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Classes sociales et crise politique en Amérique latine

Ernest Mandel - Archive internet
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Le texte que voici fut présenté par Ernest Mandel au séminaire d'Oaxaca organisé par l'Université nationale autonome de Mexico en juin 1973. Il a été corrigé et annoté par l'auteur.

I. La spécificité du pouvoir de classe politique de la bourgeoisie

Il est généralement admis qu'une nette distinction doit être introduite entre le concept de mode de production et celui de formation socio-économique. Le concept de mode de production établit un modèle de rapports de classes "pur"; celui du mode de production capitaliste est fondé sur le rapport " travail salarié/capital", avec lequel le rapport propriétaire foncier capitaliste/capitaliste industriel est structurellement articulé. La rente foncière, dans ce modèle "pur", est produite par le travail salarié de même que toutes les autres formes de la plus-value.

Le concept de formation socio-économique concrète s'applique à un pays déterminé, à une étape déterminée de son évolution historique. Il ne peut être analysé qu'à l'aide des "modèles" de mode de production distincts. Mais il est le produit d'une combinaison de divers types de rapports de production superposés et combinés entre eux. Le fait qu'il y a toujours insertion de ce complexe dans une totalité socio-économique (à l'époque du capitalisme moderne : le marché mondial capitaliste) , où un mode de production prédomine, ne change en rien la nature de cette combinaison comme ensemble contradictoire de rapports de production relevant de modes de production divers. Le concept de développement inégal et combiné est ainsi indispensable pour analyser et comprendre une formation socio-économique concrète aux XIXe et XXe siècles. Si cette définition s'applique déjà à la plupart des pays du monde (à la possible exception de la Grande-Bretagne, et encore!), elle s'applique d'autant plus aux pays sous-développés ou dépendants, c'est-à-dire aux pays semi-coloniaux (comme ceux d'Amérique latine) et coloniaux.

Le grand débat qui se déroule depuis la victoire de la révolution cubaine sur la nature "féodale" ou "capitaliste" des formations socio-économiques latino-américaines au XIXe siècle a produit de nombreux éclaircissements, notamment sur les tâches historiques à résoudre par la révolution sociale en Amérique latine, et sur l'orientation nettement socialiste de cette révolution. Cependant, ce débat a aussi produit des confusions regrettables, par suite d'oppositions trop mécaniques entre des concepts "purs", obscurcissant ainsi les phénomènes réels de développement inégal et combiné qui ont dominé la réalité socio-économique de la plupart des pays latino-américains et qui jouent encore un rôle important jusqu'à nos jours dans nombre d'entre eux.

Les auteurs qui ont, à juste titre, rejeté la qualification de "féodale" pour l'économie latino-américaine du siècle passé, et même des siècles précédents, ont insisté avant tout sur l'insertion de l'économie latino-américaine, dès la conquête espagnole et portugaise. dans un marché mondial capitaliste et sur la nature de l'économie latino-américaine, dès le début dépendante par rapport aux injonctions provenant de ce marché mondial. Ils ont de même insisté sur l'articulation entre les "enclaves modernes", les "secteurs d'exportation" et les secteurs dits "primitifs" ou "de subsistance" de l'agriculture. Ces derniers n'ont jamais pu maintenir ou rétablir une autonomie réelle par rapport aux secteurs directement reliés au marché mondial.

Mais tout ce que ce raisonnement permet d'établir de manière correcte, c'est le fait que l'économie latino-américaine est dès le départ dominée par les besoins du capitalisme des métropoles (capital commercial d'abord, industriel ensuite, et finalement financier-impérialiste). Mais affirmer qu'une formation socio-économique est dominée par le marché mondial capitaliste, et affirmer que ses rapports de production sont de façon prédominante capitalistes, ou même "purement" capitalistes, sont deux choses fort distinctes. Les plantations de coton dans les États du Sud des U.S.A. sont, dès le départ, dominées par les besoins de matières premières de l'industrie capitaliste anglaise et européenne. Elles n'en restent pas moins fondées jusqu'en 1865 sur le travail d'esclaves et point sur le travail salarié. On ne peut donc pas affirmer qu'elles représentent des rapports de production capitalistes.

Plus généralement le marché mondial capitaliste a ceci de particulier qu'il peut parfaitement unifier pour une certaine période dans un même et seul circuit mondial de marchandises les produits de modes de production les plus divers: produits du travail salarié et du travail d'esclave, produits du travail de métayers mi-serviles et produits de paysans parcellaires indépendants et libres, maîtres de leurs propres moyens de production. Aujourd'hui circulent d'ailleurs sur ce même marché mondial des produits de rapports de production post-capitalistes en provenance des pays dits socialistes.

Certes, l'inclusion dans un même marché capitaliste de marchandises résultant de rapports de production différents et hybrides introduit dans les sociétés ainsi réunies sous le règne capital-argent des contradictions inextricables qui finissent par saper les rapports traditionnels et par les désagréger. A la longue, le travail esclavagiste n'a pas pu résister à la tendance du capital à pénétrer partout dans la sphère de la production et à se soumettre tous les éléments du processus de production de la manière la plus directe et immédiate, en transformant les producteurs en salariés.

Mais cela n'est vrai qu'à la longue, pendant des phases intermédiaires qui peuvent s'étendre - et se sont étendues -à des décennies sinon à plus d'un siècle, la survie des combinaisons hybrides a été possible. Précisément parce qu'elles sont hybrides, elles sont en transformation et en désagrégation permanentes. Il faut étudier cette désagrégation phase par phase. Mais il ne faut pas les proclamer disparues ou enterrées avant que cette disparition ne soit scellée dans les faits -même si elle est historiquement inévitable.

Une définition scientifiquement précise des classes dominantes latino-américaines, et notamment de la fameuse "ancienne oligarchie", doit se référer à ces principes méthodologiques pour éviter des confusions conceptuelles et pour ne pas échouer dans une impasse analytique. Une bourgeoisie commerciale n'est pas nécessairement identique à la bourgeoisie insérée dans le mode de production capitaliste. Elle peut parfaitement exporter des produits qui résultent du travail non salarié. Son articulation avec d'autres classes sociales internes et étrangères répondra alors à d'autres lois que celles qui déterminent les rapports de classes au sein d'un mode de production capitaliste.

Ces remarques préalables acquièrent une importance accrue du fait que le système de domination politique de la bourgeoisie industrielle moderne est tout à fait spécifique à cette classe sociale et pratiquement unique dans l'histoire. Un rappel de quelques principes est ici de mise.

Le capitalisme représente la seule forme d'organisation sociale qui se fonde sur la production marchande généralisée. A cette production généralisée de marchandises correspond une dissolution de tous les liens sociaux précapitalistes et une atomisation générale de la vie sociale. La "loi de la valeur", les "lois du marché", dominent inexorablement la vie quotidienne. Chacun doit vendre une marchandise sur le marché pour pouvoir acheter sa subsistance. C'est ce qui oblige les travailleurs à vendre couramment la seule marchandise qu'ils possèdent: leur force de travail.

La réification générale des rapports humains qui en résulte, renforcée encore par les effets de la division du travail - qui aboutit, dans des conditions de production marchande généralisée, à la tendance à l'autonomisation de toutes les activités humaines, conçues comme des « buts en soi » - permet au capitalisme d'atteindre un résultat extrêmement important: la permanence et l'acceptation des rapports marchands est intériorisée chez l'immense majorité des "citoyens libres", qu'ils soient prolétaires petits-bourgeois ou grands capitalistes. C'est là la force superstructurelle principale du pouvoir politique de la bourgeoisie, beaucoup plus que l'influence de l'idéologie bourgeoise.

Cette dernière présuppose des « idées », c'est-à-dire des "concepts" ou des « valeurs », «acceptées » par la masse des citoyens, ce qui dépend d'un niveau de conscience et peut donc toujours être battu en brèche par une «contre-idéologie» (par exemple par l'élévation de la conscience de classe prolétarienne) . Par contre, l'acceptation universelle des pratiques d'économie marchande - qui reproduisent automatiquement les rapports de production capitalistes, une fois acquise la séparation des producteurs de leurs moyens de production - est indépendante d'un niveau de conscience donné. Elle est inconsciente, automatique, mécanique, et peut donc être contestée seulement à des moments de tensions sociales extrêmes. Voilà ce qui est recouvert par la notion d' intériorisation» des rapports marchands.

Il y a un lien évident entre cette «intériorisation» et les formes classiques d'exercice du pouvoir par la bourgeoisie. Dans la mesure où la masse des citoyens, y compris la grande majorité des salariés, se voient comme des individus obligés de "vendre pour acheter" (dans leur cas: des biens de consommation): dans la mesure où ils sont entraînés dans la même course à l'augmentation du revenu privé, le caractère social de leur travail, la nature collective de la production de richesse (y compris les sources collectives de la productivité combinée des individus, de la technologie et de la science dans le processus moderne de production) leur échappent.

La même mystification se retrouve à la base de leur attitude à l'égard de la production et à l'égard du pouvoir politique. Ici aussi, la nature collective, c'est-à-dire de classe, du pouvoir politique est obscurcie par la " liberté politique des individus. La " nation" est censée " élire" ses dirigeants, en permettant à chaque électeur de déposer séparément un bulletin de vote dans une urne, de même que chaque "propriétaire" est censé offrir, à chances égales, «sa» marchandise sur le marché, l'un sa force de travail, l'autre son capital. Les inégalités de classe structurelles disparaissent derrière ces apparences. A «l'intériorisation» des relations marchandes correspond donc une «intériorisation» de la démocratie purement formelle. Les deux processus ont une même racine et un même résultat: obscurcir et de ce fait légitimer, des structures de domination et d'inégalité de fait.

Le consensus sur lequel fonctionne l'hégémonie politique de la bourgeoisie dans les pays capitalistes développés a donc de profondes racines structurelles, inconscientes, indépendantes de la volonté de la majeure partie des citoyens, du moins en périodes "normales" (lorsque la reproduction élargie fonctionne normalement). Mais il est en outre appuyé par des structures de support fort importantes elles aussi.

