Ernest Mandel et le marxisme-révolutionnaire
Critique Communiste, n°144, Hiver 1995-1996

Dans notre précédent numéro, nous avons publié plusieurs textes inédits ou peu connus d’Ernest Mandel. Nous avions prévu de poursuivre cet hommage par la publication de différents écrits et témoignages. Mais une actualité particulièrement remuante (ce dont nul ne saurait se plaindre) nous oblige à reporter à une prochaine livraison ces contributions. La continuité de ce travail sera toutefois maintenue dans ce numéro avec l’article qu’a bien voulu nous donner Jean-Marie Vincent. Cette étude critique de la pensée d’Ernest Mandel constitue une réflexion stimulante et sans complaisance. Nous y voyons un bel hommage à la mémoire du penseur militant qu’il a été au long de sa vie.

Il n’est pas facile de séparer, chez Ernest Mandel, le théoricien et le militant politique et, au fond, il est bien qu’il en soit ainsi. Le militant a posé beaucoup de questions au théoricien et ce dernier a beaucoup réfléchi sur des pratiques multiples pour les faire parler. Ernest Mandel n’a jamais voulu se laisser aller au gré des événements, il a au contraire voulu réagir avec vigueur conformément à des stratégies intellectuelles et politiques clairement définies. C’est pourquoi il apparaît logique de s’interroger et de l’interroger, au-delà des inévitables discontinuités, sur ce qui constitue l’unité de son parcours et de ses engagements.

De façon explicite, il a toujours voulu se situer dans la continuité du marxisme, plus précisément du marxisme révolutionnaire qui irait de Marx et Engels jusqu’à la IVe Internationale. Il s’est voulu en particulier l’héritier d’une tradition en perpétuel renouvellement, toujours menacée de s’enliser et de devenir infidèle à elle-même, mais qu’il devrait toujours être possible de défendre contre ses ennemis et contre ses propres aveuglements. Ernest Mandel n’a jamais pensé que cette continuité pouvait être simple à établir et donnée une fois pour toutes par des références et des points de repère immuables. Il a souvent insisté sur le fait qu’il fallait la construire en sélectionnant ce qu’il y avait de positif (action et réflexion) dans les épisodes majeurs de la lutte des classes.

Il a toutefois en permanence postulé, et cela ne manque pas d’être problématique, qu’à chaque grand tournant historique il y aurait toujours des acteurs collectifs, si faibles soient-ils au départ, capables d’interpréter correctement le cours des événements et de réagir en proposant des issues. Implicitement, il excluait que les revers et les blocages dans les luttes puissent produire des régressions de longue durée et altérer profondément la dynamique de la transformation révolutionnaire de la société. Il écartait ainsi l’idée que des erreurs puissent se cumuler sur une longue période et soient susceptibles de conduire à des impasses, voire à des désorientations de portée stratégique même dans des minorités critiques se réclamant du marxisme révolutionnaire.

Retour sur octobre.

Après l’effondrement du « socialisme réel », ces questions doivent pourtant être posées et affrontées sans faux-fuyants. Comme on le sait, le marxisme révolutionnaire d’Ernest Mandel s’est forgé dans une confrontation ininterrompue et opiniâtre avec le « marxisme-léninisme » codifié à partir de 1923, 1924 par l’élite dirigeante de l’Union soviétique. Ce combat théorique et pratique a été au premier chef un combat autour de la révolution d’octobre 1917 et de ce qu’elle pouvait représenter dans le monde d’aujourd’hui. Pour Ernest Mandel, il s’agissait de la restituer dans toute sa force innovatrice et simultanément de faire comprendre le pourquoi et le comment de sa déviation et de sa dégénération bureaucratique. Il fallait montrer, contre toutes les défigurations, combien cette révolution avait été exemplaire afin de saisir toutes les virtualités de régénération qu’elle pouvait encore receler malgré des décennies de stalinisme.

