le choc traumatique de 8 années de chômage massif – croissant ! - les a obligées à en revenir. Mais la bourgeoisie a lancé une colossale campagne de mystification de l’opinion ouvrière pour « expliquer » la crise comme une crise de pénurie et non une crise de surproduction. Cette campagne est destinée à culpabiliser aussi bien les peuples coloniaux que les syndicats et masses laborieuses occidentales, les rendant responsables du chômage massif. Le désarroi théorique et politique des directions des syndicats et des partis ouvriers de masse en Occident devant cette offensive idéologique de la bourgeoisie est total. Presque tous lui font concession sur concession, s’ils ne lui cèdent sur toute la ligne.

Or, si au cours des années 60 – début des années 70 – est apparue toute une génération de militants syndicalistes d’avant-garde dans les entreprises, qui étaient parfaitement capables de réagir contre les atteintes au pouvoir d’achat dans des conditions de plein emploi – même indépendamment des appareils bureaucratiques et, s’il le fallait, en opposition avec eux -, cette avant-garde manque encore d’expérience en ce qui concerne les ripostes contre les fermetures d’entreprises et les licenciements en période de chômage massif. Elle sent d’ailleurs confusément que de telles réactions fragmentées sont d’une efficacité très réduite. Or, des réponses politiques globales à la crise sont indispensables. Mais cette avant-garde n’en rencontre pas possibilité dans les conditions de désarroi théorique et programmatique dans lesquelles se débat la gauche « officielle », et aussi, étant donné les dimensions trop étroites des organisations révolutionnaires, qui n’ont pas encore franchi, aux yeux des masses, le seuil de la crédibilité politique immédiate.

Ce désarroi est encore renforcé par le retour en vogue de conceptions néo-ricardiennes (de l’école de Cambridge) parmi des économistes intégrés au mouvement ouvrier, y compris les partis communistes (surtout le PC italien). Pour les néo-ricardiens, le taux de profit est simplement fonction du niveau des salaires. La composition organique du capital n’intervient pas. Ils expliquent donc la chute du taux de profit par la hausse des salaires. De là à conclure – comme le font les patrons – que des revendications salariales « excéssives » suppriment des emplois et sont responsables du chômage (1), il n’y a qu’un pas que de nombreux économistes associés au mouvement ouvrier, voire de nombreux dirigeants sociaux-démocrates, traversent allègrement.

On le voit : des débats théoriques apparemment académiques acquièrent aujourd’hui une fonction immédiatement sociale, politique et pratique dans la lutte des classes. Seule l’explication marxiste de la chute du taux de profit – fonction de l’accroissement de la composition organique du capital et non la hausse des salaires – permet de répondre à l’offensive idéologique culpabilisante de la bourgeoisie, qui vise évidemment un but pratique : faire accepter aux syndicats des réductions des salaires réels et une « politique des revenus » qui les priverait de la liberté de défendre les intérêts de leurs membres, voire de leur droit de grève sans restrictions (2)

Il y a longtemps que les sociaux-démocrates de droite ont rompu avec le marxisme et véhiculent au sein du mouvement ouvrier les lieux communs classiques de l’idéologie bourgeoise : « Nous sommes tous dans le même bateau. Nous devons défendre ensemble l’entreprise, ou l’économie nationale, ou l’Europe, ou le « monde libre » (selon les circonstances). Dans toute une série de pays d’Europe, ce sont les dirigeants sociaux-démocrates qui se sont fait les avocats et les réalisateurs principaux de la politique d’austérité exigée par la bourgeoise : notamment en Grande-Bretagne, en Allemagne occidentale, au Portugal, en France, en Espagne et au Danemark. Quelques partis « eurocommunistes » leur ont carrément emboîté le pas, les devançant même quelques fois par la « hardiesse » de l’engagement en faveur de l’austérité (3). C’est notamment le cas du PC italien et du PC espagnol. Le PC portugais a adopté une position plus mitigée, couvrant la politique d’austérité en principe et dans les faits, mais se laissant entraîner vers l’opposition à plusieurs mesures concrètes d’austérité sous la pression de sa base ouvrière.

