Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes
Éditions La Brèche, 1979, Paris

A la mémoire de Georg Jungclas (1902-1975) militant exemplaire et ami très proche qui incarna pendant plus d’un demi-siècle la tradition et l’expérience de lutte du prolétariat allemand et assura pendant un quart de siècle, presque tout seul, la continuité du marxisme révolutionnaire dans son pays natal. (E.M.)

Introduction

I. Le mouvement étudiant révolutionnaire

  1. Théorie et pratique
  2. L’unité de la théorie et de la pratique
  3. La nécessité d’une organisation révolutionnaire

II. Du nouveau rôle de l’université bourgeoise

III. La prolétarisation du travail intellectuel

  1. La prolétarisation du travail intellectuel
  2. La crise de l’université bourgeoise
  3. L’unité de la théorie et de la pratique

IV. Le rôle de l’intelligentsia dans la lutte des classes

V. À propos de la cogestion dans les universités

  1. L’université sous le troisième âge du capitalisme
  2. L’organisation universitaire
  3. La réforme technocratique de l’université
  4. Contrôle ouvrier contre cogestion ouvrière dans l’industrie capitaliste
  5. La cogestion étudiante, mystification parallèle à la cogestion ouvrière
  6. Le « contrôle étudiant » se heurte à deux obstacles majeurs
  7. Puissance de la contestation étudiante
  8. Une « présence contestataire » dans les institutions gestionnaires est-elle admissible ?

Notes

Introduction

De la Deuxième Guerre mondiale à 1968, de nombreux théoriciens qui se réclamaient du marxisme s’avisèrent d’une très grave erreur de Marx : rien moins que sa théorie des classes — il est vrai seulement esquissée, comme l’avait remarqué Lukàcs dans Histoire et conscience de classe. Il est étrange d’ailleurs que ces théoriciens aient continué à se dire rnarxistes après la découverte de cette « erreur » de Marx, car il s’agissait du pronostic de renforcement du prolétariat par l’effet même du développement du mode de production capitaliste, en particulier par l’effet de la paupérisation de la petite bourgeoisie dont le mouvement de monopolisation industrielle devait réduire le champ d’activité. Cette paupérisation d’ailleurs, dans la mesure où elle n’entraînait pas prolétarisation, devait apporter au prolétariat renforcé en nombre l’aide de l’alliance des meilleurs éléments des classes moyennes. Si le développement du capital n’entraînait pas de telles conséquences, c’est tout le réalisme matérialiste de la théorie socialiste qui se trouverait sapé à la base. Un renforcement de la petite bourgeoisie donnant assise politique à la grande ne pouvait que maintenir le prolétariat comme classe inculte, tout juste capable de révoltes sporadiques comme les classes serves du passé ; ou, à tout le moins, en maintenant la théorie marxiste des contradictions du capital, en classe dont la révolution barbare, d’ailleurs dirigée par des éléments extérieurs a elle, ne pourrait déboucher que sur le plus incertain des avenirs.

Il ne manqua pas, pendant longtemps, de faits susceptibles de paraître justifier de telles conclusions. En effet, Marx et Engels n’étaient pas morts que commençait à proliférer une énorme nouvelle petite bourgeoisie de fonctionnaires, d’employés supérieurs, d’ingénieurs, de professeurs, de membres de nouvelles professions libérales, surtout dans ce secteur qui ne s’appelait pas encore « tertiaire », et ceci sans parler de la croissance parallèle d’une bourgeoisie moyenne entourant de ses activités multiples les grandes industries comme un véritable tissu conjonctif. Certes, le prolétariat croissait dans le même temps, et beaucoup plus en chiffres absolus, mais les mécanismes politiques mis au point dans les pays économiquement les plus avancés ligotaient la classe laborieuse dans les rets d’un légalisme et d’un juridisme dont les mirages toujours repoussés étaient soigneusement entretenus par les appareils bureaucratiques du mouvement ouvrier, eux-mêmes produits, entretenus, hypertrophiés par la croissance capitaliste, sa capacité à distribuer en réformes les miettes de ses profits et de menues délégations de pouvoir.

Cette situation produisit les premiers « réviseurs » de la théorie marxiste des classes, dont Bernstein fut le plus éminent et le plus radical.

Mais quand, à la théorie de la révolution mythe s’opposa la très réelle révolution d’Octobre, les conséquences de son éclatement sur le « maillon le plus faible » de la chaîne impérialiste et de son isolement dans la misère économique et culturelle ne pouvait manquer de relancer à plus forte mise la négation du pronostic marxiste : l’apparition d’un système bureaucratique aussi monstrueux que celui du stalinisme allait signifier, pour une nouvelle génération de théoriciens que domine cette fois Burnham pour la cohérence radicale, la substitution de la « managerial révolution » (révolution des directeurs, ou technocrates, ou administrateurs) à la révolution prolétarienne, et d’une société bureaucratique à la société communiste sans classes.

Pourtant, c’est dans les années mêmes où ces théoriciens allaient se multiplier, se diversifier et atteindre au plus grand succès et à l’autorité universitaire qu’à nouveau les structures de classes commençaient à se transformer, et cette fois dans un sens opposé à celui qui avait accompagné l’essor et l’épanouissement impérialistes.

C’est ce changement, à partir de ses racines économiques et sociales dans ce qu’il a appelé le « troisième âge du capitalisme » qu’Ernest Mandel étudie dans les exposés qu’à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix il a fait sur les deux continents, en espagnol, en anglais et en allemand, mais qui étaient restés inédits dans notre langue.

Malheureusement ! Car la France a été profondément contaminée par les théorisations de « la grande erreur de Marx ».

Son plus éminent théoricien, à partir des années cinquante, Herbert Marcuse, qui compense son pessimisme au compte d’une civilisation cybernétique de la consommation aliénant la classe ouvrière au capitalisme par le rêve utopique de la révolution des élites, est peu connu en Europe jusqu’en 1968. En revanche Lucien Goldmann dont les théorisations étaient assez proches de celles de Marcuse sans tomber dans son pessimisme défaitiste, a eu en France une autorité qui lui a suscité maints épigones, dont le plus connu a été Serge Mallet, lequel a pu faire figure, avant 1968, de théoricien du PSU. Moins philosophique et plus militante, cette dernière théorie distinguait, à la suite de Goldmann, « une nouvelle classe ouvrière », les « blouses blanches », celle des industries nouvelles, dont Mallet faisait la porteuse des luttes décisives à venir. Si 1968, par le rôle de moteur que les étudiants ont eu dans la grève générale, paraissait confirmer le rôle dirigeant des « nouvelles couches », l’incapacité de celles-ci à ouvrir une voie politique particulière confirmait au contraire que l’issue dépendait de la classe ouvrière et de sa capacité à se doter d’un parti révolutionnaire. C’est bien la conclusion que tiraient d’ailleurs les avant-gardes surgies de l’événement. Et elles l’exprimaient par les dernières manifestations étudiantes marchant vers Billancourt, tandis que les comités d’action essaimaient dans les usines de la banlieue rouge.

Les théoriciens de la « nouvelle classe ouvrière » et de la révolution des élites n’avaient plus — et ils n’y manquèrent pas — qu’à se repaître du caractère de « révolution culturelle » de Mai 68. Révolution culturelle, elle l’était en effet, et même à proprement parler beaucoup plus que celle de Chine qui lui fournissait son nom. Ce que la révolte étudiante avait apporté allait beaucoup plus loin que ce dont elle avait été consciente. De là, par exemple, naissait un nouveau féminisme, beaucoup plus radical que tous ceux du passé, alors qu’il faudrait une loupe pour en trouver les germes dans les journées de Mai. C’est que, pour les raisons que Mandel met en valeur dans les études qui suivent, la jeunesse intellectuelle n’entrait pas dans la lutte sociale à partir du « besoin matériel immédiat », mais à partir de la critique des institutions, de la tartufferie des valeurs bourgeoises, des mécanismes de la société et du pouvoir politique, bref à partir de la racine théorique, d’où ils embrayaient sur la critique du mouvement ouvrier sclérose, dégénéré. Une soif énorme de redécouverte du savoir révolutionnaire s’emparait de la jeunesse, s’imposait à l’édition et débordait par ondes concentriques de l’université sur toutes les autres couches sociales.

Il fallait peu de temps, au lendemain de ‘68, pour que les jeunes de cette génération, entrés dans la production, engagent des luttes en inventant des formes de combat et commencent à secouer rudement les directions traditionnelles.

Incontestable « révolution culturelle » certes, mais, en même temps, révolution manquée par l’absence de parti organisant la classe travailleuse au niveau même de son élargissement structurel, et surtout en raison du retard de la conscience par rapport à l’exigence théorique et pratique de la période.

De ce retard, les organisations traditionnelles ont pu encore tirer parti, en cela même que le point atteint par leur dégénérescence mutuelle cristallise les retards de conscience combinés des couches anciennes et des couches nouvelles du prolétariat.

L’histoire ne se répète pas ! Ou, plus exactement, ses répétitions sont toujours des variations. Dans tout reflux consécutif à une crise prérévolutionnaire, les masses ne progressent que vers les organisations réformistes tandis que la progression de l’avant-garde est marquée par les contradictions mêmes qui ont été cause de l’échec. Mais ces deux mouvements ont à chaque fois des traits particuliers. Le gonflement des organisations politiques et syndicales traditionnelles après 1968 a eu lieu en fonction de certaines modifications déjà atteintes par elles, mais les a surtout poussées à des mutations qui aggravent leur inadéquation aux transformations de la société, en dépit, voire en raison même de leur volonté de réalisme moderniste. La social-démocratie française s’est efforcée de renouveler ses bases théoriques par un social-technocratisme qui substitue au vieux mythe de transformation de la société par des « réformes » le nouveau mythe de sa transformation par l’encerclement et la conquête des « centres de décision », surtout économiques, par les « compétents ». On voit ici ce que les théorisations des révisionnistes de l’analyse des structures sociales ont pu apporter en profondeur pour la résurrection d’un PS qui se consumait avec la disparition graduelle des couches arriérées des industries en déclin ou des travailleurs des secteurs parcellisés qu’il organisait seules dans les décennies cinquante et soixante. En peu d’années il allait devenir le premier parti ouvrier, mais composé à un taux très élevé des « nouveaux prolétaires » en blouse blanche ou complet veston, pas encore parvenus à la conscience claire de leur nouveau statut social et bloqués à ce niveau par le parti où ils se reconnaissent. Mais pour combien de temps, à l’heure du chômage massif des techniciens et cadres ?

On mesure mal encore à quel point le PCF lui-même se gonfle tendanciellement de ces nouveaux secteurs de la classe ouvrière qui lui fournissent de plus en plus son encadrement ; les enseignants et techniciens remplaçant graduellement les ouvriers d’usines qui y dominaient depuis sa fondation et surtout depuis 1936. A plus forte raison l’étude reste-t-elle à faire de la dialectique de la composition sociale en mouvement de ce parti et de l’évolution irréversible de la crise du stalinisme qui tendent ensemble à la rupture des derniers liens avec la bureaucratie de Moscou.

Mais, dans les deux cas, les adaptations théoriques sont incapables d’armer ces partis pour une longue durée alors que la crise économique et sociale se précipite et met à nu les contradictions réelles entre les classes.

Dans l’offensive bourgeoise de « restructuration » internationale — et en particulier européenne — entraînant un « dégraissage » impitoyable des éléments superflus de l’encadrement ou des techniciens dépassés par le mouvement des techniques, les illusions sur le « pouvoir réel » des tenants des « centres de décision » s’effondre comme une baudruche. Si la théorie du PCF sur l’« alliance » du prolétariat et l’on ne sait quelle classe intellectuelle aux frontières indéfinies semble mieux tenir, elle n’en est pas moins menacée à terme par la saisie de l’unité d’intérêt et de la nécessité de l’unité de lutte des diverses couches d’une classe travailleuse unique.

L’évolution de l’extrême gauche issue de 1968 n’a pas non plus favorisé l’élévation de la conscience au niveau des nouvelles réalités de classe. La pesanteur même des réformismes nourris par près de trente ans de boom économique, et la brutalité de la révélation à la jeune génération du haut degré de dégénérescence réactionnaire des partis traditionnels, et surtout de la monstruosité du stalinisme, a jeté l’essentiel de la nouvelle avant-garde vers une reviviscence du gauchisme spontanéiste ou d’un ultra-bolchévisme caricatural (dont le maoïsme, idéalisé par 20 000 km de distance, fournissait la base matérielle illusoire).

Sur le plan théorique de l’analyse de la structure sociale, ce « contrepied » des réformistes a été représenté de la façon la plus caractéristique par N. Poulantzas qui ... acceptait la même analyse en en changeant seulement les signes de valeurs : les « nouvelles couches sociales » devenant uniformément « nouvelle petite bourgeoisie », ce qui ne pouvait donc que le ramener, par un simple détour, à la notion « d’alliance », c’est-à-dire à la position du PCF, et par la même à l’opportunisme politique du bloc des partis ouvriers avec les formations censées représenter cette « nouvelle petite bourgeoisie ».

Notre courant, seul, n’a cédé à aucun moment aux différentes formes de la révision. Nous devons reconnaître que notre analyse positive des processus de mutation des classes a été tardive et que ce n’est d’abord que négativement que nous répondions aux théoriciens de la nouvelle classe ouvrière, de l’embourgeoisement du prolétariat et des nouvelles forces sociales non prolétaires de la révolution, ce qui nous faisait apparaître comme « bloqués » dans un dogmatisme qui refusait de prendre en compte le nouveau. Mais, dès le début des années soixante, nous avons fait front aux révisionnismes envahissants [1] tandis que tous les sectarismes et dogmatismes ultra-gauches, voire sous étiquettes trotskystes, refusaient de voir l’élargissement de la classe prolétarienne et se perdaient en infinies contradictions et exaspérations du fait de la reconnaissance comme prolétariat des seuls ouvriers d’usines et de chantiers qui tendent à devenir de plus en plus minoritaires dans la société. L’expression publique de nos organisations même n’a pas toujours évité les dérapages sur cette question, en l’absence de textes fondamentaux adoptés par nos instances internationales.