Il n’est guère étonnant que, sur ce complexe de problèmes, il ait largement suivi Trotsky, notamment celui qui a écrit l’Histoire de la Révolution russe et exalté le rôle que les masses sont censées y avoir tenu. Or, s’il faut rejeter sans hésitation les vues qui font d’octobre 1917 un coup d’Etat blanquiste, on ne doit non plus ignorer tout ce qu’il y a de révolution passive (terminologie de Gramsci) dans l’ensemble des processus qui ont conduit à la conquête du pouvoir et à la victoire dans la guerre civile. La ligne insurrectionnelle que Lénine a imposée à partir de septembre 1917 a privilégié les interventions de type militaire au détriment des batailles politiques (rapports avec les organisations du mouvement ouvrier, efforts pour les amener sur d’autres positions, etc.). Le nouveau pouvoir soviétique, peu mobile, n’a entretenu d’ailleurs que des relations faibles, souvent conflictuelles, avec les masses. On peut certes souligner que les bolcheviks ont été soutenus contre les blancs par des secteurs importants de la société, mais tout cela s’est fait sans enthousiasme, dans un climat de suppression des libertés et par voie de conséquence de suppression de toute dialectique politique.

Le Xe congrès du Parti communiste soviétique, en 1921, a bien mis en lumière les effets catastrophiques de ce type d’orientations autoritaires et paternalistes. Après la défaite militaire des blancs, les rapports avec la classe ouvrière et la paysannerie sont devenus si tendus et si exécrables que des révoltes armées se produisaient un peu partout. Lénine réagit, certes, en souplesse en ouvrant la voie à la NEP et en préconisant d’accorder plus de marges de manœuvre aux syndicats mais, en même temps, il pousse à une interdiction dite temporaire des fractions qui porte un coup fatal à la discussion politique et à la démocratie, bien au-delà du parti, dans tout le système des institutions soviétiques. Dès lors, les conditions sont réunies (surtout à partir de la maladie de Lénine quelque temps après) pour la victoire de la fraction stalinienne et de la bureaucratie du parti-Etat.

L’analyse du « socialisme réel ».

A partir de 1924, la « construction du socialisme dans un seul pays » ouvre la voie à des processus contre-révolutionnaires de caractère tout à fait inédit. Au cours des épisodes de la collectivisation agraire et de l’industrialisation par les plans quinquennaux, la société se trouve à la fois déstructurée dans son ancienne composition de classe (classe ouvrière, paysannerie) et restructurée en classes amorphes en raison d’une tutelle étatique permanente et parce qu’elles sont dépouillées de toute possibilité d’organisation autonome. La couche dominante (la nomenklatura) se présente comme l’agent d’exécution de la classe ouvrière mais, sous couvert de rémunérer les salariés de l’industrie selon le travail fourni, elle renouvelle sans cesse, dans le cadre de la planification, des dispositifs pour exploiter la force de travail.

Ernest Mandel a certainement eu raison d’affirmer que le régime issu de la contre-révolution stalinienne n’était pas un régime de restauration du capitalisme, mais bien une formation sociale hybride fondée sur des rapports de production spécifiques, ni capitalistes ni socialistes. On peut même avancer à la rigueur que la société soviétique avait certaines caractéristiques post-capitalistes (affaiblissement du rôle de la valeur et des processus dans l’économie, limitation des mécanismes de marché dans la sphère de la production). Mais il s’agissait là d’un post-capitalisme précaire accompagné d’aspects massivement proto-capitalistes (despotisme d’entreprise, grande inégalité des rémunérations, etc.). En outre, il ne faut pas oublier que l’URSS et les sociétés du « socialisme réel » ont été insérées dans l’ordre mondial capitaliste et dans la division internationale du travail de façon subordonnée. A leur manière, elles ont participé à la conservation et à la reproduction globale du capitalisme.

En fonction de leurs traits « bureaucratiques totalitaires » (Trotsky dans la « Révolution trahie ») et de leur complicité avec le vieil ordre des choses, l’URSS et les pays du « socialisme réel » n’ont en fait jamais été des Etats ouvriers dégénérés et des sociétés de transition vers le communisme. C’est pourquoi, il était particulièrement chimérique de tabler sur une résurgence (ou une restauration) d’une démocratie ouvrière, sinon d’une faible consistance et de façon très passagère, en Russie soviétique et de fonder sur elle une stratégie politique. En mythifiant l’Octobre rouge et les sociétés qui en sont issues, on ne pouvait que s’aveugler soi-même et s’interdire de saisir la véritable dynamique du mouvement communiste international.