Seul parmi les grands partis ouvriers d’Europe, le PCF se prononce pour le moment résolument contre toute politique d’austérité, au nom d’une orientation anticrise classiquement keynésienne. Il est rejoint en cette position par la plupart des courants de gauche sociaux-démocrates (gauche travailliste en Grande-Bretagne, CERES en France, Fraternidade Operaia au Portugal, gauche renardiste syndicale en Belgique, etc.). Mais jusqu’ici, aucun de ces courants n’ont pas longtemps résisté à approuver dans les faits des mesures d’austérité, dès qu’ils passent de l’opposition à la participation ministérielle. Il est peu probable que le PCF agira différemment maintenant qu’il se trouve au sein du gouvernement Mauroy.

Les arguments au moyen desquels les sociaux-démocrates de droite et les « eurocommunistes » de droite justifient l’option en faveur de la politique d’austérité sont de deux sortes.

Le premier est essentiellement politique. Il revient au sempiternel refrain du « moindre mal » : « Si nous ne gérons pas la crise, elle sera gérée par la réaction et l’austérité sera bien plus dure. D’ailleurs, si nous ne permettons pas au capitalisme de sortir de la crise grâce à l’austérité, le chômage provoquera un retour au pouvoir de l’extrême-droite, voire à la catastrophe absolue ». En d’autres termes : « Souffrez qu’on vous coupe trois doigts, de peur que vous ne perdiez toute la main ! ».

Aucune démonstration, tant soit peu sérieuse, n’étaye cette argumentation défaitiste. Qui donc a prouvé que les travailleurs seraient incapables de s’opposer au blocage et à la réduction des salaires réels, s’ils organisent un combat énergique et unitaire ? Qui a démontré que des gouvernements de droite réussisent automatiquement à briser la résistance du mouvement ouvrier ? A-t-on oublié la lourde défaite que les mineurs britanniques avaient infligés à l’offensive anti-syndicale du gouvernement Health ? Qui donc a prouvé que la réapparition de bandes fascistes impliquent leur victoire inévitable ? A-t-on oublié ce qui s’est passé en juillet 1936 dans les centres prolétariens d’Espagne ? Ce qui s’est passé dans les années 60 en Italie ?

Le deuxième argument est de nature strictement économique, voir d’apparence technique. La droite du mouvement ouvrier affirme que sans compressions des dépenses des consommateurs (donc essentiellement de la masse salariale), aucun accroissement des investissements et donc aucun rétablissement du plein emploi ne serait possible. Pour reprendre la formule démagogique d’Helmuth Schmidt, « les profits d’aujourd’hui sont les emplois de demain ».

Or, il est clair que même d’un point de vue « purement technique » - c’est à dire en se plaçant délibérément dans le seul cadre du mode de production capitaliste – l’argumentation est fallacieuse. Elle part de l’hypothèse simpliste et erronée (4) selon laquelle les ressources de chaque nation se divisent en deux fonds essentiels : le fonds de consommation des ménages (essentiellement des salariés) ; et le fonds des investissements productifs. En réalité, il n’en est rien. Il faut distinguer non pas deux mais trois grandes catégories de dépenses : le fonds de consommation de la classe productive (dans lequel nous incluons les prestations de sécurité sociale, c’est à dire les revenus de tous les membres du prolétariat qui ne sont pas en état de vendre leur force de travail pour des raisons quelconques ; retraites, maladie, invalidité, chômage, grossesse, formation ou recyclage professionnels, etc.) ; le fonds d’investissements productifs ; le fonds de dépenses improductives. Cette dernière catégorie n’inclut pas seulement les dépenses d’administration publique, les dépenses militaires, les frais d’entretien des classes dominantes et de leurs clients et serviteurs, mais encore les frais de distribution et de vente engendrés par l’anarchie du système capitaliste, l’épargne thésaurisée, l’épargne utilisée à des fins spéculatives, etc.

