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Les conséquences sociales de la crise économique en Europe capitaliste

Ernest Mandel - Archives internet
Ernest Mandel Imprimer
Inprécor, 5 janvier 1986

Nous publions ci-dessous la version rédigée d'un rapport effectué il y a quelques mois à la rencontre des bureaux politiques des sections européennes de la IVe Internationale par Ernest Mandel. Ce texte aborde les différentes conséquences sociales de la crise économique que traversent actuellement les pays d'Europe capitaliste. Cet article analyse plus particulièrement les questions relatives à l'emploi et au chômage, aux conséquences de l'introduction des nouvelles technologies en matière d'emploi et à l'état de la réorganisation du procès de travail. Le projet politique et social global de la bourgeoisie est abordé dans ses objectifs ultimes de même qu'est analysé le degré actuel de sa réalisation. Enfin, sont étudiés les divers éléments de recomposition du mouvement ouvrier et sa résistance aux attaques mises en œuvre par la bourgeoisie.

La longue phase de dépression économique dans laquelle se trouve l'économie capitaliste ne donne aucun signe de redressement. Elle est caractérisée par une montée structurelle du chômage que l'on peut résumer par la formule suivante : le taux d'augmentation du chômage est égal au taux d'augmentation de la productivité du travail, auquel on doit ajouter le taux d'accroissement démographique et soustraire le taux de croissance économique. En moyenne, la productivité du travail continue à augmenter de 2,5 à 3% par an. Comme le taux de croissance économique est inférieur à ce chiffre-là, on observe donc déjà, même sans prendre en compte le mouvement démographique, une augmentation du chômage. 

L'ARRIERE-PLAN ECONOMIQUE DE LA CRISE 

II ne s'agit évidemment pas d'une dépression économique linéaire. Le cycle industriel continue à fonctionner. Il y a donc, dans le cadre de cette dépression, succession de phases de récession et de phases de reprise. Actuellement, nous sommes en situation de reprise pratiquement dans tous les pays d'Europe capitaliste. Mais une nouvelle phase de récession est inévitable en 1986 ou en 1987, même si personne ne peut en prédire la date avec certitude. L'ampleur de ces mouvements conjoncturels est différente selon les cas. L'insertion de l'Europe capitaliste dans le marché mondial, donc l'essor relatif des exportations, joue un rôle important à ce propos. Contrairement à ce qui s'est passé dans la deuxième moitié des années 1970, l'Europe capitaliste profite actuellement, à des degrés divers, de toutes les faiblesses structurelles de l'économie américaine, c'est-à-dire du taux surélevé du dollar, du manque de productivité de l'industrie américaine, de l'énorme déficit du budget américain, du taux d'inflation plus élevé aux Etats-Unis que dans certains pays d'Europe occidentale. L'inverse risque également d'être vrai : dès que commencera la phase de récession aux Etats-Unis, il pourrait y avoir une forte chute des exportations européennes vers les USA. De ce fait, la prochaine récession risque d'être plus forte qu'en 1980-1982 en Europe. 

Il est important de réfuter un mythe, celui du déclin de l'Europe dans le monde, qui est très largement répandu et dont la fonction politique est évidente, dans le sens de la collaboration de classe et de l'acceptation d'une politique d'austérité. Pour l'instant, et sans se livrer à des spéculations sur l'avenir, cela reste un mythe. La part des impérialismes européens dans le marché mondial, aussi bien pour les exportations de marchandises industrielles que pour les exportations de capitaux, n'a pas baissé. Il est difficile d'établir une tendance générale, parce qu'il y a des discordances entre pays et d'année en année. Mais s'il y a une tendance générale, elle va plutôt dans le sens inverse, vers une légère remontée de la part de l'Europe pour les exportations de marchandises et une très nette augmentation pour les exportations de capitaux. Là, c'est même sensationnel, mais évidemment, on peut en discuter la signification. En Grande-Bretagne, il y a une réorientation réelle du capital financier vers des opérations financières, des opérations de la City, et notamment des exportations de capitaux, qui ont atteint des niveaux records, ce qui n'est pas en soi positif pour la bourgeoisie britannique, puisque ce mouvement est accompagné, contrairement aux pays de l'Europe continentale, d'une véritable désindustrialisation au moins momentanée. 

D'une manière générale, la part des Etats-Unis dans l'ensemble du stock des capitaux investis à l'étranger est maintenant inférieure à 40%. Il faut remonter à la période d'avant la Deuxième Guerre mondiale pour retrouver ce chiffre. La part du Japon aussi bien que celle de l'Europe sont en augmentation constante. Quant aux exportations mondiales de biens industriels, la part de la RFA est pratiquement stable par rapport au milieu des années 1970, donc un peu au-dessus de 15%  du marché mondial et en remontée par rapport au début des années 1980, quand elle était tombée aux environs de 14%. Pour les Etats-Unis, on est en dessous du niveau des années 1970 ; pour le Japon, il y a une forte augmentation. Actuellement, la RFA est le premier pays mondial pour l'exportation de biens industriels (15% contre 14%  pour le Japon et 13,5  pour les Etats-Unis). Ce n'est pas exactement l'image du déclin de l'Europe.

Ce qui est spectaculaire, c'est la montée des pays semi-industrialisés comme exportateurs de biens industriels. Cette part a pratiquement doublé depuis dix ans. Elle est passée de 6,3%  en 1975 à 11,2 ou 11,3 actuellement. Autre mythe à dégonfler : les exportations de biens industriels des pays du tiers-monde ne sont pas essentiellement des exportations de multinationales américaines, japonaises ou européennes relocalisées dans ces pays. Cette catégorie d'exportations représente 20% ou 25% du total. Le reste, ce sont des exportations d'industries dont le capital est propriété de ces pays-là, sous forme de propriété étatique, de propriété mixte, ou de « joint-ventures ».

Prenons l'exemple d'un secteur de pointe parmi les plus importants, le secteur des télécommunications. Actuellement, les exportations de l'Europe en matériel de télécommunication sont les plus importantes du monde. Elles s'élèvent à 6,5 milliards de dollars par an, contre 3,2 milliards pour les Etats-Unis et 5 milliards pour le Japon. Ce qui est encore plus important, c'est que la balance commerciale de l'Europe en ce qui concerne les appareils et instruments mécaniques ou de télécommunication, est largement créditrice, tout comme celle du Japon. Quant à la balance commerciale des Etats-Unis en ce domaine, elle est déficitaire aux deux-tiers, ce qui signifie que ce pays importe deux fois plus qu'il n'exporte. En ce qui concerne l'électronique de grande consommation — pas l'électronique de pointe, militaire et spatiale —, il y a un retournement de situation qui est absolument spectaculaire, au désavantage des Etats-Unis. Ils importent deux fois plus qu'ils n'exportent, surtout du Japon, mais aussi de quelques pays semi-industrialisés.

L'ÉVOLUTION DE L'EMPLOI ET DU CHOMAGE 

Regardons l'évolution de l'emploi et du chômage par branche, avant d'arriver à des conclusions pour l'évolution de l'emploi et du chômage global. On peut distinguer grosso modo trois catégories de branches d'activité : celles où il y a un déclin absolu et net de l'emploi, celles où il y a une situation intermédiaire, et celles où il y a une augmentation de l'emploi.

Très schématiquement, dans la première catégorie, qui est la catégorie des branches les plus frappées, il y a coïncidence entre régression de la demande et effet de l'introduction des nouvelles technologies. L'emploi y recule alors considérablement. Il s'agit des secteurs de la construction navale, des mines, de la sidérurgie, du textile, des chaussures et, dans une certaine mesure, de la pétrochimie et des raffineries de pétrole, bien que dans ce dernier cas la situation soit un peu meilleure.

La deuxième catégorie, c'est celle où la demande, et donc la production, continuent à augmenter, mais à un rythme plus lent que par le passé, et où il y a aussi une forte poussée de la nouvelle technologie. Il s'agit de secteurs clés, qui concernent presque la moitié du volume total de l'emploi industriel : l'automobile, l'électroménager, le bâtiment et les travaux publics. Là, il n'y a pas de recul de la demande à moyen terme. La demande continue à augmenter, mais elle est accompagnée d'une augmentation de la productivité, donc de l'utilisation de nouvelles technologies. Pour l'emploi, il y a donc un effet combiné qui est difficile à chiffrer, parce que la concurrence joue à fond et l'évolution est donc différente de pays à pays. Certains pays perdent pied sur le marché, ce qui signifie un recul de l'emploi net ; d'autres pays qui, au contraire, augmentent leur part du marché, peuvent stabiliser et même augmenter leur emploi. Pour le moment, l'industrie automobile espagnole semble être en expansion, de même que l'industrie automobile allemande; on y embauche, alors qu'on continue à licencier dans l'industrie automobile française et britannique.