Ernest Mandel en a-t-il eu l’intuition ? On peut le penser puisque, dans plusieurs textes, il est revenu très clairement sur les erreurs et les fautes commises par les bolcheviks pendant la révolution d’Octobre et la guerre civile (le communisme de guerre) en insistant plus particulièrement sur les restrictions aux libertés et sur les atteintes au pluralisme politique.

Cela ne l’a toutefois pas empêché de faire encore et toujours référence au modèle d’Octobre, vu surtout sous l’angle de la dualité de pouvoir (soviets, comités d’usine) et censé avoir une portée universelle. En d’autres termes, il ne s’est pas demandé, dans le cadre de ses réexamens critiques, s’il n’y avait pas dans le mouvement des conseils des faiblesses qui ne leur permettaient pas de se présenter véritablement comme des solutions de rechange à l’Etat et comme des forces propres à changer les relations de pouvoir à l’intérieur de la société. Il ne s’est pas notamment demandé si les insuffisances de la culture politique de la Russie tsariste, si le poids des mœurs autocratiques et bureaucratiques qui y prédominaient n’avaient pas eu une influence retardatrice négative sur les capacités d’auto-détermination des masses et sur leur possibilité d’affronter des appareils solides sur des durées relativement longues.

Il a, par la suite, continué à concevoir les difficultés de la révolution d’Octobre non comme des difficultés essentielles, majeures, pouvant conduire au naufrage, mais comme des difficultés en partie contingentes et surmontables, bien que sérieuses, en procédant à des corrections d’orientation politique au somment du parti. Grâce à cette transfiguration, il a pu ainsi jouer sur un double registre, aussi bien celui de la critique du « socialisme réel » que celui de la prédiction d’une reprise du processus révolutionnaire dans cette sphère du monde. Dans la perspective qu’il développait, la crise latente des pays de l’Est devait un jour ou l’autre aboutir à une rectification révolutionnaire de structures sclérosées et à un renouvellement radical du mouvement communiste à l’échelle internationale. Depuis 1989, les événements ont montré que ce recours à une orthodoxie ouverte, véritable contradiction en acte, d’un côté référence à des mythes fondateurs (l’Octobre rouge, l’Internationale communiste), de l’autre côté corrections successives des interprétations et des orientations, n’avait pas été d’un bon conseil.

Une dialectique de la prise de conscience.

A l’arrière-plan de cette fixation sur une phase historique particulière, conçue comme paradigmatique, il y a bien évidemment une vision du monde contemporain et les analyses qui viennent l’étayer. Ernest Mandel, de ce point de vue, a prolongé tout en les renouvelant les conceptions de Lénine et de Trotsky sur la maturité des conditions objectives pour le socialisme à l’époque de l’impérialisme. Il n’a, certes, pas retenu l’idée d’une stagnation des forces productives présente chez le Trotsky de la fin des années trente, mais il n’a en revanche jamais rejeté la thématique de la crise révolutionnaire naissant des contradictions économiques du capitalisme (crises d’accumulation et incapacité à satisfaire les aspirations des masses à vivre autrement). Malgré des reculs et des défaites plus ou moins graves, les prémisses objectives de montées révolutionnaires étaient, pour lui, toujours en mesure de se reproduire et, pour peu que les appareils répressifs aient été ébranlés, il devait suffire de renforcer le facteur subjectif pour ouvrir la perspective révolutionnaire.

Pour cela, il était nécessaire que l’avant-garde fût prête par ses interventions, ses mots d’ordre à faciliter l’unification du prolétariat et à permettre l’acquisition par celui-ci, à travers la lutte, d’une claire conscience des objectifs à poursuivre. La dialectique de la transformation sociale devenait, en ce sens, une dialectique de la prise de conscience, une dialectique du passage des réactions spontanées plus ou moins dispersées à l’action collective consciente. C’est cela qui donnait aux revendications transitoires toute leur importance aux yeux d’Ernest Mandel : établissant un pont entre les objectifs immédiats et limités et les objectifs de la conquête du pouvoir, elles devaient faire mûrir la conscience de classe par l’expérience des obstacles et des résistances à vaincre dans les luttes pour les imposer et leur donner des lendemains.

