Résumé de la théorie du « capitalisme tardif » (La crise du dollar et la crise du capitalisme d’après-guerre)
Le texte ci-dessous est extrait de l’introduction, intitulée « La crise du dollar et la crise du capitalisme d’après-guerre », qui accompagne le livre « Le dollar et la crise de l’impérialisme », un recueil d’articles édité pour la première fois en italien et en espagnol en 1974. Cette introduction a été publiée en français dans la brochure « La récession généralisée », Cahier Rouge n°2, Edition Taupe Rouge, Paris, 1975. Comme l’indique Mandel dans l’avant-propos, « C’est au résumé des traits essentiels d’une théorie du capitalisme en déclin, du Spätkapitalismus » que nous consacreront cette introduction ». Cette dernière présente ainsi son oeuvre majeure publiée pour la première fois en allemand en 1972 et en 1976 en français en trois tomes sous le titre « Le Troisième Age du capitalisme » (Editions UGE, Paris).

I.

Il paraît indéniable que le capitalisme industriel moderne, postérieur au capitalisme des manufactures, a passé par trois stades principaux : le stade du capitalisme de la libre concurrence, le stade du capitalisme des monopoles ou de l’impérialisme, le stade du capitalisme en déclin (ou néo-capitalisme, ou « capitalisme monopolistique d’Etat », formules auxquelles nous préférons, en attendant lieux, celle de Spätkapitalismus » ou capitalisme tardif ou d’époque de déclin du capitalisme, mais dont la nature descriptive plutôt que synthétique ne nous donne pas encore totale satisfaction).

Il ne s’agit pas de stades successifs qui se succèdent en se niant en tout ou en partie. Il s’agit plutôt de développements au sein de structures qui deviennent progressivement plus complexes. Ainsi, l’analyse du fonctionnement du capitalisme des monopoles telle qu’elle émane du « Capital » de Marx reste entièrement valable pour l’époque impérialiste. De même, l’analyse du capitalisme des monopoles telle qu’elle a été effectuée par Lénine reste à notre avis valable à l’époque du capitalisme en déclin. C’est donc l’apparition de traits supplémentaires plutôt que la « révision » de l’analyse des mécanismes connus qui fait le propre de chacune de ces phases.

Le développement à long terme du capitalisme n’est pas un phénomène économiquement « pur ». Il ne peut être considéré d’aucune manière comme l’expression simple, directe et immédiate de la « logique du capital ».

D’abord, le capitalisme réel, le capitalisme concret que nous étudions dans l’histoire de ce siècle est le produit du développement inégal et combiné. Il résulte toujours de la combinaison du mode de production capitaliste, dominant à l’échelle internationale avec les survivances de modes de production pré-capitalistes ou semi-capitalistes, le tout réuni par la circulation des marchandises sur le marché mondial. Mais les marchandises vendues sur ce marché peuvent être produites par des paysans-métayers ou parcellaires, par l’emploi de la corvée ou même pardu travail d’esclave (qu’on pense aux plantations de coton du sud des Etats-Unis, jusqu’à la Guerre de Sécession) qui n’ont rien à voir avec les rapports de production capitalistes.

De même, dans chaque pays particulier, le capitalisme même pleinement développé, est marqué par ses origines historiques, sinon par toute l’histoire passée du pays. Sans une analyse approfondie de ces spécificités économiques, sociales, politiques, culturelles de chaque pays capitaliste, a fortiori de leurs relations et rapports de forces réciproques en mutation constante, la compréhension de ce « capitalisme concret » restera incomplète et absolument insuffisante comme « guide de l’action ».

Ensuite, l’incidence immédiate de la lutte des classes sur le devenir du capitalisme s’accentue de plus en plus à l’époque de sa formation. Ce n’est que lors de son apogée, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, que cette incidence a pu passer au second plan et que le développement du capitalisme a semblé refléter de manière mécanique les « lois de développement économiques du capital ».

Ainsi, le fait même qu’il y a une époque de capitalisme en déclin ne reflète nullement une quelconque capacité du capitalisme de se développer « organiquement » depuis la Première guerre mondiale, contrairement aux prévisions de Lénine, de Trotsky et de tous les théoriciens communistes de l’époque. Ce qui est arrivé au cours des trente dernières années ne peut être compris qu’en fonction des hauts et des bas de la lutte des classes. Le début de la crise structurelle du capitalisme a été marqué par une longue période de stagnation relative des forces productives (1913-1939), entrecoupée par la crise économique la plus profonde de l’histoire du système (1929-1932) et caractérisée par des vagues successives de luttes révolutionnaires, au cours desquelles le renversement du capitalisme était à l’ordre du jour dans de nombreux pays clefs ; 1917-1920, 1923, 1931-1937.