Finalement, il y a la troisième catégorie, celle des branches d'activité dont l'expansion de la demande et de la production reste au-dessus de la moyenne. Paradoxalement, dans ces secteurs en pointe, les nouvelles technologies ont beaucoup moins d'impact sur l'emploi que dans les autres branches. Il s'agit surtout de la construction mécanique, de tout le secteur de construction de machines et de biens d'équipement, de l'électronique, de l'appareillage scientifique, des produits médicaux et pharmaceutiques. L'électronique a une composition organique du capital (part des salaires dans les coûts de production) en-dessous de la moyenne des autres secteurs.

Si nous établissons la synthèse de toutes ces données, il apparaît d'abord qu'il y a augmentation de la masse des chômeurs et des taux de chômage. Mais, sauf les cas de l'Espagne, du Portugal et de l'Irlande — Irlande que l'on peut d'ailleurs laisser de côté, parce qu'il s'agit-là en réalité d'un pays non-impérialiste et non-industrialisé—, le taux de chômage se situe autour de 10%. En Grande-Bretagne, on est passé, pour les quatre dernières années, de 10,2 à 10,9% . Mais en Espagne, le taux de chômage est le double. Dans ce pays, les pertes d'emplois dans l'industrie représentent plus d'un quart de l'emploi (27%) depuis 1977, ce qui est tout à fait exceptionnel pour l'Europe.

Bien entendu, ces taux de chômage concernent l'ensemble de la population active et ne disent donc pas grand chose sur le volume de l'emploi. Le taux de chômage peut augmenter en même temps que le volume de l'emploi. Tout dépend donc de l'évolution démographique. Globalement, les fluctuations de l'emploi sont encore faibles. A ce propos, il y a un autre mythe à réfuter, celui selon lequel on serait en pleine désindustrialisation ou « désalarisation » en Europe et en Amérique du Nord. Les chiffres d'évolution du volume de l'emploi en Europe capitaliste sont les suivants : réduction de 0,5% en 1983, stabilisation en 1984, légère augmentation de 0,2% en 1985. Sur le plus long terme, c'est la même chose, à peu de choses près. On a affaire à des fluctuations de l'ordre de 1,2 à 1,1% depuis 10 ans. Ce sont des fluctuations tout à fait minimes. Si on les compare à celles de la période 1930-1938, la différence est frappante. Il y avait alors des chutes verticales de l'emploi, de l'ordre de 30%. Les chutes actuelles sont des chutes marginales. Ce qui ne signifie pas que cela soit sans gravité ou sans conséquences sociales. La chute dans m l’industrie à proprement parler est plus forte. Mais le mouvement est moins ample qu'il n'est ressenti dans de nombreux milieux.

Les chiffres pour la France sont très représentatifs. Le total de la population active a diminué de 2,5%  entre le 31 décembre 1979 et le 31 décembre 1984. Le nombre des « indépendants » a diminué de 280.000 personnes, celui des salariés de 250.000 personnes, soit une réduction de 1,4%. Dans l'industrie, la réduction du nombre des salariés est de l'ordre de 10%. Mais si on y ajoute les télécommunications et le « tertiaire » non marchand, la réduction se réduit à moins de 1%. L'emploi dans le commerce et dans les services financiers stagne. L'emploi dans le secteur public augmente.

Il faut néanmoins apporter quelques précisions concernant l'emploi des femmes et des jeunes. L'emploi féminin augmente depuis le début de la crise, et même de manière assez nette. L'emploi masculin recule. Les taux d'augmentation de l'emploi féminin diffèrent suivant les pays. Au Danemark, le taux d'activité des femmes est passé de 63% en 1975 à 72%  en 1983, donc une augmentation de 15%, ce qui est énorme pour une période de crise. En Suède, on est passé de 67  à 77%, soit une augmentation de près de 15%. En Belgique, le taux de l'activité des femmes est passé de 44 à 50%, en Autriche de 48 à 50%, en France de 49 à 51%, en Allemagne de 49 à 49,6, en Italie de 34.5 à 40. La plus forte augmentation se constate en Norvège, de 53,3 à 67, c'est-à-dire une augmentation de 25%  en l'espace de dix ans.

Il faut tout de suite nuancer cette constatation par l'ampleur du travail précaire. La majeure partie de l'augmentation du travail féminin, c'est augmentation du travail à temps partiel. En bonne partie, l'augmentation du travail à temps partiel des femmes est le résultat d'une double contrainte économique. Le revenu du ménage diminue par suite de la crise et les femmes essaient de travailler pour neutraliser ces pertes. La crise fait d'autre part qu'il y a moins d'emploi à plein temps disponibles, avant tout pour les femmes. Mais il y a aussi un phénomène socioculturel qui joue, vu la surcharge de travail des femmes — travail ménager non payé plus travail professionnel —, ce qui donne des journées de travail de 13, 14, 15, 16 heures lorsqu'il y a travail salarié à temps plein. Il y a aussi un choix délibéré d'une partie au moins de la main-d'œuvre féminine, du moins dans les pays nordiques, en faveur du travail à temps partiel.

L'augmentation du travail à temps partiel dans son ensemble est très différente d'un pays à l'autre. Entre 1973 et 1983, en dix ans, le travail à temps partiel est passé à 25%  en Suède, de 21 à 24%  au Danemark, de 16 à 19%  en Grande-Bretagne, de 8,7 à 21%  aux Pays-Bas, ce qui constitue l'augmentation la plus forte si les statistiques sont correctes. Pour la Belgique, le taux est passé de 4 à 8%, il est passé de 7 à 10%  pour la France, et de 10 à 12%  pour la RFA. L'Italie est le seul pays où il y a régression, le taux passant de 6,4  à 4,6, mais là encore, c'est une question de statistiques. En effet, en Italie, une grande partie du travail à temps partiel est du travail au noir, qui n'est pas intégré dans les statistiques officielles.

La participation des femmes au travail à temps partiel est énorme. Elles effectuent plus du 80%  du travail à temps partiel en Europe. En RFA, le taux est même de 92%, tandis que dans les autres pays européens, il se situe entre 80 et 85%. La Suède vient après l'Allemagne, avec 89,6%  du travail à temps partiel effectué par les femmes. En Grande-Bretagne, cette proportion est inférieure, avec 70%, les hommes effectuant 30%  de ce travail.

Le chômage des jeunes entre 16 et 25 ans est en très forte augmentation. Le chômage de longue durée, dont la Belgique a le triste record, est également en très forte augmentation. Le taux de chômage des jeunes est passé, en RFA, de 3,9%  du total des chômeurs à 10% depuis le début des années 1980, de 15 à 26% en France, de 14 à 22%  en Grande-Bretagne, de 25 à 34% en Italie, et ainsi de suite. Ce n'est qu'en Suède que ce taux est demeuré pratiquement stable, passant seulement de 5,1 à 6%. Parmi les jeunes de moins de 25 ans, ce taux est passé en Espagne de 28,5 en 1980 à 44,5% actuellement. C'est le taux le plus élevé de toute l'Europe. Et ce qui est très grave pour tous ces pays, c'est que dans cette masse de chômeurs, il y a un nombre croissant déjeunes qui n'ont jamais travaillé, qui n'ont eu aucun emploi depuis qu'ils ont quitté l'école, ce qui est un phénomène à incidences socio-politiques évidentes, sources de graves menaces pour le mouvement ouvrier.

Le chômage de longue durée reflète la même tendance à la détérioration. Entre 1980 et 1984, le chômage d'une durée de 2 ans ou plus est passé de 12 à 22%  de l'ensemble des chômeurs en France, de 8 à 15  en RFA, de 8 à 32  en Espagne, de 13 à 20%  en Italie, de 39 à 49%  en Belgique.

L'EVOLUTION DE LA QUALIFICATION ET LES NOUVELLES TECHNOLOGIES

Passons à la question qui est la plus délicate et aussi la plus controversée, de la structure de l'emploi en matière de qualification. Nous nous trouvons manifestement au milieu d'un processus dont le profil est complexe et composite. Il est impossible de savoir pour l'instant laquelle des tendances en cours va être prédominante. Toute extrapolation d'une des tendances à l’œuvre dans ce processus complexe peut être source de très graves erreurs de prévision. Nous sommes dans une phase tout à fait initiale de l'automation complète. Nous sommes encore largement dans ce qu'on appelle la phase de semi-automation.

