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Une montée révolutionnaire dévoyée
Ernest Mandel - Archives internet
Ernest Mandel Imprimer
La Gauche, 3 juin 1986

L’année 1936 a été une année-clé des luttes ouvrières. Elle a aussi été une année-clé de l’histoire mondiale. Pour un instant, l’Europe a été suspendue entre la révolution et la contre-révolution fasciste, entre la paix et la guerre, entre un saut vers le progrès et une chute barbare vers Auschwitz et Hiroshima. 

Les travailleurs d’Europe et d’Amérique du Nord se sont mis en action par millions. Ils ont concentré leurs efforts sur les objectifs les plus directement à leur portée : leurs entreprises. Imitant ce que les travailleurs italiens de Turin et de Milan avaient commencé en 1920, ils ont multiplié dans une demi-douzaine de pays – de la Tchécoslovaquie aux Etats-Unis en passant par la France, l’Espagne, la Belgique – les grèves avec occupations d’usines. 

Une puissante vague révolutionnaire 

Les capitalistes et leurs hommes politiques ont crié au « désordre » et à « l’anarchie ». Les démagogues fascistes – dinosaures à la petite tête mais aux dents longues et sanglantes – ont crié au « complot communiste » ; comme si des conspirateurs » pouvaient d’un coup de baguette magique, mettre en mouvement des millions d’hommes et de femmes sur quatre continents ! 

La réalité, c’est que les travailleurs ont réagi contre des conditions d’existence gravement détériorées par la crise. Ils répondaient à une sourde inquiétude, sentant les menaces de fascisme et de guerre monter un peu partout, et ils voulaient arrêter ces menaces. 

Et surtout : l’unité d’action retrouvée, ils se sentaient forts et confiants, comprenant instinctivement qu’il fallait un changement profond pour en finir avec la crise et les dictateurs. Comme le disait Léon Trotsky : en occupant les usines, ils manifestaient spontanément leur désir de réorganiser la société sur une base socialiste.  

Les illusions des social-démocrates 

De même qu’à la fin de la première guerre mondiale, cette formidable montée de luttes ouvrières à potentiel clairement révolutionnaire a été dévoyée et trahie par des directions peureuses et myopes, effrayées par la perspective de la révolution, désireuses de tout ramener dans la voie de la routine parlementaire. Dirigeants sociaux-démocrates et syndicaux ont cherché à terminer au plus vite les grandes grèves, en échange de réformes compatibles avec le maintien du régime capitaliste et de l’Etat bourgeois.  

Certes, ces réformes ont été importantes : semaine des 40 heures, congés payés, droits syndicaux à l’entreprise. Le patronat avait eu peur de tout perdre. Il était prêt – un bref instant – à payer un prix élevé pour redevenir « maître chez soi » , à l’usine et dans les bureaux. Les patrons français avaient suppliés le social-démocrate Léon Blum de venir tout de suite au gouvernement pour arrêter les occupations d’usines. Mais, dès que la peur a disparu, le désir des patrons de collaborer à tout prix avec les réformistes allait disparaître également. 

Les réformistes sous-estimaient à la fois la gravité de la crise, le désir de changement des travailleurs, l’instabilité de la situation politique, la capacité de réaction et « d’ingratitude » du grand patronat. Ils croyaient, en calmant les travailleurs, s’assurer de longues années de stabilité sociale et un recul durable de la menace fasciste. C’est le contraire qui s’est produit. 

Une fois la vague de luttes ouvrières passées, les patrons sont remontés à l’assaut. Ils ont rapidement privé les travailleurs des fruits des luttes de 1936. Déçus et se sentant dupés, les ouvriers ont relâché leur pression. Le pendule est repassé vers la droite.  

Ayant frisé la défaite et l’expropriation en 1936, le Capital a mis les bouchées doubles pour en finir une fois pour toutes avec le mouvement ouvrier organisé. La suppression des syndicats, la dictature, allaient s’établir un peu partout sur le continent, à l’occasion de la guerre, puis de l’occupation nazie. 

