Sommaire

Repères biographiques
Ecrits
Sur la vie et l'oeuvre...
Débats, interviews, etc.
Multimedia
Contact
Mailinglist

Maintenant pour 12 euro !

Double DVD:


Liens
Castellano
Deutsch
English
Nederlands
Démoralisation française et fermeté britannique

L’impérialisme britannique ne pouvait tolérer la suprématie allemande sur l’Europe

Ernest Mandel - Archives internet
Ernest Mandel Imprimer
La Gauche, 14 mai 1990

Dans son livre sur la Deuxième Guerre Mondiale, l'historien anglais Taylor (1) essaie de circonscrire de plus près la responsabilité du régime nazi dans le déclenchement de cette guerre. Malgré de nombreuses considérations intéressantes, sa conception globale est indéfendable. D'après lui, Hitler était au fond un opportuniste qui n'avait pas établi un plan chronologique pour ses guerres et ses conquêtes et qui ne frappait que lorsque les circonstances lui semblaient favorables. En principe, il n'est pas essentiel d'avoir établi un plan précis pour établir sa domination sur l'Europe tout comme, pour Taylor, il n'est pas essentiel de commencer les préparatifs pour la conquête à une date fixée. Hitler et l'impérialisme allemand voulaient établir en Europe un Nouvel Ordre et cela, en soi, rendait une nouvelle guerre inévitable.

Un nouvel ordre européen bien préparé.

Un certain nombre d'affirmations de Taylor manquent de fondement :  «Jusqu'en 1936, le réarmement était surtout un mythe». De nombreux documents de la Reichswehr (2) le contredisent et des groupes du grand capital insistaient déjà en 1932-34 sur un doublement des dépenses militaires. Taylor dit également: «Dans les six années fiscales 1933-1939, le réarmement coûtait par an quelque 40 miliards de Reichsmark et environ 50 milliards à l'éclatement de ta guerre». Une approximation plus exacte serait plutôt de 80 milliards.

Le 15 mars 1939, la Bohème est devenue un protectorat allemand «... comme conséquence imprévue des événements en Slovaquie», écrit Taylor. Pourtant, l'évolution en Slovaquie était loin d'être imprévisible: elle était bien préparée et exécutée pour démanteler davantage une Tchécoslovaquie déjà partagée. Et encore: «II n'y avait rien de sinistre ni de prémédité dans le protectorat de Bohème... il avait toujours fait partie du Saint Empire Romain». Hitler n'a-t-il peut-être pas été sinistre lorsqu'il rompit une promesse faite quelques mois plus tôt ? «Nous ne voulons pas de Tchèques, pour moi je ne vois pas d'inconvénient à leur donner des garanties» (3). Et Hitler n'était-il pas sinistre lorsqu'il revendiquait l'Alsace-Lorraine et l'Artois en tant qu'anciens territoires de l'Empire Romain ? Quand on veut redessiner la carte de 1' Europe sur base d'arguments historiques, on sait où l'on commence mais pas où l'on finit. On pourrait décomposer à nouveau l'Allemagne et l’Italie en milliers de petits Etats.

L'argument de Taylor manque de cohésion. Ou bien l’on se tient à la Realpolitik (4), et alors aucune des conceptions morales n'a de poids, mais alors on doit aussi accepter la réaction britannique à l'occupation de la Bohème comme un simple fait et comme un échec au niveau de la Realpolitik. Ou bien l'on a un jugement de valeur sur la réaction britannique («exagéré», «déplacé») contre cette occupation et par conséquent aussi sur l'occupation elle-même («logique», «à juste titre», «inévitable»). Taylor écrit: «Hitler n'avait aucune idée qu'il parviendrait à éliminer la France du théâtre de la guerre lorsqu'il envahit les Pays-Bas et la Belgique le 10 mai 1940. Il fit un pas défensif: pour la défense de la région de la Ruhr contre une invasion alliée. La conquête de la France a constitué un extra imprévu». Le plan Manstein-Guderian (5) avait pourtant été conçu pour l’élimination de la France après celles de la Belgique et des Pays-Bas.