Ce schéma, séduisant à bien des égards, repose toutefois sur des hypothèses qu’il faut radicalement aujourd’hui remettre en question. En premier lieu, rien ne permet d’affirmer que les contradictions économiques du capitalisme ont forcément des effets négatifs, déstabilisants sur son équilibre politique et social. Loin de pouvoir être prises isolément, elles entrent dans les mécanismes d’ensemble de la reproduction sociale et leurs effets ne peuvent être séparés des effets des contradictions dans les autres sphères de la vie sociale. Dans un système qui trouve son équilibre dynamique à travers la production de déséquilibres et ne connaît pas vraiment de normalité, les ébranlements apparaissent seulement quand les relations de pouvoir présentes dans les rapports sociaux sont altérées et fragilisées (relations de pouvoir entre les sexes, entre les générations, relations de pouvoir dans le travail) de façon cumulative.

Dans ces processus, il y a une très forte dimension symbolique qui se manifeste comme rejet des croyances en la naturalité et la pérennité des rapports sociaux. Le capital n’apparaît plus comme tout-puissant, parce qu’il perd beaucoup de son pouvoir de suggestion et de fascination sur les esprits. Le monde enchanté de la marchandise et des feux médiatiques (la société du spectacle) se donne de plus en plus à voir comme dérision, comme substitut dé-réalisant à des relations plus développées aux autres et au monde, parce que des dispositifs de domination et de contrôle ont été déplacés et ont ouvert de nouveaux espaces aux échanges symboliques. A proprement parler, il n’y a pas là de prise de conscience, mais bien des transformations ramifiées, étendues des conditions de l’agir pour les individus et les groupes sociaux et cela grâce à des modalités nouvelles d’échange et de pratique des rapports sociaux.

Cela conduit à souligner, en second lieu, qu’il faut récuser toute séparation fétichiste entre objectif et subjectif, ou encore entre infrastructure et superstructure pour reprendre une métaphore souvent employée. Les subjectivités des individus s’élaborent et s’inscrivent dans des formes de vie, dans des réseaux d’interaction et dans des structures de pouvoir qui ont l’objectivité du social. Mais, en retour, il ne peut y avoir d’objectivité sociale sans les actions et les pratiques des individus, aussi préformées soient-elles par les cultures ou sous-cultures de classe ou de groupe. Il s’ensuit que la conscience des individus ne peut être considérée comme une capacité intemporelle d’analyse et d’engagement confrontée à une réalité qui leur serait extérieure, elle doit être vue au contraire comme un pouvoir variable de symbolisation inséré dans des champs de force qui facilite ou, à l’opposé, entrave son travail, c’est-à-dire détermine largement ses possibilités.

Quel est le statut de la critique de l’économie politique ?

En définitive, lorsqu’on néglige cet enchevêtrement de l’objectif et du subjectif, on s’expose aux dangers complémentaires de l’objectivisme et du subjectivisme, un objectivisme qui consiste à surévaluer les régularités et les invariants sociaux en se laissant impressionner par des apparences fétichisées, un subjectivisme qui postule une effectivité des volontés à partir d’une sorte de transparence de l’action et d’une adéquation simple des moyens aux fins. Il est certain qu’Ernest Mandel a eu conscience de ce type de problème, et il n’est pas exagéré de dire qu’une grande partie de son œuvre économique est dirigée contre l’objectivisme et le positivisme dominant chez les économistes d’inspiration stalinienne. Le « Traité d’économie marxiste » (1962) est en grande partie consacré à une critique des vues mécanistes sur les crises, sur les phénomènes de paupérisation, sur la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, etc.