Une excuse particulièrement inepte utilisée pour justifier le refus d’un changement décisif, a été le prétendu souci de ne pas « effrayer les classes moyennes ». Cela a été l’argument principal utilisé en Belgique par Henri De Man pour refuser en 1935 la grève générale réclamée par des centaines de milliers de travailleurs. Mais les classes moyennes, appauvries et excédées par la crise, espéraient justement un changement radical. Lorsqu’elles ont vu que la gauche refusait de l’apporter, elles se sont tournées vers l’extrême droite. Des centaines de milliers de voix, aux élections de 1936, ont été vers les groupes fascistes de REX et du VNV. Tel fut le prix payé en Belgique pour le refus de la grève général en 1935. 

La trahison stalinienne 

A l’opposé de ce qui s’était produit dans les années 1917-1923, les partis communistes allaient, en 1935-1938, rejoindre les partis sociaux-démocrates sur la voie de la collaboration de classe et de l’étouffement des luttes révolutionnaires.  

L’excuse, c’était l’anti-fascisme. Après avoir sous-estimé gravement le danger fasciste entre 1929 et 1933, après avoir mené une politique criminelle de division ouvrière, prétendant qu’il fallait d’abord battre la social-démocratie avant de pouvoir battre Hitler, Staline, l’Internationale communiste et, à sa suite, les principaux partis communistes, ont proclamé que la lutte contre le capitalisme n’était plus immédiatement à l’ordre du jour. Il fallait concentrer les efforts ses efforts sur la lutte contre le fascisme, en s’alliant avec une aile importante de la bourgeoisie. En pratique, les Partis communistes, par la politique dite du front populaire, se sont alignés sur l’orientation réformiste, cherchant à terminer au plus tôt les grands combats ouvrier en échange de quelques réformes. Toute cette stratégie est exprimée dans le fameux dicton de Maurice Thorez : « Il faut savoir terminer une grève ». 

Ce tournant à droite de l’Internationale communiste exprimait la peur de la révolution internationale qui habitait la bureaucratie soviétique. 

En URSS, la détérioration du niveau de vie des masses, causée par la folie politique de la collectivisation forcée de l’agriculture, avait provoqué une tension sociale très grande. Staline y avait répondu par une purge sanglante. Il a assassiné un million de communistes, notamment tous les « vieux » bolchéviks qui avaient dirigé la révolution d’octobre. La classe ouvrière soviétique était abasourdie et désorientée. Elle ne voyait aucune issue entre Hitler et Staline. Une victoire de la révolution socialiste en France ou en Espagne aurait débloqué la situation. Elle aurait sans doute amené la classe ouvrière soviétique à écarter l’usurpateur de la tête de l’Etat soviétique. 

La tragédie espagnole 

Mais l’alliance avec la bourgeoisie dite « libérale » n’était-elle pas indispensable pour battre le fascisme ? L’expérience tragique de la guerre civile espagnole prouve exactement le contraire.  

Sous prétexte de ne pas effrayer Londres et Paris et de ramener la bourgeoisie « libérale » au bercail antifasciste en Espagne même, staliniens et sociaux-démocrates ont commencé à grignoter les conquêtes de juillet-août 1936 morceau par morceau. Du coup, l’unité et l’enthousiasme des masses ont commencé à se dissiper. Le résultat était couru d’avance. Finie l’offensive contre les fascistes. Finie l’unité d’action. Fini l’élan de l’été et de l’automne 1936. C’était au tour des fascistes de passer à l’offensive, avec l’aide d’Hitler et de Mussolini, et la complicité de Londres et de Paris. La défaite a pointé, au bout d’une longue et sanglante agonie. 

On avait affirmé qu’il fallait d’abord gagner la guerre, puis faire la révolution ; les ouvriers savaient qu’il fallait gagner la révolution pour gagner la guerre. On a étouffé la révolution ; on a perdu la guerre d’Espagne. On a rendu inévitable la guerre mondiale, en livrant pour commencer le continent européen à Hitler.

 

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