Il apparaît dès lors qu’il est parfaitement possible que le premier fonds soit réduit par suite de mesures d’austérité, sans que le second ne se gonfle. Dans ce cas, « l’épargne forcée » des salariés alimente simplement les dépenses improductives. Il est même possible que malgré la réduction du premiers fonds, le deuxième se réduise simultanément. C’est exactement ce qui s’est produit en 1975. C’est ce qui semble se répéter aujourd’hui dans de nombreux pays impérialistes.

L’identification d’investissements productifs et de création d’emplois est un autre leurre. Un nombre croissant d’investissements sont des investissements de rationalisation qui suppriment davantage d’emplois dans les industries où ils sont appliqués qu’ils n’en créent dans les branches qui fournissent les biens d’équipement.

Au fut et à mesure que le chômage massif devient chronique et s’aggrave, cette forme la plus grossière de l’argumentation en faveur de l’austérité perd sa crédibilité parmi les travailleurs organisés. Leur irritation, voire leur indignation devant l’impuissance des gouvernements « de gauche » comme « de droite » de rétablir le plein emploi, croît de plus en plus. Dès lors, les partisans de la collaboration de classes et de la défense du relèvement des profits capitalistes se replient sur une nouvelle ligne de défense. Le « redressement économique » ne serait possible que grâce à une vigoureuse expansion des exportations et une sérieuse compression des importations (5). Or, la compétitivité de l’industrie nationale sur le marché mondial dépend de la « modération » des augmentations de salaires. Donc, l’austérité est nécessaire pour assurer la « relance par les exportations ».

Là encore, les faits empiriques s’inscrivent en faux contre cette thèse. Il n’y a aucune corrélation entre des taux plus modérés d’accroissement des salaires et des succès d’offensives d’exportation. Cette absence de corrélation est particulièrement frappante si on compare la Grande-Bretagne et l’Italie, d’une part, les USA, le Japon et la RFA d’autre part.

C’est que la compétitivité industrielle dépend essentiellement des coûts unitaires. Ceux-ci sont bien plus déterminés par l’avance technologique, les économies d’échelle, l’abondance relative des capitaux, le choix correct des spécialisations, la cherté du crédit, l’accès à des sources énergétiques ou de matières premières meilleur marché et le poids de l’endettement, que par des fluctuations marginales des taux d’accroissement des salaires. N’oublions d’ailleurs pas que dans l’industrie manufacturière, les frais salariaux ne représentent guère que 25 à 30% des coûts de production, ou quelques fois moins encore.

D’ailleurs, le caractère irréaliste du projet de « relance de la croissance par les exportations », appliquée à tous les pays impérialistes à la fois, saute aux yeux. Alors que le marché mondial ne s’étend que faiblement ou se contracte même, les gains des uns sont nécessairement constitués par les pertes des autres. Si donc les syndicats et partis ouvriers réformistes s’associent aux offensives d’exportation de leurs patrons, ils ne le font pas seulement aux dépens des salaires des travailleurs de leur propre pays, mais encore aux dépens de l’emploi de leurs frères de classe dans d’autres pays. L’appui accordé au protectionnisme et à la « chasse aux immigrés illégaux » par la bureaucratie syndicale américaine n’est qu’un exemple extrême d’une tendance bien plus générale. A la fière devise « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », ces chantres du syndicalisme corporatiste substituent le slogan ô combien sympathique : « Prolétaires de tous les pays, supprimez mutuellement vos emplois et condamnez-vous mutuellement au chômage et aux réductions de salaires » (6).