Tout d'abord, la bourgeoisie a conquis le pouvoir politique en s'identifiant avec la cause nationale, soit contre la domination étrangère, soit contre la monarchie absolue. Ce faisant, elle a effectivement unifié pendant une étape, sous l'égide de sa propre idéologie, les forces vives de toutes les classes sociales modernes. Même lorsque la différenciation de classe progresse ultérieurement et rompt cette "union sacrée", des vestiges du passé d'"unité nationale révolutionnaire" subsistent, et constituent un ciment puissant du consensus à l'égard de l'État bourgeois (cf. l'influence du "nationalisme jacobin" dans le mouvement ouvrier français; du "garibaldisme" dans le mouvement ouvrier italien; le respect qui entoure la Constitution des États-Unis, même dans les milieux d'extrême-gauche, etc.) .

Ensuite, parce que la bourgeoisie moderne est la plus riche de toutes les classes dominantes que l'histoire universelle ait connue. Parce que, au sein de son mode de production, la croissance des forces productives est généralement plus rapide que dans toute société antérieure fondée sur l'inégalité de classe, les capitalistes sont capables - sauf dans des phases de crises de régimes aiguës - d'intégrer des pratiques de marchandages et de concessions mutuelles dans leurs pratiques politico-économiques, aussi bien en ce qui concerne les conflits au sein même de la classe dominante, qu'en ce qui concerne les conflits entre classe dominante et classes dominées.

Certes, la notion de "l'État-arbitre-entre-les-classes" repose sur une illusion évidente. Mais cette illusion n'est pas pure tromperie. Elle est la généralisation abusive d'un aspect de l'ensemble de la domination politique bourgeoise. Puisque tous les rapports sociaux sont en dernière analyse des rapports marchands, il y a toujours moyen d'"arbitrer" des conflits en accordant des concessions à telle ou telle couche sociale concernée. Ce que ne voient pas les partisans de la thèse de "l'État neutre", c'est que ces concessions se placent toujours dans le cadre d'une domination de classe conservée et défendue. Mais dans ce cadre-là, il y a normalement une marge de négociation et de marchandage que tous les rouages de la démocratie parlementaire bourgeoise cherchent à institutionnaliser.

En outre, par sa nature même, la bourgeoisie "règne mais ne gouverne pas". Comme elle est placée sous le signe de la propriété privée, c'est-à-dire de la concurrence, aucun banquier, industriel, capitaliste privé, ne peut, à lui seul, incarner les intérêts de classe de l'ensemble du capital, qui ne peuvent être découverts qu'en dépassant la concurrence à un moment déterminé. De là la nécessité d'une certaine autonomie du personnel politique bourgeois qui se trouve dans d'autres rapports avec les bourgeois que ceux que les juristes du roi avaient établis avec la Cour.

De là aussi la nécessité objective des libertés politiques au sein même de la bourgeoisie, nécessaires à la définition de "l'intérêt général" (lire: de l'intérêt de classe de la bourgeoisie) sur la base d'un consensus librement accepté. Ce n'est qu'en temps de crise aiguë que la bourgeoisie est obligée de chercher son salut dans une autonomie plus grande de l'appareil d'État. C'est-à-dire dans des dictatures bonapartistes ou fascistes où l'intérêt de classe suprême est imposé et non plus établi par voie de discussion.

Cette autonomie du personnel politique permet une certaine "mobilité intégrante" dans la société bourgeoise, qui correspond d'ailleurs, elle aussi, à la logique de la concurrence capitaliste. Au sein de la bourgeoisie, une spécialisation attribue l'exercice des fonctions dirigeantes dans l'État à certaines catégories qui, sans être directement chargées de la direction du processus de production, se retrouvent, par le biais des fonctions politiques, membres de conseils d'administration de grandes sociétés par actions. A l'époque du capitalisme des monopoles, l'apparition de nombreuses sociétés nationalisées ou "mixtes" renforce encore cette intégration des dirigeants politiques dans les sommets du grand capital.

Par ailleurs, la "carrière politique" ouvre à des membres de la bourgeoisie moyenne et petite (avocats, journalistes, hauts fonctionnaires, technocrates) la possibilité d'accéder à un pouvoir et à une fortune qu'ils n'auraient pu acquérir sur la base de leurs seuls capitaux ou revenus normaux. Cette même" carrière politique" a corrompu des générations successives de dirigeants ouvriers. Elle a permis d'"écrémer" la classe ouvrière et le mouvement ouvrier de ses éléments les plus talentueux et les plus arrivistes en les intégrant dans l'État bourgeois. Toutes ces fonctions ne peuvent cependant être remplies que par un type spécifique de pouvoir politique, qui est le propre de la bourgeoisie industrielle moderne.

Finalement, l'expansion constante et cumulative de l'accumulation des capitaux sous le mode de production capitaliste généralisé tend à assurer également une mobilité socio-économique aux classes moyennes, en dehors des fonctions au sein de l'État proprement dit. Certes, l'expansion capitaliste exerce un effet contradictoire sur les classes moyennes. Il y a d'une part un recul constant du poids et même du nombre des petits entrepreneurs indépendants (petits paysans, petits artisans, petits commerçants, petits industriels), victimes de la concentration et de la centralisation du capital. Mais, d'autre part, il y a une reproduction partielle de ces classes moyennes sous la forme d'entrepreneurs semi-indépendants (sous-traitants, gérants de pompes d'essence et de stations-service, gérants de magasins affiliés à des chaînes, etc.).

II y a une renaissance de nouvelles professions indépendantes, surtout dans le secteur des services (bureaux de marketing, de publicité, d'organisation scientifique du travail, agences de voyages, etc.) . II y aune expansion considérable des "professions libérales" (avant tout médecins, dentistes et architectes) . Et il y a surtout l'essor des " nouvelles classes moyennes " qui, bien que salariées, se trouvent à mi-chemin entre le capital et le travail par l'ampleur de leurs revenus, la capacité ainsi créée d'acquérir du capital et le contenu même de leurs fonctions (personnel de maîtrise, managers inférieurs, etc.).

Ainsi, la société bourgeoise des pays capitalistes évolués n'oppose point, en temps normaux, une immense majorité de prolétaires à une petite poignée de magnats du grand capital. Elle a plutôt la forme d'une pyramide, où entre la base prolétarienne et le sommet du capital monopoliste s'intercalent une série de couches intermédiaires : entrepreneurs moyens et petits indépendants; paysannerie indépendante, entrepreneurs semi-autonomes ; nouvelles classes moyennes; employés (travailleurs intellectuels salariés) en voie d'intégration dans le prolétariat, mais ayant encore un pied dans la couche des "nouvelles classes moyennes". Chacune de ces couches intermédiaires peut espérer, à des titres divers, participer partiellement à la distribution de la plus-value.

Chacune d'elles peut nourrir l'espoir d'une "promotion sociale", sinon pour elle-même, du moins pour ses enfants, sur le plan essentiellement économique. La puissance numérique de cette couche en fait la base de masse essentielle de la défense du statu quo social, du régime bourgeois et de la propriété privée, qu'elle n'est point portée à remettre globalement en question. En temps normaux, cela renforce encore une fois la stabilité du capitalisme des pays impérialistes, gouverné par la démocratie parlementaire bourgeoise traditionnelle.

II. Le pouvoir de classe dans les pays semi-coloniaux et la nature de leurs classes possédantes

Il suffit de reprendre un à un ces traits spécifiques de la domination politique de la bourgeoisie des pays impérialistes pour s'apercevoir immédiatement qu'ils ne peuvent être reproduits - ou qu'ils peuvent se manifester sous une forme embryonnaire - dans la société traditionnelle des pays semi-coloniaux et coloniaux.

Une bonne partie de la population - dans de nombreux pays, la majorité de la population - jusqu'à une date récente ne s'y trouve pas intégrée dans la production marchande. En fait, il n'y règne guère une production marchande généralisée. Il n'y a point, pour la même raison, d'"intériorisation" normale des rapports marchands. De la même manière, il n'y a guère un processus large et continu d'accumulation du capital dirigé par la bourgeoisie ou la classe dominante du pays, qui assure la croissance économique et "normalise" le règne de cette classe dominante aux yeux des masses populaires, le faisant apparaître comme inévitable. La bourgeoisie ne peut donc pas régner grâce à un consensus généralement accepté.

La bourgeoisie semi-coloniale n'a pas non plus conquis le pouvoir dans une grande révolution populaire, unifiant toutes les couches de la nation derrière elle. Elle n'est pas légitimée par le triomphe d'un combat national contre l'oppresseur étranger ou la monarchie absolue. Elle ne dispose pas des ressources suffisantes pour pouvoir institutionnaliser la conciliation et le marchandage permanent entre les classes sociales. Les marges de manoeuvres économiques ne lui permettent pas d'accorder des concessions substantielles aux classes laborieuses. La mobilité assurée à la petite et moyenne bourgeoisie est infime. Il n'y a pas tout ce tissu conjonctif entre les travailleurs et le grand capital, qui permet d'amortir beaucoup de crises sociales.

Une conclusion s'impose: dans les pays semi-coloniaux, la domination politique de la bourgeoisie ne peut pas emprunter la forme capitaliste classique de domination par les seuls rapports économiques. Elle doit emprunter, et elle continue à emprunter, une combinaison de domination par le poids économique et par la contrainte violente directe.

Cela est dû au fait qu'il ne s'agit pas d'une domination bourgeoise pure, mais d'une domination hybride, combinée. La bourgeoisie semi-coloniale n'est pas une bourgeoisie capitaliste classique. Elle ne s'appuie pas sur des rapports salariat/capital purs et simples. Elle draine d'innombrables vestiges anciens et formes bâtardes d'exploitation combinant jusqu'au servage qui se survit avec le métayage, des formes de servitude par endettement, des rentes foncières mi-capitalistes, mi-précapitalistes, jusque et y compris des formes capitalistes pures. Le caractère hybride des formes de domination politiques reflète le caractère hybride des rapports de production, sans oublier d'y intégrer évidemment la dépendance par rapport à l'impérialisme. Seule la loi du développement inégal et combiné permet de rendre compte de la complexité de ces structures de domination.