Grâce à ce travail qui dépasse de loin la simple vulgarisation, beaucoup ont eu accès à un marxisme ouvert aux évolutions du monde contemporain et décidé à rompre avec quelques vieilleries dogmatiques. Mais c’est surtout dans le « Troisième Age du capitalisme » (1972) qu’il a fait réellement œuvre novatrice, en introduisant la lutte des classes dans les cycles économiques et dans les mouvements à moyen et à long terme de l’accumulation du capital. C’est d’ailleurs à partir de cette thématique qu’il a été capable de réfuter les interprétations les plus « économistes » des cycles Kondratieff ou ondes longues.

Pourtant, on ne peut manquer d’être frappé par le fait qu’il ne pose jamais la question du statut épistémologique de l’entreprise marxienne de critique de l’économie politique (voir par exemple le livre de 1967, « La Formation de la pensée économique de Karl Marx »). Avec constance, il a dit faire de l’économie marxiste ou de la théorie économique marxiste en vue de construire une science marxiste de l’économie qui avait et aurait à démontrer sa supériorité explicative sur les différentes écoles bourgeoises. Les hypothèses, les théorèmes, les lois qu’il faut formuler n’avaient pas à être d’un ordre différent sur le plan conceptuel, mais tout simplement meilleurs en établissant des relations plus pertinentes et étroites entre théorie et empirie, entre théorie et faits observables. Tout se passant comme si, pour lui, Marx n’avait pas complètement déplacé le champ théorique et l’objet économie, et comme si la compétition avec les économistes se produisait sur un même terrain et à partir de référents communs.

A la décharge d’Ernest Mandel, on peut rappeler bien sûr qu’il est tout à fait dans la tradition marxiste du XIXe siècle et du XXe siècle et qu’il a eu un illustre prédécesseur en la personne de Friedrich Engels. Certes, ce dernier s’est efforcé de son mieux de porter à la connaissance du public l’œuvre de Marx mais, sur plusieurs points essentiels, ses positions étaient différentes de celles de son partenaire intellectuel et ami. C’était le cas notamment de la théorie de la valeur où les divergences, pour ne pas être explicites, étaient néanmoins importantes. Si l’on consulte les différents écrits qu’Engels à consacré au Capital, on constate qu’il a largement repris la théorie ricardienne de la valeur-travail en faisant du travail un réfèrent naturel de la valeur. Pour lui, le travail était avant tout une réalité anthropologique fondamentale en tant qu’activité de transformation du monde et des situations indispensables à toute société. Il avait connu beaucoup de transformations au cours de l’histoire, mais il était resté un travail dominé et exploité, même sous la forme du « travail » libre de la société capitaliste. Ce qui était en jeu, c’était donc de le mener à son plein épanouissement et de reconnaître son rôle essentiel dans la production sociale et dans la production des hommes par eux-mêmes.

Pour Marx, en revanche, le travail dont il était question dans la société capitaliste n’avait pas à être saisi comme un réfèrent naturel, entravé dans son développement historique, mais bien comme un rapport social tout à fait spécifique qui s’imposait aux activités humaines les plus importantes en les captant et en les conditionnant.

C’est ce qui donnait, à ses yeux, toute sa portée à l’opposition entre travail abstrait et travail concret, opposition qu’il analysait comme une opposition entre des opérations d’absorption des activités de production en vue de les transformer en activités mesurées abstraitement et interchangeables, d’un côté, des dépenses de force de travail effectuées par des individus concrets, obligés de faire abstraction d’une partie d’eux-mêmes et, d’un autre côté, de se soumettre aux impératifs de l’accumulation du capital. Le travail immédiat utilisé dans la production pouvait bien se présenter de prime abord comme pure activité instrumentale, comparable par exemple à l’activité d’un artisan, il n’était en réalité que le support d’une production de travail abstrait et le moyen d’insérer la force de travail dans des dispositifs d’extraction de plus-value. Le travail comme rapport social ne pouvait donc être réduit à ce qui se passait dans les entreprises, mais devait être conçu comme s’étendant à tous les mécanismes de production et de reproduction de la force de travail et à tout ce qui pouvait assurer sa soumission au commandement du capital.

