Marxisme ou libéralisme : le grand débat — Débat Mandel – De Grauwe à Louvain
La Gauche, 3 mars 1987, p. 6-7

Le temps des grands débats d’idées est-il revenu ? A Louvain, le 17 février, on aurait pu se croire replongé dans l’ambiance des années ’70. Le grand auditoire Aula de l’Université était bourré à craquer, couloirs y compris. Plus de six cents personnes, des étudiants pour la plupart étaient déplacées pour assister à une confrontation entre marxisme et libéralisme. De belles affiches bleues et rouges avaient donné le ton : sous le thème « Karl Marx ou marché libre contre la crise », Mandel et De Grauwe devaient s’affronter. Plutôt qu’une liste interminable d’orateurs, les organisateurs avaient choisi d’opposer deux personnalités. « Comme dans une joute du moyen âge », devait dire le modérateur, Wim Jansen de la BRT.

L’enjeu : Deux visions contradictoires de la société. Les orateurs vocantes pas des imbéciles, et les questions précises et provocantes favorisant le choc des idées, on a assisté à un magnifique échange de considérations économiques, sociales, politiques, historiques et philosophiques. Le débat a ainsi été porté à un niveau qui est malheureusement rarement atteint en Flandre.

Le public : passionné et attentif, il s’est laissé porter par les tirades et les répliques. Rires, applaudissements, ou rumeurs de réprobation détendaient de temps à autre l’atmosphère. Quoique les uns et les autres se soient reconnus dans un camp, le débat n’a pas dégénéré en un match de boxe ponctué par les vociférations des supporters. Pour ma part, j’ai le sentiment que si De Grauwe « passait » mieux au départ (beaucoup d’étudiants en économie ?), Mandel a vu la sympathie pour ses idées croître au fil de la soirée. Quoiqu’il en soit, il est réconfortant de constater que la jeune génération d’intellectuels s’intéresse tout autant que la précédente aux problèmes sociaux de fond. L’image caricaturale d’une génération de jeunes consommateurs d’ordinateurs n’existe que dans la tête de Gaston Geens et... des déçus de Mai 68.

Les acteurs : deux messieurs affables, échangeant poliment mais sans ménagement des idées radicalement opposées. Ils y trouvaient visiblement du plaisir ...

Chacun son style. De Grauwe calme, sûr de lui, glacé, construit sans élever la voix des raisonnements rectilignes autour de quelques principes dont il ne dévie pas. Mandel à l’opposé, débordant, envoûtant, imbattable quand il peut brosser de grands tableaux historiques et déployer ses connaissances encyclopédiques. Vous avez l’eau à la bouche ? Alors, voici pour vous un compte rendu du débat.

Guy Hendrix

Première question à Ernest Mandel : Y a-t-il bien une crise ? Le Produit National Brut ne baisse pourtant pas ?

Mandel : II y a d’abord le cycle de la conjoncture, qui fait que la production industrielle, tous les 6 ou 7 ans, baisse. Nous nous trouvons actuellement au début d’une baisse conjoncturelle de ce genre, qui fait suite à la relative « relance » des dernières années. Autre chose est le mouvement à long terme, caractérisé par un chômage structurel et un niveau de vie en diminution.

Depuis 1970, le nombre de chômeurs dans les pays de l’OCDE est passé de 10 millions à 45 millions et il continue à croître, y compris dans les années de redressement conjoncturel. En dépit de l’optimisme des économistes des années ‘60 et ‘70, nous connaissons une misère croissante.

Les libéraux partent de l’intérêt de l’individu. Mais les crises qui se produisent régulièrement depuis 150 ans sous le capitalisme affectent de toute évidence les intérêts de la grande majorité des salariés et appointés comme individus.

L’intérêt propre dont les libéraux parlent n’est apparemment rien d’autre que l’intérêt propre de quelques individus, à savoir ceux qui possèdent du capital.

C’est pourquoi nous sommes pour une autre société, où les décisions ne sont prises ni par l’Etat ni par le marché mais par les gens eux-mêmes, qui décident ce qu’ils veulent produire et en quelle quantité.

De Grauwe : Je conteste que le chômage soit propre au système capitaliste. Dans un monde en mutation, tout système doit s’adapter à de nouveaux produits et de nouvelles technologies. Cela pose des problèmes y compris dans les pays socialistes, qui connaissent un chômage caché. Pourquoi un pays capitaliste connaît-il plus de chômage qu’un autre ? La cause est que nous avons rendu le travail de plus en plus cher par des impôts élevés et les machines de moins en moins chères par des subsides, de sorte qu’il est plus intéressant de remplacer le travailleur par des machines.