On ne peut accepter comme allant de soi la définition de cette ancienne oligarchie comme «bourgeoisie agraire exportatrice", ou comme alliance entre une "bourgeoisie agraire-exportatrice" et une classe de propriétaires fonciers (terratenientes). Le fait d'exporter des marchandises sur le marché mondial, en symbiose avec des firmes impérialistes, ne suffit point pour justifier l'étiquette de capitalistes. Il faut commencer par définir les rapports de production qui ont permis de produire ces marchandises exportées. Lorsque ces rapports de production sont mixtes, hybrides et combinés, nous avons affaire à une classe dominante elle-même hybride, qui mériterait tout au plus l'étiquette de semi-capitaliste.

La définition traditionnelle de l'oligarchie comme une alliance entre des forces de classes possédantes précapitalistes, semi-capitalistes et capitalistes (capital compradore} autochtones avec le capital étranger semble plus satisfaisante. Elle n'est évidemment pas en elle-même directement opératoire. Elle exige une analyse spécifique pour chaque pays particulier, à chaque étape particulière. Mais elle permet de circonscrire deux champs décisifs sur lesquels doit se concentrer l'investigation :

  • les modifications des rapports de forces au sein de cette alliance, en fonction de transformations économiques, politiques, militaires, etc., y compris à l'extérieur du pays examiné ;
  • les transformations socio-économiques plus profondes, qui sapent l'existence même de cette "ancienne oligarchie" et qui conduisent vers la création d'une "nouvelle oligarchie".

Dans ce sens, l'alternative souvent posée quant à la nature de la crise politique dans ces pays est dépassée à notre avis. Il y a à la fois dans les pays semi-coloniaux, et donc en Amérique latine, «crise politique permanente», par suite de l'incapacité de la bourgeoisie et de «l'oligarchie» à créer les conditions d'un exercice du pouvoir politique bourgeois «classique», dans la mesure même où ces pays ne sont pas «totalement » capitalistes (c'est-à-dire dans la mesure où ils sont semi-coloniaux, dépendants, donc sous-développés) . Et il y a à la fois «crise politique» en fonction de changements particuliers au sein de la structure semi-coloniale, dans la mesure où les formes de domination traditionnelles de l'oligarchie ne correspondent plus aux transformations qui se sont opérées dans le cadre de la dépendance semi-coloniale.

Il faut à ce propos examiner un problème particulièrement complexe, à savoir celui de la nature de classe de l'État dans les pays semi-coloniaux, c'est-à-dire des effets sur cette nature de classe qu'exercent les rapports particuliers entre le capital impérialiste et les classes possédantes nationales dans ces pays.

La nature bourgeoise de l'État ne peut faire de doute dans un sens précis: cet État défend, protège et consolide avant tout des conditions déterminées d'accumulation du capital, de production de la plus-value. Dans la mesure même où il s'agit d'un État semi-colonial (ou «dépendant»), l'État défend évidemment par priorité les intérêts d'accumulation du capital impérialiste et des couches des classes possédantes "nationales" qui sont le plus étroitement liées à l'impérialisme.

Dans l'étude de Ouijano (2), le fait de l'intégration des rapports de production précapitalistes dans une structure globale et hybride des sociétés traditionnelles d'Amérique latine, dominée par le capital impérialiste, est correctement souligné. Il est de même correctement souligné que loin d'avoir intérêt à éliminer ces rapports de production précapitalistes (comme l'avait le capital industriel aux XVllle et XIXe siècles en Europe) , le capital impérialiste profite de leur survivance, tend donc à les conserver et même à les stabiliser pendant toute une période.

Le caractère de frein que l'impérialisme exerce au développement socio-économique des pays semi-coloniaux et coloniaux peut donc être résumé par le fait qu'il leur enlève d'une part une fraction des ressources disponibles pour ce développement (transfert de plus-value par le rapatriement de profits, et de valeur par l'échange inégal) , et qu'il consolide d'autre part des rapports de production et de classes traditionnels qu'un développement autonome du capitalisme aurait éliminé.

Cependant, ces résultats du développement inégal et combiné, significatifs de toute l'ère impérialiste, ne permettent pas de placer un signe d'interrogation sur la nature de classe de l'État. Ils ne transforment pas ces États en des États «semi-féodaux» ou «oligarchiques». l'alliance entre le capital impérialiste et l'ancienne oligarchie (y compris ses composantes précapitalistes) est une alliance dominée par le capital impérialiste et fondée sur une dynamique à long terme d'accumulation du capital et de défense de la propriété privée bourgeoise. L'État semi-colonial peut donc être considéré comme une variante particulière de l'État bourgeois, tenant compte de toutes les particularités de l'alliance de classes au pouvoir .

Il en résulte une conclusion fort importante: le changement de rapports de forces au sein de cette alliance ; le déclin relatif de certains capitaux impérialistes (par exemple ceux de la Grande-Bretagne en Amérique latine) ; la montée hégémonique d'autres (ceux de l'impérialisme américain); l'apparition de nouveaux capitaux impérialistes remettant en question la domination incontestée de la puissance hégémonique ; le poids accru de l'industrie «nationale » ; le déclin d'influence des propriétaires fonciers : tout cela peut se produire sans destruction violente de l'appareil d'État, sans changement de la nature de classe de l'État.

Ces transformations ne font que substituer une forme, une variante d'État bourgeois à une autre. Elles ne signifient point le remplacement d'un État «semi-féodal » par un État bourgeois. Voilà la raison principale pour laquelle la crise politique permanente dans la plupart des pays latino-américains est parfaitement compatible avec une stabilité de l'appareil d'État, avant tout de son bras armé (armée, police).

Le glissement d'une forme de dépendance à une autre, d'une coalition de classes dominantes à une autre, voire d'une «ancienne oligarchie» à une «oligarchie nouvelle», peut s'effectuer pour la même raison sans solution de continuité. La nature même de la dépendance semi-coloniale, en opposition au colonialisme, implique pareille possibilité. Car la dépendance semi-coloniale, c'est la domination du capital impérialiste de manière indirecte et non directe. Pareille domination indirecte signifie que l'exercice du pouvoir se trouve dans les mains d'un personnel politique jouissant d'une marge d'autonomie donnée.

En fonction de l'évolution des rapports de forces, cette marge peut s'étendre ou se restreindre. Elle peut passer d'un extrême, où l'impérialisme gère jusqu'aux douanes et revenus fiscaux de l'État semi-colonial, jusqu'à l'autre extrême, où cet État nationalise une bonne partie des entreprises propriété du capital impérialiste. Mais toutes ces oscillations restent circonscrites dans l'aire du caractère bourgeois de l'État.

La distinction entre la nature de classe de l'État et la composition du personnel dirigeant, qui exerce le pouvoir de manière courante, fait partie intégrante de la théorie marxiste de l'État. Nous avons déjà rappelé que même dans des conditions normales de la démocratie bourgeoise impérialiste, la bourgeoisie règne mais ne gouverne pas. Dans des conditions anormales de crise sociale aiguë, elle peut être forcée à abandonner non seulement le gouvernement mais même ses droits politiques individuels.

Son expropriation politique est alors (comme sous les formes «classiques» du fascisme) condition pour éviter son expropriation économique. Vu la nature de la dépendance semi-coloniale, la cc distance" du capital impérialiste par rapport au personnel qui exerce le pouvoir de manière courante peut de même varier à l'extrême. Elle peut passer des cas de présidents, potentats ou ministres directement à la solde du capital étranger, jusqu'au cas de dirigeants politiques qui manifestent leur indépendance relative en frappant certains intérêts réels du capital étranger.

La tendance à éliminer complètement la catégorie de "bourgeoisie nationale" de l'analyse - après lui avoir donné une importance excessive pendant une phase précédente d'évolution de l'analyse théorique - me semble non fondée. On peut appeler bourgeoisie "nationale" cette fraction des classes possédantes autochtones des pays semi-coloniaux dont les intérêts immédiats ne sont pas complémentaires mais concurrentiels de ceux du capital étranger. La défense politique de ces intérêts concurrentiels est une preuve suffisante de leur existence.

Mentionnons à ce propos l'exemple classique de la bourgeoisie autochtone engagée dans la production de produits manufacturés, qui entre en concurrence avec l'importation des mêmes produits manufacturés en provenance des pays impérialistes. Le débat sur la politique commerciale, le débat sur "le développement économique par la substitution de certaines importations" reflètent parfaitement l'existence d'une telle couche au sein des classes dominantes des pays latino-américains.

Selon le pays considéré et l'époque examinée, cette bourgeoisie dite nationale, engagée dans la production industrielle en concurrence avec la bourgeoisie impérialiste, est insignifiante et «rachitique», comme le dit Ouijano, c'est-à-dire totalement impuissante; faible mais pas totalement impuissante; ou d'un poids économique et politique non sans importance (le cas de l'Argentine est évidemment le plus significatif à ce propos) . On peut dire dans tous les cas qu'elle est trop faible pour acquérir une puissance politique autonome suffisante pour exercer l'hégémonie au sein de l'État et modifier de façon décisive la nature de la coalition régnante en une coalition capable de transformer l'État d'un État bourgeois néo-colonial en un État bourgeois indépendant.

Il n'y a pas eu un seul cas en Amérique latine où une «bourgeoisie nationale» (ou une coalition incluant la bourgeoisie nationale) ait été capable de parachever l'accomplissement des tâches historiques de la révolution nationale-bourgeoise, et notamment l'expulsion intégrale du poids du capital impérialiste du pays.