Mais la défaite historique du prolétariat dans ces vagues successives, partout sauf en octobre 1917 en Russie, crée à son tour les préconditions pour un redémarrage temporaire des forces productives. Ces défaites, culminant dans la victoire du fascisme dans pratiquement toute l’Europe capitaliste et dans la Deuxième guerre mondiale, permettent un accroissement considérable du taux de la plus-value. La longue période de stagnation relative de la production accumule des inventions techniques non introduites, ou introduites de manière marginale, dans l’innovation technologique proprement dite, dans la production courante. Elles seront introduites en bloc, dès que le taux de profit se remet à remonter, sous le stimulant de l’économie de réarmement et de guerre, propice entre toutes aux innovations technologiques.

Ainsi, se dessine une troisième révolution technologique (après celle du milieu du XIXe siècle, qui substitue le moteur à vapeur à la simple machine à vapeur, et celle de la fin du XIXe siècle, qui substitue le moteur électrique et le moteur à explosion aux moteurs à vapeur), fondée sur l’électronique, l’automation et l’introduction graduelle de l’énergie nucléaire. Cette révolution technologique s’ajoute à l’économie de réarmement pour créer un marché considérablement élargi, puisque l’ensemble de l’industrie, du système des transports et des communications, doit se réoutiller de fond en comble. Hausse du taux de profit, plus élargissement du marché, cela crée les conditions propices pour une accumulation accélérée du capital, c’est à dire pour une croissance économique accélérée , ce qui est manifestement arrivé entre 1940 et 1968 aux Etats-Unis, entre 1948 et 1967 en Europe capitaliste.

La seule conclusion générale qui se dégage de cette analyse – qui se recoupe en partie avec celle des « longues ondes du développement économique » de Kondratieff, sans lui emprunter la rigidité mécanique d’une « mouvement cyclique à long terme – c’est la confirmation éclatante du vieux dicton de Lénine, selon lequel il n’y a pas de situation sans issue pour la bourgeoisie impérialiste. Celle-ci peut être confrontée pendant une longue période avec un marasme et une crise des plus aigus. Mais si le prolétariat ne profite pas des occasions successives qui s’offrent dès lors à lui pour renverser le règne du capital et prendre le pouvoir, sa défaite même finit par se transformer en un « facteur économique » comme nous venons de l’esquisser.

Es-ce à dire qu’à l’époque du déclin du capitalisme, un « cycle politique et social » se superpose au cycle économique proprement dit, et qu’une survie infinie peut être assurée au capitalisme, pour peu que le prolétariat échoue dans chacune de ses tentatives périodiques de renverser la bourgeoisie ? Ce serait méconnaître les traits de putréfaction de plus en plus prononcés du système capitaliste à l’époque de son déclin. Certes, le quart de siècle qui s’est écoulé a été incontestablement marqué par un nouvel essor des forces productives, pour autant qu’on conserve à cette catégorie le sens résolument matérialiste que Karl Marx lui avait donné.

Productivité du travail, production industrielle et agricole per capita ; capacité de production installée en termes physiques (de valeurs d’usage) ; nombre de producteurs salariés : tels sont les indices matériels pour juger s’il y a essor, stagnation ou recul des forces productives. L’image qui s’en dessine au cours de la période 1940-1948/1968 est claire et totalement opposée à l’image de la période 1913-1938.

Mais pour saisir la réalité du capitalisme contemporain dans son ensemble, dans sa totalité complexe, ces « chiffres bruts » sont absolument insuffisants. Il faudrait y ajouter les pertes de production par suite des capacités de production non utilisées (pertes qui, en chiffres absolus, sont supérieures à celles de la crise de 1929-1932). Il faudrait y ajouter le gaspillage des forces productives par production de biens ne rentrant pas dans le processus de reproduction (production d’armements, biens de luxe divers ; biens nuisibles à la santé de l’homme, y compris « vivres » empoisonnées qui, loin de reconstituer la force de travail, l’entamment, etc.). Il faudrait y ajouter les effets destructeurs d’une croissance capitaliste anarchique sur les conditions naturelles de la survie de l’homme (pollution de l’air, des océans et mers, des cours d’eau ; menaces d’empoisonnement du sous-sols ; menaces d’annihilation nucléaire de l’humanité).

Il est clair que même en cas – fort improbable à notre avis – de nouvelles défaites historiques du prolétariat de l’ampleur de celles des années 1920 et 1930, il serait illusoire de supposer que chaque quarante ou cinquante ans, le capitalisme pourrait dès lors reprendre un nouvel essor de la production. Les seuils d’adaptabilité sont atteints et dépassés dans un nombre croissant de domaines. L’échéc répété de la révolution prolétarienne n’aboutirait pas à la pérénnité du capital, mais ferait sombrer le genre humain dans la barbarie. Si cette formule semblait abstraite dans le passé, après Auschwitz, Hiroshima, les bombardements génocides et défoliants au Vienam, la prise de conscience des risques qui pèsent sur l’environnement, elle obtient un sens plus concret et des plus immédiats.

II.

Si l’augmentation considérable du taux de la plus-value – et l’augmentation du taux de profit qui en découle – constitue la « cause première » de la relance de la croissance capitaliste après une longue phase de stagnation, comment peut-on expliquer que cette croissance se soit maintenue pendant deux décennies ? La réponse se trouve dans un des mécanismes classiques du mode de production capitaliste, qui est le régulateur du taux de la plus-value : la reconstitution de l’armée de réserve industrielle.