Dans la conception de Taylor, la politique étrangère est déterminée par les réactions à la situation internationale telle qu'elle se présente par hasard; les acteurs principaux, en jouant le jeu, ne sont pas ancrés dans les forces intérieures et économiques du pays, mais planent dans un espace qui, en dernière instance, est déterminé par leur caractère personnel et leurs motivations personnelles. Aux yeux de Taylor, Hitler devient ce faisant «le prisonnier» de son propre schéma chronologique et la réussite de son propre projet (le Nouvel Ordre en Europe) n'est menacé que par sa propre irrationalité.

«Le combat européen qui a commencé en 1918, lorsque le délégué allemand se fit annoncer à Foch (6) pour l'armistice... s'est terminé en 1940... et a été «l'Ordre Nouveau» d'Europe: il a été dominé par l'Allemagne... La réussite de l'Allemagne dépendait de l'isolement du reste du monde. En 1941, il va attaquer l'Union Soviétique et déclare la guerre aux USA». C'est faux sur toute la ligne. La Deuxième Guerre Mondiale était sans aucun doute possible une guerre pour la domination mondiale. Il aurait été impossible «d'isoler» l'Europe du reste du monde, non seulement pour des raisons militaires et stratégiques mais aussi pour des raisons économiques évidentes. Juin 1940 n'a pas mis un terme à «une lutte européenne»; en juillet, encore avant la Bataille d'Angleterre (7) les études opérationnelles pour une campagne de Russie avaient déjà commencé. Une domination allemande sur l'Europe n'était possible qu'avec le consentement de toutes les grandes puissances, ou au moins avec le consentement passif de tous les peuples concernés. Et cela n'a pas été le cas, ni en été 1940, ni au printemps 1941.

Certes, Taylor a raison lorsqu'il considère que l'impérialisme allemand est un impérialisme au même titre que tous les autres. Mais comprendre que nous vivons dans un monde de gangsters économiques ne suffit pas: il faut identifier le gangster spécifique du moment et identifier ses crimes spécifiques. Il est clair comme l'eau de source que l'impérialisme allemand a déclenché délibérément la guerre contre la Pologne, et ce faisant la guerre mondiale, et que la classe dominante allemande, ses généraux et son fürhrer y ont joué un rôle très personnel, quelle qu'ait d'autre part été la responsabilité des autres grandes puissances impérialistes.

Le défaitisme français

La démoralisation et le défaitisme de la bourgeoisie française ont également joué leur rôle, en rapport évident à la situation déterminée et aux intérêts sociaux spécifiques. A la fin de la Première Guerre Mondiale, la France s'était acquis une position politico-militaire dominante qui ne correspondait pourtant pas aux rapports des forces au niveau européen ou mondial. Ni le capital français, ni son industrie ne pouvaient entretenir des armées en Europe Occidentale et Orientale qui lui auraient permis d'étouffer dans l'oeuf une tentative allemande de reprendre le dessus. L'échec financier et diplomatique de l'occupation de la Ruhr par la France en 1923 (9) avaient bien montré le gouffre entre les ambitions diplomatiques et la puissance économique. La faiblesse politique de la France était une conséquence de sa faiblesse matérielle et non l'inverse.

De plus, de larges secteurs de la bourgeoisie française avaient peur de la force potentielle de la classe ouvrière qui s'était manifestée lors de la grève générale de 1936. L'élimination du «danger communiste» était pour beaucoup une véritable obsession et avait priorité sur la situation internationale. De plus en plus, ces secteurs de la bourgeoisie considéraient que la démocratie parlementaire était une entrave insupportable à l'élimination de la force syndicale.

Juste avant que n'éclate la guerre, ces idées étaient incarnées par Laval et le maréchal Pétain (10) semblait la personnalité tout indiquée pour diriger cet «ordre nouveau». Dès le 17 mars 1938, Laval pouvait annoncer à Mussolini qu'il allait former un gouvernement sous Pétain et qu'il «torderait le cou aux communistes s'ils s'aventuraient à s'y opposer».