Dans son « Traité d’économie marxiste », Ernest Mandel a suivi de très près, de trop près, la pensée d’Engels, notamment sur la genèse de la valeur à travers la production marchande simple. Il ne s’est pas ainsi rendu compte qu’il se trouvait en contradiction avec Marx qui, dans ses remarques méthodologiques sur « L’Introduction à la critique de l’économie politique », stipulait que les antécédents historiques du capitalisme se trouvaient réaménagés dans le rapport social de production et subordonnés à lui, perdant par là une grande partie de leurs caractéristiques antérieures.

Sous la domination des rapports capitalistes, il ne pouvait y avoir, selon Marx, de rapport direct entre temps de travail et valeur marchande, parce que le travail socialement nécessaire était la résultante de toute une série d’estimations sociales sur ce que pouvaient être le travail simple et le travail complexe, la qualification et la formation. Loin d’être seulement une moyenne sociale à partir des caractéristiques individuelles et locales des activités de production, le travail socialement nécessaire devait en outre être rapporté à la circulation des marchandises et du capital comme processus de reconnaissance des dépenses de travail (il y a un travail qui se perd). Il s’ensuivait que la dépense physique et nerveuse des individus effectuée dans le laps de temps concret ne pouvait être que le rapport de temporalités sociales abstraites de la marchandise, du capital et du rapport salarial.

Ernest Mandel n’ignorait pas, bien sûr, ces thèmes de Marx sur la mesure du travail (très éloignés de l’économie classique), mais il croyait pouvoir les concilier avec l’idée d’une présence forte de la subjectivité et de la temporalité ouvrières dans le procès de production. Il a en quelque sorte postulé que l’activité dans la production, bien que brisée, pouvait être une activité téléologique virtuellement pleine et signifiante, en tant qu’elle est l’activité des individus produisant la richesse sociale.

Or, s’il est un fait sur lequel Marx a beaucoup insisté, c’est bien sur le fait que les travailleurs devenaient des « ingrédients du capital productif » dès leur entrée dans la production. Comme il l’a dit aussi avec force dans les passages du Capital sur le machinisme et la grande industrie, les ouvriers sont dépouillés, dans le processus même de dépense de la force de travail, des puissances sociales et intellectuelles de la production. Le sujet de la production sociale, qui est en premier chef une production de valeur, est en réalité le capital.

Les salariés, pour leur part, sont obligés d’adapter leurs rythmes vitaux aux rythmes de la technologie et des rotations du capital, c’est-à-dire de plier leur temporalité à des temporalités dominantes. En même temps, leur subjectivité est tiraillée entre des exigences contradictoires : se reproduire comme force de travail efficace tout en cherchant une sphère privée pour échapper à la valorisation, se soumettre à l’organisation du travail tout en se donnant des moyens pour lui résister, affronter la concurrence sur le marché du travail tout en trouvant des formes de solidarité avec les autres salariés contre les pressions du capital, augmenter des gains monétaires pour consommer plus tout en préservant son intégrité physique et psychique, trouver du sens à la vie de travail malgré les déconvenues et les souffrances qu’elle suscite.

Cette subjectivité est d’autant plus fragmentée qu’elle est, de plus, dissociée de ses propres présuppositions sociales (les connexions avec les autres et avec le monde). Les formes de vie dans lesquelles elle est inscrite sont en fait des formes de valorisation (réussite ou échec scolaire, réussite ou échec professionnel, valorisation ou non de la sexualité, ascension ou descente sociale) ; ce qui revient à dire que les individus sont, bon gré mal gré, contraints de recourir à des formes plus ou moins prononcées d’auto-affirmation ou d’auto-conservation, c’est-à-dire de différenciation par rapport aux autres.

La classe n’est pas un sujet collectif.