Normalement, un taux de croissance élevé de la production résorbe le chômage, réablit le plein emploi, ce qui fait baisser le taux de la plus-value et du profit, et freine de ce fait la croissance. Cela se produit au cours de chaque cycle industriel. Cela s’est encore produit au cours des cycles – cette-fois ci de durée quinquennale – qui se sont succédé depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale dans la plupart des pays impérialistes. Mais au delà de ces fluctuations à court terme de l’armée de réserve industrielle, il y a des fluctuations à moyen et à long terme. Elle sont fonctions de toute une série de particularités de la période que traverse le mode de production capitaliste, et notamment la nature de la révolution technologique en cours : si elle est fortement ou seulement modérément « labor-saving » ; si elle est accompagnée d’un puissant ou d’un modeste mouvement d’exode rural ; si elle aboutit à de puissantes ou de faibles migrations internationales, etc.

Dans la période qui a succédé à la Deuxième guerre mondiale, quatre mouvements fondamentaux ont abouti à une reconstitution continuelle de l’armée de réserve industrielle, malgré une forte expansion de la production industrielle, dans nombre de pays impérialistes :

d’abord, l’exode rural a pris des proportions exceptionnelles dans des pays comme l’Italie, le Japon, la France. Ceci est notamment en rapport avec un taux d’accroissement de la productivité agricole qui a été supérieur à celui de la productivité générale. Comme il y avait en même temps une réduction importante de la part des produits agricoles dans les dépenses des consommateurs, la chute de l’emploi agricole a été particulièrement prononcée ; ensuite, des mouvements de migrations internationales sur grande échelle se sont produits : plus de dix millions de réfugiés d’Europe de l’Est et de la RDA ont été absorbés par la RFA. Plusieurs millions d’Italiens, d’Espagnols, de Turcs, de Grecs, de Yougoslaves, de Portugais, de Marocains, ont été aspirés vers le coeur industriel de l’Europe capitaliste. Plusieurs millions de Portoricains, de Mexicains et dernièrement même d’habitants d’Amérique centrale, ont été de même absorbés par le « boom » de l’économie américaine ; en troisième lieu, le pourcentage de femmes mariées, intégrées dans la masse de ceux qui vendent leur force de travail, a fortement augmenté, surtout aux Etats-Unis et au Japon, mais également en Europe occidentale. L’accroissement des besoins des ménages à un rythme supérieur à celui des salaires masculins nets en est la cause principale. De plus en plus, ces besoins des ménages sont couverts par plus d’un salaire ; en quatrième lieu, surtout à partir des années 1959-1960, la forme prépondérante des investissements a été surtout « labor-saving ». La formule « automation et semi-automation » couvre ce phénomène à merveille.

Voilà pourquoi nous estimons que la période 1948-1963 constitue en quelque sorte « l’âge d’or » de la troisième phase du capitalisme. Malgré une forte expansion de la production, la reconstitution continuelle de l’armée de réserve industrielle a permis le maintien d’un taux de plus-value très élevé. Les salaires réels augmentent moins vite que la productivité physique. Les profits restent élevés malgré l’augmentation de la composition organique du capital. Tout semble pour le mieux dans le meilleurs des mondes.

A partir du début des années 1960, la situation commence cependant à changer. Ce changement est d’abord visible en Italie et en Allemagne occidentale. Il se manifeste ensuite en France et aux Etats-Unis et finit par atteindre même le Japon. L’armée de réserve industrielle commence à diminuer structurellement (dans certains pays, l’émigration et l’expansion en flèche de l’emploi dans le secteur des « services » sont la cause déterminante de ce phénomène. Dans d’autres, l’ampleur de l’expansion industielle est la cause essentielle). Les ouvriers commencent à rattraper le « retard » dans le « partage du gâteau de la prospérité ». Les salaires réels augmentent maintenant plus vite que la productivité physique. Le taux de plus-value commence à baisser. Et comme nous sommes en plein accroissement de la composition organique du capital, le taux de profit fléchit dangereusement. La Grande-Bretagne, où le plein emploi avait été atteint et maintenu beaucoup plus tôt, précède à ce propos tous les autres pays impérialistes.

Alors s’ouvre à la fois une phase de concurrence internationale exacerbée et de lutte de classes accentuées. Chaque puissance impérialiste essaye de rattraper sur le marché mondial ce qu’elle pert sur le marché intérieur (elles ne peuvent naturellement pas toutes réussir : les exportations les plus expansives sont les ouest-allemandes et japonaises). Chaque puissance impérialiste essaye d’imposer à sa propre classe ouvrière les frais de cette course aux exportations (par des politiques des revenus, des limitations « volontaires » ou imposées des salaires, des limitations du droit de grève, etc.). Les travailleurs se défendent avec plus ou moins de vigueur. C’est l’explosion de Mai 68 et du « Mai rampant » italien. C’est la vague de grèves en Grande-Bretagne et en Espagne. C’est la remontée générale des luttes ouvrières dans tous les pays impérialistes.