Le patronat de chaque pays invoque couramment les impératifs de la concurrence internationale pour justifier son opposition contre la seule mesure efficace en vue de résorber immédiatement le chômage : une réduction substantielle de la durée hebdommadaire du travail, sans réduction du salaire hebdommadaire, sans modification de l’organisation du travail, et donc avec embauche obligatoire d’une main-d’oeuvre supplémentaire. Un grand nombre d’organisations syndicales d’Europe occidentale se sont prononcées en faveur de l’introduction de la semaine de 35 heures. Il faut exiger une campagne de lutte immédiate à l’échelle européenne – si possible étendue à l’Amérique du Nord et au Japon – pour les 35 heures, débouchant sur une grève générale européenne en faveur de cet objectif.

Mais comment peut-on de manière crédible lutter pour les 35 heures à l’échelle européenne et s’associer simultanément à la lutte de « son » patronat, pour stimuler « ses » exportations et améliorer « sa » compétitivité (aux dépens de celle du voisin) (7). Assumer la concurrence capitaliste internationale ou pratiquer la solidarité ouvrière et syndicale internationale, ce sont deux lignes d’action qui s’excluent mutuellement.

Parmi ceux qui rejettent la politique d’austérité ont opte généralement en faveur de techniques de relance keynésiennes. Augmenter le pouvoir d’achat des travailleurs, surtout des couches les plus pauvres de la population (qui dépenseront immédiatement tout le revenu supplémentaire), c’est créer un marché supplémentaire de biens de consommation qui remettra la croissance économique sur ses rails (fût-ce une croissance d’un autre type que celle des années 50 et 60, avec davantage de consommations sociale). Le Programme commun en France va dans ce sens, et le PCF y insiste particulièrement (8).

Il est incontestable qu’un accroissement des revenus des petites gens peut avoir un effet « multiplicateur » immédiat et se convertir à brève échéance en une reprise sérieuse dans le secteur des biens de consommation, surtout si ce secteur recèle une importante capacité de production non utilisée. Toute l’expérience des quarante-cinq dernières années l’atteste. Mais cette reprise n’implique aucunement de façon automatique une relance à grande échelle des investissements productifs, ni une résorbtion radicale du chômage (voir l’échec du New Deal rooseveltien). Elle démontre qu’il est impossible d’empêcher des réactions vigoureuses de la bourgeoise, dès que l’accroissement des revenus réels des travailleurs dépasse le seuil où la répartition du revenu national entre salaires et plus-value globale est sérieusement bouleversée. Ces réactions s’appellent : évasion des capitaux, grève des investissements, sabotage économique, complots financiers (et politico-militaro-terroriste) contre les « gouvernements de gauche ».

La conjonction des deux facteurs précités débouche, dans le cadre du maintien du mode de production capitaliste et de l’insertion du pays dans l’économie capitaliste internationale, sur une inflation accélérée, voire galopante, mécanisme « naturel » du régime capitaliste pour enlever aux travailleurs ce qu’ils avaient d’abord conquis.

Certains, dont le théoricien de la gauche travailliste britannique Sturt Holland, admettent l’échec partiel des techniques keynésiennes de manipulation de la demande globale, du moins en ce qui concerne la garantie d’un niveau suffisant d’investissements productifs et de croissance. Ils désirent donc compléter l’emploi de ces techniques par l’expansion du secteur public et par une planification économique qui serait à mi-chemin entre la programmation indicative et la planification impérative, notamment par le recours à des « contrats de programme » et des « contrats de progrès », à conclure entre le secteur public et le secteur privé (9). Ces propositions ne tiennent pas compte de la corrélation entre le volume des investissements privés et le taux de profit d’une part, et entre ce taux de profit et l’expansion des débouchés d’autre part. Elles ne répondent donc pas à la simple question : comment des firmes capitalistes peuvent-elles soit se comporter de manière non capitaliste, soit échapper aux contradictions inhérentes au mode de production capitaliste ?

Elles sont quelques fois liées à des projet de « reconquête du marché intérieur » rendus crédibles par la part croissante que les importations industrielles ont acquises dans des pays moins compétitifs comme la Grande-Bretagne ou la France.