Il n'est pas question que l'emploi manuel ou l'emploi salarié soient radicalement éliminés de l'industrie. Dans ces conditions, la recomposition de la classe ouvrière, les rapports entre manœuvres et ouvriers qualifiés, anciennes et nouvelles qualifications professionnelles, sont très fluctuants selon les branches industrielles ou les entreprises, très différents suivant que les nouvelles technologies y sont largement, partiellement ou seulement marginalement appliquées. Toute conclusion partant de la généralisation des exemples des secteurs de pointe, où l'on emploie souvent des robots, présuppose quelque chose qui n'est pas démontré, c'est-à-dire que dans les dix ans à venir, l'ensemble de l'industrie va se réorganiser sur la base de ce modèle. Personne ne peut l'affirmer, car personne ne le sait et, pour l'instant, cela paraît extrêmement improbable.

Lorsque est introduite une technologie radicalement nouvelle, cela induit une réorganisation de l'ensemble du processus de travail. Mais il y a aussi toute une série de servitudes qui accompagnent cette mutation, dont on ne sait pas a priori quelle durée elles vont avoir : l'apprentissage, l'expérimentation de cette nouvelle technologie, la réorganisation du procès de travail, exigent beaucoup de main-d'œuvre, y compris, ce qui n'est pas une petite chose, un rééquipement c'est-à-dire, en aval, la construction de nouvelles entreprises, de nouvelles machines, avec autant d'incidences sur l'emploi. Incidences fort différentes de celle d'une situation où cette technologie se trouverait déjà en place. La bourgeoisie, le patronat, la bureaucratie syndicale et, évidemment, l'Etat bourgeois et les gouvernements, utilisent de manière délibérée tout ce discours sur la robotisation pour effrayer les travailleurs. On peut toujours prédire que ce sera la réalité dans dix ans, c'est possible, mais se rapportant à la réalité d'aujourd’hui, ce discours a une fonction nettement manipulatrice et simplificatrice.

Ainsi, les chiffres ne prouvent aucune déqualification de la main-d'œuvre en ce qui concerne la France. Entre 1975 et 1983, le nombre d'ouvriers qualifiés a augmenté dans l'industrie, passant de 2,8 millions à 2,9 millions. Il est possible que ce soit purement passager, mais les chiffres sont là. Pendant la même période, le nombre d'ouvriers non qualifiés a diminué, passant de 4 à 3,5 millions. Le pourcentage de travailleurs qualifiés dans l'ensemble des ouvriers de l'industrie est passé de 39 à 45%. Ces chiffres ne permettent pas de faire le dosage entre les anciennes qualifications et les nouvelles. L'emploi ouvrier de qualification ancienne a manifestement diminué. Le total n'a augmenté que de 100.000 unités et les nouvelles qualifications sont nombreuses. Donc, la conclusion est évidente : pour les anciennes qualifications, il y a réduction.

Où se trouve donc la véritable difficulté de jugement ? C'est que dans la plupart des projections concernant le nombre de robots et la tendance à la robotisation, il est fait totalement abstraction des débouchés, c'est-à-dire du volume de la production et des ventes. On raisonne comme si les nouvelles technologies étaient introduites et utilisées en fonction des seuls critères d'efficacité technique et de gains en coûts salariaux, sans tenir compte du fait que ces nouvelles techniques impliquent une énorme augmentation du volume de la production, et exigent donc une grande expansion du marché pour qu'elles soient appliquées de manière rentable.

Dans la production du moteur de la Fiat-Uno par exemple, la productivité du travail a plus que doublé, du fait de l'utilisation des ordinateurs et des robots. Auparavant, il fallait 250 minutes pour produire un moteur et maintenant il n'en faut plus que 107. La chaîne est organisée de manière à ce qu'un moteur puisse être produit toutes les 20 secondes. Mais l'appareil de production n'est utilisé qu'à 30% de sa capacité. Pourquoi ? Parce que pour pouvoir travailler à 100%, il faudrait vendre deux ou trois fois plus de voitures qu'actuellement. Et où va-t-on vendre trois fois plus de voitures ? L'augmentation de la vente des automobiles est actuellement de l'ordre de 2,5 à 3% par an. Evidemment, il y a la concurrence à l'intérieur du secteur. Fiat peut espérer augmenter sa part du marché au détriment d'autres constructeurs automobiles, mais seulement un peu.

Voilà ce qui limite l'introduction des nouvelles technologies. Il faut tenir compte de la croissance économique dans son ensemble, des débouchés, des marchés, du pouvoir d'achat, des chiffres de vente pris globalement. Les projections, les perspectives des industriels eux-mêmes vont dans ce sens. Lors d'une conférence internationale des industriels de la robotique qui s'est tenue il y a un an, les chiffres avancés étaient extrêmement modestes, prévoyant que d'ici à 1990, 1%, 1,5%  ou 2% du travail industriel serait robotisé. C'est un chiffre global. Cela ne veut pas dire que dans certaines branches, le chiffre ne puisse pas être beaucoup plus élevé, mais dans l'ensemble, la tendance à la robotisation reste très marginale.

Dans le fameux atelier de pointe chez Fiat, auquel nous faisons allusion ci-dessus et dans lequel il y a 103 ordinateurs et 56 robots, l'emploi ouvrier total est passé de 3.100 à 2.670 travailleurs, c'est-à-dire qu'il y a eu une perte de 13% de l'emploi. Même avec l'introduction de nouvelles technologies, l'usine est loin d'être totalement automatisée.

EMPLOI INDUSTRIEL ET EMPLOI DANS LES SERVICES

D'une manière générale, depuis plus de dix ans, on enregistre un recul — bien que moins prononcé qu'on ne le pense généralement — de l'emploi dans l'industrie et une augmentation nette de l'emploi dans le secteur dit des services. 

Pour l'ensemble de l'Europe capitaliste, l'emploi dans l'industrie a diminué annuellement de 1.2% entre 1973 et 1975, de 0,6%  annuellement entre 1975 et 1979, de 2,9% pour la période de 1980 à 1982 et de 2,6%  en 1983, ce qui nous donne une diminution cumulée de 17%  sur 8 onze ans. Simultanément, l'emploi dans le secteur des services a augmenté annuellement de 1,8% entre 1973 et 1975, de 1,9%  entre 1975 et 1979. de 1,2%  entre 1980 et 1982, et de 0.9% en 1983. Ces moyennes cachent de fortes différences entre pays. Ainsi, en Italie, en Espagne, en Finlande, en Norvège, en Suède, emploi industriel a continué à augmenter entre 1973 et 1975. En Grèce, en Islande et au Portugal, il a même augmenté jusqu'en 1982. En Italie, la chute est relativement faible jusqu'en 1984. Elle est beaucoup plus prononcée en Grande-Bretagne, en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en France et en RFA.

Inversement, l'augmentation d'emplois dans les services est en dessous de la moyenne en Belgique, en Allemagne de l'Ouest, au Danemark, en Suisse, en Espagne et en Grande-Bretagne. Elle est légèrement plus forte en France, en Suède et aux Pays-Bas. Elle est très prononcée en Autriche, au Luxembourg et en Italie.

Cependant, ces statistiques doivent être réexaminées de manière critique, si on veut les interpréter d'un point de vue marxiste. En effet, nombre d'entreprises que les statistiques officielles classent dans le secteur des services ont en réalité leur place dans l'industrie, du point de vue de la production de la valeur et donc de la plus-value. Il s'agit notamment du secteur des transports, de celui du gaz-électricité-eau, du secteur des télécommunications et du secteur électronique/software (informatique, logiciels).

Dès qu'on opère cette reclassification, le tableau obtenu change de fond en comble. On s'aperçoit qu'il n'est point question d'une quelconque « désindustrialisation ». Le capitalisme tardif est plutôt caractérisé par une industrialisation plus prononcée de l'ensemble de la vie économique, ce qui se manifeste notamment par une mécanisation accentuée (et donc une chute potentielle de l'emploi) dans le secteur commercial et le secteur financier, les secteurs de service par excellence. Ce n'est que dans le secteur public qu'on assiste à une expansion nette de l'emploi non industriel, expansion qui continue. Mais, à ce propos également, il faut se garder d'extrapoler. La crise de plus en plus prononcée des finances publiques, et les réductions des dépenses qu'elle entraîne progressivement dans tous les pays, pourraient rapidement renverser cette tendance.

Ces déplacements sectoriels d'emploi entraînent incontestablement une recomposition de la classe ouvrière. Impliquent-ils fatalement un affaiblissement du mouvement ouvrier organisé? Là encore, il faut se garder d'extrapoler. La seule constante qui semble se dégager, c'est celle d'un accroissement relatif du poids des salariés, et donc des syndicats, du secteur public, par rapport aux secteurs traditionnels. Mais cela ne signifie pas automatiquement un affaiblissement de la combativité ouvrière ni de la force de frappe du mouvement syndical.  Paralyser les centres de télécommunication, les grandes entreprises de transport, les centrales électriques, voire les banques, cela peut frapper une économie capitaliste tout aussi fortement que pouvait le faire, hier, la paralysie des mines, de la sidérurgie ou même de l'industrie automobile. Dans pas mal de pays, certains syndicats de la fonction publique se situent aujourd’hui à la pointe de la combativité ouvrière. Rien n'interdit a priori que cette tendance ne s'amplifie.