Les présentes conférences d’Ernest Mandel apportent à notre position théorique la base fondamentale qui lui manquait en notre langue. C’est dans le développement de l’économie capitaliste à son troisième âge que notre camarade met au jour le processus de mutation des classes prévu par Marx comme une inéluctable nécessité, de l’aube de ses recherches à la maturité des travaux inachevés pour la fin du Capital.

Cette assise théorique doit permettre d’aborder en toute clarté nombre de problèmes les plus décisifs pour la stratégie du mouvement ouvrier révolutionnaire.

  • D’abord celui de l’unification de la conscience de classe, c’est-à-dire de la constitution de la classe pour soi. Il est clair, en effet, que si l’extension de la classe travailleuse promet une extension invincible de sa force, le stade actuel du processus laisse encore cette force à l’état potentiel. Voire — contradiction dialectique typique — cette extension commence par un recul de la conscience de la classe en soi qui a même contaminé partiellement les gros bataillons des secteurs traditionnels de la classe ouvrière.
  • D’où l’ouverture de l’éventail de l’organisation de la classe ; l’expression d’un champ plus large de la conscience fausse dans des organisations plus nombreuses de la classe, phénomène que nous esquissions plus haut du point de vue d’un renforcement nouveau du réformisme et de l’apparition de nouveaux réformismes et de nouveaux centrismes.
  • Mais, inéluctablement, la conscience des nouvelles couches prolétariennes ou prolétarisées s’élève au rythme même des crises et luttes sociales (1968 a été caractéristique qui a vu des luttes élevées de secteurs de techniciens). Non seulement l’élévation à la conscience claire tend et tendra à augmenter considérablement la force prolétarienne de manière quantitative, mais la culture de ces nouvelles couches apporte à la classe prolétarienne la capacité d’une élévation qualitative sans précédent, dont on peut dire déjà que, de façon générale, l’importance prise par la revendication d’autogestion socialiste est un signe sans ambiguïté.
  • Enfin, l’expansion de la classe prolétarienne à des couches intellectualisées ouvre la voie à une véritable alliance nouvelle avec l’intelligentsia non prolétarienne, petite-bourgeoise, dont l’évolution de la conscience a toujours été dépendante de la force non seulement matérielle mais idéologique, morale et culturelle du prolétariat. Il n’est sans doute pas inutile de préciser qu’une telle alliance n’a rien à voir avec celles que concluent de temps à autre les réformistes avec un tel parti ou fraction de parti bourgeois s’autoproclamant représentant des classes moyennes. La fraction de la petite bourgeoisie susceptible de se rallier au prolétariat — en particulier l’intelligentsia — saura se donner sa représentation politique adéquate dans les prochaines montées de la lutte des classes, et l’alliance ne pose sans doute aujourd’hui que des problèmes de débats et d’actions unies ponctuelles.

Ces points de recherche ne sont pas limitatifs, mais ils suffisent peut-être à indiquer à quel point, au contraire des glapissements « nouvellement philosophiques », c’est toujours le marxisme sous sa forme authentique, c’est-à-dire révolutionnaire qui ouvre les voies à la solution des problèmes de notre temps.

Michel Lequenne

I. Le mouvement étudiant révolutionnaire

Introduction

En septembre et octobre de l’année 1968, Ernest Mandel fit des discours dans trente trois collèges et universités aux Etats-Unis et au Canada, d’Harvard à Berkeley et de Montréal à Vancouver.

Sa présentation à l’Assemblée internationale des mouvements révolutionnaires étudiants, sous l’égide des Etudiants pour une société démocratique (SDS) de l’Université de Columbia, fut considérée comme l’événement majeur de l’Assemblée et un des points chauds de sa tournée. Ce rassemblement se tint le samedi 21 septembre au soir dans l’auditorium de la faculté d’éducation à l’université de New York. Plus de 600 personnes s’y entassèrent ; et le débat se prolongea plusieurs heures durant. Voici le principal discours de la soirée et des extraits essentiels des interventions d’Ernest Mandel au cours de la discussion.

1. Théorie et pratique

Rudi Dutschke, le dirigeant des étudiants berlinois, et de nombreuses autres personnalités étudiantes représentatives ont avancé, en tant qu’idée centrale de leur activité, le concept de l’unité de la théorie et de la pratique, de la théorie révolutionnaire et de la pratique révolutionnaire. Ceci n’est pas un choix arbitraire. L’unité de la théorie et de la pratique peut être considérée comme la plus importante des leçons de l’expérience historique tirées des révolutions qui ont eu lieu en Europe, en Amérique ou en d’autres terres du globe.

La tradition historique qui englobe cette idée part de Babeuf et, à travers Hegel, rejoint Marx. Cette conquête idéologique implique que le grand mouvement de libération de l’humanité doit se trouver guidé par un effort conscient pour reconstruire la société, pour dépasser une situation dans laquelle l’homme est dominé par les puissances aveugles de l’économie de marché et commence à prendre son destin en main. Cet acte conscient d’émancipation ne peut être conduit avec efficacité, et certainement pas jusqu’au bout, sans que l’homme ait pris conscience de l’environnement social dans lequel il vit, des forces sociales auxquelles il doit se mesurer et des conditions sociales et économiques générales de ce mouvement vers la libération.

Tout comme l’unité de la théorie et de la pratique est un guide fondamental pour tout mouvement d’émancipation aujourd’hui, le marxisme enseigne aussi que la révolution, la révolution consciente, ne peut être un succès qu’à la condition que l’homme comprenne la nature de la société dans laquelle il vit et que s’il comprend les forces motrices qui sont sous-jacentes au développement économique et social de cette société. En d’autrès termes : à moins qu’il ne comprenne les forces qui commandent l’évolution sociale, il ne pourra pas transformer cette évolution par une révolution. C’est la conception principale que la théorie marxiste introduit dans l’actuel mouvement révolutionnaire étudiant en Europe.

Nous essaierons de démontrer que ces deux idées — l’unité de la théorie et de la pratique et une compréhension marxiste des contradictions objectives de la société — qui existaient bien avant que le mouvement étudiant en Europe n’ait vu le jour, furent retrouvées et réintégrées dans la lutte pratique par le mouvement étudiant européen comme un résultat de ses propres expériences.

Le mouvement étudiant commence partout — et il n’en va pas différemment aux Etats-Unis — comme une révolte contre les conditions immédiates dont les étudiants font l’expérience dans leurs institutions académiques propres, dans les facultés et les écoles secondaires. Cet aspect est évident à l’Ouest, où nous vivons, bien que la situation soit totalement différente dans les pays sous-développés. Là-bas, bien d’autres forces et circonstances appellent la jeunesse étudiante ou non étudiante à se soulever. Mais, au cours des deux dernières décennies, le type de jeunesse qui va à l’université en Occident n’avait pas trouvé, dans l’ensemble, ni sur le lieu des études, ni dans les conditions familiales, ni dans celles de la cité, de raisons imminentes de révolte sociale.

Il y a, bien sur, des exceptions. La communauté noire des Etats-Unis en est une ; les travailleurs immigrés sous-payés de l’Europe de l’Ouest en sont une autre. Toutefois, dans la plupart des pays occidentaux, les étudiants qui viennent de ce milieu prolétarien le plus pauvre sont toujours une minorité infime. La large majorité des étudiants viennent soit de milieux petits-bourgeois ou de moyenne bourgeoisie, soit des couches salariées les plus favorisées. Quant ils arrivent à l’université, ils ne sont généralement pas préparés, de par l’existence qu’ils ont menée jusqu’alors, à comprendre clairement ou pleinement les raisons de la révolte sociale. Ils en prennent conscience tout d’abord dans le cadre de l’université. Je ne fais pas référence aux exceptionnelles petites minorités d’éléments politiquement conscients, mais à la grande masse d’étudiants qui se trouvent confrontés à un certain nombre de conditions qui les conduisent sur le chemin de la révolte.

En bref, celles-ci embrassent l’organisation, la structure et le programme des cours inadéquats de l’université, ainsi que toute une série de faits matériels, sociaux et politiques d’une expérience dans le cadre de l’université bourgeoise, qui deviennent insupportables pour une fraction de plus en plus grande d’étudiants. Il est intéressant de noter que des théoriciens et pédagogues bourgeois, qui veulent comprendre les raisons de la révolte étudiante, ont dû réintroduire dans leur analyse du milieu étudiant certaines notions qu’ils avaient depuis longtemps éliminées de leur analyse générale de la société.

Il y a quelques jours, alors que j’étais à Toronto, un des principaux pédagogues canadiens donna un cours sur les causes de la révolte étudiante. Ses raisons, a-t-il dit, « sont essentiellement matérielles. Non pas que leurs conditions de vie soient insatisfaisantes ; non pas qu’ils soient maltraités comme l’étaient les ouvriers au XIXe siècle. Mais, socialement, nous avons créé une espèce de prolétariat des universités, qui n’a aucun droit de participer à l’élaboration de ses programmes, aucun droit pour, au moins, co-déterminer sa propre existence pendant les quatre, cinq ou six années qu’il passé à l’université. »

Bien que je ne puisse accepter cette définition non marxiste du prolétariat, je pense tout de même que ce pédagogue bourgeois a partiellement révélé une des racines de la révolte étudiante généralisée. La structure des universités bourgeoises n’est qu’un reflet de la structure hiérarchique générale de la société bourgeoise. Les deux deviennent insupportables pour les étudiants, même avec leur présent niveau élémentaire de conscience sociale. Cela nous amènerait trop loin que de sonder les racines psychologiques et morales plus profondes de cette prise de conscience. Mais, dans certains pays d’Europe de l’Ouest et probablement aussi aux Etats-Unis, la société bourgeoise, telle qu’elle a fonctionné pendant la dernière génération, a provoqué dans les dernières années une décomposition très avancée de la famille bourgeoise classique. En tant que jeunes, les étudiants contestataires ont été éduqués au travers de l’expérience pratique à remettre en question toute autorité en commençant par l’autorité de leurs parents. Cela est extrêmement frappant dans un pays comme l’Allemagne d’aujourd’hui.

Si vous connaissez un tant soit peu la vie quotidienne allemande ou si vous étudiez ses reflets dans la littérature allemande, vous savez que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’autorité paternelle dans ce pays était la moins remise en question au monde. L’obéissance des enfants à leurs parents était très profondément enracinée dans le tissu de la société. Mais l’actuelle jeunesse allemande a traversé une suite d’expériences amères, d’abord en tant qu’enfants d’une génération de parents allemands qui, nombreux, ont accepté le nazisme, puis ont embrassé la guerre froide et, enfin, ont vécu en tout confort dans la croyance que le prétendu « capitalisme populaire » (appelé « économie sociale de marché ») ne serait secoué par aucune récession, aucune crise ni problèmes sociaux. Les faillites idéologiques et morales successives de ces deux ou trois générations de parents ont donné naissance aujourd’hui, au sein de la jeunesse, à un profond sentiment de mépris pour l’autorité de leurs aînés et les ont préparés à ne pas accepter sans défi ou sans réserves sérieuses toute forme d’autorité quand ils arrivent à l’université.

Ils se trouvent alors confrontés, en premier lieu, à l’autorité de leurs professeurs et des institutions universitaires qui, du moins dans le domaine des sciences sociales, sont à l’évidence loin de toute réalité. Les leçons qu’ils reçoivent ne permettent aucune analyse scientifique objective de ce qui se pass dans le monde ou dans les différents pays occidentaux. Ce défi lancé à l’autorité académique en tant qu’institution devient rapidement un défi au contenu de l’enseignement.

De plus, en Europe, bien plus sans doute qu’aux Etats-Unis, nous avons des conditions matérielles très peu satisfaisantes dans les universités. Elles sont surpeuplées. Des milliers d’étudiants sont contraints d’écouter leurs professeurs avec des systèmes d’écoute. Ils ne peuvent parler à leur professeur ou avoir des contacts, des échanges normaux d’opinions ou des dialogues. Les conditions de logement et d’alimentation sont mauvaises aussi. Des facteurs supplémentaires alimentent l’énergie de la révolte étudiante. Cependant, je dois insister sur le fait que la raison principale de la révolte persisterait même si ces conditions matérielles étaient améliorées. La structure autoritaire de l’université et le contenu inadéquat de l’enseignement reçu, du moins dans le domaine des sciences sociales, sont les causes du mécontentement bien plus que ne le sont les conditions matérielles.

C’est pourquoi les tentatives de réformes universitaires qui ont été faites par les ailes libérales des différents establishments de la société néo-capitaliste [2] occidentale feront probablement faillite. Ces réformes n’atteindront pas leurs fins parce qu’elles ne s’attaquent pas aux origines véritables de la révolte étudiante. Non seulement elles ne tentent pas de supprimer les causes de l’aliénation des étudiants, mais, si elles sont appliquées, elles l’accentueront plutôt.