« L’âge d’or » du capitalisme d’après guerre est terminé. Le rythme d’accumulation du capital se ralentit avec la baisse du taux de profit. La croissance capitaliste s’essouffle et avec elle, la marge des concessions « sociales ». La lutte pour accroître le taux d’exploitation se déclenche partout. C’est le retour progressif au climat socio-économique des années 1920 et 1930, auquel nous assistons actuellement. Depuis la récession ouest-allemande de 1966-1967, il n’y a plus eu une seule année de « propsérité » universelle de tous les pays impérialistes, comme on en a connu de nombreuses pendant les vingt années précédentes.

III.

La troisième révolution technologique n’a pas été le seul support de l’expansion des marchés dont a joui le capitalisme depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. Un autre facteur doit être pris en considération ; l’expansion exceptionnelle du marché mondial du commerce international.

A première vue, cela semble un paradoxe : le capitalisme n’a-t-il pas perdu après 1945 de vastes zones du monde, telles l’Europe orientale, la Chine, le Nord-Vietnam et la Corée du Nord, Cuba, où il régna autrefois en maître ? Seulement, la catégorie de marché mondial n’est pas une notion géographique mais une notion concernant le volume en circulation (en valeur) des marchandises. Si ce volume augmente, s’il occupe une fraction croissante et non déclinante de la production courante, il y a manifestement expansion et non rétrécissement du marché mondial. Entre 1913 et 1938, nous avons assisté au rétrécissement de celui-ci : les exportations par tête d’habitant (ou par fraction de la production industielle mondiale) étaient inférieures à la veille de la Seconde guerre mondiale à ce qu’elles avaient été à la veille de la Première guerre mondiale. Entre 1945 (ou 1948) et 1968, il y a eu au contraire expansion, et expansion considérable.

Comment faut-il l’expliquer ? En partie, cette expansion du commerce mondial fut le résultat des mêmes facteurs qui expliquent la reprise de la croissance économique d’après-guerre. En partie, elle fut le résultat d’une inflation généralisée du crédit qui, par le truchement du gold-exchange-standart, aboutit à une expansion des moyens d’échange internationaux. Grâce au système de Bretton-Wood, l’inflation du dollar joua à la fois le rôle de moteur de l’expansion du marché intérieur des Etats-Unis et de moteur de l’expansion du marché mondial.

La capacité de crédit d’étendre temporairement le pouvoir d’achat au-delà des revenus créés au cours du processus de production lui-même, ne constitue aucune nouveauté pour les marxistes : elle se trouve longuement analysée dans « Le Capital ». Jadis, sous le règne de l’étalon-or, les limites de cette expansion du crédit restaient, somme toute, fort étroites. L’inflation n’apparut que comme un phénomène exceptionnel : ce fut l’émission de monnaie de papier supplémentaire, non couverte par l’or et ne correspondant à aucune production supplémentaire, mais répondant, pour l’essentiel, au besoin de couvrir le déficit des finances publiques. Elle était dès lors liées à des catastrophes passagères : guerre, guerre civile, occupations étrangères, etc.

A partir de la Deuxième guerre mondiale, à l’époque du déclin du capitalisme, l’inflation, d’exceptionnelle, devint permanente. Sa source principale ne réside plus dans le déficit des finances publiques (bien que ce crédit continue à représenter une source importante d’inflation), mais dans le gonflement de l’endettement privé (des firmes et des ménages). Sa forme prédominante n’est plus l’émission excédentaire de monnaie de papier, mais l’expansion accélérée de la monnaie scripturale, des avances en compte courant des banques.

Il serait vain de vouloir déterminer une responsabilité spécifique principale dans ce système, soit du côté des pouvoirs publics, soit du côté des banques de dépôt, soit du côté des firmes capitalistes, avant tout des grands monopoles qui, en sollicitant de plus en plus de crédit, et en conservant la rigidité des prix de vente (prix administrés) pour financer leurs investissements « par les prix » représentent incontestablement le ressort premier du mécanisme inflationniste. Tous ces facteurs sont structurellement liés entre eux ; l’inflation permanente serait impossible sans ces rapports réciproques.

L’inflation permanente est donc inhérente au déclin capitaliste lui-même, l’expression la plus nette du fait qu’abandonné à sa seule logique économique interne, le système capitaliste provoquerait des crises de plis en plus catastrophiques et une stagnation quasi insurmontable des forces productives. L’intervention constante de l’Etat dans les mécanismes économiques capitalistes est devenue une précondition à leur survie. L’inflation du crédit et de la monnaie est en quelque sorte la synthèse de cette intervention constante. Mais son efficacité est limitée dans le temps, car la désintégration du système monétaire international qui en résulte inévitablement risque de reproduire tous les maux auxquels on voulait échapper.

Par ce biais de l’analyse, on arrive de nouveau à la même conclusion : les années fastes du « néo-capitalisme » sont terminées depuis 1967. Nous sommes entrés dans une « onde longue » qui connaîtra une expansion plus lente, plus saccadée, entrecoupée par des crises plus graves, tendant vers une récession généralisée dans tout le monde capitaliste, accompagnée de crises sociales plus explosives que celles des vingt années précédentes.