Il est donc exclu que les subjectivités des travailleurs salariés entrent d’emblée de plain-pied dans une opposition conséquente et radicale au capital, malgré des formes multiples de résistance à l’exploitation et à l’oppression. Les travailleurs s’efforcent avant tout de vendre leur force de travail dans les meilleures conditions possibles, et cela grâce à la coalition et au syndicalisme. Ils dépassent par là la confrontation individuelle avec le capital et l’atomisation sociale, mais cela ne supprime pas les ambivalences dans leurs comportements. Dans certaines luttes, il est vrai, beaucoup d’ambiguïtés peuvent être levées lorsque les grévistes découvrent, par exemple, d’autres façons de vivre et des pratiques de solidarité plus fortes. Il y a là des formes de contre-valorisation qui préfigurent d’autres relations sociales et la fin de la subsomption réelle des salariés exploités sous les machineries et les férules du capital, mais force est de constater que, jusqu’à présent, ces processus n’ont jamais été systématisés (en pratique comme en théorie) et, surtout, n’ont pas trouvé leur expression politique adéquate (comme politique de contre-valorisation).

Dans ses différentes composantes radicales, le mouvement ouvrier était si intimement persuadé du caractère positif de la subjectivité des exploités porteurs et hérauts de la valeur travail qu’ils ont fait de la classe ouvrière une sorte de substance-sujet, une classe en soi et pour soi qui serait l’agent historique de la transformation révolutionnaire de par sa position dans les relations sociales. C’était occulter le fait que la pratique révolutionnaire, l’ « unwalzen de Praxis » de Marx, doit être constituée des multiples processus émancipateurs qui auraient pour premier effet de transformer les individus et leurs subjectivités face au procès de valorisation. L’action collective ne doit pas être opposée à la libération individuelle, elle doit au contraire s’en nourrir pour dépasser les obstacles et freins bureaucratiques et, surtout, pour se donner plus de force et d’inventivité.

Si l’on veut bien se déprendre de cette fétichisation de la valeur-travail et de la classe substance-sujet, il faut alors s’orienter vers une conception tout à fait différente de la classe des exploités, la conception de la classe-mouvement, de la classe-processus (et cela en opposition avec la tradition marxiste). Cette classe qui n’est pas un sujet collectif n’est pas distincte des groupes sociaux et des individus qui la composent, des oppositions qui la traversent (sexes, générations) et des cultures qui la divisent. Elle est mouvement parce que, sans cesse confrontée au changement capitaliste, à ses effets de structuration et de déstructuration. Elle est le lieu où les formes de vie, les modalités de sociabilité, les rapports à l’espace (habitat et transport par exemple), à la temporalité (vacuité ou trop plein) sont soumis sans discontinuer à des bouleversements.

Le capital ne peut laisser les exploités au repos parce qu’il ne connaît pas lui-même de repos et ne peut jamais se satisfaire des résultats obtenus à un moment donné. Il déséquilibre ses propres équilibres sans se soucier outre mesure des répercussions. C’est ce changement sans direction définie, cette agitation sans objet précis qui jettent une lumière crue sur les failles du système et appellent en retour la contestation et la révolte. La classe des exploités est déplacée en permanence et ne peut, par conséquent, éviter d’être remise en question dans tout ce qui la constitue. Les rapports de pouvoir dans lesquels il lui faut vivre (pouvoir d’un sexe sur l’autre, dispositifs disciplinaires, dispositifs de contrôle, etc.) sont presque toujours en phase de recomposition et elle ne peut pas ne pas réagir en opposant au capital ses propres mouvements.

Il faut toutefois se garder d’idéaliser ces réactions : elles peuvent très bien être segmentaires, dispersées, affectées à la défense d’un impossible « statu quo », voire régressives et tournées contre des boucs émissaires (immigrés, jeunes, etc.). Aussi, pour qu’elles deviennent des réactions d’antagonisme au capital, il est nécessaire qu’elles se pénètrent de réflexibilité et aillent au-delà de l’immédiat en revenant de façon critique sur les expériences vécues. Les processus de résistance doivent devenir simultanément des processus de mise en question des divisions entre exploités et leur substrat social (les relations de pouvoir entre hommes et femmes notamment). Ils doivent se faire processus de totalisation et d’unification de situations diverses. Cela implique en particulier qu’ils soient capables de s’opposer au culte et à la sacralisation du spontané, conçu dans la tradition marxiste comme première étape du conscient, mais en fait lourdement chargé de préjugés ou de stéréotypes.