Quel est le but de la réforme universitaire telle qu’elle est proposée par les réformateurs libéraux du monde occidental ? C’est une tentative pour aménager l’organisation de l’université afin que celle-ci satisfasse les besoins de l’économie et de la société néo-capitaliste. Ces messieurs disent : Bien sur, il n’est pas bon d’avoir un « prolétariat académique » ; il n’est pas bon d’avoir beaucoup de gens qui quittent l’université sans pouvoir trouver d’emploi. Ceci est pour beaucoup dans la tension et l’explosion sociale. Comment résoudre le problème ? Nous le ferons en réorganisant l’université et en distribuant le nombre de places accessibles selon les besoins de l’économie néo-capitaliste. Dans un pays qui a besoin de 100.000 ingénieurs nous serons assurés de 100.000 ingénieurs plutôt que d’avoir 50.000 sociologues ou 20.000 philosophes qui ne peuvent trouver d’emploi qui rapporte. Ceci nous débarrassera des causes principales de la révolte étudiante.

Voilà une tentative pour subordonner la fonction de l’université, bien plus que par le passé, aux nécessités immédiates de l’économie et de la société néo-capitaliste. Elle produira un degré encore plus élevé d’aliénation étudiante. Si ces réformes sont appliquées, les étudiants ne trouveront jamais une structure et un enseignement universitaire qui correspondent à leurs souhaits. Ils ne pourront pas choisir une carrière, un domaine de savoir, les disciplines qu’ils désirent et qui correspondent à leurs aspirations, aux besoins de leur propre réalisation en fonction de leurs personnalités propres. Ils seront contraints d’accepter les métiers, disciplines et domaines du savoir qui correspondent aux intérets des pouvoirs de la société capitaliste et non à leurs besoins en tant qu’êtres humains. Ainsi, un niveau plus élevé d’aliénation sera imposé au travers d’une réforme de l’université.

Je ne dis pas qu’il faut être indifférent au problème de toute réforme universitaire. Il est nécessaire de formuler certaines revendications transitoires pour les problèmes universitaires, tout comme les marxistes ont essayé de formuler des revendications transitoires pour d’autres mouvements sociaux dans quelque secteur qu’ils soient. Par exemple, je ne vois pas pourquoi la revendication du « pouvoir étudiant » ne pourrait pas être avancée dans le cadre de l’université. Celle-ci ne peut s’appliquer à toute la société puisqu’elle signifierait qu’une petite minorité s’arroge le droit de régner sur l’immense majorité de la société. Mais, à l’université, la revendication du « pouvoir étudiant », ou n’importe quelle autre revendication dans le sens de l’autogestion par la masse des étudiants, a une valeur certaine.

A ce propos, je serais cependant prudent, car il y a beaucoup de problèmes qui rendent une université différente d’une usine ou d’une communauté productive. Il est faux de dire, comme le font certains théoriciens du SDS américain, que les étudiants sont déjà des travailleurs. La plupart des étudiants sont de futurs producteurs ou des producteurs à temps partiel. Ils peuvent, tout au plus, être comparés aux apprentis dans une usine, puisque leur fonction est identique du point de vue du travail intellectuel, à celle des apprentis du point de vue du travail manuel. Mais ils ont un rôle social et une place transitoire spécifique dans la société. Nous devons donc être prudents quant à la façon dont nous formulons des revendications transitoires à leur égard.

Cependant, il n’est pas nécessaire de poursuivre cette argumentation plus loin ici. Acceptons pour le moment l’idée de « pouvoir étudiant » comme un mot d’ordre transitoire acceptable dans le cadre de l’université bourgeoise. Mais il est parfaitement clair que la concrétisation d’une telle revendication, qui, en elle-même, n’est pas impossible pour une certaine durée de temps, lors des grandes explosions de contestation universitaire, ne changerait pas les racines de l’aliénation des étudiants parce que celles-ci ne poussent pas à l’université elle-même mais dans la société dans son ensemble. Et vous ne pouvez pas changer un petit secteur de la société bourgeoise — dans le cas présent le secteur de l’université bourgeoise —, et penser que les problèmes sociaux peuvent être résolus dans ce petit segment tant que le problème du changement d’ensemble de la société n’aura pas été résolu. Tant que le capitalisme existera, le travail sera aliéné, le travail manuel le sera, et aussi inévitablement le travail intellectuel. Les étudiants resteront donc aliénés, quels que soient les changement que l’action directe pourrait amener dans le cadre de l’université.

Ici encore, ce n’est pas une observation théorique qui nous tombe du ciel. C’est une leçon de l’expérience pratique. Le mouvement étudiant européen, du moins son aile révolutionnaire, a traversé maintes expériences dans pratiquement tous les pays d’Europe occidentale. Schématiquement, le mouvement étudiant débuta par des problèmes ayant trait à l’université et déborda les limites de l’université plutôt rapidement. Il se développa en posant une série de problèmes sociaux et politiques généraux qui n’étaient pas directement liés à ce qui se passait à l’université. Ce qui se passa à Columbia, où la question de l’oppression de la communauté noire fut posée par les « étudiants rebelles », ressemble à ce qui s’est passé dans le mouvement étudiant européen, du moins parmi les éléments les plus avancés qui étaient très sensibles aux problèmes des secteurs les plus exploités du système capitaliste mondial.

Ils engagèrent des actions de solidarité avec les luttes révolutionnaires d’émancipation des peuples des pays sous-développés ; avec Cuba, le Vietnam et d’autres parties opprimées du Tiers Monde. L’identification des fractions les plus conscientes du mouvement étudiant français avec la révolution algérienne, avec la lutte d’émancipation des Algériens contre l’impérialisme français, joua un très grand rôle. Ceci fut sans aucun doute le premier cadre dans lequel une véritable différenciation politique eut lieu sur la gauche du mouvement étudiant. Les mêmes étudiants jouèrent plus tard le rôle d’avant-garde dans la lutte pour la défense de la révolution vietnamienne contre la guerre d’agression de l’impérialisme américain.

En Allemagne, cette sympathie pour les peuples coloniaux eut un point de départ assez exceptionnel. La grande révolte étudiante surgit lors d’une action de solidarité avec les travailleurs, paysans et étudiants d’un autre pays du prétendu Tiers Monde, l’Iran, lors de la visite du shah d’Iran à Berlin.

L’avant-garde étudiante ne s’identifie pas simplement avec les luttes spécifiques de l’Algérie, de Cuba, du Vietnam : elle montre de la sympathie pour l’émancipation révolutionnaire du prétendu Tiers Monde en général. Le développement partit de là. En France, en Allemagne, en Italië — et le même processus se déroule en ce moment en Grande-Bretagne — il n’était pas possible de commencer l’action révolutionnaire en solidarité avec les peuples du Tiers Monde sans une analyse théorique de la nature de l’impérialisme, du colonialisme, des forces motrices responsables, d’une part de l’exploitation du Tiers Monde par l’impérialisme et, d’autre part, du mouvement de libération des masses révolutionnaires de ces pays contre l’impérialisme.

Au travers d’un détour par l’analyse du colonialisme et de l’impérialisme, les forces les plus conscientes et organisées du mouvement étudiant européen furent amenées au point de départ du marxisme, c’est-à-dire à l’analyse de la société capitaliste et du système capitaliste international dans lequel nous vivons. Si nous ne comprenons pas ce système, nous ne pouvons pas comprendre les raisons des guerres coloniales ou des mouvements de libération coloniaux. Nous ne pouvons non plus comprendre pourquoi nous devrions nous solidariser avec ces forces à une échelle mondiale.

Dans le cas de l’Allemagne, ce processus mit moins de six mois pour se dérouler. Le mouvement étudiant commença par remettre en question la structure autoritaire de l’université, continua en remettant en question l’impérialisme et la misère dans le Tiers Monde, et ensuite, en se solidarisant avec les mouvements de libération, fut mis devant la nécessité de réanalyser le néo-capitalisme sur une échelle mondiale et dans le pays même où les étudiants étaient actifs. Ils durent revenir au point de départ de l’analyse marxiste de la société dans laquelle nous vivons pour comprendre les raisons objectives les plus profondes de la misère sociale et de la révolte sociale.

2. L’unité de la théorie et de la pratique

Dans le processus de conquête et de reconstitution de l’unité de la théorie et de la pratique, la théorie est tantôt en avance sur l’action et tantôt l’action précède la théorie. Toutefois, à chaque instant, les besoins d’une lutte forcent ses acteurs à rétablir l’unité à un niveau constamment plus élevé.

Pour comprendre ce processus dynamique, nous devons reconnaître qu’opposer l’action immédiate à l’étude à long terme constitue une fausse méthode. J’ai été frappé, pendant la « Socialist scholars conference » et lors de diverses autres conférences, aux Etats-Unis, au cours des deux dernières semaines, par la façon systématique avec laquelle cette division a été défendue dans un sens ou dans l’autre. C’était comme un dialogue de sourds dans lequel une partie de l’audience disait : « Il est seulement nécessaire d’entreprendre l’action, l’action immédiate, le reste est inutile », pendant que l’autre partie disait : « Non ! Avant d’agir, il faut savoir ce qu’il faut faire, alors n’agissez pas encore. Asseyez-vous, étudiez, écrivez des livres ! » (Applaudissements).

La réponse évidente acquise dans l’expérience historique, non seulement de la période marxiste, mais même de la période prémarxiste du mouvement révolutionnaire, c’est que l’on ne peut faire l’un sans l’autre (applaudissements). La pratique sans la théorie ne sera pas efficace, ni émancipatrice en profondeur, car, comme je l’ai dit auparavant, l’on ne peut émanciper l’humanité inconsciemment. D’autre part, la théorie sans pratique ne sera pas authentiquement scientifique, car il n’existe pas d’autre moyen de mettre la théorie à l’épreuve que par la pratique.

Toute forme de théorie qui n’est pas mise à l’épreuve au travers de la pratique n’est pas une théorie adéquate, elle est insuffisante du point de vue de l’émancipation de l’humanité (applaudissements). C’est au travers d’un effort constant pour poursuivre les deux en même temps, simultanément, et sans division du travail, que l’unité de la théorie et de la pratique peut être rétablie à un niveau progressivement plus élevé afin que tout mouvement révolutionnaire, quels que soient ses origines et ses buts socialement progressistes, puisse vraiment arriver à ses fins.

Dans ce même sens d’une division du travail, une autre idée fut exprimée qui me frappa comme extrêmement étrange pour un corps de socialistes. Cette division prévalente entre la théorie et la pratique, qui en soi est déjà mauvaise, reçoit une nouvelle dimension dans le mouvement socialiste quand il est dit : une catégorie est celle des activistes, les simples gens qui font le sale boulot. Une autre catégorie est celle de l’élite qui doit penser. Si cette élite se mêle aux piquets de grève, elle n’aura pas le temps de penser ou d’écrire des livres et, dans ce cas, un élément précieux de la lutte pour l’émancipation sera perdu.

Je dois dire que toute notion qui chercherait à réintroduire au sein du mouvement révolutionnaire la division élémentaire du travail entre travail intellectuel et travail manuel, entre la piétaille qui fait le sale boulot et l’élite qui pense, est profondément non socialiste. Elle va à l’encontre de l’un des buts principaux du mouvement socialiste qui est précisément d’arriver à la disparition de la division entre travail manuel et intellectuel (applaudissements) non seulement au sein des organisations mais, plus important encore, à l’échelle de la société tout entière. Les socialistes révolutionnaires d’il y a cinquante ou cent ans ne pouvaient pas saisir cela aussi clairement que nous, aujourd’hui, alors que les possibilités objectives d’atteindre ce but existent. Nous sommes déjà entrés dans un processus objectif de technologie et d’éducation qui travaille à cette fin.

Une des principales leçons qui doit être tirée de la dégénérescence de la Révolution russe est que, si cette division entre travail manuel et intellectuel est maintenue dans n’importe quelle société en transition entre le capitalisme et le socialisme, en tant qu’institution permanente, elle ne peut que développer la bureaucratie, de nouvelles inégalités et de nouvelles formes d’oppression humaine, qui sont incompatibles avec une communauté socialiste (applaudissements).

Alors nous devons commencer par éliminer dans les limites du possible toute idée d’une telle division du travail dans le mouvement révolutionnaire lui-même. Nous devons maintenir, en règle générale, qu’il n’y a pas de bons théoriciens s’ils ne sont pas capables de participer à l’activité pratique, et qu’il n’y a pas de bons activistes s’ils sont incapables d’assimiler et de développer la théorie (applaudissements).

Le mouvement étudiant européen a essayé d’arriver à cela à un certain degré et avec certains succès en Allemagne, en France et en Italie. Il est apparu un type de dirigeant étudiant qui est un agitateur et qui peut même, si besoin est, construire une barricade et y combattre, mais qui en même temps est capable d’écrire un article théorique et même un livre et de discuter avec les sociologues, professeurs de sciences politiques et économistes les plus en vogue et les battre sur leur propre terrain (applaudissements). Ceci nous a rendu confiants non seulement dans l’avenir du mouvement étudiant, mais aussi pour le temps où ces étudiants ne le seront plus mais auront à exercer d’autres fonctions dans la société.

3. La nécessité d’une organisation révolutionnaire

Ici, j’aimerais discuter d’un autre aspect de l’unité de la théorie et de la pratique qui a été en débat dans les mouvements étudiants européens et nord-américains. Je suis personnellement convaincu que, sans une véritable organisation révolutionnaire — ce par quoi j’entends non une formation conjoncturelle mais une organisation sérieuse et permanente —, une telle unité de la théorie et de la pratique ne pourrait être acquise de façon durable.