Pour déterminer les raisons de cet échec, il ne suffit pas d'insister sur les liens d'intérêts économiques qui rattachent la bourgeoisie industrielle nationale au capital impérialiste. A la limite, dans les cas de développement le plus avancé de l'industrie manufacturière nationale, ces liens ne sont pas qualitativement différents de ceux qui rattachent le capital des pays impérialistes les plus faibles (Espagne, Portugal, quelques pays scandinaves) à ceux des grandes puissances impérialistes et qui n'empêchent point une indépendance politique effective de ces petits États bourgeois, c'est-à-dire leur capacité de défendre effectivement les intérêts particuliers de leur bourgeoisie contre ceux du capital impérialiste, lorsque des conflits d'intérêts se produisent (défense effective ne signifie évidemment pas nécessairement défense efficace ou réussie) .

C'est seulement lorsque la situation économique est examinée de manière conjointe avec la structure sociale et la configuration politique que les raisons historiques de l'échec de la «bourgeoisie nationale» des pays semi-coloniaux deviennent apparentes. Vu la faible base sociale indépendante de la bourgeoisie dans les classes moyennes et la petite-bourgeoisie ; vu le poids hégémonique du capital impérialiste au sein de l'alliance gouvernant ces pays, une lutte politiquement efficace pour éliminer totalement l'influence impérialiste présuppose une mobilisation large et active des masses laborieuses, avant tout des masses d'ouvriers et de paysans pauvres.

Pareille mobilisation déclenche une dynamique redoutable pour la survie de toutes les classes possédantes des sociétés semi-coloniales, y compris la bourgeoisie nationale. Le maximum qu'elle peut réaliser, lorsqu'elle est confrontée avec la force de l'ancienne oligarchie et le poids de l'impérialisme, c'est une mobilisation limitée et contrôlée des masses pour exercer une pression sur l'impérialisme en vue de modifier les rapports de forces au sein de la coalition gouvernante. Toute mobilisation des masses qui échappe au contrôle des instruments mis en place par la bourgeoisie dite nationale (et parmi lesquels on peut certainement classer la bureaucratie syndicale péroniste dans le cas de l'Argentine) , et qui pourrait briser l'emprise impérialiste, n'y arriverait qu'en bouleversant l'ensemble des structures socio-économiques du pays (comme ce fut le cas à Cuba).

Une telle mobilisation ne peut pas s'effectuer sous une direction ou avec une participation d'une quelconque fraction de la bourgeoisie semi-coloniale en tant que classe. Elle ne peut se réaliser que sous la direction de forces politiques et sociales résolument anticapitalistes, comme ce fut le cas à Cuba.

III. Prolétariat et classes moyennes dans la société semi-coloniale

Le prolétariat des pays semi-coloniaux, et celui d'Amérique latine en particulier, se caractérise par le fait que son poids objectif - même lorsqu'il est réduit - dépasse toujours celui de la bourgeoisie industrielle autochtone. C'est là une des clefs principales pour comprendre le comportement politique de cette bourgeoisie.

Ce fait a une racine économique évidente. Les salariés travaillent à la fois pour le capital impérialiste et pour la bourgeoisie autochtone. Ils sont employés tant par des industriels que par des banquiers ou des commerçants, tant par des sociétés minières que par des plantations ou des fermes pratiquant l'agriculture capitaliste. La possibilité objective d'unifier ces fractions différentes du prolétariat rend leur force potentielle redoutable pour chacune des fractions de la coalition de classes au pouvoir : le capital impérialiste, la bourgeoisie «nationale» industrielle, la bourgeoisie compradore, les propriétaires fonciers.

Mais cette unification n'est qu'objectivement possible. Elle n'est que potentiellement inscrite dans la réalité économique des pays semi-coloniaux. Pour l'inscrire pratiquement dans la réalité socio-politique, toute une série de conditions politiques, organisationnelles, idéologiques, morales, doivent se trouver réunies. La marche saccadée de la révolution latino-américaine, les défaites et les échecs du mouvement révolutionnaire des masses dans des pays aussi divers que le Guatemala, le Brésil, la Bolivie ou Saint-Domingue, sont dûs en dernière analyse à l'incapacité dans laquelle s'est trouvé ce mouvement à réunir toutes les conditions nécessaires pour que le prolétariat puisse peser de tout son poids dans le processus révolutionnaire, pour qu'il puisse souder ses propres forces, et souder autour de lui toutes les forces vives de la paysannerie laborieuse et de la petite-bourgeoisie urbaine radicalisée.

Trois particularités du prolétariat latino-américain doivent être mises en évidence à ce propos: sa différenciation socio-économique beaucoup plus profonde que celle du prolétariat des pays impérialistes; la difficulté qu'il rencontre à s'organiser massivement et de manière unifiée, syndicalement et encore plus politiquement; la difficulté qu'il rencontre pour s'émanciper politiquement de la tutelle idéologique petite-bourgeoise, populiste-nationaliste, c'est à-dire la difficulté qu'il rencontre à combattre comme une force politique autonome qui lutte pour l'hégémonie de sa ligne de classe au sein du mouvement révolutionnaire.

Les trois composantes principales du prolétariat latino-américain sont: le prolétariat minier; le prolétariat agricole, y compris celui des plantations; le prolétariat urbain. Une subdivision ultérieure du prolétariat agricole en prolétariat proprement dit et semi-prolétariat (c'est-à-dire ceux qui travaillent comme ouvriers saisonniers ou occasionnels une partie de l'année seulement et qui passent le reste de leur temps soit comme chômeurs soit dans des occupations non salariées diverses) , et du prolétariat urbain en prolétariat des entreprises étrangères (souvent privilégié du point de vue des salaires) , prolétariat industriel des entreprises "nationales" et prolétariat non industriel, serait sans doute également utile.

Ces trois composantes ont des origines sociales différentes, souvent des niveaux de vie et des conditions de vie différentes, et presque toujours des traditions de lutte, des niveaux de conscience et des niveaux de syndicalisation et de combativité non moins inégaux. C'est dire que leur organisation et leur entrée sur l'arène politique se fera de manière généralement différenciée, non synchronisée. De ce fait, le problème d'unifier ces forces se pose pratiquement dès le début du mouvement ouvrier, et soulève des difficultés considérables. Ces difficultés sont encore accrues du fait que les intérêts immédiats "corporatistes" de ces différents secteurs du prolétariat sont quelquefois contradictoires, et que le dépassement de ces intérêts immédiats exige beaucoup d'expérience, beaucoup d'éducation et un niveau de conscience de classe déjà élevé, qu'on ne peut considérer comme automatiquement acquis ou accessible par la seule expérience.

Les raisons mêmes pour lesquelles les classes possédantes au pouvoir en Amérique latine n'ont pas pu gouverner traditionnellement à travers les instruments classiques de la démocratie parlementaire-bourgeoise - à quelques exceptions près comme celle du Chili (3) - impose des difficultés extrêmes pour unifier organisationellement la classe ouvrière. Sur le plan syndical, son organisation apparaît la plupart des fois comme fragmentée par secteurs.

Là où elle est unifiée dans une seule centrale, celle-ci est souvent un instrument au sommet, sans ramifications à la base, simplement manipulateur au service politique de forces sociales non prolétariennes, ce qui entraîne d'ailleurs des différenciations constantes au sein de ce mouvement syndical (4). Sur le plan politique, l'impossibilité de créer des partis politiques ouvriers de masse capables d'opérer légalement pendant une longue période, d'élaborer leur programme et leur stratégie politiques devant toutes les autres classes de la nation et d'acquérir ainsi sur le plan politique l'assurance et l'indépendance indispensables pour revendiquer la direction politique du mouvement de masse dans son ensemble, accroît considérablement la difficulté sur la voie de l'unification d'un front de classe autonome du prolétariat.

Cette difficulté est par ailleurs inscrite dans la situation objective, comme Ouijano l'a souligné à juste titre. Vu la nature hybride du pouvoir d'État d'un pays semi-colonial; vu la nature idéologique du nationalisme qui concentre ses feux sur la domination et l'exploitation impérialiste étrangère sans en souligner la nature de classe ; vu l'hégémonie des courants politiques et idéologiques populistes qui en résultent, le prolétariat latino-américain rencontre de grands obstacles pour relayer et exprimer sur le plan politique son organisation syndicale et sa combativité souvent très élevées. La déviation de ces énergies vers des objectifs politiques qui ne sont pas les siens est un des traits frappants de l'évolution politique de l'Amérique latine au cours des vingt-cinq dernières années. Le cas de l'Argentine, dont le prolétariat est sans doute le plus fortement organisé de tout le continent, est significatif à ce propos.

Il ne faut cependant pas considérer que, du fait de ces difficultés objectives et subjectives réelles, l'unification du prolétariat et son apparition comme une force politique autonome soient impossibles dans les conditions actuelles de la société semi-coloniale latino-américaine. Le cas de la révolution bolivienne traité par Torres-Rivas ne démontre pas seulement la subordination politique du prolétariat sous la direction populiste du M.N.R. Il reflète aussi une succession d'efforts, spasmodiques et limités dans le temps, mais qui vont tendanciellement croissant, à se libérer de cette tutelle, et à acquérir à la fois une autonomie politique de classe et un rôle politiquement dirigeant au sein du mouvement révolutionnaire de masse.

Ces deux aspects d'une politique prolétarienne de classe sont intimement liés l'un à l'autre. A l'exception possible de la seule Argentine (et encore! car dans ce pays le poids de la petite-bourgeoisie urbaine est considérable et va croissant) , il n'y a aucun pays d'Amérique latine où le prolétariat peut, à lui tout seul, renverser le pouvoir de la coalition des classes possédantes au pouvoir. Ni ses forces numériques ni la configuration socio-géographique du pays (isolement relatif des grands centres prolétariens et difficulté à les relier entre eux) ne permettent d'envisager une telle éventualité de manière réaliste.

Le prolétariat ne peut vaincre dans un pays semi-colonial que s'il réussit à établir son hégémonie politique sur l'ensemble des masses exploitées et opprimées. Cela implique la combinaison dialectique de trois conditions : conquérir son autonomie politique et la conscience claire de ses propres objectifs de classe; prendre conscience des objectifs de classe différents d'autres classes sociales exploitées, objectifs intégrables dans le projet révolutionnaire du prolétariat; lutter au sein du mouvement de masse pour conquérir l'hégémonie idéologique et la direction politique, notamment en faisant sien les revendications progressistes et historiquement justes de ces autres classes sociales, sans abandonner son autonomie de classe, et tout en proposant des formes et des organisations de lutte qui propulsent et unifient le mouvement de masse jusqu'à une confrontation globale et décisive avec les classes possédantes, c'est-à-dire jusqu'à la prise du pouvoir par le prolétariat.