De plus, depuis 1970, quelques 400.000 personnes supplémentaires sont apparues sur le marché du travail. Cela n’a strictement rien à voir avec les règles inhérentes au système capitaliste. Dans le pays le plus capitaliste de tous, les USA, on crée des emplois.

Mandel : Il y a peut-être plus d’emplois, mais mon point est qu’il y a aussi des millions de chômeurs. Cela, vous ne pouvez pas le nier. Et cette situation on la vit périodiquement, depuis 150 ans, on ne la vivait pas avant. C’est propre à ce système dans lequel le travailleur est obligé de trouver un employeur qui accepte de l’embaucher, ce système de salariat. Ailleurs, cela n’existe pas.

Question à De Grauwe : Vous trouvez que l’Etat perturbe trop les mécanismes du marché. Tout doit-il dont être privatisé ?

De Grauwe :La discussion n’est pas « tout à l’Etat » ou « tout au marché ». Je cherche une solution concrète pour le meilleur mixage entre secteurs public et privé. Il y a des domaines dans lesquels le marché ne fonctionne pas bien, où l’action de l’Etat est encore insuffisante : là où des entreprises veulent réduire la concurrence (cartels, monopoles) l’Etat doit intervenir ; là où des coûts extérieurs apparaissent (la pollution par exemple), l’Etat doit intervenir ; et des règlements collectifs sont nécessaires. Par exemple pour la sécurité sociale, car le slogan : « un salaire en fonction du travail presté » ne peut pas être appliqué intégralement : il faut un filet de sécurité hors du marché.

Mais l’Etat fait toute une série d’autres choses, au nom d’une idéologie anti-marché. Par exemple produire lui-même, via des entreprises d’Etat. Ça ne marche pas, car c’est un mythe de prétendre que l’Etat défend l’intérêt général. Là aussi existent des groupes d’individus qui poursuivent, à leur manière, leur propre intérêt. C’est pourquoi je trouve que les entreprises publiques doivent être privatisées. Un autre exemple : la réglementation des prix, autre cheval de bataille de la pensée socialiste. Quand le gouvernement fixe des prix, des coalitions se forment entre patrons et syndicats d’un même secteur, qui font du « lobbying » pour obtenir les prix les plus élevés. Mieux vaut une solide législation de concurrence, qui peut mettre les industriels sous pression. Ceci montre d’ailleurs que le concept marxiste de lutte de classe est dépassé : bien souvent on trouve des fronts entre patrons et syndicats d’un même secteur contre les patrons et les syndicats des autres secteurs.

Mandel : Il est intenable de prétendre que l’intervention de l’Etat ferait augmenter le chômage. Dans les années soixante on connaissait au moins autant d’intervention de l’Etat dans l’économie, ce qui n’empêchait pas le plein emploi ; tandis que dans les années ’30 on a connu des taux de chômage jusqu’à 40 % sans qu’existe une intervention significative de l’Etat dans l’économie. Prétendre que l’Etat serait incapable de produire est une point de vue idéologique dogmatique pur.

Les deux orateurs ont ensuite pu se poser mutuellement une question. Ernest Mandel a commencé.

Mandel : Une question fondamentale sur la contradiction du libéralisme. Nous sommes d’accord pour dire que les gens sont motivés avant tout par leur intérêt individuel. Mais les libéraux refusent de voir que les intérêts individuels peuvent s’exprimer de différentes manières, peuvent mener à des revendications contradictoires, en fonction de la position concrète de groupes de gens, de classes, dans une société donnée. Concrètement : sur le marché libre vous rencontrez aussi bien des possédants avec 500 mimons en poche que des non-possédants avec 300.000 F en poche. En fonction de ces chances inégales les individus se comporteront totalement différemment face au dogme de la « libre concurrence ». Car la libre concurrence entre les riches et les pauvres joue toujours à l’avantage des riches.

Quand les travailleurs font le libre choix de se réunir pour éliminer la concurrence entre eux, non en faisant appel à l’Etat, mais en fondant des organisations syndicales, qu’ils ont construites eux-mêmes contre l’Etat, et grâce auxquelles il sont conquis une certaine émancipation sociale, est-ce oui ou non leur droit ? Face à la revendication de plus de concurrence, je dis donc : bas les pattes des droits syndicaux !

