Le sens et la portée historiques de la Révolution d’Octobre
La Gauche, numero 39, 1967, p.2

Les ouvriers et marins de Petrograd qui ont réussi l’insurrection d’octobre 1917 ; la majorité des délégués du IIe Congrès des Soviets qui ont décidé de prendre le pouvoir ; les militants et dirigeants du parti bolchevik qui, sous la conduite de Lénine et de Trotsky, ont conçu et réalisé la révolution socialiste victorieuse, ont ouvert une nouvelle époque dans l’histoire humaine : celle de la transition du capitalisme au socialisme. Ils l’ont ouverte pour tout le genre humain, car c’est à l’échelle globale qu’il faut achever l’oeuvre de transformation de la société qui a été commencée il y a un demi-siècle en Russie.

C’est là que réside le mérite historique principal, comme Rosa Luxembourg l’a proclamé dès cette époque : Ils ont osé agir, au moment décisif, là où les partis se réclamant du socialisme avaient jusque-là hésité (à la seule exception des groupes socialistes de Paris, lors de la proclamation de la Commune). C’est leur audace qui a fait sortir la question du renversement du capitalisme du domaine des spéculations théoriques pour l’introduire dans celui de la réalité de l’histoire.

A cette fin, le prolétariat russe, dirigé par le parti bolchevik qui y avait conquis une majorité solide et appuyé par une partie importante de la paysannerie, a pu mettre en pratique un chapitre important de la théorie marxiste : la destruction de l’ancienne machine d’État bourgeois, son remplacement par un État d’un type nouveau, fondé sur des conseils d’ouvriers, de soldats et de paysans pauvres, élus au suffrage universel et exerçant à la fois des fonctions législatives et exécutives.

L’histoire a pleinement confirmé que la théorie marxiste et la pratique bolchevique avalent raison à ce propos. Partout où, depuis octobre 1917, le capitalisme a été renversé avec succès, cela n’a été possible que grâce à 1a destruction de la machine d’État oppressive, avant tout de l’armée et

de la police bourgeoises et de la haute bureaucratie issue des classes dominantes ou liée à elle. Partout où les partis se réclamant du socialisme ont refusé de faire ce saut décisif, le capitalisme a été maintenu et a pu surmonter des moments de grande faiblesse, voire d’effondrement apparent, se consolider par la suite, puis repartir à l’attaque.

Si le capitalisme allemand a pu traverser la bourrasque de l’après-guerre 1918-1923 malgré des soulèvements populaires répétés et deux grèves générales victorieuses, c’est parce que la social-démocratie allemande a délibérément sauvé et conservé en 1918-1919 la Reichswehr et l’État bourgeois.

Même un observateur aussi modéré que Léon Blum l’a clairement admis en 1933 :l’arrivée au pouvoir de Hitler, c’est la punition que l’histoire a infligée à la social-démocratie pour son refus de réaliser la dictature du prolétariat en novembre 1918. Si le capitalisme français a pu survivre à la crise de l’après-guerre 1944-1947, c’est parce que le Parti Communiste Français et la S.F.I.O. ont répété à ce moment la même erreur. Le pouvoir personnel gaulliste et le renforcement du Grand Capital sont le produit de la politique de Maurice Thorez de fin 1944 : une seule armée, une seule police, un seul Etat (ceux de De Gaulle).

Le déut d’une longue serie de révolutions

L’exemple d’octobre 1917 a été suivi depuis lors dans de nombreux pays. Des révolutions socialistes victorieuses ont renversé le règne du Capital en Yougoslavie en 1945, en Chine en 1949, au Nord-Vietnam en 1954, à Cuba en 1959. Ce n’est pas par hasard que ces victoires se sont multipliées dans des pays relativement sous-développés.

Il est logique que l’impérialisme mondial s’effondre d’abord dans ses secteurs les plus faibles. Le sentiment national, qui dans les pays impérialistes est mobilisé contre la révolution sous la forme de chauvinisme aveugle et borné, devient une force révolutionnaire partout où le capital étranger domine la nation, et où les classes dominantes autochtones s’avèrent incapables d’assurer son essor.

La révolution d’octobre a démontré en pratique que grâce à un nouveau mode de production, un pays relativement arriéré peut devenir en l’espace d’un quart de siècle une grande puissance industrielle. La supériorité du socialisme sur le capitalisme s’exprime dorénavant en taux de croissance de l’économie, en tonnes d’acier et de ciment, en nombre de médecins et de lits d’hôpitaux par 10.000 habitants.

L’exemple soviétique devait profondément influencer tous les peuples qui se trouvent confrontés avec des problèmes analogues à ceux auxquels le peuple russe devait faire face en 1917. La victoire de la révolution chinoise et le mouvement universel d’émancipation des peuples dans les pays coloniaux et semi-coloniaux est, du point de vue historique, et sous sa forme actuelle, un produit de la révolution socialiste d’octobre. Sans doute, ce mouvement aurait-il fini par se produire également sans la victoire de la révolution russe. Mais celle-ci l’a accéléré de plusieurs décennies, sinon d’un demi-siècle.

Les bolcheviks n’ont pas pris le pouvoir en Russie avant tout pour accélérer la croissance économique de leur pays ou l’émancipation des peuples du tiers-monde. Internationalistes exemplaires et nourris d’abondance aux sources traditionnelles du marxisme, ils concevaient leur révolution comme un simple prélude à la révolution socialiste mondiale, avant tout en Europe centrale et occidentale. Et ils étaient convaincus, comme Lénine l’écrivait plus d’une fois, que les travailleurs allemands, Italiens, français et britanniques feraient leur révolution et commenceraient la construction de leur société socialiste de manière bien plus efficace et bien plus adéquate que ne pouvait le faire le prolétariat russe, relativement peu nombreux et sous-développé du point de vue de la qualification technique et culturelle.