Je donnerai pour cela deux raisons. L’une est dans le statut même de l’étudiant. Le statut de l’étudiant, contrairement à celui du travailleur, est, par sa nature même, de courte durée. Il reste à l’université pour quatre, cinq ou six ans et personne ne peut prédire ce qu’il lui arrivera après qu’il l’aura quittée. Ici, j’aimerais répondre tout de suite à l’un des arguments les plus démagogiques qui ont été employés par les dirigeants des partis communistes européens contre les « étudiants rebelles ». Ils ont dit avec mépris : « Qui sont ces étudiants ? Aujourd’hui, ils se révoltent. Demain ils seront nos patrons qui nous exploiteront, alors ne prenons pas au sérieux ce qu’ils font. »

Ceci est un argument ridicule, car il ne prend pas en considération le bouleversement du rôle des diplômés de l’université dans la société actuelle. S’ils s’en étaient rapportés aux statistiques, ils auraient appris qu’une petite minorité seulement des étudiants diplômés d’aujourd’hui deviennent patrons ou agents directs des patrons, comme gestionnaires de haut rang. C’était peut-être le cas lorsqu’il n’y avait pas plus de 10.000, 15.000 ou 20.000 diplômés par an. Mais lorsqu’il y a un million, ou quatre ou cinq millions d’étudiants, il est impossible à la plupart d’entre eux de devenir capitalistes ou gestionnaires d’entreprises, car il n’y a pas autant de postes disponibles de ce genre-là.

Le grain de vérité de cet argument démagogique est qu’en quittant l’environnement académique, l’étudiant diplômé peut voir se modifier son niveau de conscience sociale et d’activité politique. Quand il quitte l’université, cette atmosphère ne l’entoure plus, et il est plus vulnérable aux pressions de l’idéologie et des intérêts bourgeois ou petit-bourgeois. Il y a le grand danger qu’il s’intègre à son nouveau milieu social, quel qu’il soit. Il s’en suivra un processus de retour à des positions d’intellectuel réformiste ou libéral de gauche, qui n’entraînent plus d’activités révolutionnaires.

Il est instructif d’étudier de ce point de vue l’histoire du SDS allemand, le plus vieux des mouvements révolutionnaires étudiants du moment en Europe. Depuis qu’elle a été expulsée de la social-démocratie allemande, il y a neuf ans de cela, toute une génération de militants SDS a quitté l’Université. Après plusieurs années, en l’absence d’une organisation révolutionnaire, la majorité écrasante de ces militants, quel qu’ait été leur souhait individuel d’être des socialistes convaincus et dévoués, ne sont plus actifs politiquement d’un point de vue révolutionnaire. Ainsi, pour préserver dans le temps la continuité de l’activité révolutionnaire, il faut une organisation plus large qu’une organisation révolutionnaire purement étudiante, une organisation dans laquelle étudiants et non-étudiants peuvent travailler ensemble.

Il existe une raison encore plus importante pour laquelle une telle organisation-parti est nécessaire. Parce que sans elle, aucune unité d’action permanente avec la classe ouvrière industrielle, au sens le plus large du terme, ne peut être acquise. En tant que marxiste, je reste convaincu que, sans l’action de la classe ouvrière, il est impossible de renverser la société bourgeoise et de construire une société socialiste (applaudissements).

Ici encore, d’une manière remarquable, nous voyons comment les expériences des mouvements étudiants, d’abord en Allemagne, ensuite en France et en Italie, sont arrivés en pratique à cette conclusion théorique. Les mêmes sortes de discussions qui ont lieu aux Etats-Unis maintenant sur l’importance ou non de la classe ouvrière industrielle pour l’action révolutionnaire furent menées il y a un an, ou même il y a six mois, dans des pays comme l’Allemagne et l’Italie.

Le problème fut résolu en pratique, non seulement au cours des événements révolutionnaires de mai-juin 1968 en France, mais aussi par l’action commune des étudiants de Turin avec les travailleurs de la FIAT en Italie. Il a aussi été clarifié par les tentatives conscientes du SDS allemand pour entraîner des fractions de la classe ouvrière dans son agitation à l’extérieur de l’université contre la société d’éditions Springer et dans sa campagne de prévention contre la mise en application des lois d’urgence réduisant les libertés démocratiques.

De telles expériences ont appris au mouvement étudiant de l’Europe de l’Ouest qu’il était absolument indispensable qu’il trouve un point qui le relie à la classe ouvrière industrielle. Cette question a différents aspects à différents niveaux. Elle a un aspect programmatique que je ne pourrai aborder maintenant. Se pose la question de : comment les étudiants peuvent-ils approcher la classe ouvrière industrielle, et non pas comme des donneurs de leçons, parce qu’alors les travailleurs les enverront toujours paître, même s’ils ont une zone d’intérêt et des buts sociaux communs.

Se pose par-dessus tout le problème de l’organisation du parti. Sinon une série d’expériences autodestructrices pour parvenir à une collaboration à un bas niveau d’action immédiate entre un petit nombre d’étudiants et un petit nombre de travailleurs s’effilochera au bout de trois à six mois et n’arrivera à rien. Même si l’on recommence à zéro, lorsque le bilan est tiré après un, deux ou trois ans, il en restera peu.

La fonction d’une organisation révolutionnaire permanente est de faciliter une intégration réciproque des luttes étudiantes et de celles de la classe ouvrière par leurs avant-gardes d’une façon continue. Il n’y a pas simplement continuité dans le temps mais aussi, pour ainsi dire, continuité dans l’espace, interaction entre différents groupes sociaux qui ont la même raison d’être socialistes révolutionnaires.

Nous devons nous demander si une telle intégration est objectivement possible. Il est plus facile de répondre oui après les expériences de France, d’Italie et d’autres pays d’Europe occidentale et de défendre cette ligne pour l’Europe occidentale qu’en ce qui concerne les Etats-Unis. Pour des raisons historiques que je ne puis aborder maintenant, une situation particulière existe aux Etats-Unis où la majorité de la classe ouvrière blanche n’est pas encore réceptive aux idées socialistes d’action révolutionnaire. C’est un fait incontestable. Evidemment, ceci peut changer rapidement. D’aucuns disaient la même chose au sujet de la France quelques semaines seulement avant le l0 mai 1968. Cependant, même aux Etats-Unis, il existe une importante minorité de la classe ouvrière industrielle, les travailleurs noirs, à propos desquels personne ne peut dire, après l’expérience de ces deux dernières années, qu’ils sont inaccessibles aux idées socialistes ou incapables d’entreprendre l’action révolutionnaire. Ici, au moins, existe une possibilité immédiate d’unité entre la théorie et la pratique avec une partie de la classe ouvrière.

De plus, il est essentiel d’analyser les tendances sociales et économiques qui, à long terme, secoueront l’apathie et le conservatisme politiques prédominants de la classe ouvrière blanche. L’exemple de l’Allemagne, en des circonstances similaires, montre que ceci peut arriver. Il y a quelques années, la classe ouvrière allemande apparaissait aussi enfoncée avec la même stabilité, dans le même conservatisme, aussi inébranlablement intégrée à la société capitaliste que la classe ouvrière nord-américaine l’apparaît à beaucoup de gens aujourd’hui. Ceci a déjà commencé à changer. Ce cas illustre comment un infime changement dans le rapport de forces, une petite déficience de l’économie, une attaque des employeurs sur la structure et les droits syndicaux traditionnels, peuvent créer des tensions sociales qui peuvent changer beaucoup en ce domaine.

De toute façon, ce n’est pas plus ma tâche de vous informer des problèmes de votre propre lutte de classes que ce n’est la vôtre d’aller prêcher aux ouvriers. Je préfère indiquer un des principaux canaux à travers lequel la conscience socialiste et l’activité révolutionnaire peut se transmettre entre étudiants et travailleurs, comme l’ont montré non seulement l’Europe occidentale mais aussi le Japon. Cette courroie de transmission spécifique, c’est la jeunesse ouvrière. Conséquence des changements technologiques des dernières années sur la structure de la classe ouvrière, le système éducatif bourgeois est inadéquat pour préparer les jeunes travailleurs, ou une partie des jeunes ouvriers, à jouer le nouveau rôle exigé par ce changement technologique, alors qu’il s’agit d’un besoin des capitalistes eux-mêmes. Les Etats-Unis constituent un exemple extrêmement frappant de ceci, avec la faillite totale de l’enseignement pour les jeunes travailleurs noirs qui ont un taux de chômage aussi élevé que la moyenne de la population américaine globale pendant la grande dépression. Ce fait explique en grande partie ce qui se passe au sein de la jeunesse noire dans ce pays.

Et cela est seulement une des manifestations d’une tendance plus générale qui nous dicte une attention extrême à tout ce qui se passe dans la jeunesse. Il n’y a pas de signe plus évident de la décrépitude et de la décomposition d’un système social que le fait qu’il doive condamner et rejeter totalement sa jeunesse. Le pouvoir français, pendant les événements de Mai, n’a pas seulement refusé de faire des distinctions entre jeunes étudiants, jeunes employés et jeunes ouvriers, mais il a considéré la jeunesse en soi comme une ennemie.

Un exemple concret est l’incident de Flins, pendant la grève générale. Après qu’un jeune lycéen ait été abattu par la police, il y a eu un tumulte du tonnerre. Alors, systématiquement, la police rentra dans le tas et tria les manifestants, consultant les cartes d’identité. Tout ce qui avait moins de trente ans était arrêté, car considéré comme potentiellement insurrectionnel, comme décidé à se battre contre la police (applaudissements).

Si vous examinez de près la littérature contemporaine, l’industrie cinématographique et d’autres formes de reflets de la réalité sociale dans la superstructure culturelle au cours des cinq ou dix dernières années, vous verrez que, sous la très malhonnête couverture de dénonciation de la délinquance juvénile, la bourgeoisie a vraiment dressé un tableau de ce type de jeunesse que son système produit, ainsi que de l’esprit rebelle de cette jeunesse. Ceci n’est pas limité du tout aux étudiants ou aux minorités comme la jeunesse noire des Etats-Unis. Cela s’applique aussi aux jeunes ouvriers.

Il est impératif d’étudier tout ce qui se passe chez les jeunes travailleurs en lutte. Gagner ces jeunes ouvriers à la conscience socialiste, aux idées de la révolution socialiste, sera probablement décisif pour le sort de la plupart des pays occidentaux dans les dix ou quinze prochaines années. Si nous arrivons à faire des meilleurs de ces jeunes, des révolutionnaires sociaux, comme je crois qu’il a été fait dans une grande mesure en Europe occidentale, nous pouvons avoir confiance en l’avenir de notre mouvement. Si nous ratons le coche, et qu’une grande partie de cette jeunesse glisse vers l’extrême droite, nous aurons perdu une lutte décisive et nous nous retrouverons dans la même grave situation à laquelle le mouvement socialiste et révolutionnaire européen dut faire face dans les années trente.

L’unité de la théorie et de la pratique signifie aussi que toute une série d’idées clés du vieux mouvement socialiste et de la tradition révolutionnaire sont en train d’être redécouvertes aujourd’hui. Je sais qu’une partie du mouvement étudiant des Etats-Unis aimerait créer quelque chose de totalement neuf. J’approuve de tout mon coeur toute proposition de faire les choses mieux, car le bilan de ce que les générations précédentes sont arrivées à faire du point de vue de la construction d’une société socialiste n’est pas très convaincant. Mais, ici, un avertissement est de rigueur. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, lorsque vous pensez que vous créez ou découvrez quelque chose de nouveau, ce que vous faites en réalité c’est de retourner dans un passé qui est encore plus lointain que le passé du marxisme.

A peu près toutes les « nouvelles idées » qui ont été avancées dans le mouvement étudiant en Europe au cours des deux ou trots dernières années, et qui commencent à être courantes aux Etats-Unis, sont très, très vieilles. Et ceci pour une raison simple, qui est enracinée dans l’histoire des idées. Les diverses possibilités d’évolution sociale et les principales tendances de critique sociale qui leur correspondent furent développées dans leurs grandes lignes par les grands penseurs du XVIIIe et XIXe siècle. Que cela vous plaise ou non, cela reste vrai pour les sciences sociales comme pour les sciences naturelles où une série de lois élémentaires ont été établies dans le passé. Si vous voulez développer des tendances nouvelles, vous devez fonder sur le socle qui fut maçonné par les meilleurs des penseurs et des lutteurs des générations précédentes.

Cette recherche désespérée de quelque chose d’entièrement nouveau n’est qu’un aspect épisodique de la phase initiale de la radicalisation étudiante. Dès que le mouvement s’élargit et mobilise de larges masses, alors, paradoxalement, l’inverse se produit, comme des sociologues français l’ont souligné avec grand étonnement à propos des événements de Mai. Alors, les larges masses étudiantes révolutionnaires font tout pour redécouvrir leur tradition et leurs racines historiques.

Les étudiants doivent avoir conscience qu’ils sont plus forts s’ils peuvent dire : nous luttons dans le prolongement d’un combat pour la liberté qui commença il y a cent cinquante ans, ou même il y a deux mille ans, quand les premiers esclaves se soulevèrent. Cela est bien plus convaincant que de dire : nous faisons quelque chose de tout à fait nouveau qui est coupé de l’histoire et isolé de tout le passé, comme si ce passé n’avait rien à nous apprendre ni à nous apporter (applaudissements).

Cette quête ramènera les « étudiants rebelles » aux concepts historiques fondamentaux du socialisme et du marxisme. Nous avons vu comment les mouvements étudiants français, allemand, italien et maintenant britannique sont revenus aux idées de révolution socialiste et de démocratie ouvrière. Pour quelqu’un de mon école de pensée, ce fut une joie énorme de voir avec quelle rigueur sourcilleuse le mouvement révolutionnaire français protégeait le droit de chaque tendance à la liberté d’expression, renouant avec les meilleures traditions du socialisme. Votre propre assemblée renoue avec la vieille tradition socialiste et marxiste d’internationalisme quand vous dites que la révolte étudiante est mondiale et que le mouvement étudiant est international.