Mais pour combattre de telles pénétrations, résultant d’un manque de compétitivité, il faut manifestement employer des techniques protectionnistes, ce qu’admettent volontiers les partisans britanniques de telles propositions. Dès lors, cela provoquera des mesures de rétorsion qui feraient perdre du côté des exportation ce que l’on gagnerait sur le marché intérieur.

Dès lors, le recours aux techniques keynésiennes de relance ne peut avoir que des effets positifs très limités, surtout limités dans le temps. Après un ou deux ans, les tensions augmenteront considérablement, à tous les niveaux de la vie sociale, économique et politique. L’économie mixte est un mythe. L’économie capitaliste ne peut être relancée et prospérer que conformément à la logique du capital, c’est à dire de la production et du profit. On peut certes sortir de ces tensions en acceptant cette logique ; mais cela implique justement l’austérité. On peut encore en sortir en expropriant la bourgeoisie et en s’engageant dans une autre logique, celle d’une économie axée sur la satisfaction des besoins, ce qui est la logique de la construction du socialisme. Mais se maintenir à mi-chemin des deux solutions, chercher à les combiner dans un alliage d’alchimiste, c’est courir rapidement à la désorganisation totale de l’économie comme au Chili en 1973, et aller à la catastrophe.

Dans la gauche social-démocrate, et chez les eurocommunistes de gauche plus sophistiqués, on s’efforce de tenir compte du bilan négatif des expériences de relance keynésiennes du passé. On associe donc la politique de relance de la consommation à une politique de contrôle des investissements et d’extension du secteur public, devant assurer le rétablissement du plein-emploi (10). Toutes les contradictions du concepts de « l’économie mixte » éclatent à la lumière de ces propositions.

Comment assurer que les investissements du secteur public ne seront pas compétitifs avec la croissance du secteur privé ? Qui obligera les maîtres des trusts à s’incliner devant des décisions gouvernementales en matière d’investissements non seulement contraires à leurs intérêts mais pas même complémentaires ? Comment les empêcher de « déstabiliser » l’économie nationale avec l’aide de leurs frères de classe étrangersn aussi longtemps qu’on accepte les impératifs de « l’économie ouverte » ? Comment empêcher toutes les réactions négatives de la bourgeoise mentionnées plus haut si on nationalise effectivement des monopoles rentables (la socialisation des pertes sert évidemment le grand capital) ? Comment empêcher que l’âpre concurrence qui opposera secteur nationalisé et secteur privé, surtout si le premier s’étend à l’industrie manufacturière, ne provoque des ripostes vigoureuses du capital privé ? Comment empêcher qu’à chaque accroissement des investissements publics ne correspondent dès lors une réduction des investissements privés, voire une évasion massive des capitaux, rendant irréalisable les plans grandioses d’une croissance moyenne de 6% comme ceux proclamés par le PCF ?

Le conflit de classes se transpose, dans ces conditions, également dans le domaine du financement. Comment obliger la bourgeoisie à payer le gros suppléments d’impôts qui devra financer l’expansion du secteur public ? Si elle ne paye pas, le seul recours ne sera-t-il pas l’austérité pour les travailleurs ou l’inflation galopante (ce qui revient d’ailleurs au même) ? D’où tirer les ressources supplémentaires pour relancer à la fois la consommation des masses, les services sociaux, et les investissements publics, si la bourgeoisie refuse de payer par intérêt de classe ? Ne court-on pas rapidement à l’épreuve de force ? Et l’épreuve de force signifie en termes économiques : soit exproprier le capital, soit s’incliner devant lui. Elle signifie en termes politiques : soit conquête du pouvoir par la classe ouvrière, soit retour en force de la bourgeoisie (y compris sous la forme la plus réactionnaire).