Cette explication de l’inflation permet de démontrer une fois de plus l’inanité de la légende de l’inflation-causée-par-les-coûts (cost-push-inflation), qui n’est que la version modernisée du vieux sophisme de la « spirale infernale des prix et des salaires ». Si la masse monétaire reste stable, l’augmentation des salaires ne peut provoquer aucune hausse des prix, mais seulement une baisse des profits. Si les capitalistes réussissent à transférer les hausses de salaires automatiquement sur le niveau des prix de vente, s’ils profitent même de chaque augmentation des salaires pour augmenter les prix de vente bien plus fortement que les coûts, c’est qu’ils sont assurés d’une expansion continuelle et disproportionnée par rapport à l’accroissement de la production, de la masse monétaire (avant tout de la masse monétaire scripturale), c’est qu’ils font fonctionner le système du crédit et de la monnaie, c’est à dire les banques et les gouvernements des pays capitalistes, selon leurs intérêts. Dans ce sens, le capitalisme des monopoles, avec ses contradictions et ses motivations contradictoires, avec ses tendances à la fois à assurer le financement des investissements massifs, à éviter le chômage catastrophique et à défendre le taux de profit en étendant le taux de plus-value, est le seul responsable structurel de l’inflation permanente.

Aussi longtemps que l’impérialisme américain, sorti grand vainqueur de la Deuxième guerre mondiale, conservait une supériorité évidente sur tous ses concurrents capitalistes, l’inflation modérée du dollar n’était point incompatible avec une expansion accélérée du commerce mondial. Le monde capitaliste souffrit non d’une abondance mais d’une pénurie de dollar. Le Plan Marshall et le déficit de la balance des paiements des Etats-Unis, fonctionnèrent comme l’équivalent à l’échelle internationale des pratiques keynésiennes de « pump-priming » à l’échelle nationale. Comme il y avait d’énormes réserves de main-d’oeuvre, de machines, et de matières premières, comme les changements rapides de la technique stimulèrent un renouvellement accéléré des machines, l’expansion s’étendit par cercles concentriques à l’ensemble des pays impérialistes.

Le dollar se déprécia même à cette époque. Mais il se déprécia d’abord moins rapidement que les autres monnaies de papier, ce qui augmenta l’intérêt pour toutes les banques centrales, banques de dépôts, firmes capitalistes et bourgeois privés, à le conserver. Et surtout, les marchandises américaines produites avec une productivité largement supérieure à celle du reste du monde, restèrent fortement concurrentielles. Les dollars qui affluèrent hors des Etats-Unis étaient donc rapidement dépensés pour acheter des marchandises américaines.

Le système de Bretton Wood a été sapé successivement dans ces deux piliers. Avant tout, la loi du développement inégal a, pour la première fois, commencé à jouer contre l’impérialisme américain au sein du monde capitaliste. Les autres puissances impérialistes partant d’un niveau de productivité industrielle beaucoup plus bas que celui des USA, ont modernisé leur industrie beaucoup plus rapidement et atteint à leur tour des avantages de productivité appréciables. Beaucoup de leurs marchandises sont aujourd’hui, à qualité égale et souvent supérieure, meilleur marché que les marchandises américaines : navires japonais, petites voitures européennes et japonaises, machines-outils allemandes, appareils à transistors japonais, réfrigérateurs italiens, aciers européens et japonais, verre belge, bientôt sans doute aussi avions franco-britanniques. Du même fait, la demande de produits américains a relativement baissé et les impérialistes concurrents des USA sont moins enclins à conserver des dollars comme pouvoir d’achat potentiel de marchandises américaines.

Par ailleurs, surtout sous l’effet de la guerre du Vietnam, l’inflation s’est accélérée aux Etats-Unis. Pendant quelques années, le dollar s’est davantage déprécié que le DM et le Yen. C’était une raison de plus pour la bourgeoisie internationale de refuser de plus en plus l’étalon or-dollar qui se transforme en étalon-dollar tout court, parce que l’inconvertibilité du dollar était le produit inévitable du système. Mais dans un régime fondé sur la propriété privée (c’est à dire la concurrence) et la production généralisée, on ne peut accepter des moyens d’échange et de paiement qui ne leur conviennent pas. C’est pourquoi l’étalon-dollar est condamné à disparaître, et avec lui, le systèmpe d’inflation des liquidités internationales qui a été un des moteurs de l’expansion du commerce mondial depuis la Deuxième guerre mondiale.

IV.

Les modifications qui sont intervenues dans la manière de fonctionner du capitalisme dans les pays impérialistes ont également modifié des traits particuliers des rapports capitalistes à l’échelle internationale. A l’époque de l’impérialisme classique, analysé par Lénine, un des traits marquants du système était l’exportation des capitaux des pays impérialistes vers les pays coloniaux et semi-coloniaux. Ces exportations se sont poursuivies au cours de la période d’après-guerre, mais à un rythme ralenti. Comme en même temps, le phénomène de la surcapitalisation des excès de capitaux qui ne peuvent être investis dans les branches où ils sont accumulés en fonction même de l’intérêt des monopoles est plus que jamais un trait marquant du capitalisme des monopoles, l’exportation des capitaux s’étend, mais change de direction principale. Jadis, le flux primordial alla des pays impérialistes vers les pays sous-développés. Aujourd’hui, le flux principal s’oriente entre les pays impérialistes eux-mêmes.