Autre chose est la question de savoir si des bastions traditionnels du mouvement ouvrier, du point de vue de la concentration de la main-d'œuvre et de la tradition de combativité, peuvent être remplacés par de nouveaux bastions. Nous reviendrons plus loin sur cette question. Signalons simplement que la concentration de salariés dans les chemins de fer, les postes et les centres de télécommunication, les aéroports, l'industrie électronique, est considérable. De nouveaux bastions syndicaux pourraient bien y surgir.

L'ÉVOLUTION DU NIVEAU DE VIE DES SALARIÉS

Quels ont été les effets à long terme de la crise sur le niveau des salaires réels directs, des allocations sociales, et sur la problématique de la paupérisation ? En ce domaine, il y a pratiquement un recul général du pouvoir d'achat des travailleurs, sauf peut-être dans le cas de la Norvège. Mais ce recul est de nouveau très différencié selon les pays. Là encore, le recul le plus prononcé se situe en Espagne et au Portugal. Il est également net en Belgique, puisque le pouvoir d'achat du salaire moyen a baissé de 16% en l'espace de 7 ans, ce qui est beaucoup. En Grande-Bretagne et en RFA cette chute est un peu moins forte. En Italie et en France elle est encore moins forte. En Grande-Bretagne, on enregistre une perte du pouvoir d'achat du salaire moyen, depuis 1979, de 7,6%. Cette perte est de 10%  pour les ouvriers manuels dans les dix dernières années. Ce sont des réductions qui varient de 1 à 1,%  par an. En Italie, cela semble être du même ordre de grandeur, avec des pertes de 1,2 à 1,5%  par an. En RFA, c'est également du même ordre, avec des diminutions de 1,2 à 1,3%  par an depuis 1979.

Ce qui est plus difficile à calculer, c'est le recul des prestations de la sécurité sociale. A ce propos, deux mouvements s'entrecroisent. D'abord, il y a le recul de la prestation individuelle, mais les prestations augmentent dans leur ensemble, ne serait-ce qu'en fonction de l'augmentation du chômage. En gros, on peut dire que les allocations sociales ont diminué en termes de pouvoir d'achat, mais moins que les salaires.

Il y a deux raisons à cela. D'abord, la bourgeoisie a estimé, à juste titre d'ailleurs, que des attaques frontales contre la sécurité sociale provoqueraient des réactions plus dures que des attaques contre les salaires. Si on touche notamment à l'allocation maladie, la riposte risque d'être générale et non pas ponctuelle. La bourgeoisie veut fragmenter la riposte ouvrière. Elle a donc intérêt à retarder les attaques contre la sécurité sociale par rapport à celles contre les salaires. Ensuite, si l'intérêt de la bourgeoisie pour la réduction des salaires réels est manifeste et universel, elle est plus divisée sur la question de la sécurité sociale. Même le cabinet de Mme Thatcher, en Grande-Bretagne, est divisé sur cette question. C'est en effet grâce au filet de protection de la sécurité sociale que les effets socio-politiques de la crise ont été jusqu'ici plus réduits que dans les années 1930. Dans ces conditions, ce serait évidemment jouer avec le feu que déchirer brutalement ce filet.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas d'attaques contre la sécurité sociale, bien au contraire. Le déficit de la sécurité sociale augmente avec la prolongation de la crise. Dans ces conditions, le système de protection sociale va être remis en cause plus fortement à l'avenir, bien que la bourgeoisie essayera autant que possible de modérer et de différencier ses attaques. Encore une fois, c'est l'Etat espagnol qui est à la pointe à ce propos, avec l'attaque concentrée sur les allocations de chômage, qui s'en prend à la minorité de la classe ouvrière la plus vulnérable qui ne peut se défendre elle-même. Dans ce pays, les trois quarts des chômeurs ne touchent pratiquement plus d'allocation. On n'en est pas encore à ce niveau dans le reste de l'Europe, mais les attaques contre les allocations-chômage vont augmenter. Le résultat de tout cela, c'est que même si les dépenses globales de sécurité sociale augmentent, le nombre de personnes et de ménages qui se trouvent en-dessous du seuil de pauvreté est en hausse prononcée.

Il y a un important débat sur la définition de la pauvreté. Il est normal, en tant que marxistes, de ne pas accepter les critères des bourgeois et de leurs experts. Mais le vrai débat ne porte pas sur la définition, mais sur la tendance. Quelle que soit la définition qu'on donne de la pauvreté, lorsque le nombre des pauvres augmente la paupérisation s'aggrave. Le nombre des pauvres représente aujourd’hui, dans la plupart des pays capitalistes d'Europe, environ 15% de la population. En Espagne, au Portugal et en Italie du Sud, ce pourcentage est évidemment plus élevé.

En RFA, le nombre de personnes qui vivent des allocations publiques a presque doublé, passant de 1,4 à 2,5 millions de personnes. Le nombre de chômeurs qui ne touchent aucune allocation est passé de 800 000 à 2 millions. Si l'on additionne ces deux chiffres, ce sont presque 5 millions de personnes qui se trouvent, aujourd’hui, manifestement dans une situation de pauvreté prononcée. En Grande-bretagne, le nombre de personnes qu'on peut considérer comme pauvres a aussi presque doublé, passant, entre 1975 et 1984, de 4,5 millions à 8,5 millions de personnes. Ceux qui touchent ce qu'on appelle le « social benefit » moyen (allocation versée aux nécessiteux, d'environ 1.000 francs par mois, ndlr.), sont passés de 3,7 à 5,4 millions de personnes, et ceux qui touchent 10%  de plus que le « social benefit », ce qui reste misérable, sont passés de 1 million à 1,7 millions. Ceux qui touchent moins que la garantie de cette assistance publique sont passés de 1,8 à 3,2 millions de personnes. Cela fait un total qui a passé de 6,5 à 10,4 millions de personnes, pour un pays de 50 millions d’habitants.

Dans les pays scandinaves, la situation est bien meilleure. La Belgique, les Pays-Bas, la France se trouvent dans une situation intermédiaire. L’Italie et la Grande-Bretagne, l’Espagne, le Portugal se trouvent beaucoup plus mal lotis. En Italie d’ailleurs, on enregistre des différences régionales, notamment entre le Nord, où il y a plus ou moins le même pourcentage de pauvres que dans le reste de l’Europe, et le sud, où la situation est proche de celle de l’Espagne et du Portugal. Il y a un phénomène intermédiaire entre la paupérisation purement matérielle et l’impact des nouvelles technologies, qui provoque la perte des anciennes qualifications et tout ce que cela implique comme misère morale, amertume, inquiétude, peur, désespoir, sentiment d’inutilité sociale et démoralisation.

LA REORGANISATION DU PROCES DU TRAVAIL

L’impact des nouvelles technologies sur l’organisation du travail fait la charnière entre l’analyse descriptive et la problématique des rapports de forces entre les classes. Dans l’histoire du capitalisme, chaque fois qu’il y a eu une longue dépression, il y a eu une réorganisation du processus de travail, qui n’est pas seulement, ou même pas en premier lieu, technologique. Il est difficile de quantifier la chose, mais l’essentiel de ce qui s’est passé dans les entreprises, en ce domaine, est le résultat d’une rationalisation sans technologie nouvelle. Il s’agit en outre, pour la bourgeoisie, de profiter du chômage pour prendre une revanche sur les militants en pointe dans la période précédente. Il y a eu et il y aura des licenciements sélectifs des militants syndicaux les plus combatifs. Il faut évidemment réagir, il ne faut pas se laisser faire, mais très souvent, la complicité de la bureaucratie syndicale est acquise d'avance pour ce genre d'attaques patronales.

La réorganisation du processus de travail a évidemment des objectifs précis du point de vue économique. L'accroissement de l'intensité du travail est une caractéristique générale d'une période de dépression longue. C'est la manière la plus nette pour augmenter la production de plus-value. Beaucoup de choses dont on parle aujourd'hui en matière de flexibilité, d'utilisation sur une plus longue durée de l'outil de travail, de généralisation du travail en continu, ont cette fonction-là.

Il y a le démantèlement des conquêtes du contrôle syndical sur les chaînes, qui accompagne la remise en cause du taylorisme, pour employer un terme qui revient à la mode. De nouveau, il ne s'agit pas d'un phénomène purement technologique, mais d'une évolution qui possède aussi une dimension sociale. Il s'agit d'accroître le contrôle du capital sur le travail, d'accroître la pression sur les ouvriers, de démanteler des conquêtes du passé. Dans la phase précédente, des éléments de contrôle ouvrier et syndical avaient été introduits en ce qui concerne le rythme des chaînes ou les cadences de travail. On assiste actuellement à une importante régression en ce domaine.