Il s'agit en d'autres termes de substituer à une politique populiste interclassiste une alliance de classes (essentiellement l'alliance entre le prolétariat, la paysannerie pauvre et la petite-bourgeoisie urbaine radicalisée) sous la direction du prolétariat, qui permette la conquête du pouvoir par celui-ci, c'est-à-dire la victoire de la révolution socialiste.

Si nous examinons les phases successives de la révolution bolivienne, nous pouvons clairement isoler les conditions qui ont déterminé les échecs successifs du processus révolutionnaire, mais aussi son élévation progressive.

Dans la phase 1952-1958, la révolution bolivienne se heurte à l'absence d'autonomie politique du prolétariat. Celui-ci fait preuve d'un élan révolutionnaire exceptionnel pour l'Amérique latine. Il détruit l'armée bourgeoise en 1952. Il impose la nationalisation des mines. Il combat pour le contrôle ouvrier. Il crée des milices armées dans les mines. Il unifie ses forces syndicalement dans la C.O.B., mais celle-ci tombe sous la direction politique de la gauche du M.N.R., vu l'absence d'autonomie politique de la classe ouvrière. Il propulse la réforme agraire, mais c'est encore le M.N.R. qui en récolte les fruits politiques, vu que la réforme n'est pas perçue par les paysans comme le produit d'une initiative politique indépendante du prolétariat.

Potentiellement, seuls la C.O.B. et les milices des mineurs apparaissent dans cette phase comme des points d'appui pour conquérir l'hégémonie politique du prolétariat au sein du processus révolutionnaire. Mais la faiblesse organisationnelle des courants politiques ouvriers implique qu'ils ne réussissent pas à arracher le contrôle de la C.O.B. à la direction M.N.R. de gauche. L'armée bourgeoise est reconstituée avec l'aide massive de Washington. La contre-offensive bourgeoise se déclenche. Les mineurs se battent isolément. Ils sont battus et désarmés. La contre-révolution triomphe momentanément.

La reprise du processus révolutionnaire sous les régimes Ovando et Torres se distinque déjà de manière considérable du processus 1952-1958. L'hégémonie du populisme sur la C.O.B. est affaiblie (bien que Lechin en reste le dirigeant principal, et bien qu'une version rénovée du populisme soit propulsée sous Torres) . La tentative d'asseoir une autonomie politique du prolétariat est entreprise avec l'Assemblée populaire. Les buts socialistes de la révolution et la prétention à l'hégémonie du prolétariat en son sein sont clairement proclamés.

Les faiblesses essentielles sont: l'absence d'une structuration organique de l'autonomie et de l'unité prolétariennes à la base (c'est-à-dire l'absence d'une structure locale de type soviétique) ; le refus de couper le cordon ombilical avec le populisme (présence du M.N.R. dans le Comando politico; illusions semées concernant le régime Torres et le réformisme militaire) ; l'absence d'un projet concret de lutte pour le pouvoir et des préparatifs allant dans ce sens de manière audacieuse, devant toute la nation (les négligences criminelles en matière d'armement immédiat du prolétariat et des paysans rebelles) ; la sous-estimation grave de la nécessité d'une agitation paysanne, dans le but de saper la base des vieux syndicats paysans corrompus et intégrés dans l'État, et de leur substituer des organisations paysannes révolutionnaires capables d'appuyer le prolétariat. Le refus d'accorder à la représentation paysanne dans l'Assemblée populaire l'importance qu'elle aurait dû avoir et d'utiliser cette Assemblée comme une tribune de propagande et d'agitation constantes dirigées vers la paysannerie, soulevant des revendications propres de celle-ci, fut l'expression la plus nette de ces faiblesses.

Mais aucune de ces faiblesses ne peut être considérée comme inévitablement inscrite dans la situation objective du prolétariat bolivien. Elles reflètent toutes l'immaturité, les erreurs politiques ou programmatiques, les confusions des forces politiques qui représentent ce prolétariat. Elles sont donc toutes susceptibles de corrections. Dans ce sens, il faut bien souligner que la direction prolétarienne du processus révolutionnaire latino-américain -la seule capable de lui donner l'orientation vers la révolution socialiste, dont Torres-Rivas a souligné avec éclat la nécessité est objectivement possible, et que l'impasse de la crise politique latino-américaine n'est qu'une impasse temporaire.

Car la conclusion s'impose: s'il y a crise politique permanente en Amérique latine, c'est essentiellement parce que la bourgeoisie industrielle nationale, les classes moyennes et la paysannerie sont congénitalement incapables de résoudre les contradictions de la société semi-coloniale dépendante, et parce que le prolétariat n'a pas encore acquis la maturité et la direction révolutionnaire indispensables pour conquérir l'autonomie politique et l'hégémonie au sein des masses populaires qui le rendraient capable à résoudre ces contradictions par la victoire d'une révolution socialiste. La crise politique permanente en Amérique latine ne sera surmontée que par la conquête de l'unité et de l'autonomie politiques du prolétariat, et de son hégémonie de classe au sein du processus révolutionnaire.

L'impuissance des classes moyennes à résoudre les contradictions de la société semi-coloniale, et son reflet saisissant dans l'idéologie et la pratique politiques du populisme, ont été correctement analysés par Torres-Rivas et Ouijano. Il est inutile d'ajouter de longs commentaires à ces analyses. Nous nous contenterons de deux remarques. Avant tout, l'extraordinaire lenteur de la croissance du processus d'accumulation du capital et d'appropriation de la plus-value à l'intérieur des sociétés semi-coloniales traditionnelles aboutit à une impasse longtemps évidente de la promotion sociale des classes moyennes dans le domaine économique. La promotion sociale et l'existence matérielle tournent autour de l'État et de l'armée. La multiplication des postes de fonctionnaires et d'officiers doit compenser l'absence de possibilités de trouver un emploi ou des revenus décents comme ingénieurs, entrepreneurs du bâtiment ou courtiers d'assurances prospères.

Des classes moyennes tournées vers l'État et l'armée comme base d'existence matérielle seront tout naturellement orientées dans la voie populiste-nationaliste dans des conditions de dépendance semi-coloniale. La corrélation entre cette idéologie et les causes apparentes du sous-développement et de la dépendance expliquent aisément l'emprise extraordinaire que cette idéologie peut exercer au sein d'autres classes de la société, en premier lieu au sein du prolétariat, des populations urbaines déclassées et d'une fraction de la paysannerie.

Mais un populisme nationaliste, exclusivement dirigé contre l'impérialisme et ne mentionnant point les liens entre impérialisme et exploitation capitaliste tout court, peut facilement être utilisé par la bourgeoisie industrielle nationale à des fins politiques propres: modifier les rapports de forces et le "partage des bénéfices" au sein de l'alliance des classes possédantes, plutôt que de rompre cette alliance. C'est en gros ce qui est arrivé au cours des dernières décennies, à des degrés divers, et avec des succès divers, dans de nombreux pays d'Amérique latine.

Le populisme nationaliste - combiné avec le desarrollismo - apparaît ainsi comme une combinaison d'objectifs socio-politiques des classes moyennes, qui leur permettent effectivement de conquérir l'État et, à travers cette conquête, d'accroître considérablement les emplois et l'aisance de nombre de leurs membres, et d'objectifs économiques de la bourgeoisie industrielle, qui lui permettent d'améliorer le poids du capital « national" au sein de l'alliance avec les capitaux impérialistes d'une part, avec les classes possédantes plus rétrogrades (bourgeoisie exportatrice et bancaire, propriétaires fonciers, etc.) d'autre part.

Mais les succès relatifs, quelque modestes qu'ils soient, du populisme nationaliste et du desarrollismo modifient la situation sociale d'une partie des classes moyennes. Les progrès modestes de l'industrialisation augmentent les emplois de cadres, tant au sein de l'industrie proprement dite qu'au sein de nombreuses activités intermédiaires. Les progrès de l'économie monétaire étendent à leur tour le réseau des fonctions intermédiaires permettant de participer à la distribution de la plus-value. L'identification des classes moyennes avec l'État et l'armée, et l'occupation des postes clés en leur sein pendant toute une phase historique, estompent les aspects "rebelles" du populisme et le rattachent à de nombreuses prébendes. avantages matériels et sources de corruption.

Les classes moyennes se scindent en une couche supérieure conservatrice qui «porte» l'État, les «valeurs» de la «société de consommation», l'imitation des coutumes et moeurs de la bourgeoisie internationale, et une couche inférieure de petits-bourgeois radicalisés, paupérisés, marginalisés, disponibles pour un projet révolutionnaire dans la mesure où ils n'en captent pas la direction et ne s'apprêtent pas à répéter le même processus d'intégration, de corruption et de transformation conservatrice que leurs pères avaient parcouru lors de leur «occupation de l'État»

IV. La paysannerie latino-américaine

Nous avons été frappés par le fait que tant l'étude de Torres-Rivas que celle de Ouijano ne contiennent pas une analyse socio-économique suffisamment creusée de la structure de la paysannerie latino-américaine et de son évolution. C'est d'ailleurs là une des grandes faiblesses de la sociologie d'inspiration marxiste dans la plupart des pays latino-américains (6).

Nous ne possédons évidemment pas les connaissances nécessaires pour pouvoir compléter ces lacunes. Nous ne pouvons donc qu'esquisser quelques indications méthodologiques concernant des enquêtes à effectuer sur la structure de la paysannerie dans la société semi-coloniale traditionnelle et les changements intervenus dans cette structure au cours des dernières décennies.