Les partisans de ces solutions « de gauche » aggravent d’ailleurs leur cas en n’y ajoutant pas la rupture avec le marché international capitaliste (11). La seule issue qui leur reste est dès lors une combinaison entre un protectionnisme accru, tâtillon et inefficace – parce que provoquant des ripostes inévitables – dans le cadre du marché international, et des tentatives d’amadouer la bourgeoisie « nationale » et internationale. Le PS français exprime de manière particulièrement frappante cette contradiction quand il affirme : « Le moyen le plus puissant et le plus sain pour enrayer la fuite des capitaux est bien sûr de remettre le développement économique sur le bon chemin car la santé économique est le meilleur gage de la solidité monétaire. Or, seule la gauche aujourd’hui est capable de réussir ce redressement économique » (89 réponses aux questions économiques, op. cit. p.105)

Existe-t-il une « santé économique » indépendamment des intérêts de classe ? La bourgeoisie applaudira-t-elle de manière émue à un accroissement de la production accompagnée d’un impôt sur le capital qui la frappe durement ? Se laissera-t-elle séduire par l’augmentation massive du volume des ventes de souliers à ski et de 2CV, même si quelques-unes de ses meilleures usibes se trouvent exproprées et son profit global réduit de moitié ? Son « saint des saints », est-ce l’indice de la production industrielle, l’indice des salaires et celui de l’emploi ? N’est-ce pas plutôt la masse et le taux de profit ? Les économistes du PS croient-ils réellement réaliser le Programme commun tout en augmentant la masse et le taux des profits privés ? Et si ce n’est pas le cas, la bourgeoisie – nationale et internationale – ne jugera-t-elle pas « malsaine » la situation économique et déclenchera-t-elle pas la fuite des capitaux, indépendamment de l’indice de la production ? Une fois de plus, le concept « d’économie mixte » s’avère un mythe dangereux et désorientant. Il risque de devenir un véritable guet-apens pour la classe ouvrière et le mouvement ouvrier.

La crise et la réapparition massive du chômage sont des produits organiques du système capitaliste. On ne peut les surmonter dans le cadre de ce système que par une déterioration brutale des conditions de vie et de travail des travailleurs. Refuser cette déterioration n’est possible qu’en renversant le régime capitaliste et en s’engageant dans la construction d’un système économique qualitativement différent.

Certes, sous peine de division, de démoralisation et de faite certaine, le mouvement ouvrier ne peut se contenter d’opposer à la crise la simple proclamation de la nécessité d’une lutte anticapitaliste d’ensemble. La crise confronte les travailleurs avec des problèmes concrets angoissants : licenciements, pertes d’emploi, fermetures d’entreprises, attaques contre les salaires et la sécurité sociale, accélaration des cadences, attaques contre les droits syndicaux et politiques acquis. Refuser le combat défensif, sur des revendications immédiates, sous prétexte qu’il « n’y a pas d’issue dans le cadre du capitalisme », c’est se condamener soi-même, et condamener toute la classe ouvrière, à l’impuissance.

Ces problèmes seront – sont déjà – d’autant plus angoissants que l’offensive d’austérité du grand capital vise aussi le démantèlement systématique de « l’Etat du bien-être » (Welfare State) mis en place au cours des décennies précédentes. Outre ses effets économiques d’aggravation de la crise, ce démantèlement provoquera surtout une réapparition sur grande échelle de poches de pauvreté dans les pays impérialistes (12).

La classe ouvrière ne suivra d’ailleurs par les dogmatiques qui enfourchent ce cheval de bataille. Elle a déjà démontré qu’elle est prête à se battre âprement pour défendre chaque conquête, chaque poste de travail menacé. Le devoir élémentaire des marxistes révolutionnaires est d’appuyer de toutes leurs forces ce combat, en proposant les formules revendicatives et les formes d’organisation les plus efficaces. Les 35 heures, l’échelle mobile des salaires (sa défense ou sa conquête, selon les conditions de chaque pays), la défense du droit de grève et de la liberté de négociation des salaires, la lutte pour la solidarité avec les secteurs les plus durement touchés – travailleurs immigrés, femmes, jeunes, vieux, chômeurs – sont les principaux impératifs de cette lutte essentiellement défensive.