Et c’est un internationalisme du même type, avec les mêmes racines et avec les mêmes buts que l’internationalisme du socialisme, que celui de la classe ouvrière ! Les problèmes internationaux impératifs auxquels les étudiants font face sont des problèmes de solidarité avec nos camarades au Mexique, en Argentine, au Brésil qui sont à la tête de luttes extraordinaires, poussant la révolution latino-américaine vers un stade nouveau et plus élevé, après des défaites qui leur furent imposées par une mauvaise direction, la réaction intérieure et la répression impérialiste au cours des dernières années. Plus que tout nous devons saluer le courage et l’audace des étudiants mexicains (applaudissements). En quelques jours ils ont fondamentalement changé la situation politique de leur pays et arraché le masque de fausse démocratie que le gouvernement mexicain avait mis pour recevoir des millions de visiteurs pendant les jeux Olympiques. Maintenant, quiconque va à ces jeux apprendra qu’il entre dans un pays où les dirigeants syndicaux des chemins de ter ont été gardés en prison de longues années après que leur peine ait été accomplie, où de nombreux prisonniers politiques de gauche ont été emprisonnés pour des années sans procès, où des dirigeants étudiants et un millier de militants étudiants sont en prison sans aucun fondement juridique. Leurs protestations héroïques auront des conséquences énormes sur l’avenir de la politique mexicaine et de la lutte des classes au Mexique (applaudissements).

Il est aussi nécessaire de dire quelques mots à propos des étudiants persécutés dans les pays semi-coloniaux, dont personne ne parle jamais, tels que les dirigeants étudiants congolais qui sont en prison depuis bientôt un an pour avoir organisé une petite manifestation contre la guerre du Vietnam lorsque le vice-président Humphrey vint chez eux. Nous ne devons pas oublier les dirigeants des étudiants tunisiens qui ont été condamnés à douze ans de prison pour les mêmes raisons. Simplement pour avoir conduit une manifestation : douze années de prison ! Nous devons alerter l’opinion publique afin que ces crimes de répression ne soient pas oubliés.

Nous devons aussi penser à nos camarades en Yougoslavie et en Tchécoslovaquie (applaudissements) qui ont mené de grandes luttes cette année. Ils ont montré que leur lutte pour introduire et consolider la démocratie socialiste dans les pays d’Europe de l’Est est une lutte parallèle à la nôtre contre le capitalisme et l’impérialisme à l’Ouest. Nous ne laisserons ni la réaction stalinienne, ni la réaction impérialiste déformer la nature de cette lutte comme pro-impérialiste ou pro-bourgeoise, ce qu’elle n’est en aucune mesure (applaudissements).

Enfin, nous ne devons pas oublier, comme certains pourraient le faire, car cela ne figure pas à la « une » des journaux, la lutte contre l’intervention US au Vietnam, qui est toujours la lutte principale dans le monde aujourd’hui. Ce n’est pas parce que des négociations viennent de s’ouvrir à Paris que nous n’avons plus rien à faire pour aider la lutte de nos camarades vietnamiens. Ainsi donc, je vous appelle à participer à l’action mondiale qui a été entamée par le mouvement étudiant japonais, le Zengakuren, par la Fédération britannique des étudiants révolutionnaires avec la campagne de « Solidarité pour le Vietnam », là-bas, et le Comité de mobilisation étudiante, dans ce pays. C’est la semaine de solidarité avec la révolution vietnamienne du 21 au 27 octobre. Cette semaine-là, des centaines de milliers d’étudiants, de jeunes travailleurs et de jeunes révolutionnaires descendront dans la rue au même moment dans une action mondiale commune pour le but concret que les camarades vietnamiens eux-mêmes nous disent être le plus important pour eux ! Montrer au monde entier qu’aux Etats-Unis des centaines de milliers de gens sont pour le retrait immédiat des troupes américaines du Vietnam, Ca, ce sera un grand acquis ! (Applaudissements).

II. Le nouveau rôle de l’Université bourgeoise

Au cours des vingt-cinq dernières années, la fonction de l’université en Occident s’est progressivement modifiée. Dans ce processus, l’université a, dans une large mesure, été le sujet plus que l’objet d’une évolution sociale programmée qu’on peut résumer en une formule : transition de la seconde à la troisième phase de l’histoire du mode de production capitaliste, ou, plus brièvement, essor du néo-capitalisme.

Au cours des deux phases précédentes du capitalisme, la fonction de l’université était essentiellement de donner aux fils les plus brillants — et, dans une moindre mesure, également aux filles — de la classe dirigeante, l’éducation classique voulue et les moyens de diriger efficacement l’industrie, la nation, les colonies et l’armée.

Former à la pensée méthodique, développer des régies d’érudition indépendante, fournir une base culturelle de classe commune et, sur cette base, assurer les liens informels entre « élites » des différents domaines de la vie sociale (le système du « lien entre anciens condisciples »), tel était le rôle essentiel de l’enseignement universitaire pour la grosse majorité des étudiants.

L’enseignement professionnel spécialisé n’en était qu’un sous-produit. Même dans les sciences de la nature, l’accent était généralement mis sur la théorie pure. Le mode de financement de l’enseignement supérieur donnait en pratique un « monopole du savoir » à la classe dirigeante. La plupart des diplômés de l’université avaient en fait des professions indépendantes — membres des professions libérales et hommes d’affaires — ou étaient de proches associés de personnes ayant une situation indépendante.

Le néo-capitalisme a changé tout cela de façon fondamentale. Deux de ses traits caractéristiques ont contribué à part égale à ce changement : d’une part le besoin de main-d’oeuvre spécialisée sur le plan technique dans l’industrie et dans un appareil d’Etat en augmentation ; d’autre part la nécessité de répondre à la demande croissante d’études supérieures que, suite à l’augmentation du niveau de vie, les classes moyennes, les fonctionnaires, les travailleurs à « cols blancs », et même — dans une moindre mesure — les ouvriers qualifiés, commençaient à rechercher comme moyen de promotion sociale.

L’explosion universitaire à laquelle nous assistons encore à l’heure actuelle a donc été la conséquence d’une demande fortement accrue, et d’une offre non moins fortement accrue de main-d’oeuvre intellectuelle.

L’université n’y était pas préparée, que ce soit au niveau du contenu même des études supérieures ou au niveau de son infrastructure matérielle et de son organisation administrative. Cet échec de l’université à répondre aux besoins du capitalisme a été considéré à juste titre comme une des causes de la révolte étudiante internationale. Mais il est dans la nature de notre société qu’elle peut forcer les universités à s’adapter à ces besoins nouveaux de la classe dominante.

Dans le cadre néo-capitaliste, la réforme technocratique de l’université — la transformation de l’université traditionnelle en université technocratique — est inévitable.

La révolte étudiante n’est pas seulement une réaction face à l’incapacité des universités contemporaines à s’adapter. Elle est dans le même temps une réaction face à la tentative, jusqu’ici trop bien réussie, de réaliser cette adaptation sur la base d’une subordination presque totale aux exigences et aux intérêts du néo-capitalisme.

Le lien entre la troisième révolution technologique — souvent appelée « révolution technico-scientifique » —, la demande croissante de main-d’oeuvre intellectuelle et la réforme universitaire technocratique est un lien évident. La troisième révolution technologique se distingue par une réintroduction massive de travail intellectuel dans l’industrie, la production, et même le procès de travail, réintroduction que symbolise l’électronicien supervisant et surveillant les opérations de production automatisées.

Ainsi se développe un véritable « marché du travail » pour diplômés de l’enseignement supérieur. Des « dénicheurs de talents » font leur choix au sein de toute nouvelle promotion des grandes universités américaines, britanniques et japonaises, et le même procédé se généralise de plus en plus dans les pays d’Europe occidentale. La loi de l’offre et de la demande fixe les salaires des travailleurs intellectuels comme elle le fait depuis deux cents ans pour ceux des travailleurs manuels.

Un processus de prolétarisation du travail intellectuel est donc en route. La prolétarisation ne signifie pas essentiellement (et dans certains cas pas du tout) une consommation limitée ou un bas niveau de vie, mais une aliénation croissante, la perte d’accès aux moyens de travail et de contrôle des conditions de travail, une subordination croissante du travailleur à des exigences qui n’ont plus aucun lien avec ses talents ou ses besoins propres.

Pour que l’université puisse remplir cette fonction de former les spécialistes salariés réclamés par les grandes firmes, il faut réformer l’enseignement supérieur dans un sens fonctionnel. Les spécialistes de la croissance économique ont « découvert » qu’une des causes du ralentissement de la croissance du produit national brut en Grande-Bretagne, c’était l’accent mis dans les universités sur la science théorique aux dépens de la science appliquée.

La campagne pour l’adaptation de l’enseignement supérieur aux besoins pratiques est encouragée par tous les moyens — alors que dans le même temps, les dirigeants les plus intelligents des grands monopoles reconnaissent qu’à long terme, la recherche théorique pure est plus fructueuse qu’une recherche limitée à des domaines circonscrits d’avance, et ce, même d’un point de vue « purement économique ».

La tendance à rendre l’université fonctionnelle est poussée à l’extrême lorsque l’enseignement et la recherche universitaire sont subordonnés aux projets spécifiques de firmes privées ou de services gouvernementaux (on pense au rôle de certains collèges universitaires britanniques et américains dans la recherche sur les armes biologiques, ainsi qu’aux war games [3] pratiques dans certaines universités américaines et s’occupant de guerres civiles dans tel ou tel pays colonial).

Mais ces cas limites doivent être considérés pour ce qu’ils sont, des exemples extrêmes, et en aucun cas comme l’essence de la fonctionnalisation, qui est le fonds de la réforme technocratique de l’université.

La surspécialisation, l’instrumentalisation et la prolétarisation du travail intellectuel sont les manifestations objectives de l’aliénation croissante du travail et amènent inévitablement à une conscience subjective croissante de cette aliénation. L’impression de perdre tout contrôle sur le contenu et le déroulement de son propre travail est aussi répandue de nos jours chez les soi-disants spécialistes, y compris ceux qui sortent de l’université, que chez les travailleurs manuels.

La reconnaissance de cette aliénation par les étudiants eux-mêmes, liée à un malaise provoqué par les structures autoritaires de l’université, joue un grand rôle comme force motrice de la révolte étudiante.

Il y a soixante ans, les justifications conservatrices ou libérales du système social existant étaient d’autant plus convaincantes que la stabilité du système n’était guère mise en question, même par ses critiques les plus radicaux. Au mieux, une révolution sociale était à l’ordre du jour uniquement dans les pays sous-développés. Pour l’Occident lui-même, c’était là un but vague, rejeté dans le futur.

Deux guerres mondiales, d’innombrables crises économiques et sociales, et plusieurs révolutions ont depuis profondément modifié ce point de vue. Précisément parce que l’ordre social existant est beaucoup moins stable qu’avant la Première Guerre mondiale, la fonction du savoir bourgeois n’est plus dans l’apologie théorique mais dans la réforme concrète et dans l’intervention visant a surmonter certaines crises.

Mais, pour ces raisons mêmes, il est devenu beaucoup plus facile que par le passé de défier le système capitaliste dans les universités tant du point de vue théorique que du point de vue pratique. Le système n’est plus considéré comme une réalité évidente mais simplement comme une variante parmi plusieurs possibles.

Ce qui donne une importance particulière à trois composantes qui ont provoqué la naissance du mouvement étudiant. D’un côté, on trouve un mécontentement croissant face à la société actuelle dont, pratiquement, personne ne peut nier qu’elle est en crise. La réforme néo-capitaliste de l’université, mise en place de façon autoritaire, et dans une large mesure imposée aux étudiants, ne peut qu’accroître ce malaise.

D’un autre côté, les structures d’opposition traditionnelles, c’est-à-dire les partis politiques de gauche et surtout le mouvement ouvrier, ont cessé de jouer leur rôle d’opposition radicale à la société existante, pour des raisons sur lesquelles je ne peux m’étendre ici.

Dans la mesure où les étudiants critiques ne trouvent pas la possibilité d’une opposition radicale et d’un affrontement à l’intérieur de ces structures, ils tentent d’y parvenir hors des partis, du parlement et des mass media manipulées. Mais comme ils n’ont ni la masse ni le poids social nécessaires pour transformer eux-mêmes la société, leur activité se borne à imiter une révolution sociale afin de donner un exemple qui se réduit à une sorte de spectacle.

Pour certains révolutionnaires étudiants, ce spectacle, de moyen, devient une fin en soi. Ainsi deviennent-ils, en dépit de leur verbiage révolutionnaire, les victimes de l’un des phénomènes les plus typiques d’une société fondée sur une division extrême du travail ; je veux dire le phénomène de la conscience partielle et donc de la fausse conscience.

D’autres révolutionnaires étudiants tentent d’agir rationnellement, c’est-à-dire de montrer à la classe ouvrière par leur exemple la possibilité d’une voie différente, comme un détonateur pouvant provoquer une explosion dans les masses plus larges. Les événements de Mai 1968 en France ont prouvé que ce n’était pas là une perspective irréaliste.

Mais ces événements ont aussi montré qu’une révolte étudiante ne pouvait à elle seule remplacer une avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière politiquement éduquée et solidement organisée.

Il semble donc que les universités actuelles soient prises entre deux forces opposées. D’un côté, la réforme technocratique est mise en place de l’extérieur dans l’intérêt de la classe dominante. De l’autre côté, une opposition radicale naît au sein même des universités, mais, en l’absence de soutien de la part d’autres secteurs de la société, elle s’enlise dans l’utopie et l’impuissance.