De Grauwe : C’est un exposé, pas une question. Comment pouvez-vous être contre la concurrence ? Tant qu’il y aura pénurie il y aura concurrence, dans quelques système que ce soit. C’est inhérent à tout comportement humain. Dans les pays socialistes aussi il y a concurrence, parce qu’il y a pénurie de datchas, par exemple. Mais dans un système de marché la concurrence est mieux canalisée, parce qu’il y a moins de concentrations de pouvoir.

Mandel : Les salariés ont-ils le droit et la liberté d’éliminer volontairement la concurrence entre eux, indépendamment de l’Etat, pour vendre ensemble leur force de travail ?

De Grauwe : Ils ont certainement ce droit, mais tout cela est tout de même organisé par l’Etat, par des lois etc... L’Etat est colonisé par des intérêts particuliers. Pourquoi instaure-t-il un salaire minimum, alors que des travailleurs seraient prêts à travailler pour moins ?

De Grauwe a ensuite posé à son tour une question à Mandel. Il a ouvert un autre registre.

De Grauwe : En 1968 le marxisme était populaire, actuellement il est en train de décliner comme courant d’idée. Comment expliquez-vous cela ?

Mandel : On peut discuter des faits. Jamais encore n’ont été vendus autant de livres marxistes, jamais encore n’ont été donnés autant de cours de marxisme. Le recul relatif par rapport au sommet de 1968 est inévitable. C’était un moment exceptionnel, qui ne pouvait persister. L’idéologie dominante dans une société est l’idéologie de la classe dominante.

Le vrai problème en ce qui concerne l’influence du marxisme est la banqueroute du marxisme en URSS et dans les pays de l’Est. Toute la propagande antisocialiste repose sur un argument réel : la situation dans ces pays. La question est donc : dans ces pays, qu’est-ce qui doit remplacer les régimes en place actuellement ? Faut-il faire un retour au marché libre, au capitalisme, à la concurrence ? Ou faut-il avancer vers une vraie, une authentique société socialiste ? Ce n’est pas à nous qu’on doit apprendre comment combattre le stalinisme : nous faisions cela longtemps avant que Soljénitsyne ne soit en vogue. Mais le grand affrontement est à venir, car dans ces pays se lèveront des marxistes critiques, qui parleront la même langue que nous ici, et lutteront comme nous pour l’émancipation générale de l’humanité.


Paul De Grauwe

Professeur à l’Université de Louvain, spécialiste en économie monétaire. Alimente régulièrement les journaux en thèses libérales sur l’économie et la politique. A publié « la main visible » (De zichtbare hand) un livre qui résume ses opinions et qui a connu un certain succès. Considéré comme un éminent défenseur du libéralisme, sans être pour autant un idéologue du PVV. De Grauwe ne porte pas les politiciens dans son coeur : « aucune instance ne défend l’intérêt général » affirme-t-il, « là où l’Etat intervient dans les mécanismes du marché les choses tournant mal ». De Grauwe est considéré avec respect par ses collègues en Belgique et à l’étranger. Ses analyses des nouveaux phénomènes économiques paraissent dans les publications spécialisées les plus renommées à l’échelle internationale. Un théoricien, dont la vision sociale s’appuie sur les thèses originelles de la pensée libérale.

Ernest Mandel

Professeur à la VUB (Université flamande de Bruxelles), enseigne les disciplines économiques et sociales. Pas besoin de le présenter aux lecteurs de La Gauche : Ernest Mandel Collabore régulièrement à notre journal, il est connu comme dirigeant du POS et de la Quatrième Internationale. Connu dans le monde entier comme autorité sur le plan de l’économie marxiste. Son « Traité d’Economie marxiste » et son « Troisième Age du Capitalisme » font autorité. Mandel combine ses activités académiques avec un engagement politique-pratique dans le mouvement socialiste-révolutionnaire. Ses connaissances portent aussi bien sur l’histoire du mouvement ouvrier organisé et sur les discussions entre communistes que sur les thèses du « Capital ».

Les organisateurs

Le « Werkgroep Andere Ekonomie » (groupe de travail pour une autre économie) organisait la soirée. Fondé il y a quelques temps à la Faculté des Sciences Economiques et d’Economie appliquée de l’Université de Louvain. A l’origine : un groupe d’étudiants ressentant le besoin d’en savoir plus. Ils lient les problèmes économiques aux aspects sociaux, moraux et philosophiques. Invite régulièrement des orateurs, organise des soirées d’information, etc. Ce débat était leur projet le plus ambitieux. Préparé jusque dans les moindres détails, il s’est avéré un grand succès.