Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes
Éditions La Brèche, 1979, Paris

A la mémoire de Georg Jungclas (1902-1975) militant exemplaire et ami très proche qui incarna pendant plus d’un demi-siècle la tradition et l’expérience de lutte du prolétariat allemand et assura pendant un quart de siècle, presque tout seul, la continuité du marxisme révolutionnaire dans son pays natal. (E.M.)

Introduction

I. Le mouvement étudiant révolutionnaire

  1. Théorie et pratique
  2. L’unité de la théorie et de la pratique
  3. La nécessité d’une organisation révolutionnaire

II. Du nouveau rôle de l’université bourgeoise

III. La prolétarisation du travail intellectuel

  1. La prolétarisation du travail intellectuel
  2. La crise de l’université bourgeoise
  3. L’unité de la théorie et de la pratique

IV. Le rôle de l’intelligentsia dans la lutte des classes

V. À propos de la cogestion dans les universités

  1. L’université sous le troisième âge du capitalisme
  2. L’organisation universitaire
  3. La réforme technocratique de l’université
  4. Contrôle ouvrier contre cogestion ouvrière dans l’industrie capitaliste
  5. La cogestion étudiante, mystification parallèle à la cogestion ouvrière
  6. Le « contrôle étudiant » se heurte à deux obstacles majeurs
  7. Puissance de la contestation étudiante
  8. Une « présence contestataire » dans les institutions gestionnaires est-elle admissible ?

Notes

Introduction

De la Deuxième Guerre mondiale à 1968, de nombreux théoriciens qui se réclamaient du marxisme s’avisèrent d’une très grave erreur de Marx : rien moins que sa théorie des classes — il est vrai seulement esquissée, comme l’avait remarqué Lukàcs dans Histoire et conscience de classe. Il est étrange d’ailleurs que ces théoriciens aient continué à se dire rnarxistes après la découverte de cette « erreur » de Marx, car il s’agissait du pronostic de renforcement du prolétariat par l’effet même du développement du mode de production capitaliste, en particulier par l’effet de la paupérisation de la petite bourgeoisie dont le mouvement de monopolisation industrielle devait réduire le champ d’activité. Cette paupérisation d’ailleurs, dans la mesure où elle n’entraînait pas prolétarisation, devait apporter au prolétariat renforcé en nombre l’aide de l’alliance des meilleurs éléments des classes moyennes. Si le développement du capital n’entraînait pas de telles conséquences, c’est tout le réalisme matérialiste de la théorie socialiste qui se trouverait sapé à la base. Un renforcement de la petite bourgeoisie donnant assise politique à la grande ne pouvait que maintenir le prolétariat comme classe inculte, tout juste capable de révoltes sporadiques comme les classes serves du passé ; ou, à tout le moins, en maintenant la théorie marxiste des contradictions du capital, en classe dont la révolution barbare, d’ailleurs dirigée par des éléments extérieurs a elle, ne pourrait déboucher que sur le plus incertain des avenirs.

Il ne manqua pas, pendant longtemps, de faits susceptibles de paraître justifier de telles conclusions. En effet, Marx et Engels n’étaient pas morts que commençait à proliférer une énorme nouvelle petite bourgeoisie de fonctionnaires, d’employés supérieurs, d’ingénieurs, de professeurs, de membres de nouvelles professions libérales, surtout dans ce secteur qui ne s’appelait pas encore « tertiaire », et ceci sans parler de la croissance parallèle d’une bourgeoisie moyenne entourant de ses activités multiples les grandes industries comme un véritable tissu conjonctif. Certes, le prolétariat croissait dans le même temps, et beaucoup plus en chiffres absolus, mais les mécanismes politiques mis au point dans les pays économiquement les plus avancés ligotaient la classe laborieuse dans les rets d’un légalisme et d’un juridisme dont les mirages toujours repoussés étaient soigneusement entretenus par les appareils bureaucratiques du mouvement ouvrier, eux-mêmes produits, entretenus, hypertrophiés par la croissance capitaliste, sa capacité à distribuer en réformes les miettes de ses profits et de menues délégations de pouvoir.

Cette situation produisit les premiers « réviseurs » de la théorie marxiste des classes, dont Bernstein fut le plus éminent et le plus radical.

Mais quand, à la théorie de la révolution mythe s’opposa la très réelle révolution d’Octobre, les conséquences de son éclatement sur le « maillon le plus faible » de la chaîne impérialiste et de son isolement dans la misère économique et culturelle ne pouvait manquer de relancer à plus forte mise la négation du pronostic marxiste : l’apparition d’un système bureaucratique aussi monstrueux que celui du stalinisme allait signifier, pour une nouvelle génération de théoriciens que domine cette fois Burnham pour la cohérence radicale, la substitution de la « managerial révolution » (révolution des directeurs, ou technocrates, ou administrateurs) à la révolution prolétarienne, et d’une société bureaucratique à la société communiste sans classes.