Existe-t-il un moyen de sortir de ce dilemme ? Les étudiants — et les « intellectuels » en général — sont-ils condamnés à choisir entre s’intégrer à l’ordre social existant, irrationnel et inhumain — on ferait mieux de l’appeler le désordre existant ! — ou s’engager dans des actes de révolte sans espoir, que ce soit individuellement ou dans de petits groupes ?

Répondre à cette question suppose que l’on a une idée de la capacité de la société néo-capitaliste à surmonter ses contradictions internes les plus importantes. Contrairement à Marcuse et à d’autres, nous partons de l’idée que la contradiction la plus importante de la société capitaliste — aussi bien à son stade néo-capitaliste qu’à ses stades précédents — est la contradiction entre le capital et le travail au sein du processus de production.

Nous sommes par conséquent convaincus qu’à long terme les travailleurs ne peuvent être intégrés dans le néo-capitalisme, dans la mesure où la contradiction entre capital et travail resurgira toujours, que cela se produise ou non dans la sphère de la consommation.

En outre, il y a beaucoup de signes qui indiquent que, dans les pays occidentaux industrialisés, le centre de gravité de la lutte des classes est en train de glisser lentement mais sûrement des problèmes de partage du revenu national entre salaires et profits, au problème de savoir qui décide ce qui est produit, comment on devrait le produire, et comment les travailleurs devraient s’organiser pour le produire.

Si notre opinion est confirmée par les événements — et beaucoup de ce qui s’est passé dans les deux ou trois dernières années au sein des usines de trois pays occidentaux importants (France, Italie et Grande-Bretagne) semble en fait le confirmer —, alors le dilemme en question ne recouvre pas tout ce que l’on peut dire du rôle de l’université dans un changement social programmé.

Il existe un moyen de sortir de ce dilemme dans la mesure où existe encore une force capable d’amener un changement radical de la société. Ne se laissant pas piéger par l’instrumentalisation néo-capitaliste, l’université actuelle peut également échapper à l’autre branche du dilemme — la rébellion donquichottesque. L’université peut être le berceau d’une véritable révolution.

Il faut tout de suite ajouter une mise en garde. Lorsque nous parlons de l’« université », nous voulons dire les gens de l’université pris collectivement, c’est-à-dire les professeurs et les étudiants. Nous ne voulons pas parler de l’université en tant qu’institution.

En tant qu’institution, l’université est intégrée au système social existant. En dernière analyse, les étudiants, les professeurs et les travailleurs ne pourront dominer et entretenir des universités tant que le surproduit social ne sera pas collectivisé, c’est-à-dire tant que nous vivrons dans une société capitaliste.

A long terme, l’université en tant qu’institution reste liée par des chaînes dorées au pouvoir de la classe dominante. Sans une transformation radicale de la société elle-même, l’université ne peut entreprendre aucune transformation radicale durable d’elle-même.

Mais ce qui est impossible à l’université en tant qu’institution est possible aux étudiants individuellement et en groupes. Et ce qui est possible aux étudiants individuellement et en groupes peut, sur un plan collectif, devenir temporairement une possibilité pour l’université dans son ensemble.

Le rôle des étudiants comme force motrice et initiatrice d’un renouveau de la société ne date pas d’aujourd’hui. Après tout, Marx, Lénine et Fidel Castro doivent être classés parmi les intellectuels et non parmi les travailleurs manuels.

Jouer à nouveau le rôle de pionniers du mouvement ouvrier contemporain, répandre la conscience socialiste révolutionnaire anticapitaliste au sein de la classe ouvrière, cela est tout aussi faisable pour les étudiants et les intellectuels d’aujourd’hui que pour ceux d’il y a trois quarts de siècle. La tâche est plus ardue, parce que ce n’est pas la première fois qu’elle est tentée, et parce qu’une montagne d’échecs et de déceptions pèse sur la conscience des larges masses.

Il existe cependant de nombreux indices selon lesquels la jeune génération des travailleurs en cols bleus [4] — et en cols blancs — souffre moins de ce scepticisme que la génération précédente. En outre, des liens peuvent se tisser entre étudiants et jeunes travailleurs, comme cela s’est fait dans plusieurs pays occidentaux. Une fois la difficulté initiale surmontée, la tâche devient automatiquement plus aisée qu’au XIXe siècle, dans la mesure où les conditions objectives sont plus mûres.

Ce que l’université peut offrir aux jeunes travailleurs, c’est avant tout le résultat de la production théorique, c’est-à-dire des connaissances scientifiques, et non une chose aussi stérile que le populisme masochiste de certains étudiants qui veulent aller « aux ouvriers », les mains et la tête vides, pour leur offrir leurs muscles et leurs cordes vocales. Ce dont les travailleurs ont le plus besoin, c’est du savoir, d’une critique radicale de la société existante, d’un dévoilement systématique de tous les mensonges et demi-vérités répandus par les mass média.

Il n’est pas facile de mettre ce savoir en termes compréhensibles au service des masses. Le jargon rhétorique et académique est tout aussi stérile que le populisme. Mais le travail de vulgarisation vient après celui d’assimilation de connaissances réelles. Et c’est dans ce dernier domaine qu’une véritable université critique peut aujourd’hui donner sa principale contribution à la transformation de la société. Elle peut offrir une critique de la société existante dans son ensemble et dans ses détails, critique qui sera d’autant plus radicale et pertinente qu’elle sera sérieuse, érudite, et intégrera une grande masse de faits.

Les données de base d’un tel travail sont mille fois plus facilement accessibles aux étudiants et aux universitaires qu’à ceux qui sont obligés de gagner leur vie dans le monde professionnel quotidien. Le rassemblement et le traitement des données de base est un pas concret vers l’autocritique et le changement social pour l’université contemporaine.

Nous avons dit que la contribution la plus importante, au moins au départ, que puisse offrir l’université à la transformation radicale de la société, se situe dans le domaine de la production théorique. Mais elle n’a aucune raison de se limiter à la théorie pure. Elle peut servir de pont vers l’application expérimentale pratique, ou la recherche pratique expérimentale.

Plus nombreux sont les étudiants et plus large la contestation étudiante, plus grandes sont les possibilités d’unir théorie et pratique. Nous possédons un riche stock de littérature sur le problème du travail aliéné — 90 p. 100 en ont été écrits par de savants philosophes, des sociologues ou des économistes, 10 p. 100 par des travailleurs autodidactes. Quelques prêtres et pasteurs ont essayé de compléter un savoir théorique préalable sur ce problème par une expérience pratique dans les usines.

Pourquoi les étudiants en médecine, en physiologie et en psychologie ne se lanceraient-ils pas dans de telles expériences à grande échelle, dans des entreprises modernes, s’attachant surtout à la description et à l’analyse des expériences de leurs compagnons ouvriers ? Des étudiants critiques en médecine seront mieux à même d’analyser le problème de la fatigue, de la frustration causées par un travail machinal aliéné, par une cadence de travail sans cesse croissante, que des docteurs positivistes, à condition toutefois qu’ils associent une réelle expérience professionnelle à la compréhension des phénomènes sociaux dans leur totalité, et qu’ils l’enrichissent d’une expérience personnelle.

Mais ce n’est là qu’un exemple parmi bien d’autres. Transformer les mass media, d’instruments de conformisme social en moyens de critique de la société, peut être tenté avec précision et s’avérer très efficace. La police utilise des films de manifestations pour s’entraîner à la répression. Des films révolutionnaires d’amateur — que des dizaines de milliers de gens ont le moyen de produire — peuvent aussi bien être utilisés pour entraîner les manifestants à l’autodéfense contre la répression.

La technologie moderne peut être utilisée de mille façons différentes pour montrer l’appareil répressif existant et accélérer l’auto-émancipation des masses. Là se trouve un domaine de recherche inexploité qui devrait tenter les étudiants et les universitaires de toutes les disciplines scientifiques, et dont la première condition est : Commencez vous-mêmes à surmonter la contradiction entre théorie et pratique.

Ici apparaît une autre contribution importante que peut apporter l’université à la transformation radicale de la société. En tant qu’institution permanente, l’université reste soumise au contrôle de la classe dominante. Mais chaque fois que la lutte du collectif universitaire pour l’autogestion prend une dimension telle qu’une percée temporaire a lieu dans ce domaine, alors, pour une courte période, l’université devient une « école d’autogestion » pour le peuple dans son ensemble. C’est ce qui s’est passé à la Sorbonne, à Paris, en mai 1968 ; c’est ce qui s’est passé, aussi, à Chicago, en mai 1970. Ces exemples sont très limités, en étendue et en durée. Mais, dans des circonstances favorables, leur attraction au sein des masses peut être très prometteuse.

En un certain sens, c’est là le problème central du « changement social programmé ». Pour qui et par qui ? Tel est le problème. L’argument avancé par les adversaires de l’autogestion démocratique, dans les universités aussi bien que dans les usines, porte sur la compétence. La société, telle qu’ils la voient, se divise en patrons « compétents » et ouvriers « incompétents ». Laissons de côté le problème de savoir si la « compétence » des patrons est telle qu’elle justifie leur monopole dans la prise de décision. Chaque fois que l’on compare cette soi-disant compétence aux résultats, du moins en ce qui concerne ses fruits sociaux globaux, on a quelques raisons d’en douter.

Mais l’argument décisif contre cette conception ne tient pas à un jugement de valeur de ce genre. Avec le développement des ordinateurs et de l’université technocratique, apparaît un système dans lequel le contrôle des leviers du pouvoir économique, la concentration de ce même pouvoir vont de pair avec un monopole croissant de l’accès à une information tout aussi terriblement concentrée.

Dans la mesure où la même minorité sociale garde une emprise ferme sur le pouvoir et l’information, tandis que le savoir scientifique devient de plus en plus spécialisé et morcelé, un fossé croissant se crée entre la compétence professionnelle spécialisée et la concentration de l’information qui permet de prendre des décisions stratégiques centralisées.

Les membres de la direction d’une firme multinationale peuvent laisser des milliers de petites décisions à des « professionnels compétents ». Mais, dans la mesure où seuls les membres des conseils d’administration ont à leur disposition le résultat final du processus de rassemblement de l’information, ils sont seuls « compétents » pour prendre les décisions stratégiques centrales.

L’autogestion surmonte ce fossé en donnant aux masses l’information nécessaire pour comprendre ce qui est en jeu dans les décisions stratégiques centrales. Tout individu de la masse, « compétent » sur tel ou tel point de détail, joue son rôle dans la prise de telles décisions, chaque fois que la coopération et non la compétition entre individus devient la norme sociale.

Si le système capitaliste survit, malgré la terrible crise des rapports de production capitalistes, crise renforcée par le progrès technologique, l’aliénation croissante des « professionnels compétents » par rapport aux « masses incompétentes » est inévitable. Mais si le système de propriété privée des moyens de production, de prise des décisions indépendantes d’investissement par entreprise, de production généralisée de marchandises, est remplacé par l’autogestion planifiée, démocratiquement centralisée, de tous les producteurs associés, alors surgira un intérêt social général qui éliminera toute « incompétence ». Et cet intérêt social s’exprimera dans la tendance à la généralisation de l’instruction supérieure.

L’élimination croissante du travail non qualifié du processus de production — élimination qui, dans le secteur tertiaire également, n’est qu’une question de temps — rend en fait cette instruction supérieure généralisée absolument nécessaire, dans la mesure ou autrement une partie croissante de la population sera condamnée au statut de laissés-pour-compte, sans emploi au milieu de la richesse générale.

En outre, la réforme universitaire technocratique, l’instrumentalisation de l’université, la réduction de l’enseignement supérieur à un professionnalisme morcelé, super-spécialisé et non intégré à un tout, ce que les étudiants révolutionnaires allemands nomment Fachidiotentum (crétinisme professionnel), tout cela produit de plus en plus une incompétence organisée et généralisée.

L’une des plus dures accusations qu’on puisse porter contre le « désordre » social existant, c’est que, dans une période où le savoir scientifique avance à une vitesse explosive, le niveau de l’enseignement supérieur, loin de s’élever, est en train de baisser régulièrement. L’enseignement supérieur est en conséquence incapable d’exploiter à fond le riche potentiel du pouvoir productif scientifique. En outre, il produit une force de travail incompétente, naturellement pas dans l’absolu, mais relativement aux possibilités créées par la science.

Certains porte-parole du néo-capitalisme, tels les auteurs du projet de réforme universitaire en Allemagne de l’Ouest, disent ouvertement ce qu’ils pensent. Il est donc normal qu’ils attaquent cyniquement le caractère trop libéral de la vieille université humboldtienne [5]. Ils reconnaissent que, de leur point de vue, c’est-à-dire de celui du néo-capitalisme, la liberté des étudiants de lire, d’étudier et d’assister aux cours de leur choix, doit être limitée.

La subordination, non pas à la production aux besoins humains, mais des besoins humains à la production, telle est la véritable essence du capitalisme.

L’autogestion, par conséquent, est la clé du développement complet à la fois de la compétence scientifique et du pouvoir productif potentiel de la science. L’avenir de l’université et celui de la société se rencontrent là pour, en fin de compte, converger. Quand on dit que beaucoup de gens ne sont pas faits pour l’enseignement supérieur, c’est assurément un truisme... dans le cadre de la société actuelle. Mais il ne s’agit pas là d’une quelconque incapacité physiologique ou génétique, mais d’un long processus de présélection par l’environnement social et familial.

Si l’on considère qu’une société qui subordonne le développement des individus à la production d’objets renverse l’ordre réel des valeurs, on peut supposer qu’à l’exception de cas marginaux il n’y a rien de fatal dans cette incapacité.

Lorsque la société aura été réorganisée de telle façon que l’éducation des êtres humains aura la priorité sur l’accumulation des choses et qu’elle ira dans le sens opposé à la présélection et à la compétition actuelles — c’est-à-dire qu’elle entourera tout enfant moins doué de tant de soins qu’il pourra surmonter son « handicap naturel » —, alors la réalisation d’une instruction supérieure généralisée ne semblera plus impossible.