Les causes premières de cette réorientation ne sont de nouveau pas purement économiques, mais socio-politiques. Du point de vue des rendements, il continue d’être plus intéressant pour les impérialistes d’investir leurs capitaux en Afrique, en Asie ou en Amérique latine qu’en Europe occidentale, qu’au Canada ou aux Etats-Unis. Mais la formidable montée du mouvement de libération des peuples colonisés fait peser une menace de nationalisation, voire confiscation, qui s’est avérée trop précise pour ne pas provoquer un détournement relatif des mouvements internationaux des capitaux.

Deux phénomènes d’une importance capitale pour comprendre l’évolution de l’économie mondiale au cours des dix dernières années découlent de ce détournement.

D’abord, se dessine une certaine modification de la division internationale du travail telle qu’elle a résulté du développement inégal du capitalisme à l’échelle mondiale, au cours du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Les pays coloniaux et semi-coloniaux ne sont plus cantonnés exclusivement dans la production de matières premières végétales et minérales. Cette modification résulte à la fois de la montée de la révolution coloniale que les classes possédantes indigènes ont cherché à freiner et à arrêter avec la promesse de l’industrialisation et du changement de structure de l’industrie des pays impérialistes eux-mêmes. Le paquet d’exportation de ceux-ci n’est plus composé essentiellement par des biens de consommation produits de la grande industrie, mais par des machines, des moyens de transports et d’autres biens d’équipement. En même temps, la fabrication de matières premières synthétiques, dans les pays impérialistes, a pris un essor considérable. De ce fait, les principaux trusts monopolistiques des pays impérialistes intéressés à l’exportation des biens d’équipement, n’étaient plus opposés de manière aussi résolue que jadis à une première vague d’industrialisation des pays sous-développés. Plutôt que de vouloir empêcher celle-ci, ils cherchent à la contrôler, à y participer, à en écrémer les bénéfices et à l’orienter vers des voies complémentaires et non compétitives avec leur propre expansion.

Il en résulte un renversement d’alliance au sein des pays semi-coloniaux eux-mêmes, une « nouvelle oligarchie » fondée sur le capital étranger, la bourgeoisie industrielle « nationale » et la bureaucratie d’Etat (y compris l’appareil militaire), se substituent petit à petit à « l’ancienne » oligarchie fondée sur le capital étranger et la bourgeoisie commerciale dite « compradore ». Il en résulte une industrie locale qui prend de plus en plus la forme des joint-venturesn considérés comme mieux immunisés contre les tentations de nationalisation auprès des masses. Il en résulte aussi que la fonction essentielle de la fameuse « aide aux pays sous-développés » est moins de stimuler une croissance économique harmonieuse au bénéfice des peuples de ces pays, que de fournir un marché supplémentaire aux industries métropolitaines exportatrices des biens d’équipement.

Cette vague initiale d’industrialisation des pays semi-coloniaux ne modifie cependant ni leur misère, ni leur sous-développement fondamentaux, ni leur exploitation par les centres impérialistes. L’industrialisation par le truchement des joint-ventures est trop limitée pour résorber tant soit peu le chômage ouvert ou caché. Celui-ci impose des limites extrêmement étroites au développement du marché intérieur, ce qui freine à son tour de manière décisive le processus de l’industrialisation. La majeure partie du surproduit social continue à être gaspillée ou détournée vers d’autres objectifs que l’industrialisation.

Par ailleurs, l’échange inégal qui signifie perte de valeur et de substance économique pour les pays sous-développés, est indépendant de la valeur d’usage spécifique des marchandises échangées. Il reflète deux niveaux considérablement différents de productivité nationale du travail. Il gouverne de ce fait l’échange de cotonnades contre des machines textiles, comme il a présidé jadis à l’échange de coton brut contre des cotonnades. Dans les deux cas, des quantités de travail moindres des pays impérialistes (valorisées comme travail plus intense sur le marché mondial) sont échangées contre des quantité de travail supérieures des pays sous-développés. Aujourd’hui, les transferts de valeurs aux dépens des ces derniers se poursuivent à un rythme qui est même supérieur à celui de l’époque de l’impérialisme « classique ».

Reste à souligner une autre conséquence importante du détournement du flux principal des capitaux exportés vers les pays impérialistes : l’apparition des sociétés multinationales en tant que forme d’organisation prépondérante du capitalisme à notre époque. Jusqu’à la Deuxième guerre mondiale, la concentration internationale des capitaux n’était qu’exceptionnellement accompagnée d’une centralisation nationale. Le trust monopolistique national, en symbiose de plus en plus étroite avec l’Etat bourgeois national, était la forme d’organisation prépondérante du capital. L’analyse de Lénine et de Boukharine notamment aboutit à cette conclusion au cours et au lendemain de la Première guerre mondiale.