A l’argument patronal et réformiste selon lequel ces revendications sapent la rentabilité des entreprises et menacent d’aggraver la crise, nous répondrons que placés devant le choix entre la défense et l’intégrité physique et morale de notre classe, et la défense du profit du capital, nous optons résolument pour la défense de notre classe, contre la défense du profit. Si le plein emploi et un niveau de vie décent sont devenus incompatibles avec le capitalisme, les patrons n’ont qu’à s’en aller. Les travailleurs sont bien capables de gérer l’économie sans eux.

A ceux des réformistes (et ultra-gauches) qui nous rétorquent qu’on ne peut pas nier la logique du capitalisme usine par usine, branche industrielle par branche industrielle, région par région, ou pays par pays, mais seulement dans son ensemble, et qu’en attendant le combat d’ensemble contre le capitalisme international – simultanné dans tous les pays, s’entend, pour le remette le plus sûrement aux calendes grecques ! - il faut s’incliner devant la logique du capital, nous répondons qu’il faut un début à tout. Il est parfaitement possible de battre un patron ou un secteur du patronat si la classe ouvrière est unie, résolue et dégage une direction à la hauteur de la tâche. Il n’y a pas de meilleu moyen pour déclencher un combat général que quelques combats partiels pleinement courronnés de succès, qui démontrent en pratique aux travailleurs qu’il est possible de défendre l’emploi, les salaires et les droits acquis.

Mais il est vrai que tout succès dans le combat défensif ne restera qu’un succès fragile et provisoire. Il est vrai qu’à la longue la logique du capital s’imposera, aussi longtemps que nous resterons en régime capitaliste. Cette logique du capital joue particulièrement contre la classe ouvrière dans une période de chômage massif et de dépression économique. C’est pourquoi tout combat défensif doit s’intégrer dans une stratégie anticapitaliste d’ensemble qui cherche à favoriser par tous les moyens une mobilisation de la classe ouvrière pour des revendications transitoires, contre les causes fondamentales du mal qui la frappe. Pareilles revendications transitoires, dans une phase économique dépressive, devraient comporter notamment : l’expropriation de toutes les entreprises qui ferment ou licencient massivement, et leur gestion aux frais de l’Etat et sous contrôle ouvrier ; la nationalisation sans indemnité ni rachat de l’ensemble des institutions de crédit, des industries clefs et de tous les monopoles, « nationaux » ou « multinationaux », et leur gestion sous contrôle ouvrier ; le contrôle ouvrier généralisé sur l’embauche et l’organisation du travail, impliquant le pouvoir de veto contre tout licenciement ; l’élaboration par les organisations ouvrières et populaires, s’appuyant sure un réseau de comités démocratiquement élus et révocables au gré de leurs électeurs, d’un plan de redressement de développement économique axé sur la satisfaction prioritaire des besoins des masses ; le développement d’entreprises publiques à cette fin et l’arrêt de tout subside aux entreprises privées (ou la nationalisation de toutes les entreprises subsidiées) ; la constitution d’un gouvernement des organisations ouvrières en vue d’appliquer toutes ces mesures.

La lutte pour l’ensemble de ces revendications devrait aboutir à la création d’un vaste réseau de comités d’usines, de bureaux et de quartiers pour contrôler l’application du programme et déjouer le sabotage de la bourgeoisie ; à l’armement général du peuple laborieux pour déjouer tout complot militaro-fasciste « national » ou international ; au démantèlement de l’appareil répressif de la bourgeoisie ; à l’établissement de rapports fraternels de collaboration sur pied d’égalité avec les peuples dits du tiers monde et avec les travailleurs et organisations ouvrières du monde entier, avant tout ceux d’Europe.

Ce programme de transition ouvrirait la voie à la construction d’une société socialiste démocratique, auto-gestionnaire et planifiée, fondée sur le pouvoir des conseils ouvriers et avec pluralité des partis politiques, avec maintien, consolidation et extension de toutes les libertés politiques, pour tous les citoyens. Se battre pour pareille solution de rechange au capitalisme engagé dans l’impasse, c’est opposer à la perspective du chômage, de l’austérité et de la répression croissants la seule solution de rechange réelle, efficace et digne d’effort pour les masses laborieuses.