La bourgeoisie Française craint la classe ouvrière

Lorsque le 23 mai 1940 Paul Reynaud forme un nouveau gouvernement, il prend dans son cabinet différents ministres à tendance conservatrice d'extrême-droite. La crainte d'une révolte ouvrière était encore très grande, même après la grève générale de septembre 1938 qui avait pourtant échoué. La peur du général Weygand était même tellement forte qu'il voulait, tout comme Laval et Pétain, terminer la guerre coûte que coûte: «Si le gouvernement veut garder haut la combativité de la troupe et éviter un mouvement révolutionnaire à Paris, il doit à tout prix rester dans la capitale, y tenir la situation sous contrôle, même au risque d'être fait prisonnier par l'ennemi», dit de lui l'amiral Auphan. Weygand dit aussi: «Il y va de l'ordre intérieur et de la dignité».

De 1929 à 1938, la Grande-Bretagne était adversaire d'une domination de la France en Europe. Mais elle ne désirait pas non plus une hégémonie allemande. La politique «d'apaisement» de Chamberlain était en relation avec le temps que Londres estimait nécessaire pour rattraper le retard de 3 à 4 ans encouru dans son réarmement face à 1’Allemagne. Malgré le fait qu'il s'agissait là d'une tentative illusoire et sotte d'éliminer Hitler, il ne s'agissait pas du tout d'accepter une Europe dominée par Berlin.

L'enjeu Britannique: l'empire.

Contrairement à la bourgeoisie française, la bourgeoisie britannique n'était ni démoralisée ni défaitiste: c'était tout l'Empire qui était en jeu ! Le conflit entre Chamberlain et Churchill ne portait pas sur la question de savoir si oui ou non il fallait capituler mais bien sur la manière dont il fallait préserver l'empire britannique et s'opposer à Hitler. La voie suivie par Hitler offrit automatiquement le pouvoir gouvernemental à l'aile politique de Churchill (11). L'aile politique de Chamberlain avait songé à la possibilité de détourner la politique agressive de l'Allemagne vers l'URSS.

Mais, après 1'occupation de Prague, il devint évident que les conquêtes d'Hitler en Europe Centrale et Orientale lui avaient procuré une position suffisamment puissante que pour attaquer l'Empire britannique. De l'autre côté du monde, l'impérialisme japonais s'emparait pas à pas de la Chine et aspirait aussi à conquérir tout le Sud-Est de l'Asie, encore une autre menace pour l'Empire britannique.


Notes

(1) Taylor, A.J.P., The Origins of the Second World War, London, 1964.

(2) Nom des forces armées allemandes de 1919-1935.

(3) En septembre 1938, Hitler pro-mettait la fin de l'expansion allemande en échange de la re-connaissance de la Bohème en tant que territoire du Reich allemand.

(4) Realpolitik: politique qui se base sur la situation existante et qui tend vers des résultats immédiatement tangibles, libre de toute conception idéologique.

(5) Plan d'attaque «cas Jaune» des deux généraux avec comme première phase la conquête des Pays-Bas et de la Belgique et ensuite celle de la France.

(6) Ce maréchal français avait représenté les Alliés lors des pourparlers pour l'Armistice, en novembre 1918.

(7) La bataille pour le contrôle de l'espace aérien du sud de l’Angleterre en 1940-'41 a été gagnée par la Royal Air Force.

(9) Occupation française (avec l’aide de la Belgique) pour extorquer une avance de 1 milliard de Mark Or sur les 132 milliards de Mark Or dus par 1'Allemagne à titre de réparations pour la Première guerre mondiale.

(10) Laval, plus tard ministre du gouvernement pro-allemand de Vichy, sous la direction de Pétain.

(11) Au début de 1940, le conservateur Churchill allait succéder à Chamberlain en tant que premier ministre.

Contact webmaster

Avec le soutien de la Formation Leon Lesoil, 20, rue Plantin, B-1070 Bruxelles, Belgique