A) Il importe avant tout d'établir dans chaque pays - et la plupart des fois même par régions, vu la différence considérable de situations régionales -les caractéristiques principales des grandes couches sociologiquement distinctes de la paysannerie: couches astreintes au travail servile ou à d'autres servitudes semi-féodales ; métayers ; paysans pauvres obligés de travailler une partie de l'année comme salariés; fermiers ne travaillant que comme paysans indépendants; paysans petits propriétaires; paysans moyens exploitant occasionnellement ou sur très petite échelle une main-d'oeuvre autre que familiale ; paysans riches exploitant habituellement de la main-d'oeuvre salariée.

B) Il faut ensuite, dans chaque situation déterminée, préciser l'articulation de ces différentes couches paysannes avec d'autres classes sociales, ce qui est indispensable pour définir de manière exacte les rapports de production dans lesquels elles sont insérées, dans des conditions de développement inégal et combiné. Par exemple établir si le travail salarié des paysans pauvres n'est qu'un revenu d'appoint, ou s'il représente une fraction importante du revenu (dans ce dernier cas, il serait plus juste de traiter cette couche de semi-prolétarienne que de paysanne) ; établir si le travail servile ou la rente en nature des métayers servent à l'autoconsommation des propriétaires fonciers ou bien à la commercialisation des produits (et, dans ce cas, à la commercialisation pour le marché local, régional, national ou à l'exportation) ; établir si les paysans moyens sont endettés ou non et, si oui, s'ils sont en réalité soumis à un processus de dépossession progressive de leurs terres; établir si les paysans riches sont en transcroissance vers l'état de bourgeoisie rurale, c'est-à-dire s'ils combinent des activités d'usuriers, de marchands, de transporteurs locaux, etc., avec leurs activités de chefs d'entreprises agricoles.

C) Il est important de définir l'ampleur du secteur dit d'"économie de subsistance" (de production de valeurs d'usage, dans le langage marxiste), qui n'est nullement circonscrit aux seuls petits paysans ou petits fermiers pauvres, mais qui peut s'étendre vers le bas vers les métayers et les paysans sans terres (par exemple lorsqu'ils travaillent comme ouvriers agricoles mais sont payés en nature) et vers le haut (il existe des groupes de paysans moyens vivant essentiellement dans l'économie de subsistance et ne vendant qu'une petite fraction de leurs récoltes pour acheter des biens industriels; il existe des domaines de grands propriétaires fonciers largement enfermés dans l'économie de subsistance) .

En relation avec la même question, il faut préciser la nature des rapports de production qui prévalent au sein des communautés indiennes et qui peuvent être beaucoup plus complexes qu'il n'apparaît à première vue. Il faut de même préciser la nature des rapports des communautés indiennes avec les autres classes et secteurs de la société, et l'évolution prépondérante de ces rapports.

D) Il faut établir pour chaque couche de la paysannerie le degré d'insertion dans l'économie monétaire, et les effets de cette insertion sur son évolution et sur celle de ses préoccupations. Deux problèmes essentiels à résoudre à ce propos sont celui du degré et du poids de l'endettement d'une part et du degré d'orientation délibérée vers le marché (vers la production pour le marché) d'autre part. L'évolution de ces deux facteurs jouera un rôle important pour déterminer notamment le rythme de désagrégation des communautés indiennes et le rythme de l'exode rural lors de la phase de décomposition de la société semi-coloniale traditionnelle.

E) Il faut établir pour chaque couche paysanne les préoccupations et revendications principales qui l'animent et qui rendent possible - ne fût-ce que ponctuellement - son entrée en action en tant que couche sociale. Est-ce la demande de terres à exploiter en tant que propriété privée ? Est-ce l'annulation des dettes ? Est-ce la réduction radicale ou la suppression des impôts (et, si oui, lesquels) ? Est-ce la suppression des travaux serviles ou mi-serviles, et d'autres servitudes et contraintes d'origine semi-féodale ? Est-ce l'octroi des crédits bon marché, qui faciliteraient l'achat d'engrais et de machines agricoles, de matériel de construction pour reconstruire la ferme? Est-ce le rattachement urgent aux réseaux de services publics (eau courante, électricité, enseignement, hôpitaux)? Est-ce la création de coopératives de vente, d'achat, de production ? Ou bien faut-il constater dans quelques cas des préoccupations combinant diverses revendications, et, si oui, avec quel ordre de priorité?

Ce n'est que lorsque l'analyse devient à ce point précise qu'une véritable stratégie de l'alliance ouvrière-paysanne sous direction politique du prolétariat devient concevable. Car une telle stratégie présuppose que le prolétariat et ses organisations politiques formulent un programme de révolution agraire (d'émancipation des masses paysannes pauvres) qui réponde aux préoccupations principales de ces masses - qu'il s'agit donc de connaître auparavant - et qu'ils entreprennent un travail de propagande, d'organisation de masse et d'agitation parmi les paysans qui permette leur mobilisation progressive.

Les informations insuffisantes dont nous disposons ne nous permettent pas plus de répondre globalement à la question de la structure de la paysannerie d'Amérique latine qu'à la question de l'évolution de cette structure. Cependant, un certain nombre de remarques peuvent être formulées quant au rôle des paysans dans la crise politique des dernières décennies en Amérique latine.

Tous les processus révolutionnaires à large mobilisation paysanne (dont la révolution mexicaine et la révolution bolivienne sont les exemples les plus impressionnants mais nullement les seuls qu'il faudrait citer) ont laissé de profondes traces dans la conscience des masses paysannes. Ces traces ne sont point le reflet de simples illusions romantiques. Ces révolutions ont changé la situation de la paysannerie dans ces pays. Elles ont freiné les processus de paupérisation et de prolétarisation d'une fraction de la paysannerie. Elles n'ont pas résolu la question agraire, dans la mesure où elles n'ont pas aboli les structures semi-coloniales, capitalistes. Mais elles ont réduit les charges que la société semi-coloniale a imposée à la paysannerie petite et moyenne. Dans ce sens, ces processus révolutionnaires ont été perçus par les intéressés et doivent être interprétés par les marxistes comme des processus de révolution inachevée plutôt que comme de simples échecs.

Ce fait explique entre autres la stabilité beaucoup plus grande du régime politique mexicain, et l'attachement à longue durée de la paysannerie bolivienne au populisme M.N.R. Cependant, au fur et à mesure que le temps passe, que les contradictions de la société semi-coloniale s'approfondissent, que la crise de l'économie paysanne s'aggrave, une partie des gains réalisés par la paysannerie laborieuse grâce à ces révolutions inachevées se dissipent'. Mais comme ces effets ne se produisent plus dans le cadre d'une société semi-coloniale traditionnelle, mais dans la société semi-coloniale modifiée par tous les changements des quarante dernières années, cette régression aboutit à un double résultat :

  • d'une part, une fraction de la paysannerie se radicalise de nouveau, et est de nouveau potentiellement disponible pour un projet révolutionnaire ;
  • d'autre part, une autre fraction de la paysannerie, frappée par la régression sociale et la crise de l'économie paysanne, réagit par l'exode rural.

Dans les pays latino-américains où de larges révoltes paysannes soit ne se sont pas produites, soit sont restées à l'état régionalement ou localement limité, soit ont été réprimées dans le sang, la non-identification de la paysannerie (la plupart des fois majoritaire dans le pays) avec le régime politique au pouvoir est particulièrement frappante. Elle enlève à ce régime toute possibilité de gouverner en s'appuyant sur une large base populaire. Elle l'oblige à institutionnaliser la répression et la terreur. Mais dans la mesure même où cette situation perdure, s'affirme la possibilité d'une élimination des régimes politiques oligarchiques, ou incluant l'oligarchie, par des régimes populistes qui agitent une phraséologie de réforme agraire, ou commencent même à réaliser par en haut un début de réforme agraire.

Cette analyse devrait déboucher sur la conclusion qu'il est erroné d'interpréter la situation dans la campagne latino-américaine à l'aide de formules simplistes et contradictoires comme: "la paysannerie est passive" ; "la paysannerie est en état de révolte virtuelle, mûre pour la "guerre populaire" ; «la paysannerie est conservatrice» ; "la paysannerie est révolutionnaire" ; " lapaysannerie est atomisée et incapable d'action collective" ; "la paysannerie est la principale force révolutionnaire", etc. Seule une analyse socio-politique minutieuse permet de déterminer, dans chaque pays latino-américain et à chaque étape précise de son évolution, autour de quelles revendications et sur la base de quelles préoccupations quelle couche paysanne spécifique peut être entraînée, à quelles conditions et avec quelle dynamique, dans le processus révolutionnaire.

V. De l'ancienne à la nouvelle o1igarchie en Amérique latine

Historiquement, la crise de la société semi-coloniale en Amérique latine ne peut être résolue qu'à travers la conquête de la direction du processus de mobilisation et de lutte révolutionnaire des masses par le prolétariat, organisé en force politique autonome et affirmant audacieusement ses propres objectifs politiques, tout en assumant la défense des objectifs de lutte de toutes les autres classes opprimées de la société (avant tout de la paysannerie laborieuse et de la petite-bourgeoisie urbaine radicalisée).

Mais le retard dans le processus d'élévation de la conscience de classe, de conquête de l'autonomie politique et de la construction d'une direction révolutionnaire adéquate de ce prolétariat a créé un vide historique qui s'étend sur quatre décennies. Pendant ces quatre décennies, la société semi-coloniale latino-américaine traditionnelle se décompose et se transforme, sans qu'aucun de ses problèmes fondamentaux ne puissent trouver une solution. De là la crise politique permanente en Amérique latine. Mais de là aussi les efforts d'adaptation des classes et forces socio-politiques dominantes pour remplir ce vide historique.