Au lendemain de la Deuxième guerre mondialel, c’est la centralisation internationale des capitaux qui prend petit à petit le dessus. Le capital ne s’accumule pas seulement internationalement par la vente de marchandises dans de nombreux pays. Il s’accumule internationalement en faisant produire la plus-value dans un grand nombre de pays, pour le compte des mêmes capitalistes. La société multinationale prend son essor. Elle contrôle aujourd’hui déjà quelque 20% de la production et quelque 30% des exportations des pays capitalistes, et prend quelque 50% des mouvements internationaux de capitaux pour son compte. Ces pourcentages sont appelés à augmenter considérablement dans les années à venir, en même temps que le nombre de ces société multinationales est appelé à diminuer, sous l’effet de nouveaux processus de concentration et de centralisation internationale des capitaux.

Les mécanismes qui ont aboutit à cet essor des sociétés multinationales sont à la fois technologiques, financiers et organisationnels. Il y a longtemps que le degré de développement atteint par les forces productives a dépassé les limites de l’Etat bourgeois. Aujourd’hui, il y a un nombre croissant de techniques qui ne permettent plus une production rentable qu’à l’échelle continentale. Les vastes mouvements internationaux des capitaux se dirigeant d’un pays impérialistes à l’autre favorisent évidemment des absorptions, fusions, et éliminations de firmes concurrentes et aboutissent ainsi à de nouvelles formes de division internationale du travail. Les changements de structures internes des grands trusts, l’apparition des firmes multi-divisionnelles, stimulées par la diversification constante de la production de ces trusts, créent un cadre organisationnel qui s’adapte parfaitement à l’apparition de sociétés multinationales.

Ces sociétés introduisent une nouvelle contradiction explosive dans le fonctionnement du capitalisme en déclin. D’une part, le système ne peut survivre que grâce à une intervention croissante de l’Etat dans la vie économique (subventions et subsides de toutes sortes : garantie étatique du profit des monopoles), qui trouve son couronnement dans les tentatives de programmation économique sous l’égide de l’Etat.

D’autre part, les opérations des sociétés multinationales échappant de plus en plus à l’emprise des Etats impérialistes, même les plus puissants, réclament des « pouvoirs publics » supranationaux, à l’échelle de leurs propres opérations : multinationales, continentales, sinon globales.

Comme la concurrence inter-impérialiste sévit de plus belle, cette contradiction – qui a à la fois provoqué et freiné la création du Marché Commun en Europe capitaliste – se trouve enchevêtrée avec des besoins contradictoires de différents groupes de capitalistes, et se dirige vers des options fondemantales au moment d’une récession généralisée.

L’ensemble de cette évolution ainsi décrite se laisse résumer par la formule : crise des rapports de production capitalistes. Cette crise est le trait dominant de notre époque. Elle explique à la fois l’évolution économique, les explosions sociales comme Mai 68 en France, la remontée universelle des luttes ouvrières, la crise de plus en plus prononcée du parlementarisme bourgeois, la tendance vers l’Etat fort, la « contestation » générale des jeunes, la crise de la culture bourgeoise. Ce sont des signes caractéristiques qui ne trompent pas, pour quiconque connaît des périodes analogues dans l’histoire. Ils annoncent qu’un système social – celui des producteurs associés, du socialisme – mûrit en son sein et s’apprête à la remplacer.

Cette crise des rapports de production capitalistes a sans aucun doute des rapports avec l’évolution économique décrite plus haut. La troisième révolution technologique a considérablement accru les besoins de main d’oeuvre intellectuellement qualifiée. Le niveau général de l’instruction augmente, même si son écart avec le niveau possible, c’est à dire avec l’accumulation de connaissances scientifiques, tend à augmenter parallèlement. Vingt-cinq années de croissance économique ont habitué ces travailleurs mieux instruits à un niveau de vie croissant et un niveau plus régulier de l’emploi. Les fluctuations, même réduites, de ces niveaux, ne sont plus acceptées comme inévitables, mais provoquent des ripostes et des contestations véhémentes. La généralisation des pratiques des subventions gouvernementales - socialisation des coûts et des pertes avec privatisation des bénéfices – rend le profit et l’autorité capitalistes de plus en plus illégitimes aux yeux de couches croissantes des masses laborieuses. Le nombre de besoins pressants que le régime n’arrive pas à satisfaire augmente sans cesse, non seulement besoins de consommation collective (santé, transports urbains, habitat, environnement, instruction, culture, loisirs), mais encore et surtout besoin de travail désaliéné et désaliénant, d’activité créatrice permettant le développement de la personnalité humaine chez tous les travailleurs.