Cette question est intimement liée à deux autres problèmes : y a-t-il déconcentration industrielle ? Y a-t-il écroulement, ou du moins effritement des grands bastions ouvriers, syndicaux, hauts lieux de la combativité ouvrière qui ont dominé la lutte des classes en Europe durant les 20-25 dernières années ? La réponse doit être nuancée.

Tout d'abord, en ce qui concerne la déconcentration. Elle est un fait très marginal. Selon des statistiques de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la part de l'emploi total dans les entreprises de plus de 500 salariés a augmenté en Suède entre 1975 et 1983 ; elle a diminué de moins de 2% en Belgique pendant la même période et de 3% en France. La part de l'emploi total dans les entreprises de plus de 100 salariés a augmenté aux Pays-Bas, mais diminué de 2% au Danemark. En Grande-Bretagne, dans le secteur de l'industrie manufacturière, la part de l'emploi dans les entreprises de plus de 500 salariés est passée de 70%  en 1977 à 68% en 1982, variation somme toute minime. En Italie, on cite le chiffre de 46,4% de l'ensemble des salariés de l'industrie manufacturière travaillant en 1981 dans des entreprises comptant plus de 500 salariés. Si l'on tient compte de l'accroissement du nombre des entreprises dans le secteur des services, où la taille moyenne est inférieure à celles de l'industrie manufacturière, l'impression d'une quasi stabilité se renforce encore.

Un phénomène important est à noter avec la réduction du nombre de travailleurs des très grandes entreprises. Mais la difficulté de juger cette évolution réside dans le fait que même après une telle diminution ces entreprises restent de dimension importante. Prenons un chiffre de référence pour les entreprises automobiles. Quand une très grande entreprise est réduite de 80.000 à 60.000 ouvriers, on doit dire que c'est là une forte chute de la concentration ouvrière. Mais une usine de 60.000 ouvriers reste une très grande entreprise. Il y a évidemment des secteurs qui se sont effondrés, comme la construction navale, la sidérurgie, etc. Mais là où les secteurs ont en gros subsisté ou ont crû, les entreprises qui prédominent continuent à être de très grandes entreprises. C'est notamment le cas de l'automobile, de l'aéronautique, de l'électronique et de la chimie dans la plupart des pays : Fiat, Volkswagen, Ford, Général Motors, Daimler-Benz, Seat, Renault, Volvo, Citroën-Peugeot, Siemens, Philips, GEC, Plessey, les trois « grands » de là chimie allemande, les trois « grands » de la chimie suisse, Rhône-Poulenc, ICI, Montedison, etc.

Mais ici intervient une nuance. Il n'y a pas de lien mécanique entre la dimension de l'entreprise, la force du syndicat et la combativité ouvrière. Il est tout à fait possible qu'à court et à moyen terme, la grande entreprise subsiste, mais que le taux de syndicalisation diminue et que la combativité ouvrière diminue encore plus. Il faut donc distinguer ces mouvements pays par pays.

Incontestablement, certains bastions ouvriers sont tombés : British Leyland, l'industrie de la presse, la sidérurgie et les chantiers navals en Grande-Bretagne ; la sidérurgie et les chantiers navals en Espagne ; la sidérurgie wallonne ; la sidérurgie en France. D'autres ont été affaiblis mais ne sont pas tombés, comme la sidérurgie de la Ruhr et de la Sarre en RFA. De nombreux bastions subsistent pourtant encore. En Grande-Bretagne, en RFA, dans les pays Scandinaves, dans la plupart des pays du Bénélux et en Autriche, il n'y a aucun affaiblissement d'ensemble des forces syndicales. Il y a une réduction du taux de syndicalisation, mais elle est moins forte que la réduction de l'emploi, ce qui est exceptionnel, car il faut se rappeler que dans la période de crise comparable, celle des années 1930, l'affaiblissement syndical fut terrible. Les syndicats anglais, comme ceux de la plu-part des pays d'Europe, perdirent parfois jusqu'à la moitié de leurs adhérents. Cette fois, dans les pays énumérés ci-dessus, l'affaiblissement syndical est marginal.

Il y a les cas intermédiaires de la Grèce et du Portugal, où la désyndicalisation est réelle mais pas encore très prononcée. Par contre, il faut noter les cas de chute verticale de la syndicalisation, surtout ceux de l'Espagne et de la France. Là, on peut parler d'effondrement syndical. Le phénomène y est plus net que dans les années 1930.

Cela dit, il n'y a pas une corrélation automatique et mécanique entre, d'un côté, la permanence des bastions traditionnels du mouvement ouvrier du point de vue numérique, de l'ampleur des entreprises, du poids économique des entreprises et, de l'autre, la force syndicale. Il n'y a pas non plus de corrélation automatique entre le taux de syndicalisation et la combativité ouvrière. Les discordances peuvent se manifester dans les deux sens. Ainsi, il peut y avoir une baisse de la syndicalisation combinée avec une combativité ouvrière moins affaiblie, voire même en hausse. En Espagne, la courbe des grèves est plutôt en augmentation depuis deux ans, ou du moins elle était en augmentation entre 1983 et 1984. 

En Grande-Bretagne, c'est plutôt l'inverse qu'il faut constater. Là, le taux de syndicalisation reste élevé, mais la combativité ouvrière est en recul manifeste. Il ne faut pas sous-estimer les effets de la défaite des mineurs, qui sont très sérieux. C'était plus qu'une bataille symbolique, puisqu'elle touchait les rapports de forces globaux entre les classes. Les mineurs se sont battus courageusement, mais ils sont restés isolés. Une bataille isolée de ce genre contre tout un gouvernement et tout le patronat est très dure. Comme la bataille a été très longue, il y a eu des sacrifices très lourds pour les ouvriers. De ce fait, l'effet de la défaite est très sensible. Ce qui est maintenant en train de se passer chez les mineurs —scission syndicale intervenue dans le NUM, apparition d'un nouveau syndicat droitier qui risque de diviser d'autres secteurs de la classe ouvrière, voire l'ensemble du mouvement syndical — déclenche une dynamique extrêmement dangereuse, dont il ne faut pas sous-estimer les implications pour le mouvement ouvrier dans son ensemble. 

LES TENDANCES DE LA RÉSISTANCE OUVRIERE

II n'y a aucune raison de dédaigner, sous quelque prétexte que ce soit, les luttes pour des revendications éclatées, limitées, ponctuelles. Au contraire, toute victoire ouvrière, toute lutte défensive victorieuse, même sur les plus petites questions, est aujourd'hui plus importante que les longs discours sur des questions générales. La classe ouvrière doit faire le réapprentissage du fait qu'elle est capable d'obtenir des succès, même en période de dépression et de chômage. Elle peut les obtenir, mais pas dans l'immédiat sur des objectifs d'ensemble. Si on a compris cela, on se bat avec acharnement, y compris sur des objectifs ponctuels, lorsque la victoire et le succès sont si importants. La pédagogie du succès, la démonstration dans les faits que la lutte peut être payante, c'est le plus important aujourd'hui.

Le scepticisme des ouvriers quant à une possible victoire de leur lutte est beaucoup plus réduit lorsqu'il s'agit de petites revendications qui sont à leur portée au niveau de l'entreprise que lorsqu'il est question de grands problèmes. Personne ne croit qu'il peut combattre le chômage dans une seule entreprise. Mais empêcher une modification des tarifications ou des classifications dans une usine, c'est effectivement à la portée des ouvriers de l'usine concernée à un moment déterminé. Et si, dans de telles luttes, les travailleurs obtiennent à plusieurs reprises satisfaction, cela peut commencer à avoir des effets positifs sur un plan plus large.

Tout ce que nous affirmons-là est purement conjoncturel. Nous n'excluons en aucune manière un retournement de la situation. Il faut comparer la situation actuelle avec des situations analogues que le mouvement ouvrier a connues au début des années 1930 et au début des années 1960. Il faut faire cette étude dans chaque pays, pour déterminer comment les luttes ouvrières avaient redémarré après un assez long repli. En général, le redémarrage des luttes n'a pas commencé sur des questions spectaculaires ni dans toutes les entreprises à la fois, ni même dans des branches entières. Il a commencé par de petits succès qui sont allés en s'accumulant. Evidemment, le climat politique était très différent. Il y a des facteurs extra-économiques qui ont joué, comme la question du fascisme dans les années 1930. Il y a eu, dans les années 1960, un climat social beaucoup plus favorable dans l'ensemble, avec le plein emploi. Mais on oublie un peu vite, par exemple, qu'après le putsch des généraux à Alger, il y avait des militants qui se préparaient, en France, à prendre le maquis et à entrer dans la clandestinité. On ne doit pas oublier non plus comment l'état d'esprit des travailleurs a rapidement évolué. En 1962-1963, l'atmosphère en France ne portait pas tellement à l'optimisme, sans même parler de celle qui existait en RFA.