Les détonateurs qui ont précipité la réaction en chaîne à partir de 1930 sont bien connus: recul catastrophique des revenus de l'oligarchie terrienne et de la bourgeoisie compradore par suite de la crise économique de 1929-1932 ; réorientation des courants commerciaux mondiaux par suite de la Seconde Guerre mondiale, ouvrant, notamment grâce à la hausse vertigineuse des prix des matières premières pendant la décennie 1940-1950, des possibilités d'accélération du processus d'industrialisation « nationale » dans nombre de pays latino-américains ; montée du populisme, expression des rapports de force changés au sein de la coalition du pouvoir et de la nécessité d'adapter les structures politiques à ce changement; coups portés à 1'« accumulation nationale» par suite de la détérioration des termes d'échange depuis 1951 ; entrée en force des sociétés multinationales dans le secteur de production des biens de consommation durables d'Amérique latine réanimation d'une concurrence interimpérialiste tripartite en Amérique latine (U.S.A.-Europe occidentale-Japon) ; effets immédiats et indirects de la victoire de la révolution cubaine.

L'arrière-fond des transformations socio-économiques en Amérique latine doit être reconnu dans les modifications survenues au sein de l'économie impérialiste internationale elle-même. Un nouveau développement des forces productives lié à une troisième révolution technologique et aboutissant à une nouvelle division du travail (spécialisation) au sein même du capital impérialiste, notamment par le truchement des sociétés multinationales, modifie en partie les intérêts et le comportement du capital impérialiste à l'égard des pays semi-coloniaux, avant tout à l'égard de certains grands pays d'Amérique latine.

Les intérêts prédominants au sein du capital impérialiste ne sont plus ceux des producteurs, financiers et commanditaires d'exportation de biens de consommation, mais bien ceux des producteurs, financiers et commanditaires d'exportation de biens d'équipement, de machines et de moyens de transport. Ils sont donc intéressés à une industrialisation limitée, mais accélérée par rapport au passé, des pays semi-coloniaux. L'intérêt de concurrence mondiale des sociétés multinationales, qui désirent s'assurer des années sinon des décennies à l'avance des positions sur des marchés susceptibles d'expansion, va dans le même sens de préférer la fabrication sur place, dans les principaux pays d'Amérique latine, de biens de consommation durables, plutôt que l'exportation de ces biens partant des pays métropolitains.

L'exacerbation de la concurrence interimpérialiste joue dans le même sens. Les principales puissances impérialistes européennes, ainsi que l'impérialisme japonais, sont les premiers à changer d'attitude à l'égard de l'industrialisation de l'Amérique latine et à modifier l'orientation de leurs exportations de capitaux vers ce continent. Mais ce faisant, ils obligent l'impérialisme américain à s'adapter partiellement à ce tournant, sous peine d'être sérieusement menacé de déclin.

L'évolution politique contribue à faire accepter ce changement d'attitude. La victoire de la révolution cubaine rend l'impérialisme conscient de la possibilité d'une crise révolutionnaire d'une gravité exceptionnelle pour lui, sur tout le continent sud-américain. Le développement économique, l'industrialisation partielle, paraissent la seule solution de rechange compatible avec le maintien des structures capitalistes en Amérique latine, capables de neutraliser en partie l'essor du mouvement de masse. Le changement des rapports de forces entre diverses classes et couches sociales en Amérique latine même avait préparé le terrain à ces changements.

La bourgeoisie industrielle avait connu un développement certain pendant la période 1940-1950. Le poids de la bourgeoisie compradore avait été réduit pendant la même période. L'oligarchie terrien ne avait perdu considérablement d'importance économique et sociale pendant la période 1930-1950. Quelle que soit la durée de la phase pendant laquelle elle s'accroche à l'exercice du pouvoir - et qui varie de pays en pays - à la longue ce déclin socio-économique ne pouvait que trouver une expression politique.

Par ailleurs, le déclin de l'oligarchie terrienne se combine avec la lente expansion de l'économie monétaire à la campagne, avec la crise accentuée de l'économie paysanne, avec l'influence de la radio, du cinéma, plus tard de la télévision, avec l'effet d'imitation, avec les résonances lointaines du populisme nationaliste et des divers mouvements de masse, pour provoquer une désagrégation accélérée de la société rurale traditionnelle (y compris de certaines communautés indiennes).II s'ensuit un exode rural accéléré. Dans l'absence d'une industrialisation et d'une croissance économique suffisante pour offrir un emploi stable à cette foule de paysans ruinés, ceux-ci constituent la base essentielle de la population marginale et déclassée des grands centres urbains en expansion ultrarapide.

On peut dire que du point de vue économique, du point de vue du revenu national ou du revenu national par tête d'habitant, il n'y a guère eu de changement. Le chômage le sous-emploi rural se sont transformés en un chômage ou un sous-emploi urbain. Mais, du point de vue de la dynamique socio-politique, les résultats de cette transformation sont considérables.

Le sous-emploi rural débouchait sur le fatalisme et la passivité, entrecoupés par de brefs accès de révolte impuissante, faute de direction prolétarienne et de capacité d'auto-centralisation des couches pauvres du village. Le sous-emploi et la marginalisation urbaine créent au contraire un climat hyper-explosif, qui alimente la plupart des poussées de fièvre des années 1960 : Vénézuéla, Brésil, Colombie, Uruguay, Argentine, Pérou, etc. Il crée aussi une nouvelle masse de manoeuvre politique considérable, momentanément mobilisée par le populisme traditionnel dans les cas du Brésil, de la Colombie ou de l'Équateur , mais qui agira comme bouillon de culture des groupes guérillos dans des pays comme le Vénézuéla, l'Uruguay et sans doute partiellement en Argentine. Surtout, ce phénomène accentue les progrès de la politisation, et aggrave de ce fait la crise politique permanente, dans la mesure où les diverses variantes du pouvoir politique connues depuis les années 1950 s'avèrent parfaitement incapables de résoudre les problèmes matériels et politiques les plus brûlants posés par les marginalizados.

Ainsi émergent les données principales qui expliquent le remplacement de l'ancienne oligarchie gouvernante par une nouvelle oligarchie. Toutes les deux représentent des alliances de classes fondées sur la propriété bourgeoise et intégrées dans le système capitaliste international. Mais les composantes de la coalition se sont modifiées; leurs rapports de forces réciproques ont également changé.

L'ancienne oligarchie était fondée sur une alliance entre le capital impérialiste et des classes possédantes autochtones dont l'intérêt commun était le statu quo des structures socio-économiques en Amérique latine. Cela impliqua notamment le maintien des rapports de production précapitalistes et semi-capitalistes, partout où ils survivaient.

Cela impliqua de même une prédominance assez prononcée des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie compradore au sein du pouvoir d'État. Cela impliqua une résistance de l'impérialisme à l'industrialisation et une position de la bourgeoisie industrielle "nationale" en marge de la coalition gouvernante, sinon en franche opposition avec elle.

La nouvelle oligarchie est fondée sur une alliance entre le capital impérialiste et des classes possédantes autochtones, dont l'intérêt commun est maintenant une croissance économique et une industrialisation limitées mais réelles des principaux pays d'Amérique latine. Au sein du capital impérialiste, les sociétés multinationales et les banques intéressées dans cette industrialisation et dans la fabrication manufacturière sur place remplacent comme force prépondérante les sociétés étrangères spécialisées dans la production de matières premières pour le marché mondial et les monopoles privés des services publics.

Du côté des classes possédantes autochtones, les propriétaires fonciers risquent à leur tour d'être repoussés en marge de la coalition gouvernante, (sauf lorsqu'ils réussissent à participer, à travers le capital bancaire, à l'industrialisation en cours) ; ils sont de toute façon en déclin prononcé. La bourgeoisie compradore peut se reconvertir, mais à condition de changer de spécialisation. La bourgeoisie industrielle occupe une position croissante au sein de la coalition au pouvoir. Une composante nouvelle et importante de celle-ci est constituée par les sommets des classes moyennes, «occupant» l'État et l'armée, administrant en bonne partie le secteur nationalisé de l'économie dont l'importance s'accroît, et utilisant également toutes ces positions pour servir de base d'un processus d'accumulation privée du capital.

Cependant, l'oligarchie nouvelle qui émerge de ces transformations de la société semi-coloniale latino-américaine ne peut être considérée comme plus autonome à l'égard de l'impérialisme que l'oligarchie ancienne. En effet, un changement important qui accompagne toutes les transformations mentionnées est celui du déclin relatif d'entre prises industrielles privées contrôlées à 100 % par la bourgeoisie autochtone. Celles-ci sont remplacées par deux formes majeures d organisation des entreprises industrielles :

-les joint ventures, c'est-à-dire les entreprises où capital impérialiste et capital autochtone se trouvent associés dans des proportions diverses, mais où en tout cas le monopole du know-how technologique et la supériorité en puissance financière font pencher la balance du pouvoir de décision sur les questions stratégiques clés en faveur du capital impérialiste ;

-les entreprises mixtes, c'est-à-dire les entreprises où le capital public (national et international) se trouve associé au capital privé (autochtone, et quelquefois même impérialiste).

Un bon exemple récent de joint-venture est la création par le groupe brésilien Gerdau et le groupe ouest-allemand Thyssen d'une entreprise sidérurgique près de Rio de Janeiro, 13 Cosigua, avec l'aide du consortium bancaire Société financière européenne et de la Banque mondiale. Les actionnaires brésiliens détiennent 46,5 % des actions, les actionnaires ouest-allemands 38,5 % , la International finance Corporation (Banque mondiale) 10 %, un holding commun Gerdau-Thyssen 5%.

Si les entreprises complètement nationalisées ne jouent point un rôle important dans l'industrie manufacturière, elles occupent une position croissante dans le secteur de matières premières (y compris des matières premières travaillées comme l'acier) et dans celui des services publics. Cette évolution affaiblit également l'autonomie de la bourgeoisie industrielle autochtone, cette fois-ci par rapport aux couches supérieures des classes moyennes qui, grâce à leurs positions au sein de l'État et de l'armée, "investissent" les postes de commandement du secteur nationalisé (cf. les nominations massives d'officiers au sein du secteur nationalisé de l'économie argentine) .

On pourrait en conclure paradoxalement que, au fur et à mesure que l'autonomie de décision de la bourgeoisie industrielle latino-américaine diminue, son pouvoir de chantage augmente. Elle a des possibilités de manoeuvres supérieures à celles d'avant la Seconde Guerre mondiale. Elle peut s'efforcer de jouer une puissance impérialiste contre une autre. Elle peut agiter devant l'impérialisme et devant le personnel politique l'épouvantail de mouvements de masse explosifs.