Cet espoir fut déçu. Non pas qu’il fut utopique du point de vue objectif : à de nombreuses reprises, des situations révolutionnaires se sont produites en Europe occidentale et centrale, à l’occasion desquelles et la gravité de la crise sociale et politique et l’élan impétueux des masses laborieuses rendaient possible la conquête du pouvoir par les travailleurs : en Allemagne en 1918-19, en 1920, en 1923 ; en Italie en 1920, en 1945-46, en 1948 ; en France en 1936, en 1944-46 ; en Espagne en 1936 ; en Grande-Bretagne en 1945, et nous en passons. Ce qui faisait défaut, à tous ces moments, c’était une direction comme celle qui a rendu possible la victoire d’octobre : à la fois suffisamment lucide, suffisamment résolue, et suffisamment influente dans les masses, pour ne pas laisser s’échapper des occasions historiques. Le refus de la social-démocratie à s’engager sur la voie du renversement du capitalisme ; le manque de maturité des jeunes partis communistes, puis leur soumission croissante aux besoins toujours fluctuants et temporaires de la diplomatie soviétique, transformèrent ces occasions de victoire en occasions perdues.

Causes et conséquences du stalinisme

La première révolution socialiste victorieuse se trouva ainsi isolée dans un pays relativement sous-développé. Il en résulta une double tragédie. D’une part, quelle qu’ait été la politique économique et sociale de l’U.R.S.S., le niveau de vie y était, par la force des choses, inférieur à celui des travailleurs d’Occident, et du fait du point de départ plus bas, et du fait de la nécessité Impérieuse de consacrer une partie importante des ressources disponibles aux besoins du développement économique et culturel, aux besoins de l’industrialisation. Ceci ne pouvait pas ne pas avoir des effets négatifs sur l’attitude des travailleurs en occident - surtout lorsque Staline commit l’erreur de baptiser « socialiste », voire « sur la vole du communisme », une économie encore moins développée que celle de l’Occident, et qui reste fort loin d’avoir achevé la construction du socialisme.

D’autre part, dans ces conditions matérielles difficiles, les travailleurs soviétiques exerçaient de moins en moins directement le pouvoir - ce que Marx et Lénine avaient pourtant prescrit dans leurs oeuvres essentielles. L’exercice de ce pouvoir fut de plus en plus accaparé par une bureaucratie privilégiée.

Déjà en 1921, Lénine caractérisa l’État soviétique comme un État ouvrier bureaucratiquement déformé. Cette déformation bureaucratique devint, sous Staline, une véritable dégénérescence. La démocratie soviétique, qui doit impliquer la confrontation d’une multiplicité de vues, de tendances, de partis, et la gestion de l’économie par les travailleurs eux-mêmes, fut de plus en plus étouffée. La démocratie fut même supprimée au sein du parti bolchevik, après la défaite de l’opposition de gauche. Les droits politiques des travailleurs furent réduits à l’extrême. Le gouvernement accumula des erreurs de jugement et de décision, qui coûtèrent au peuple soviétique des sacrifices énormes, facilement évitables. Les principaux dirigeants de la révolution d’octobre, à commencer par Trotsky qui en avait été l’organisateur immédiat, et la majorité du Comité Central léniniste, furent assassinés par Staline. Il y a quelques jours, la presse soviétique dressa le premier bilan officiel de la terreur stalinienne : le nombre des membres du parti bolchevik tués entre : 1934 et 1938 dépasse les 700.000...

Cette évolution rétrograde repoussa évidemment les travailleurs d’Occident. Ils identifièrent - à tort - le socialisme avec la terreur stalinienne. De même qu’il serait profondément erroné de rejeter l’oeuvre de la Révolution française parce qu’elle a abouti à la dictature et aux guerres napoléoniennes, de même il est faux de condamner la révolution d’octobre parce qu’elle a abouti à la dictature de Staline. Dans les deux cas d’ailleurs, la réaction et l’agression étrangères portent une grande responsabilité dans la tournure tragique que prirent ces grandes révolutions. Dans les deux cas, l’oeuvre révolutionnaire subsiste et porte des fruits, longtemps après que les pires excès de tyrannie se trouvent surmontés.

Le redressement de l’Union Soviétique sur la voie de la démocratie socialiste a déjà commencé. Les conditions économiques et internationales nouvelles le favorisent. Les dirigeants bureaucratiques essaient de le canaliser, afin de conserver leur pouvoir et leurs privilèges, mais les travailleurs finiront par prendre de nouveau en main l’exercice direct du pouvoir.

Les problèmes qu’ils auront à résoudre seront multiples et complexes. Mais l’essentiel de ce qu’il nous reste à réaliser chez nous - l’appropriation collective des grands moyens de production - est déjà résolu là-bas. L’essentiel de l’acquis de la révolution d’octobre est resté intact, a survécu aux années les plus sombres, a permis la victoire de l’U.R.S.S. dans la deuxième guerre mondiale, et un étonnant essor du pays depuis lors.

Cet acquis du peuple soviétique est un acquis de toute l’humanité. C’est pourquoi le cinquantième anniversaire de la révolution d’octobre est un jour de fête de tout le genre humain.