LE PROJET POLITIQUE ET SOCIAL D'ENSEMBLE DE LA BOURGEOISIE

II y a maintenant un projet politique et social d'ensemble de la bourgeoisie, c'est-à-dire des conservateurs et des néo-libéraux, peu importent les adjectifs. Ce projet va plus loin que simplement arracher un certain pourcentage supplémentaire dans la répartition du revenu national aux dépens des masses travailleuses, ou qu'augmenter le taux de la plus-value et redresser le taux de profit. 

Profitant de la dépression économique et de l'affaiblissement relatif du mouvement ouvrier —phénomène général quoique inégal selon les pays—, la bourgeoisie essaie de modifier durablement les rapports de forces entre les classes et d'institutionnaliser cette modification, ce qui signifie essentiellement : démanteler les conquêtes les plus importantes du mouvement ouvrier du quart de siècle précédent, sinon des cinquante dernières années. Si l'on veut résumer en une seule formule ces conquêtes-là, on peut dire que le mouvement ouvrier avait réussi à imposer une augmentation quantitative du niveau objectif de solidarité de classe, par une combinaison de législation sociale, de force syndicale, de contrôle sur le processus de travail et de poids politique. Cette formule peut sembler « objectiviste » et vague, mais elle est très réelle et éminemment marxiste. Le poids du mouvement ouvrier a joué dans la société pour mieux protéger toutes les couches les plus défavorisées. Voilà le contenu le plus général de tout ce qui s'est passé depuis la crise des années 1930. 

Les marxistes révolutionnaires doivent en être conscients, parce que cela touche à la définition même de ce qu'est la condition prolétarienne pour Marx, à savoir l'insécurité  fondamentale des conditions d'existence. C'est ce qui est impliqué par l'obligation économique de vendre continuellement sa force de travail, vente qui n'est jamais garantie et dont le résultat financier n'est jamais assuré. L'ensemble de ces conquêtes n'ont évidemment pas supprimé l'insécurité de la condition prolétarienne, mais elles en ont considérablement réduit l'ampleur pour des couches déterminées de la population ouvrière. Le fait objectif qu'un chômeur soit mieux indemnisé qu'avant, qu'un malade, qu'un retraité soient mieux rémunérés, que les moins qualifiés et les non organisés soient protégés par un salaire minimum (le Smig en France), a un effet objectif sur la cohésion et la force de frappe de la classe ouvrière, indépendamment de la conscience qu'en ont ceux et celles qui se sont battus pour arracher ces revendications ou qui en ont profité sans s'être battus. 

Dès que ces conquêtes sont partiellement ou totalement démantelées, la solidarité diminue objectivement. Différentes couches sont frappées différemment et plus ou moins abandonnées à leur propre sort, surtout ceux et celles qui sont les plus faibles : les immigrés, les femmes, les jeunes, les invalides, les vieux. Mais l'effet cumulatif de ce changement sur la classe ouvrière devient sensible à partir du moment où le phénomène atteint un certain niveau quantitatif. Evidemment, il y a une question de transformation de quantité en qualité. Si ce sont 5% des prolétaires qui se trouvent marginalisés, les effets sur l'ensemble de la classe ne seront pas dramatiques. Mais si 30% ou 35%  sont frappés, alors l'effet cumulatif devient grave.  

Or, c'est le but vers lequel s'oriente la bourgeoisie, du moins dans les grands pays. La bourgeoisie ne s'en cache d'ailleurs pas : son projet, c'est de frapper de manière durable, non seulement le revenu mais le statut d'un tiers ou de 40% de la classe ouvrière. C'est pourquoi le terme de « société duale » est justifié pour caractériser le projet bourgeois, parce que si le résultat est atteint, si c'est un tiers ou 40% de la classe ouvrière qui est privé d'un minimum de protection et de solidarité collective, alors on en revient à une situation d'avant 1914, pour des pays comme la Belgique. 

Ce qui facilite avant tout cette évolution, c'est l'attitude irresponsable de la bureaucratie syndicale et ouvrière en général, qui soit est complice de cette politique, soit inconsciente au départ, puis se trouve ensuite entraînée à capituler devant l'offensive capitaliste, par électoralisme, par toutes sortes de considérations, y compris par égoïsme de position, par défense de ses privilèges. Ce qui est d'ailleurs stupide, car ces menus privilèges seront remis en cause à la longue, si le mouvement ouvrier s'affaiblit structurellement. Ensuite, il faut tenir compte des effets objectifs de la crise, des reculs et des défaites. Une classe ouvrière qui constate qu'elle a perdu 2, 3, 4 batailles et que le chômage augmente, ne réagit plus de la même manière qu'une classe ouvrière qui est encore en pleine possession de ses forces. Il faut bien constater que l'ennemi de classe possède une direction politique, un projet, un plan, une orientation beaucoup plus résolus et beaucoup plus décidés que le personnel dirigeant du mouvement ouvrier, qui ne fait malheureusement pas montre de ces mêmes qualités. 

Finalement, il faut ajouter que les forces combatives du syndicalisme et l'extrême gauche politique, indépendamment du fait qu'elles se renforcent, ne jouissent de toute manière pas d'une crédibilité telle qu'elles puissent immédiatement faire contrepoids au développement des autres facteurs. Même si ces forces se développent, elles restent modestes et ne peuvent pas parvenir à neutraliser par elles-mêmes les effets négatifs de tout ce qui a été énuméré plus haut. Il n'y a donc pas encore d'alternative politique globale crédible, c'est-à-dire crédible pour une fraction significative de la classe ouvrière, qui considérerait cette alternative comme une perspective pour laquelle on pourrait se mobiliser avec des chances de succès à court terme. L'absence d'une telle alternative globale crédible est elle-même un facteur de la situation. La seule exception à ce sujet est peut-être la Grande-Bretagne, mais même ce jugement est incertain. Evidemment, la gauche du parti travailliste et du mouvement syndical constitue une force considérable qui pèse sur la situation. Mais il n'est pas certain qu'elle représente une alternative crédible au niveau de la classe ouvrière. Il existe peut-être une situation analogue au Danemark. 

C'est donc dans de telles conditions que le projet de la bourgeoisie ne doit pas être sous-estimé. Il pousse tout le mouvement ouvrier sur la défensive. La plupart des forces du mouvement ouvrier modéré traditionnel évoluent vers la droite, ce qui ne veut pas dire que ce projet de la bourgeoisie va automatiquement réussir. Cela dépend des rapports de forces actuels et non des rapports de forces tels que la bourgeoisie voudrait les créer d'ici cinq ou dix ans. Actuellement, ces rapports sont tels qu'ils créent encore, dans la plupart des pays, des obstacles puissants sur la voie de la réalisation du projet bourgeois. En RFA, en Italie, en Grande-Bretagne, dans les pays Scandinaves, dans les pays du Bénélux, la classe ouvrière conserve une capacité de riposte qui est telle que, lorsque les provocations dépassent une certaine limite, on s'aperçoit que la bourgeoisie est obligée de reculer, de manœuvrer, d'apaiser les protestations. Elle ne peut pas imposer toutes ses solutions, jour après jour, mois après mois, de manière linéaire. 

Néanmoins, nous devons être conscients du danger et des implications de sa politique. Tous les projets de la bourgeoisie tendent à augmenter et à institutionnaliser les divisions au sein de la classe ouvrière, divisions entre autochtones et étrangers, entre hommes et femmes, entre jeunes et adultes, entre adultes et retraités, entre travailleurs qualifiés et non qualifiés, entre secteurs d'activité en recul et secteurs de pointe, entre secteur public et secteur privé et entre les travailleurs des différents pays. Dans ce dernier cas, en essayant de substituer à la solidarité internationale l'acceptation de réductions de salaires à des fins de concurrence internationale, prétendument pour « protéger l'emploi », ce qui conduit à des réductions des salaires réels dans tous les pays.  