Notes :

  1. Parmi les nombreux porte-parole patronaux, citons notamment le professeur allemand Wolfram Engels : « ... les salaires réels ont augmenté pendant des années plus fortement que la productivité, et cela a produit du chômage » (Wirtchaftwoche, 23 décembre 1977).
  2. John K. Galbraith prône depuis des années une politique des revenus obligatoire, c’est à dire de restriction sévère (sinon la suppression) de la liberté de négociation des salaires et du droit de grève pour échapper au dilemme : chômage massif ou inflation accélérée. Ces positions sont systématiquement défendues dans son dernier ouvrage « Money » (Penguin’s, 1976). La plupart des néo-keynésiens américains plus ou moins modérés lui emboîtent progressivement le pas et on voit se dégager des tendances analogues dans la social-démocratie et parmi les eurocommunistes d’Europe.
  3. Voir notamment Enciro Berlinguer : « Austérita, occasione per transformare l’Italia », Roma, Editori Riuniti, 1977. - Dans une interview sensationnelle, accordée au début 1978 au quotidien Republica, le dirigeant communiste des syndicats, Lama, a encore surenchéri sur ces thèses. Voir également l’article du principal économiste du PSOE espagnol, Miguel Boyer, dans El Socialista du 6 novembre 1977, qui affirme que toute tentative des travailleurs d’augmenter leur part d’un revenu national en baisse accroîtrait automatiquement le chômage.
  4. Il y a un parallèle frappant à établir avec l’axiome stalinien de la priorité absolue à accorder à l’industrie lourde dans le processus de « construction du socialisme », axiome qui est théoriquement fondé sur la même hypothèse rigidement bi-sectorielle
  5. Cf. aussi bien le parti socialiste : 89 Réponses aux questions économiques (Flammarion, Paris 1977), que les économistes du PCF, Boccara, Herzog, Le Pors-Quins ; Changer l’économie (Editions sociales, Paris, 1977).
  6. L’ancien Premier ministre social-démocrate néerlandais Willem Drees Sr. affirme dans une interview accordée au Bulletin économique de l’Université libre d’Amsterdem (mai 1977) : « La masse du chômage est causée par le fait que nous faisons exécuter aux Pays-Bas par des travailleurs étrangers du travail qui pourrait être effectué par des Néerlandais... Il aurait fallu laisser progressivement refluer ces travailleurs étrangers, au fur et à mesure que des travailleurs néerlandais devenaient disponibles... Mais en tous cas, il faudrait strictement éliminer les travailleurs (étrangers) qui sont ici sans permis... »
  7. Le PSUC (région catalane du PC espagnol) vient d’adopter à son 4e congrès (automne 1977) un document sur la politique économique, explicitement axé sur la lutte contre l’inflation et pour le « rétablissement de la compétitivité et la rentabilité des entreprises ».
  8. Cette orientation néo-keynésienne du PCF est en nette contradiction avec l’explication de la clase par la chute du taux de profit, défendue notamment par Paul Boccara, le principal économiste du PCF, dans l’ouvrage collectif La Crise (Editions sociales, Paris, 1975)
  9. Stuart Holland : The Socialist Challenge, Quartet Books, London 1975
  10. L’extension du secteur public est surtout défendue par le PCF, la gauche travailliste et (dans une mesure plus modérée) le PS français. L’idée d’un contrôle public sur les investissements est surtout reprise par la gauche travailliste britannique et la gauche social-démocrate allemande.
  11. Cf. Jacques Attali : « L’acceptation des règles de l’économie mondiale est irréversible » in La Parole et l’Outil, Paris, PUF 1975.
  12. Voir à ce sujet l’étude de l’OCDE : « La crise de l’Etat-protecteur », et une étude parue dans Business Week du 26 octobre 1981 : « State and local governmant trouble ».