Pourtant, c’est dans les années mêmes où ces théoriciens allaient se multiplier, se diversifier et atteindre au plus grand succès et à l’autorité universitaire qu’à nouveau les structures de classes commençaient à se transformer, et cette fois dans un sens opposé à celui qui avait accompagné l’essor et l’épanouissement impérialistes.

C’est ce changement, à partir de ses racines économiques et sociales dans ce qu’il a appelé le « troisième âge du capitalisme » qu’Ernest Mandel étudie dans les exposés qu’à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix il a fait sur les deux continents, en espagnol, en anglais et en allemand, mais qui étaient restés inédits dans notre langue.

Malheureusement ! Car la France a été profondément contaminée par les théorisations de « la grande erreur de Marx ».

Son plus éminent théoricien, à partir des années cinquante, Herbert Marcuse, qui compense son pessimisme au compte d’une civilisation cybernétique de la consommation aliénant la classe ouvrière au capitalisme par le rêve utopique de la révolution des élites, est peu connu en Europe jusqu’en 1968. En revanche Lucien Goldmann dont les théorisations étaient assez proches de celles de Marcuse sans tomber dans son pessimisme défaitiste, a eu en France une autorité qui lui a suscité maints épigones, dont le plus connu a été Serge Mallet, lequel a pu faire figure, avant 1968, de théoricien du PSU. Moins philosophique et plus militante, cette dernière théorie distinguait, à la suite de Goldmann, « une nouvelle classe ouvrière », les « blouses blanches », celle des industries nouvelles, dont Mallet faisait la porteuse des luttes décisives à venir. Si 1968, par le rôle de moteur que les étudiants ont eu dans la grève générale, paraissait confirmer le rôle dirigeant des « nouvelles couches », l’incapacité de celles-ci à ouvrir une voie politique particulière confirmait au contraire que l’issue dépendait de la classe ouvrière et de sa capacité à se doter d’un parti révolutionnaire. C’est bien la conclusion que tiraient d’ailleurs les avant-gardes surgies de l’événement. Et elles l’exprimaient par les dernières manifestations étudiantes marchant vers Billancourt, tandis que les comités d’action essaimaient dans les usines de la banlieue rouge.

Les théoriciens de la « nouvelle classe ouvrière » et de la révolution des élites n’avaient plus — et ils n’y manquèrent pas — qu’à se repaître du caractère de « révolution culturelle » de Mai 68. Révolution culturelle, elle l’était en effet, et même à proprement parler beaucoup plus que celle de Chine qui lui fournissait son nom. Ce que la révolte étudiante avait apporté allait beaucoup plus loin que ce dont elle avait été consciente. De là, par exemple, naissait un nouveau féminisme, beaucoup plus radical que tous ceux du passé, alors qu’il faudrait une loupe pour en trouver les germes dans les journées de Mai. C’est que, pour les raisons que Mandel met en valeur dans les études qui suivent, la jeunesse intellectuelle n’entrait pas dans la lutte sociale à partir du « besoin matériel immédiat », mais à partir de la critique des institutions, de la tartufferie des valeurs bourgeoises, des mécanismes de la société et du pouvoir politique, bref à partir de la racine théorique, d’où ils embrayaient sur la critique du mouvement ouvrier sclérose, dégénéré. Une soif énorme de redécouverte du savoir révolutionnaire s’emparait de la jeunesse, s’imposait à l’édition et débordait par ondes concentriques de l’université sur toutes les autres couches sociales.

Il fallait peu de temps, au lendemain de ‘68, pour que les jeunes de cette génération, entrés dans la production, engagent des luttes en inventant des formes de combat et commencent à secouer rudement les directions traditionnelles.

Incontestable « révolution culturelle » certes, mais, en même temps, révolution manquée par l’absence de parti organisant la classe travailleuse au niveau même de son élargissement structurel, et surtout en raison du retard de la conscience par rapport à l’exigence théorique et pratique de la période.

De ce retard, les organisations traditionnelles ont pu encore tirer parti, en cela même que le point atteint par leur dégénérescence mutuelle cristallise les retards de conscience combinés des couches anciennes et des couches nouvelles du prolétariat.

L’histoire ne se répète pas ! Ou, plus exactement, ses répétitions sont toujours des variations. Dans tout reflux consécutif à une crise prérévolutionnaire, les masses ne progressent que vers les organisations réformistes tandis que la progression de l’avant-garde est marquée par les contradictions mêmes qui ont été cause de l’échec. Mais ces deux mouvements ont à chaque fois des traits particuliers. Le gonflement des organisations politiques et syndicales traditionnelles après 1968 a eu lieu en fonction de certaines modifications déjà atteintes par elles, mais les a surtout poussées à des mutations qui aggravent leur inadéquation aux transformations de la société, en dépit, voire en raison même de leur volonté de réalisme moderniste. La social-démocratie française s’est efforcée de renouveler ses bases théoriques par un social-technocratisme qui substitue au vieux mythe de transformation de la société par des « réformes » le nouveau mythe de sa transformation par l’encerclement et la conquête des « centres de décision », surtout économiques, par les « compétents ». On voit ici ce que les théorisations des révisionnistes de l’analyse des structures sociales ont pu apporter en profondeur pour la résurrection d’un PS qui se consumait avec la disparition graduelle des couches arriérées des industries en déclin ou des travailleurs des secteurs parcellisés qu’il organisait seules dans les décennies cinquante et soixante. En peu d’années il allait devenir le premier parti ouvrier, mais composé à un taux très élevé des « nouveaux prolétaires » en blouse blanche ou complet veston, pas encore parvenus à la conscience claire de leur nouveau statut social et bloqués à ce niveau par le parti où ils se reconnaissent. Mais pour combien de temps, à l’heure du chômage massif des techniciens et cadres ?