Abolition de l’économie marchande, instruction supérieure généralisée, réduction de moitié de la journée de travail, autogestion planifiée généralisée de l’économie et de la société fondée sur l’abondance des biens de consommation, telle est donc la réponse au problème du XXe siècle. C’est alors que le développement social deviendra un processus fondamental d’auto-éducation de la société de chaque individu. C’est alors que le mot « progrès » prendra un sens véritable : lorsque l’humanité pourra déterminer son propre destin social consciemment et en ne faisant confiance qu’à elle-même.

III. La prolétarisation du travail intellectuel

1. La prolétarisation du travail intellectuel

Le néo-capitalisme, en tant que troisième phase de développement du mode de production capitaliste, est fondé sur une révolution technologique, de même que les deux phases qui l’ont précédé. L’axe de cette révolution est l’automatisation, l’électronique et l’énergie nucléaire, alors que la première révolution technologique tournait autour du moteur à vapeur et la seconde autour du moteur électrique. Le fait que le néo-capitalisme ait permis une nouvelle phase de développement des forces productives — développement qui s’est de plus en plus réduit à partir de 1966-‘67 — ne contredit en aucune façon la caractérisation générale de l’époque ouverte par la Première Guerre mondiale comme époque de la décadence du capitalisme. La troisième révolution technologique ne constitue pas une preuve de la vitalité du capitalisme international. Elle n’est pas le simple produit de la science mais aussi celui de la lutte des classes.

Le moteur du mode de production capitaliste est l’accumulation de capital au moyen de la réalisation et de la capitalisation du profit. Les découvertes scientifiques ne se traduisent en innovations que si leur application au processus de production est rentable. En conséquence, il est faux d’affirmer que, sous le néo-capitalisme, la science est devenue une force productive immédiate. Son application à la production est aujourd’hui plus que jamais subordonnée à l’impératif du profit. Nombre de découvertes scientifiques qui sont à la base de la troisième révolution technologique avaient été faites avant la Seconde Guerre mondiale. Qu’elles n’aient pas été appliquées alors n’est pas dû à la présence d’obstacles technologiques mais à leur rentabilité insuffisante. Ce furent les grandes défaites de la classe ouvrière internationale devant le fascisme, la guerre et la « guerre froide » qui permirent, à partir de 1945, à l’impérialisme de se relever après vingt ou vingt-cinq années de stagnation. Ces défaites ont rendu possible un accroissement considérable du taux de la plus-value des capitalistes et, par là même, du taux de profit. C’est cette hausse du taux de profit qui a permis la relance de la croissance économique.

Produit des défaites historiques de la classe ouvrière dans les années trente et quarante, le néo-capitalisme est affronté maintenant à la nouvelle montée du prolétariat international qui a eu lieu au cours des années soixante et que symbolise l’explosion révolutionnaire de 1968, elle-même, en dernier ressort, produit de la nouvelle révolution technologique qui exige, de par sa logique même, un choix constant des priorités économiques et sociales, une planification sociale mondiale de l’emploi et des ressources matérielles. Le néo-capitalisme ne peut qu’accentuer toutes les contradictions inhérentes au système. En tant que Mexicains [6], vous en connaissez un des aspects essentiels : son incapacité à assurer un développement tant soit peu équilibré de l’économie des pays d’Amérique Latine, d’Asie et d’Afrique. Le scandale énorme que constitue le contraste entre le gaspillage croissant des ressources matérielles dans l’hémisphère nord et la misère, la faim, l’insalubrité, l’analphabétisme, le chômage chronique communs à la grande majorité des populations de l’hémisphère sud. Le développement impérialiste détermine et alimente le sous-développement semi-colonial. La rébellion quasi permanente des pays dits du Tiers Monde contre l’exploitation néo-coloniale est le résultat inévitable de l’expansion impérialiste.

On ne traitera ici que d’un aspect de la crise de décadence du mode de production capitaliste à l’échelle internationale : la crise des rapports de production capitalistes, et particulièrement des contradictions croissantes qui résultent de la prolétarisation du travail intellectuel. Au niveau historique, le déclin du capitalisme a donné lieu à deux phénomènes essentiels de notre époque et qui se complètent mutuellement : l’incapacité à développer ledit Tiers Monde, et l’incapacité à intégrer de façon harmonieuse et constructive le travail intellectuel, c’est-à-dire la science, au processus de production au service de l’humanité.

Le capitalisme ne développe la production que sous l’impératif du profit. La concurrence tend à égaliser le taux de profit des entreprises capitalistes. Le développement des forces productives tend à réduire globalement le taux moyen de profit, et la concentration des capitaux entraîne, de la part des grands monopoles, une course continue vers l’obtention de surprofits. A l’époque classique de l’impérialisme, au cours des vingt-cinq dernières années du XIXe siècle et au début du XXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, les surprofits coloniaux étaient la forme principale du surprofit général. Ils existent encore aujourd’hui et sont, en chiffres absolus, pour de nombreux monopoles, même plus importants qu’avant 1939 ou même 1914. Mais la paupérisation relative des pays semi-coloniaux qui a contribué à créer ces surprofits, l’extension de la révolution anti-impérialiste et sa transformation en révolution permanente doivent inévitablement réduire le poids relatif des surprofits coloniaux dans l’ensemble des bénéfices des monopoles impérialistes. Aujourd’hui, ce sont les surprofits monopolistes fondés sur les rentes technologiques qui occupent la première place des surprofits.

Le néo-capitalisme est ainsi apparu comme une phase du mode de production capitaliste caractérisée par une course permanente vers l’obtention de rentes technologiques. Ce qui a entraîné une accélération de l’innovation technologique, à partir des années quarante aux Etats-Unis et, depuis 1948, dans le reste des pays impérialistes. Deux aspects importants du néo-capitalisme apparaissent avec cette accélération de l’innovation technologique, tant au niveau économique que social.

D’une part cette accélération conduit à une obsolescence rapide des machines et des équipements. Ils passent plus rapidement de mode. Il est vrai cependant que les monopoles impérialistes conservent la possibilité d’exporter ces machines usées vers les pays dits du Tiers Monde. Mais, dans le cadre de la concurrence monopoliste accentuée, ils se verront de toutes manières dans l’obligation d’amortir leur capital fixe en un temps plus bref. De là la nécessité d’une planification plus stricte des amortissements, des investissements, des coûts et des profits au sein de chaque monopole, ce qui conduit à un effort de programmation économique de la part des Etats bourgeois, c’est-à-dire à la tentative de coordonner, au niveau national, les plans privés des monopoles.

De là également la nécessité d’une intervention croissante de l’Etat dans la vie économique en général.

D’autre part la course à la rente technologique implique une croissance colossale des dépenses de recherche et de développement. Aux Etats-Unis, ces dépenses sont passées de 100 millions de dollars en 1928 à 5 milliards en 1953, à 12 milliards en 1959 et à 21 milliards en 1970. Cette croissance énorme des investissements de capitaux dans le secteur de la recherche signifie une croissance non moins spectaculaire du personnel de recherche et de ses applications technologiques. Ce n’est pas par hasard que le nombre des savants américains travaillant à la recherche est passé de 87.000 en 1941 à 387.000 en 1967 et à plus de 500.000 en 1970.

Mais, en régime capitaliste, en régime de production marchande généralisée, il est inévitable qu’une expansion de cette ampleur débouche sur une nouvelle division du travail dans les entreprises monopolistes. Non seulement on a vu apparaître au sein de chaque grand monopole un département spécialisé dans la recherche du développement mais, qui plus est, ces départements peuvent devenir autonomes, se transformer en laboratoires indépendants qui vendent leurs inventions et leurs découvertes au plus offrant. Ainsi se réalise une prédiction de Marx, que l’on trouve dans les Grundrisse de 1858, où il montre la tendance du capitalisme à faire de toutes les sciences des prisonnières du capital, et de l’invention un business indépendant.

Ces deux aspects du néo-capitalisme sur lesquels nous venons de mettre l’accent ont des répercussions importantes sur sa tendance caractéristique à prolétariser toujours davantage le travail intellectuel.

L’accélération de l’innovation technologique implique une intégration à grande échelle du travail intellectuel au processus de production. Tandis que, dans les phases précédentes du capitalisme, le travail intellectuel était limité dans une grande mesure à la sphère de la superstructure sociale, il est aujourd’hui de plus en plus orienté vers l’infrastructure de la société. Cette réintégration du travail intellectuel au processus de production ne revêt pas seulement la forme d’un accroissement constant d’ingénieurs chimistes, de physiciens, d’économistes, de sociologues, de médecins, d’administrateurs, tous de formation universitaire, et employés par les grandes entreprises capitalistes. Les activités de tous ces universitaires se trouvent liées, certaines plus que d’autres, au processus de production proprement dit.

Mais cette réintégration du travail intellectuel s’exprime également dans l’augmentation du nombre de personnes incorporées à la production, au sens le plus strict du terme (elles ont en général une formation secondaire, supérieure, et non une formation universitaire). L’exemple le plus frappant se trouve sans doute dans l’un des plus grands succès qu’ait connu la concurrence mondiale inter-impérialiste au cours de la dernière décennie : l’industrie japonaise de construction navale, qui est parvenue à conquérir plus de 50 % des demandes mondiales dans ce secteur, emploie un personnel dont la moitié possède une formation universitaire ou semi-universitaire.

D’autre part, les impératifs de la planification croissante au sein de l’entreprise monopoliste ainsi que ceux de programmation économique au niveau des Etats conduisent à une croissance non moins importante du travail intellectuel dans les domaines de la reproduction ainsi qu’à une modification radicale de son statut. Alors que, par le passé, l’intellectuel actif dans ce domaine était un travailleur indépendant, un représentant des professions libérales, il est devenu aujourd’hui un salarié.

Le néo-capitalisme implique une tendance à l’organisation systématique de toutes les sphères de la superstructure. Là aussi la science pénètre massivement, même s’il s’agit moins de sciences naturelles que de sciences sociales qui sont encore dans leur majorité, de l’idéologie de classe.

Cette constatation se fait plus évidente encore dans le domaine de l’administration des entreprises. Ce qui auparavant correspondait à la compétence du seul patron administrateur ou d’un conseil d’administration d’une société par actions est devenu une organisation structurée et hiérarchisée. Chaque sphère de l’activité de gestion produit ses propres spécialisations. Les ingénieurs de la production et les spécialistes en organisation du travail reçoivent une formation universitaire différente de celle des techniciens en études de marché ou en marketing. Les experts en activités monétaires, bancaires et financières, les organisateurs de la spéculation permanente sur les devises étrangères — et chaque grande société multinationale a de tels experts à sa disposition — n’ont pas grand-chose à voir avec les savants travaillant dans les différents domaines de la recherche appliquée, pour ne pas parler de ceux du design industriel, de l’esthétique des formes, etc. Les besoins que les médecins du travail, les psychologues du travail, les soi-disant spécialistes en « relations humaines » doivent satisfaire — quelquefois l’entreprise a même ses psychiatres et ses experts en organisation des loisirs des managers — sont opposés aux exigences qui déterminent les activités des spécialistes de la reproduction du capital, de ceux qui parcourent le monde pour définir dans quel pays, quelle région et quelle ville il est le plus utile de construire la prochaine filiale, pour déterminer les problèmes de communication et de transports qui se poseront entre cette filiale et la maison-mère, pour examiner les calculs de financement et de rentabilité qui, en régime capitaliste, doivent présider à ce choix.

Tous ces experts sont directement intégrés aux entreprises de la sphère de production proprement dite. Mais les impératifs de la programmation et de l’organisation économique qui, dans le capitalisme contemporain, découlent de l’accélération du rythme de l’innovation technologique, s’étendent inévitablement jusqu’à se convertir en impératifs de programmation et d’organisation de toutes les sphères de l’activité sociale, bref, de toute la société.

Le néo-capitalisme ne peut planifier tous les coûts sans en même temps planifier les coûts salariaux. Il ne peut y avoir de programmation économique sans programmation des augmentations de salaires. Il faut faire accepter aux ouvriers le bien-fondé de cette programmation qui, en régime capitaliste, est toujours subordonnée aux impératifs du profit capitaliste. Il faut donc soumettre les grands moyens de communication, les mass media (télévision, radio, presse, publicité), l’enseignement, voire même la bureaucratie syndicale, au contrôle et à l’organisation capitaliste monopoliste. Ils doivent tous être organisés de façon à manipuler le plus possible les convictions, les besoins, les espoirs et les rêves des travailleurs, à les orienter en fonction des exigences de la reproduction élargie du capital, dans le but d’intégrer le prolétariat et d’empêcher la désintégration de la société bourgeoise.

Mais ici se révèlent une fois de plus les limites du régime capitaliste, son incapacité à dépasser ses propres contradictions. Toutes ces techniques d’intégration, dont l’efficacité relative et temporaire ne fait pas de doute, ne peuvent être appliquées qu’à condition de transformer toujours plus, les intellectuels en travailleurs salariés ; c’est-à-dire à condition d’étendre de façon prodigieuse l’éventail du salariat et d’accroître considérablement la masse et la qualification du prolétariat. La tendance à l’élargissement constant du travail intellectuel qualifié, tant dans le domaine de la production que dans celui de la reproduction et de la superstructure — tendance caractéristique du néo-capitalisme — est aussi la tendance à la prolétarisation croissante du travail intellectuel. Le néo-capitalisme est la phase de développement du capitalisme dans laquelle le système salarié commence à se niveler également en dehors de la sphère de production elle-même. Loin d’être une société post-industrielle, le néo-capitalisme signifie l’industrialisation toujours plus achevée de toutes les activités humaines.