A cette contestation instinctive, puis de plus en plus consciente, des rapports de production capitalistes par les travailleurs correspond une crise de décomposition croissante de ces mêmes rapports. Les mécanismes de l’économie de marché sont de plus en plus grippés. L’intervention croissante de l’Etat dans la vie économique n’a pas créé un système économique nouveau, une économie prétendument « mixte » qui fonctionnerait selon d’autres lois que celle de l’économie capitaliste. Elle a simplement greffé sur l’économie capitaliste en déclin, qui continue à fonctionner selon sa logique propre, des mécanismes bâtards qui déforment certains aspects de son fonctionnement sans pour autant changer sa nature. Même avec la multitude des lois, décrets, impôts, subsides, pots-de-vins, scandales, vols, commandes d’Etat, qui s’ajoutent aux « lois du marché » pour expliquer le succès ou l’échec de telle ou telle firme, de tel ou tel trust particulier, l’ensemble de la vie économique reste dominé par la contrainte à la maximation du profit (fut-ce une maximation à long terme).

Aucun monopole ne peut se soustraire à la longue aux impératifs de la concurrence, c’est à dire à l’abaissement des coûts de production et de la poursuite de l’accumulation du capital. Contrairement à ce que pensent Galbraith ou Baran-Sweezy, les monopoles, même les plus puissants, restent soumis à l’instabilité fondamentale qui caractérise le régime capitaliste. Ils restent sujets à la péréquation du taux de profit et à sa baisse tendancielle, tant conjoncturellement qu’à plus long terme. Le phénomène des monopoles peut allonger l’intervalle pendant lequel les trusts jouissent de suprofits monopolistiques (qui sont aujourd’hui surtout des rentes technologiques). Il ne peut pas les éterniser. A moyen terme, deux taux moyens de profit apparaissent côte à côte ; le taux moyen de profit monopolistique et le taux moyen de profit des secteurs concurrentiels (qui est abaissé du fait même d’un transfert de valeur au profit des monopoles). A long terme, les deux sont réunifiés par les lois d’airin de la concurrence entre les capitaux.

Economie de plus en plus minutieuse au sein du processus de production (où l’on mesure les dépenses de travail jusqu’au centième de seconde près !) jointe à un gaspillage de plus en plus éhonté dans la circulation et la ditribution des marchandises ; planification des investissements et des coûts de chaque firme à moyen terme jointe à une anarchie débridée dans le domaine des investissements dans leur ensemble, à l’échelle nationale et internationale ; rationalité économique partielle dans chaque « cellule » du système, se combinant avec une irrationalité globale de plus en plus cirante, au niveau de la société humaine : voilà comment se manifestent quelques uns des aspects les plus éclatants de cette crise objective des rapports de production capitalistes.

Tout le progrès économique de l’humanité a été placé sous le signe d’une évolution de plus en plus contradictoire du travail humain. Celui-ci s’effectue d’une part de manière de plus en plus fragmentaire, de plus en plus parcellisé, sous l’effet combiné de la division sociale du travail, de l’économie marchande et de la propriété privée. Mais, par ailleurs, ce même travail se trouve de plus en plus objectivement socialisé par les progrès de la technique et de la sience, par l’expansion des besoins, par l’universalisation du commerce, par l’interdépendance croissante des entreprises, des régions, des nations et des continents.

En dernière analyse, il n’y a que deux mécanismes qui permettent de réunifier en travail social le travail fragmenté et morcelé, les travaux privés effectués indépendamment les uns des autres. Le premier, c’est la loi de la valeur, c’est l’ensemble des mécanismes du marché qui redistribuent finalement les ressources sociales entre différentes branches productives et activités humaines « derrière le dos des producteurs », rétablissant ainsi, tant bien que mal, et à travers de nombreuses interruptions, crises et catastrophes, un équilibre entre la production et la « demande solvable ». Le second, c’est la planification consciente des producteurs qui répartissent directement leurs efforts entre différentes formes d’activité, selon un recensement des besoins « physiques » à satisfaire, d’après une échelle décroissante de priorités démocratiquement établie.

Le premier mécanisme a assuré à l’humanité deux siècles d’essort de la production matérielle, mais accompagné de « faux frais » de plus en plus graves qui, au XXe siècle, nous imposent une charge que le genre humain est de moins en moins prêt à payer : deux guerres mondiales, d’innombrables « guerres locales », la barbarie du colonialisme, le fascisme, Auschwitz, Hiroshima, les bombardements génocides sur le Vietnam, la misère du « tiers monde », la menace de guerre nucléaire mondiale, les menaces suspendues sur l’environnement naturel de l’homme. Chaque enfant sait que l’humanité disparaîtrait si on abandonnait à la « libre entreprise » la fabrication, la circulation et la vente libre d’armes atomiques ou chimiques. Chaque homme et chaque femme est en train d’apprendre que l’humanité disparaîtrait si on laissait la « libre entreprise » empoisonner l’air, les océans, les cours d’eau et le sous-sol comme le réclamerait sa tendance vers la maximation du profit privé. Il est grand temps de généraliser et de comprendre que l’humanité ne peut plus se payer le luxe de la « libre entreprise » tout court et que les producteurs associés doivent consciemment répartir les ressources économiques selon un plan et des priorités démocratiquement établis. La survie, non seulement de la civilisation, mais du genre humain, est à ce prix.