A tous les niveaux, la politique de la bourgeoisie vise à provoquer, à élargir, à institutionnaliser ces divisions, à proposer des mesures différentes, selon les cas envisagés, pour que ces divisions soient gelées et pour que leur poids augmente dans les rapports entre le Capital et le Travail pris dans leur ensemble. Quelques succès ont déjà été obtenus, il serait faux de le nier. Malgré les réactions très positives des jeunes contre le racisme, en ce qui concerne la classe ouvrière adulte, les effets de la xénophobie et du racisme sont réels dans toute une série de pays d'Europe. On peut discuter de l'ampleur du phénomène, mais il y a maintenant des résultats électoraux qui le confirment, comme ceux du Front national de Le Pen en France ou ceux des forces d'extrême droite à Genève, Lausanne ou à Bruxelles. Ce sont des éléments que l'on ne doit pas sous-estimer, qui ne concernent pas seulement la petite bourgeoisie. C'est l'effet non seulement de la crise, mais de la crise combinée avec tous les facteurs politiques énumérés précédemment. 

Un des gros problèmes à ce sujet, c'est celui de l'organisation des chômeurs. Quand on compare l'attitude actuelle du mouvement ouvrier avec celle du mouvement communiste au début des années 1930, qui avait une énorme activité chez les chômeurs et un succès considérable dans leur organisation, la régression saute aux yeux. C'est en Grande-Bretagne que le phénomène est le plus frappant. Si on étudie attentivement la montée de ce que les bourgeois appellent « la violence dans les faubourgs », si on étudie ce qui se passe chez les jeunes chômeurs des quartiers industriels paupérisés, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il faut porter un jugement nuancé sur ce phénomène. La radicalisation des jeunes noirs est un fait positif, mais la « radicalisation », si l'on peut utiliser ce terme, des jeunes hooligans du football, c'est une tout autre chose.  

Si l'on écoute l'explication que ces derniers donnent d'eux-mêmes à la radio et à la télévision, elle rappelle plus une mentalité fasciste qu'autre chose : affirmation de la virilité, de la nécessité du combat physique, exaltation de la violence pour la violence. Ce sont des thèmes développés par les fascistes des années 1930. Il faut être très attentif à tout ce qui peut se passer chez des jeunes démoralisés qui n'ont jamais travaillé, qui sont chômeurs depuis 4 ou 5 ans, qui n'ont aucune perspective, auxquels le mouvement ouvrier n'offre aucune perspective et auxquels les organisations révolutionnaires offrent seulement des solutions dans les limites de leurs dimensions encore très réduites. 

LES DIFFÉRENCIATIONS DES RÉACTIONS OUVRIERES 

En gros, il y a pour le moment trois types de réaction de l'ensemble de la classe ouvrière en Europe capitaliste à cette situation. Il y a une minorité résignée, il y a une minorité radicalisée, et il y a une majorité disponible pour des réactions ponctuelles mais difficilement mobilisable pour des objectifs d'ensemble. C'est évidemment très schématique, mais cela paraît correspondre à la situation de la plupart des pays concernés. Le relâchement du contrôle des appareils bureaucratiques sur la classe ouvrière n'implique pas nécessairement un phénomène de régression. C'est peut-être le cas de la France et de la Grande-Bretagne, mais ce n'est certainement pas celui de l'Espagne et du Danemark. 

Prenons l'exemple des menaces de répression et de licenciement qui pèsent, dans une période de crise, sur les militants les plus combatifs. Dans le passé, dans les années 1930 et même au début des années 1950, ils étaient pratiquement sans défense. Aujourd'hui, pour la bureaucratie syndicale, c'est une aventure de se lancer dans un appui ouvert aux licenciements des délégués syndicaux par le patronat. Elles doivent biaiser, les rapports des forces ayant changé. On ne peut pas dire que c'est exactement la même situation que dans les années 1930. La recomposition du mouvement ouvrier, le desserrement du contrôle des bureaucraties sur l'ensemble de la classe ouvrière organisée, c'est un phénomène fort complexe.  

Bien sûr, aussi longtemps que ça coïncide avec un recul défensif des luttes ouvrières, ce desserrement du contrôle des directions bureaucratiques n'a évidemment pas le même impact et la même dynamique que quand il coïncide avec une montée des luttes. Nous sommes donc en cette phase difficile, intermédiaire. Pour apprécier cette dynamique pays par pays, en rapport avec la réalité et le comportement de 'la classe ouvrière, cela exige une implantation de nos organisations et une connaissance importante de ce qui se passe dans la classe ouvrière. Nous ne pouvons nous contenter à cet égard de généralités, d'abstractions, et surtout pas de spéculations. 

Les seules données globales dont nous disposons pour le moment, ce sont celles des grands mouvements de résistance de la classe ouvrière. A ce propos, le bilan est différent suivant les pays. Dans la grande mobilisation italienne pour la défense de l'échelle mobile qui, partant de l'assemblée auto-convoquée des délégués d'usine, a abouti à la manifestation de Rome de près d'un million de travailleurs, il y a eu relâchement du contrôle des appareils bureaucratiques, suivi d'une récupération partielle de cette mobilisation. Dans la grève générale des services publics en Belgique, ainsi que dans la grève générale au Danemark, le desserrement de ce contrôle était visible, tout comme l'étroite dépendance du mouvement par rapport à l'initiative syndicale. En Espagne, la grève générale a aussi été marquée par une diminution réelle du contrôle des bureaucraties syndicales. Par contre, en RFA, le grand mouvement des métallos, d'abord pour les 35 heures puis pour la défense du droit de grève, reste sous un étroit contrôle syndical. Il en va de même de la longue grève des mineurs en Grande-Bretagne et des différentes mobilisations de riposte ouvrière au Portugal. 

Ces mouvements, qui se sont produits au cours des 18 derniers mois, confirment d'ailleurs la définition, somme toute prudente, que nous avons donnée de la réaction de l'ensemble des travailleurs. On peut difficilement caractériser ces luttes comme des réactions de minorités radicalisées. Elles confirment que des secteurs importants de la classe ouvrière, sinon sa majorité, restent disponibles pour des ripostes combatives, mais chaque fois de manière ponctuelle et dans des circonstances particulières. La France constitue à ce propos l'exception et non la règle. Il faut suivre avec une attention particulière l'évolution en RFA, dont la classe ouvrière se trouve en situation de capacité de riposte ascendante par rapport aux autres grands pays d'Europe.

Depuis plusieurs années, des tendances à la recomposition du mouvement ouvrier organisé et du poids des différents courants politiques en son sein sont à l’œuvre dans divers pays d'Europe capitaliste. Rappelons quelques-uns des phénomènes les plus frappants : recul spectaculaire de l'influence électorale du Parti communiste français (PCF), bien que le recul de ce parti au sein du prolétariat d'entreprise soit moins prononcé ; recul non moins spectaculaire du Parti communiste espagnol (PCE) ; effondrement de quelques petits partis communistes (en Grande-Bretagne, en Belgique et aux Pays-Bas) ; montée spectaculaire des organisations réformistes de gauche et centristes au Danemark ; montée de la gauche travailliste en Grande-Bretagne ; montée des Verts en RFA (1).

Nous nous trouvons encore au début de cette recomposition, ses contours d'ensemble restent flous. Il serait pourtant pour le moins prématuré d'en tirer des conclusions générales concernant un déclin universel des PC, une montée universelle de la social-démocratie, une expression généralisée de la nouvelle radicalisation ouvrière au sein de la social-démocratie, ou un glissement général du mouvement ouvrier vers la droite. Pour ne prendre qu'un seul exemple, le phénomène des Verts est fortement différencié d'un pays à l'autre. En Belgique, il est même sensiblement différent entre la Flandre et la Wallonie. On ne peut donc s'en tirer à l'égard de ce phénomène politique par une formule abstraite caractérisant les Verts comme un « courant petit bourgeois » ou en prétendant qu'« ils ne font pas partie du mouvement ouvrier organisé. » 

En RFA, il est par exemple impossible d'expliquer ce qui s'est produit en affirmant que la montée des Verts exprime une évolution politique vers la droite. Bien au contraire. Non seulement aux yeux des larges masses, mais également de manière objective, la percée électorale et parlementaire des Verts a exercé une pression vers la gauche sur la vie politique, sur la social-démocratie, et même partiellement sur les syndicats. Elle apparaît comme l'expression ou, si l'on veut, la récupération électorale des éléments de radicalisation de la décennie précédente, récupération qui a échappé à la social-démocratie justement par suite de sa politique de collaboration de classes et de capitulation honteuse devant la bourgeoisie sur la question de la lutte antiguerre, de la démarche écologique, des revendications féministes, etc.

On peut regretter que ces « nouveaux mouvements sociaux » se développent en dehors du mouvement ouvrier organisé, et souvent même pas en front unique avec lui, mais la faute en revient aux directions traditionnelles du mouvement ouvrier, incapables de prendre en charge des revendications hautement légitimes et progressistes, et ressenties d'ailleurs comme telles par des secteurs croissants de la classe ouvrière elle-même, comme le confirme le mouvement pour la paix et le mouvement anti-OTAN, en Espagne, en RFA, en Grande-Bretagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique, et l'impact de la question écologique en RFA, en Autriche ou en Suisse.