Les caractéristiques fondamentales de l’industrialisation sont : la mécanisation, l’emploi de biens d’équipement toujours plus complexes, la division du travail et, en conséquence, la suppression de tout caractère privé, autonome, du travail individuel, à la fois sa parcellisation et sa socialisation progressives. Si nous regardons autour de nous, nous verrons que ces phénomènes sont apparus au cours de ces vingt-cinq dernières années dans une série de domaines de la vie sociale d’où ils étaient absents ou presque avant la Seconde Guerre mondiale.

L’industrialisation de l’agriculture dans les pays impérialistes est largement connue. Aux Etats-Unis, le capital investi en machines agricoles dépassa en dix ans la valeur du capital investi en terres de culture. La mécanisation du travail de bureau est elle aussi bien connue : les calculatrices électroniques, les machines comptables, les machines à vérifier les chèques bancaires, prolifèrent de plus en plus. Dans le commerce, les distributeurs automatiques sont chaque jour plus nombreux. Les aliments préfabriqués ont fait leur entrée dans l’alimentation. Des firmes de conseillers juridiques remplacent les cabinets privés d’avocats ; les équipes de spécialistes travaillant dans des polycliniques remplacent le généraliste de famille. La mécanisation pénètre le domaine de l’art avec le cinéma, la télévision et, demain, les vidéo-cassettes. Et, à travers les mêmes techniques, elle pénètre aussi l’enseignement.

A côté de la prolétarisation du travail intellectuel, on trouve la généralisation du salariat et de l’économie marchande et monétaire. Toute une série de services personnels qui, au XIXe siècle se soustrayaient aux lois du profit, se transforment en entreprises capitalistes. L’exemple le plus typique dans ce domaine est la bonne, remplacée par le réfrigérateur, la machine à laver, le chauffage central et l’air conditionné. Mais cette tendance va plus loin encore. Les services personnels que l’on considérait comme étant des plus nobles, comme ceux de la médecine, de la culture, de l’art sont entraînés dans ce même tourbillon de la production mécanisée, et se commercialisent à l’extrême.

De par cette nature de l’industrialisation généralisée de toute activité humaine sous le néo-capitalisme, tous les traits traditionnels de la prolétarisation du travail, qui auparavant s’appliquaient surtout au travail manuel dans la grande usine moderne, concernent aujourd’hui et de plus en plus le travail intellectuel, c’est-à-dire tout travail salarié qui s’effectue à l’intérieur et même en dehors de la sphère de production proprement dite.

La prolétarisation du travail intellectuel implique sa spécialisation, voire sa parcellarisation, son atomisation à l’extrême. A l’époque de la glorification des experts, acquérir une telle qualification n’est possible que dans des domaines de plus en plus étroits du savoir. Connaître à fond un minuscule secteur d’une branche scientifique en n’ayant que de vagues données sur l’ensemble de cette branche et manquer de toute connaissance dans les autres domaines scientifiques, tel est le sort auquel est condamné le travailleur intellectuel. Un tel travail intellectuel, parcellarisé, fragmenté, ayant perdu toute vision d’ensemble des activités sociales où il est inséré, ne peut être qu’un travail aliéné. La prolétarisation du travail intellectuel dans les conditions du salariat conduit inévitablement à son aliénation.

C’est ce que l’on peut démontrer au niveau matériel le plus immédiat. La prolétarisation du travail intellectuel implique l’apparition d’un marché de ce travail. Sur ce marché, la force de travail intellectuel s’achète et se vend comme une vulgaire marchandise, à l’égal de ce qui se passe avec la force de travail manuel depuis les origines du capitalisme. La force de travail intellectuel acquiert un prix de marché qui fluctue selon les lois du marché, c’est-à-dire selon les lois de l’offre et de la demande, comme nous le verrons plus loin, autour de l’axe qu’est la valeur de cette force de travail.

De plus, il faut reconnaître que l’économie politique bourgeoise suit et reflète le développement réel de cette prolétarisation. De nouvelles branches de cette idéologie sont nées qui, avec le professeur Schultz, élaborent le concept de « capital humain », calculent la « valeur ajoutée » de ce « capital » au cours du « procès de production de la qualification intellectuelle », c’est-à-dire au cours des études universitaires. Le professeur Ballogh, lui, évalue « l’efficacité » et la « productivité » de la « production universitaire ». D’autres, et en particulier les professeurs Harry Johnson et Kershaw, déduisent de l’offre et de la demande de qualifications intellectuelles spécifiques le « produit marginal » variable de ces activités.

On peut ainsi capter, sur le vif, l’illusion que se font tous les avocats et critiques bornés de la technocratie, à commencer par le professeur Galbraith qui, à partir de l’importance croissante des travailleurs scientifiques — certes indiscutable — a déduit trop vite que cette prétendue « technostructure » occuperait actuellement une position dominante au sein de la société néo-capitaliste. L’expérience douloureuse que connaissent actuellement aux Etats-Unis les administrateurs, les savants et les ingénieurs du secteur de l’aérospatiale, condamnés par dizaines de milliers au chômage, y compris d’anciens directeurs d’usine obligés de vivre de l’Assistance publique (Welfare) pour pouvoir nourrir leurs enfants, ainsi que l’envoi de vivres du Japon (!) à Seattle, le centre le plus affecté par ce chômage intellectuel, confirme cette loi fondamentale du régime capitaliste, qui a été oubliée par tant d’idéologues durant les années d’expansion : aucun salarié d’une entreprise capitaliste, aussi élevée que puisse être sa position dans la hiérarchie et aussi valable que soit sa qualification, n’est sûr de conserver son emploi. En régime capitaliste, il n’existe d’autre sécurité de niveau de vie que celle qui provient de la propriété de capital — argent d’une fortune privée. C’est pour cette raison que, contrairement aux affirmations des avocats de la « révolution des administrateurs », les employés qui occupent les postes les plus élevés des monopoles, et même les administrateurs les plus puissants, n’ont qu’un mobile fondamental : acheter des actions ou autres formes de propriété capitaliste pouvant les mettre à l’abri de l’insécurité des fluctuations conjoncturelles et de l’insécurité d’emploi qui en découle.

Mais l’aliénation du travail intellectuel, la transformation de la force de travail intellectuelle en marchandise ne s’exprime pas seulement dans l’insécurité de l’existence classique du prolétaire qui frappe aujourd’hui également l’intellectuel. Elle a en elle-même des conséquences extrêmement importantes au niveau de l’idéologie, de la morale et de la conscience des intellectuels.

Le néo-capitalisme, en tant que tentative pour associer l’économie marchande généralisée, la commercialisation universelle, à l’organisation que réclame la programmation économique et au contrôle de toutes les activités sociales, le tout sous l’égide des grands monopoles, constitue une combinaison bâtarde et pleine de contradictions entre la rationalité technocratique partielle et l’irrationalité socio-économique globale. La glorification des experts se combine, logiquement, avec le refus de poser la question du « pourquoi » de leurs activités, question condamnée péremptoirement comme relevant de « l’idéologie », de la « politisation » ou des « jugements de valeur ». La philosophie néo-positiviste est l’expression la plus parfaite, dans le domaine des idées « sublimées », de cette combinaison apologétique et inhumaine.

Le néo-positivisme plonge ses racines dans la nature même de la marchandise, de la production marchande, de la production pour le profit. La chosification des relations humaines qui se détache de la production marchande signifie en effet que toute activité partielle et fragmentaire tend à être considérée comme un objectif en soi, que toute la dialectique fondamentale des buts et des moyens, inhérente à l’activité sociale de l’homme, est faussée.

L’exemple le plus tragique de cette contradiction entre rationalité partielle du monopole et irrationalité sociale globale est celui des efforts entrepris sous la direction de l’ancien chef technocrate du trust Ford, MacNamara, pour rationaliser la production d’armements aux Etats-Unis. Le Pentagone engagea les services d’une série d’économistes parmi les plus prestigieux des Etats-Unis afin de calculer de la façon la plus précise possible les rendements, aussi bien du point de vue financier que de la force de destruction des différents systèmes militaires y compris les systèmes d’armes nucléaires. Un de ces professeurs, Frédéric Sherer, se demande, dans l’introduction à son ouvrage consacré à ces travaux, si, honnêtement, rendre plus efficace la production d’armes terrifiantes, c’est-à-dire rendre plus « rationnel » et « moins coûteux » le suicide probable de l’humanité, présente un sens quelconque. Il se pose la question, la laisse sans réponse, puis publie les résultats de ses travaux sans plus se préoccuper du rapport, pourtant élémentaire, entre le but et les moyens qui, dans ce cas précis, saute aux yeux.

A côté de cet exemple extrême, combien d’autres pourrait-on citer ? Lorsque l’industrie chimique remplace le savon par des détergents, elle ne cherche évidemment pas à rendre plus propre le genre humain ; il s’agit d’augmenter les bénéfices de certains trusts. En résolvant les problèmes techniques partiels posés par l’introduction des machines à laver dans le sens de la maximalisation des profits privés, l’industrie chimique fait abstraction de la contamination déjà accentuée des fleuves et des océans et même de l’atmosphère qui, n’augmentant pas ses coûts immédiats, ne l’intéresse pas.

Lorsqu’on calcule la « rentabilité » des hôpitaux et les dépenses de la Sécurité sociale, on ne cherche pas à assurer un niveau de santé plus élevé, mais une meilleure utilisation des dépenses budgétaires. On en arrive ainsi à cette situation absurde qu’a dénoncée il y a quelque temps un grand médecin français et qui oblige les hôpitaux à garder le plus longtemps possible un lit occupé par une même personne avec le minimum de soins, parce que c’est la pratique qui donne le meilleur « rendement financier ».

Mais la nature même du travail intellectuel fait que ceux qui entrent dans cette profession, les étudiants et les praticiens, pour autant qu’ils n’ont pas succombé à la résignation et à l’apathie, sont très sensibles à l’aspect absurde de cette parcellarisation et de cette aliénation du travail dans leur domaine. Il existe un lien plus étroit entre le contenu du travail intellectuel et son exécution qu’entre le contenu du travail manuel et son exécution. Il est presque impossible d’acquérir une qualification dans certains domaines de la science, pratiquement impossible d’acquérir une qualification artistique, sans qu’il y ait un rapport étroit d’intérêt à l’objet du travail.

Mais la parcellarisation et la mécanisation du travail intellectuel font courir le risque de provoquer, quant à la forme particulière et à l’objet spécifique du travail, la même indifférence qui caractérise depuis longtemps le travail manuel prolétarisé. La jeunesse intellectuelle ne peut accepter cette dégradation, dans la mesure où elle ne se cantonne pas dans les domaines qui, de par leur contenu même, sont conservateurs et ont pour objet l’extraction et la défense de la plus-value capitaliste.

La révolte étudiante est un phénomène universel dans le monde d’aujourd’hui, montrant ses racines économiques et sociales, dirigé essentiellement contre les conséquences aliénantes de la prolétarisation du travail intellectuel dans la société marchande.

Il n’est pas surprenant que cette rébellion parte d’abord des facultés et des écoles de sciences sociales. Les étudiants de cette branche, du fait même du contenu de leurs études, sont moins victimes de la parcellarisation des tâches et de la fragmentation de la vision sociale que les étudiants en sciences naturelles. Ils peuvent plus facilement avoir une vision d’ensemble de la société, situer leur propre misère et leurs particularités dans le cadre de l’ensemble de la misère sociale et mettre leur mécontentement en relation avec les problèmes sociaux.

Mais si ce sont les étudiants en sciences sociales qui généralement initient cette révolte, ils n’en sont pas les seuls protagonistes. Cette rébellion s’étend progressivement à l’ensemble du monde étudiant et, dans plusieurs pays impérialistes, elle est parvenue jusqu’aux facultés de sciences naturelles et même de médecine et aux écoles d’ingénieurs, forteresses traditionnelles du conservatisme, de la même manière que dans les facultés de philosophie, de sociologie ou d’économie.

Nous arrivons ainsi au cœur d’une autre contradiction importante du néo-capitalisme. Nous avons souligné la tendance néo-capitaliste à la commercialisation de toutes les activités humaines et même des activités de la superstructure. Des critiques pessimistes du capitalisme contemporain, comme Herbert Marcuse, ont conclu à la capacité du capitalisme d’intégrer toute activité sociale, même les rébellions et les révoltes anticapitalistes. Mais ces conclusions reflètent une confusion entre valeur d’échange et valeur d’usage qui caractérise le capitalisme et, au-delà, toute société marchande.

Lénine avait exprimé dans le passé cette contradiction sur un ton ironique en disant que la soif de profits des capitalistes était telle que l’avant-dernier capitaliste vendrait à la révolution la corde pour pendre le dernier.

Il serait exagéré de voir là la preuve de la capacité du capitalisme à s’intégrer à la révolution. La valeur d’échange de cette corde qui permet à l’avant-dernier capitaliste d’avoir un profit est une chose ; mais le dernier capitaliste sera sûrement plus intéressé par la valeur d’usage de la corde que par sa valeur d’échange.

On pourrait commenter de la même manière le rôle des livres de poche ou des émissions de télévision dans la transformation de la théorie révolutionnaire en objet de consommation. Cette théorie acquiert maintenant une valeur d’échange qui enrichit sans aucun doute une fraction de la classe bourgeoise. Mais la valeur d’usage de cette marchandise particulière est de diffuser la théorie, d’approfondir la conscience et d’allumer la passion anti-capitaliste. En s’emparant de foules de plus en plus nombreuses, cette valeur d’usage acquiert une logique propre qui entraîne et même déchaîne des mob