C’est pour cela que les processus de lutte contre le capital doivent se donner comme une culture politique critique qui sache opérer les discriminations entre ce qu’il faut retenir et développer et ce qu’il faut au contraire rejeter. Cette culture, même si elle doit être une culture du quotidien, des formes de vie et de la construction de nouveaux liens sociaux, ne peut être particulariste, c’est-à-dire l’expression du quant-à-soi de groupes sociaux exploités ou de leur recherche d’une position originale dans la société. Elle doit, sans relâche, démonter et dénoncer la culture du capital comme culture de la subordination du vivant au mort (les mégamachines du capital, les automatismes sociaux), comme culture de l’esthétique et de l’éthique de la marchandise, comme culture de la dissociation et de l’indifférence, comme culture de l’hallucination et du rêve (la fantasmagorie marchande et médiatique).

Une vision unilatérale de la politique.

A partir de cette nouvelle culture, les pratiques politiques, sans se laisser enfermer dans les formes actuelles de la représentation (avec son centrage sur les superstructures étatiques), devront mettre en question les modalités diverses d’assujettissement (aux dispositifs disciplinaires ou de contrôle) et d’asservissement (à la dynamique de la valorisation) qui, bien au-delà des entreprises proprement dites, structurent le rapport social de travail (le travail domestique par exemple). De telles luttes sont indispensables pour contrer la violence ordinaire qui parcourt toute la société, suscite la haine de l’autre et l’agressivité et rend plus difficiles les actions solidaires, voire impossibles. Elles sont en outre nécessaires pour modifier les formes d’organisation héritées du mouvement ouvrier et s’assurer qu’elles ne seront plus des instruments pour refouler ou canaliser les processus d’émancipation.

Dans son livre sur le roman policier, « Meurtres exquis », Ernest Mandel a bien perçu la place très importante que la violence, l’agressivité et la peur prenaient dans les rapports sociaux du capitalisme, mais il n’est pas allé jusqu’à en faire des éléments essentiels d’une réflexion de stratégie politique et d’une analyse en profondeur des formes récurrentes de mobilisation politique régressive (racisme, extrémisme de droite, sectes, etc.). Encore une fois, il faut se dire que la politique était chez lui unilatéralement dirigée sur la production et l’Etat et que, dans ses formulations les plus intéressantes, elle n’allait pas au-delà d’une politique de la grève de masse, du contrôle ouvrier et de l’autogestion appuyée sur une perspective de dualité de pouvoir.

D’une certaine façon, sa conception de la crise révolutionnaire est restée marquée par l’idée que l’ébranlement de l’Etat pourrait donner le signal de l’autodétermination des travailleurs à partir des lieux de production, en laissant de côté des questions aussi importantes que la nécessaire mise en crise des relations de domination à l’intérieur des rapports sociaux et des formes d’auto-asservissement chez les exploités et opprimés. Il est vrai que, pour lui, l’organisation révolutionnaire devait être là pour pallier les insuffisances ou les retards du mouvement de masse et lui fournir des orientations efficaces. Mais on peut émettre de très forts doutes sur un tel avant-gardisme, toujours guetté par les dangers de l’élitisme. Si l’organisation révolutionnaire est sélectionnée de façon unilatérale par rapport aux luttes, si sa compréhension des rapports de domination est limitée, elle ne peut être qu’en porte-à-faux et toujours en retard par rapport aux exigences de la situation tout en cherchant à se donner raison contre les circonstances.

Ernest Mandel a échoué dans sa tentative de construire un marxisme révolutionnaire à la hauteur de l’époque. Mais son échec n’est pas dérisoire, parce qu’il a voulu penser, sans compromission et sans reculer devant les difficultés de la tâche, la lutte des exploités et des opprimés. Ce faisant, il a laissé une œuvre multiforme, pleine d’élaborations théoriques remarquables qu’il faudra savoir utiliser. On peut même beaucoup apprendre de ses erreurs et de ses méprises, parce qu’elles n’étaient pas le fruit d’une pensée bureaucratique, désireuse de justifier le cours des choses ou le fait accompli. L’homme Ernest Mandel n’était pas un homme de la soumission.