Elle peut corrompre et s'intégrer des fractions majeures des sommets des classes moyennes, dans la mesure où ces fractions pénètrent dans la sphère économique à travers les entreprises nationalisées et mixtes et transforment leurs postes de commandement en bases de départ pour l'accumulation privée du capital. Elle peut s'intégrer des fractions croissantes de la bourgeoisie commerciale et bancaire, etc.

Pareille conclusion comporte incontestablement un élément de vérité. Les variantes courantes du populisme exprimant les intérêts de la bourgeoisie industrielle dessinent des virages encore plus amples qu'il y a un quart de siècle (cf. les oscillations et manoeuvres de Peron en Argentine) . Mais ces marges de manoeuvre sont limitées par un facteur capital: le désenchantement croissant des masses ouvrières (et d'une fraction non négligeable de la paysannerie laborieuse et de la petite-bourgeoisie urbaine radicalisée) avec la phraséologie vague du populisme.

Les risques de mobiliser les masses pour faire pression sur l'impérialisme et l'ancienne oligarchie étaient réduits lorsque des forces politiques comme le péronisme classique, le M.N.R., Goulard, l'A.P.R.A., etc., contrôlaient fermement ces masses. Ces risques deviennent beaucoup plus explosifs lorsque ces masses commencent à déborder les directions populistes traditionnelles, recherchent, souvent encore de manière hésitante et balbutiante, leur autonomie politique de classe, reflètent l'influence historique profonde de la révolution cubaine victorieuse, esquissent en d'autres termes un tournant vers des solutions socialistes révolutionnaires, qui porteraient un coup mortel à la bourgeoisie industrielle nationale autant qu'à l'impérialisme et aux composantes de l'ancienne oligarchie.

La bourgeoisie industrielle (et de ce fait les forces populistes qui agissent historiquement en sa faveur) a peur d'être débordée par les masses laborieuses: voilà ce qui limite fondamentalement l'aire de ses manoeuvres politiques, malgré des rapports de forces plus favorables à de telles manoeuvres, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.

Voilà aussi ce qui explique l'aspect particulier que prend le nouveau populisme qui émerge vers la fin des années 1960 comme reflet politique des nouveaux rapports de forces au sein de la coalition de classes dominantes au pouvoir dans la plupart des pays d'Amérique latine, au sein de la nouvelle oligarchie. Il apparaît surtout sous la forme du réformisme militaire qui se contente d'un appui passif des masses et qui évite les formes massives d'organisation et de mobilisation de celles-ci, caractéristiques de l'ancien populisme (Cardenas, Peron, M. N. A., Hava de la Torre, etc.) Alors que le populisme traditionnel était un défi d'opposition lancé à l'ancienne oligarchie le nouveau populisme apparaît comme l'expression politique de la nouvelle oligarchie.

Le réformisme militaire apparaît ainsi comme une phase de la crise politique permanente en Amérique latine qui rend compte des principales transformations socio-économiques qui se sont produites au cours des quarante dernières années. Il reflète le déclin des propriétaires fonciers autant que la crise du populisme traditionnel, les rapports modifiés de la bourgeoisie nationale avec le capital impérialiste autant que les rapports de force changés entre l'impérialisme et les forces anti-impérialistes à l'échelle mondiale.

Il peut "tenir" pendant une certaine phase, surtout lorsque les conditions économiques lui sont favorables. Il peut profiter de toute aggravation des contra dictions inter-impérialistes, de toute velléité de l'U. R. S. S. d'élargir la brèche du dispositif impérialiste en Amérique latine en accordant une aide économique (condamnée à rester modeste) aux gouvernements "réformistes" de ce continent. Il peut monnayer toute amélioration des termes d'échange (hausse de certains cours de matières premières ; accroissement spectaculaire du prix de la viande) .

Il peut chercher à réduire les revenus accaparés par l'ancienne oligarchie pour accroître le fonds d'investissement finançant l'industrialisation (et les prébendes qui parviennent aux couches supérieures des classes moyennes se transformant en «bourgeoisie bureaucratique »). Mais il ne peut ni résoudre les contradictions fondamentales de la société semi-coloniale ni rompre de manière décisive et finale avec la dépendance par rapport à l'impérialisme, sans ébranler radicalement les assises de la propriété privée et des rapports de production capitalistes sur lesquels il s'appuie. Ce sera la cause de son échec final, comme cela a été la cause de l'échec final de l'ancien populisme.

Dans l'immédiat, les marges de succès passager et de durée du populisme new look (essentiellement, mais pas nécessairement partout représenté par le réformisme militaire) dépendent de sa capacité d'endiguer et de canaliser les mobilisations de masse, c'est-à-dire en dernière analyse le degré de passivité et d'atonie politique du prolétariat et de la paysannerie pauvre (la petite-bourgeoisie urbaine radicalisée se trouve en tout état de cause dans un climat de politisation fiévreuse).

Cette capacité du néo-populisme et du réformisme militaire diffère de pays en pays. On ne peut exclure qu'elle s'affirme (dans une conjoncture de passivité relative des masses) dans certains pays, pendant certaines périodes. En Bolivie sous Ovando-Torres, elle a en tout cas échoué. Ses chances de succès sous Campora en Argentine ne doivent pas être exagérées, vu le degré de combativité des masses.

Les composantes de la coalition de classe au pouvoir peuvent considérer de plus en plus le réformisme militaire et le néo-populisme comme dernière chance avant une menace immédiate de révolution socialiste. L'impérialisme lui-même, qui a joué carrément la carte des gorilles pendant la période 1963-1970, peut se laisser entraîner dans la même direction. Sur toutes ces questions d'importance capitale pour établir des perspectives politiques à court terme en Amérique latine, le débat est ouvert.

Mais la conquête d'autonomie politique et de capacité de mobilisation indépendante des masses devient de plus en plus le facteur déterminant de cette évolution. Lorsqu'on ne peut plus terroriser ces masses par la violence barbare, on peut essayer de les amadouer par le réformisme. Mais lorsque leur appétit s'accroît au-delà des limites des réformes que la nouvelle oligarchie peut accorder, lorsqu'elles ne se laissent plus amadouer, et que leur politisation et combativité s'accroissent simultanément, comment les classes dominantes sortiront-elles de l'impasse?

Notes:

  1. C'est à André Gunder Frank que revient le mérite d'avoir le plus radicalement remis en question le schéma du "féodalisme" latino-américain, et de la nature démocratique-bourgeoise de la révolution latino-américaine en cours, bien que Luis Vitale ait en bonne partie préparé ces travaux, avec d'autres auteurs. Il a cependant excessivement « tordu le bâton dans la direction opposée», en sous-estimant le problème des rapports de production spécifiques en Amérique latine, qui n'est pas identique à celui de l'insertion de ce continent dans le marché mondial capitaliste et de la détermination de ces rapports de production par cette relation de dépendance.
  2. Le texte de Mandel se réfère ici et ailleurs aux deux rapports présentés au séminaire d'Oaxaca, celui d'Anibal Ouijano, Imperialismo, Clases Sociales y estado en el Peru (1895-1930) et celui d'Edelberto Torres-Rivas, Notas sobre la crisis de la dominacion burguesa en America latina.
  3. Et au Chili, la polarisation extrême des forces de classes qui s'est produite sous le réqime de l'Unité populaire. par suite de la montée impétueuse du mouvement révolutionnaire des masses d'une part et l'option des classes possédantes pour la contre-révolution sanglante d'autre part, a supprimé la base de la démocratie bourgeoise même dans ce pays.
  4. C'est cette absence de structures syndicales interprofessionnelles a la base qui a finalement facilité en 1972-1973 la création des cordones industriales et autres organes (potentiels ou effectifs) de dualité de pouvoir au Chili.
  5. André Gunder Frank a critiqué correctement les divers projets populistes. réformistes et staliniens. y compris celui de Régis Debray de collaboration avec la bourgeoisie dite nationale, dans des articles de revue réunis sous le titre Le Développement du sous-développement, Maspero. 1970, édition originale: Latin America : Under-developmcnt or Revolution, Monthly Review Press, 1969.
  6. Une notable exception est constituée par le livre de Rodolfo Stavenhagen, Les Classes sociales dans les sociétés agraires, Paris, Antllropos, 1969. Du matériel intéressant peut être trouvé dans Ernest Feder, The Rape of the Peasantry. Latin America's Landholding System, New York, Doubleday, 1971 et Ernest Feder, Gewalt und Ausbeutung-Lateinamerikas Landwirtschaft ein Reader, Hamburg, Hoffmann und Campe, 1973, avec notamment une étude de Ouijano sur la réforme agraire au Pérou.
  7. Une expérience intéressante à ce propos est celle d'Hugo Blanco dans la vallée de la Convencion, au Pérou (Hugo Blanco, Land or Death, New York, Pathfinder Press, 1972) .
  8. C'est le principal mérite du livre d'Adolfo Gilly, La Revolucion Interrumpida, Mexico, Ediciones El Cabalito, 1971, d'avoir mis ce fait en évidence. Ce livre souffre par ailleurs d'un excès de « sociologisme» semi-populiste et sous-estime l'inévitable essor du capitalisme (avec désintégration progressive des communautés paysannes et nouvelle surexploitation de la paysannerie) du moment où la révolution mexicaine, en l'absence d'un prolétariat suffisamment puissant et politiquement autonome, ne pouvait aboutir à son parachèvement dans une révolution socialiste.
  9. C'est ce que souligne Michel Gutelman, Réforme et mystification agraires en Amérique latine, Maspero, 1971, ainsi que les articles d'André Gunder Frank consacrés au bilan économique des réformes agraires mexicaines.
  10. L'étude classique à ce propos est celle d'Anibal Ouijano, Redefinicion de la Dependencia y Proceso de Marginalizacion en América latina. Voir aussi l'étude intéressante d'Octavio lanni, Populismo y relaciones de clase, Mexico, E.R.A., 1973.
 

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