Cela ne veut pas dire que nous formulons un pronostic optimiste sur la dynamique des Verts. L'éventualité la plus probable, pour la RFA, c'est leur évolution dans un sens réformiste, leur transformation en tendance social-démocrate classique, y compris sous la forme d'une collaboration   gouvernementale.  Dans d'autres pays, des tendances plus droitières peuvent s'y manifester, comme c'est le cas en Autriche. Mais cette transformation provoquera des réactions et des différenciations au sein de ces courants, auxquelles les révolutionnaires doivent être sensibles.

En ce qui concerne les mobilisations antiguerre, anti-impérialiste, les protestations des jeunes, tous ces mouvements autonomes sont le résultat d'une double désynchronisation. D'une part, une désynchronisation objective, résultat du fait que des couches sociales différentes sont frappées de manière différente par la crise de la société bourgeoise. D'autre part, une désynchronisation subjective des réactions, entre le mouvement ouvrier organisé et différentes autres couches de la société. Les organisations ouvrières étaient en retard sur ces questions. Il était inévitable que d'autres les prennent en charge. Ce qui s'était passé dans la radicalisation de la jeunesse aurait dû préparer le mouvement ouvrier à comprendre ce qui s'est passé dans les autres domaines.

Maintenant se pose un problème de reconstituer l'unité de combat contre la société bourgeoise de l'ensemble de ces composantes de la contestation potentielle du capitalisme en crise. Il est facile d'effectuer une telle réunification sur le papier mais, en pratique, les rapports des forces sont décisifs, les courants révolutionnaires encore faibles, et les appareils bureaucratiques encore très puissants. Dans ces conditions, la réunification dans les faits sera longue et difficile. Elle réclame en outre que le projet socialiste, le programme socialiste, deviennent de nouveau crédibles aux yeux des larges masses. Les marxistes révolutionnaires doivent se battre systématiquement pour cela. C'est une de leurs tâches principales tout en sachant qu'ils ne pourrons pas, par eux-mêmes, modifier les rapports de forces actuels. Donc, dans ces conditions relativement défavorables, cette réunification des forces en lutte contre le capitalisme n'aboutira pas rapidement. Elle pourra se réaliser tendanciellement, surtout lorsqu'il y aura une remontée des luttes de masse d'ensemble.

Dans ces conditions, le grand risque est que tous ces mouvements sociaux prennent une tournure réformiste. Mais ce ne peut être une raison de rompre le front unique ou de se détourner de ces mouvements, bien au contraire. La tentation réformiste des « nouveaux mouvement sociaux » donne aux marxistes révolutionnaires une chance de se renforcer. Spontanément, les jeunes surtout qui s'y sont engagés, ne sont pas réformistes. Ils sont souvent rebelles, réfractaires au réformisme. Si les directions de ces grands mouvements glissent sur la pente réformiste, il y a un espace politique qui s'ouvre pour les marxistes révolutionnaires. Il n'y a aucune contradiction à cela, dès que l'on conserve le sens des proportions. Un mouvement de masse de 100.000 personnes peut évoluer vers la droite, pendant que durant le même temps nous pouvons gagner 500 ou 1.000 personnes à notre projet révolutionnaire et à nos organisations, surtout nos organisations de jeunesse. Les marxistes révolutionnaires doivent d'ailleurs s'armer d'un programme concret et précis pour le dialogue avec ces mouvements, programme que nous avons déjà pour la lutte antiguerre, féministe, jeune, et que le dernier congrès mondial de la IVe Internationale nous a donné mission de formuler sur la question de l'écologie.

Plus importants que ces phénomènes des « nouveaux mouvements sociaux » et de leur impact politique sur la classe ouvrière sont les phénomènes de recomposition au sein du mouvement ouvrier organisé lui-même. Il s'agit de réaffirmer là deux constantes de notre analyse. D'une part, il est impossible, dans tous les pays où les organisations traditionnelles restent politiquement hégémoniques au sein de la classe ouvrière, que des phénomènes de radicalisation massive se produisent sans qu'ils ne se répercutent dans ces organisations traditionnelles elles-mêmes. D'autre part, des prévisions ou des spéculations sur ce qui peut se produire demain ou après-demain au sein de ces organisations traditionnelles ne doivent pas nous empêcher de saisir des chances de nous renforcer aujourd'hui en gagnant des forces sans doute plus réduites qui se radicalisent en dehors ou en rupture avec ces organisations.

Non seulement il n'y a aucune contradiction entre ces deux analyses, mais du point de vue de la construction du parti révolutionnaire, la deuxième conditionne dans une large mesure la première. Car, en dehors de la Grande-Bretagne, le résultat final de cette radicalisation future au sein des partis traditionnels dépend dans une large mesure des rapports de forces organisationnels, numériques, entre les marxistes révolutionnaires et les autres tendances politiques. Plus nous nous renforçons aujourd'hui, organisationnellement et en influence politique autonome, meilleures seront les chances d'éviter qu'une future radicalisation de masse au sein des PS et des PC ne dérive une fois de plus vers le réformisme de gauche ou le centrisme.

Le poids majeur, décisif, du travail syndical dans une série de pays n'en est que d'autant plus évident. La capacité des marxistes révolutionnaires de démontrer en pratique l'utilité de leurs organisations au cours des combats défensifs qui se déroulent actuellement leur offre la possibilité de gagner des militants ouvriers combatifs au sein des syndicats et des entreprises. Au niveau du mouvement syndical dans son ensemble, cela paraît dépasser nos forces, mais dans certains secteurs et certaines entreprises, c'est tout à fait possible. C'est aussi lié à notre capacité à lutter de manière systématique pour une ligne politique à long terme, axée sur un programme d'ensemble contre la crise. Il s'agit d'une lutte essentiellement propagandiste, qui ne va pas déboucher à court terme sur des mobilisations de masse. Les marxistes révolutionnaires ne sont pas sur le point d'organiser la grève générale pour la semaine de 35 ou de 32 heures. Mais la bataille propagandiste est très importante. Il ne s'agit pas seulement de redonner confiance à la classe ouvrière. Il s'agit aussi de redonner confiance à l'avant-garde.

L'avant-garde combative elle-même n'a pas beaucoup de foi dans le projet socialiste, c'est le moins que l'on puisse dire. Elle est désarçonnée, elle a perdu pied. Cette bataille est donc une importante bataille de propagande qui porte sur un programme, sur la manière dont on peut battre la crise, dont on peut battre le chômage, dont on peut faire reculer l'économie de marché, dont on peut combattre la division ouvrière, à condition d'avoir la volonté politique de le faire. Il faut donc couronner ce programme d'orientation anticapitaliste d'ensemble par un objectif politique qui peut être formulé avec précision dans nombre de pays. Cet objectif politique central ne doit pas être mis entre parenthèses, sinon on tombe dans le syndicalisme pur, dans l'économisme, et on perd en crédibilité, tant au niveau de l'avant-garde qu'au niveau des masses. Personne ne croit réellement qu'on puisse s'opposer au chômage et à la crise économique secteur par secteur, usine par usine, branche par branche. Donc, l'existence d'une solution politique, même si elle n'est pas « réaliste » à court terme, reste plus que jamais la précondition de la crédibilité d'un programme anticrise d'ensemble.

On peut et on doit discuter des délais, des rythmes, des possibilités de combats intermédiaires, entre les luttes défensives ponctuelles immédiates et ces grands objectifs, à la lumière des rapports de for-ces politiques, économiques et sociaux dans chaque pays, qui sont très différents. Nous n'allons pas proposer une quelconque analyse à ce propos pour toute l'Europe capitaliste. Nous n'allons pas conclure sur un mot d'ordre politique commun à l'ensemble des pays capitalistes d'Europe, par une formule ou un modèle de recomposition du mouvement ouvrier commun à toute l'Europe. Ce serait profondément erroné, parce que la structure réelle du mouvement ouvrier organisé est trop différente dans les différentes parties de l'Europe pour permettre un tel modèle commun.

Mais chacune des sections européennes de la IVe Internationale devrait intégrer les conclusions d'une telle analyse dans son programme d'action. Et chacune d'elles devrait prendre conscience du fait que la dimension internationale de la lutte des classes se trouve objectivement renforcée, indépendamment de la conscience que les travailleurs en ont, et non pas affaiblie par les conséquences de la crise. La nécessité d'une coordination internationale de la résistance des travailleurs face à l'offensive internationale du Capital est plus importante que jamais. Des fractions croissantes de la classe ouvrière en prendront progressivement conscience.          

Ernest MANDEL


1. Sur la crise des partis communistes européens, se reporter au numéro spécial d'Inprecor (no. 187) consacré à cette question et publié le 7 janvier 1985.

 

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