On mesure mal encore à quel point le PCF lui-même se gonfle tendanciellement de ces nouveaux secteurs de la classe ouvrière qui lui fournissent de plus en plus son encadrement ; les enseignants et techniciens remplaçant graduellement les ouvriers d’usines qui y dominaient depuis sa fondation et surtout depuis 1936. A plus forte raison l’étude reste-t-elle à faire de la dialectique de la composition sociale en mouvement de ce parti et de l’évolution irréversible de la crise du stalinisme qui tendent ensemble à la rupture des derniers liens avec la bureaucratie de Moscou.

Mais, dans les deux cas, les adaptations théoriques sont incapables d’armer ces partis pour une longue durée alors que la crise économique et sociale se précipite et met à nu les contradictions réelles entre les classes.

Dans l’offensive bourgeoise de « restructuration » internationale — et en particulier européenne — entraînant un « dégraissage » impitoyable des éléments superflus de l’encadrement ou des techniciens dépassés par le mouvement des techniques, les illusions sur le « pouvoir réel » des tenants des « centres de décision » s’effondre comme une baudruche. Si la théorie du PCF sur l’« alliance » du prolétariat et l’on ne sait quelle classe intellectuelle aux frontières indéfinies semble mieux tenir, elle n’en est pas moins menacée à terme par la saisie de l’unité d’intérêt et de la nécessité de l’unité de lutte des diverses couches d’une classe travailleuse unique.

L’évolution de l’extrême gauche issue de 1968 n’a pas non plus favorisé l’élévation de la conscience au niveau des nouvelles réalités de classe. La pesanteur même des réformismes nourris par près de trente ans de boom économique, et la brutalité de la révélation à la jeune génération du haut degré de dégénérescence réactionnaire des partis traditionnels, et surtout de la monstruosité du stalinisme, a jeté l’essentiel de la nouvelle avant-garde vers une reviviscence du gauchisme spontanéiste ou d’un ultra-bolchévisme caricatural (dont le maoïsme, idéalisé par 20 000 km de distance, fournissait la base matérielle illusoire).

Sur le plan théorique de l’analyse de la structure sociale, ce « contrepied » des réformistes a été représenté de la façon la plus caractéristique par N. Poulantzas qui ... acceptait la même analyse en en changeant seulement les signes de valeurs : les « nouvelles couches sociales » devenant uniformément « nouvelle petite bourgeoisie », ce qui ne pouvait donc que le ramener, par un simple détour, à la notion « d’alliance », c’est-à-dire à la position du PCF, et par la même à l’opportunisme politique du bloc des partis ouvriers avec les formations censées représenter cette « nouvelle petite bourgeoisie ».

Notre courant, seul, n’a cédé à aucun moment aux différentes formes de la révision. Nous devons reconnaître que notre analyse positive des processus de mutation des classes a été tardive et que ce n’est d’abord que négativement que nous répondions aux théoriciens de la nouvelle classe ouvrière, de l’embourgeoisement du prolétariat et des nouvelles forces sociales non prolétaires de la révolution, ce qui nous faisait apparaître comme « bloqués » dans un dogmatisme qui refusait de prendre en compte le nouveau. Mais, dès le début des années soixante, nous avons fait front aux révisionnismes envahissants [1] tandis que tous les sectarismes et dogmatismes ultra-gauches, voire sous étiquettes trotskystes, refusaient de voir l’élargissement de la classe prolétarienne et se perdaient en infinies contradictions et exaspérations du fait de la reconnaissance comme prolétariat des seuls ouvriers d’usines et de chantiers qui tendent à devenir de plus en plus minoritaires dans la société. L’expression publique de nos organisations même n’a pas toujours évité les dérapages sur cette question, en l’absence de textes fondamentaux adoptés par nos instances internationales.

Les présentes conférences d’Ernest Mandel apportent à notre position théorique la base fondamentale qui lui manquait en notre langue. C’est dans le développement de l’économie capitaliste à son troisième âge que notre camarade met au jour le processus de mutation des classes prévu par Marx comme une inéluctable nécessité, de l’aube de ses recherches à la maturité des travaux inachevés pour la fin du Capital.

Cette assise théorique doit permettre d’aborder en toute clarté nombre de problèmes les plus décisifs pour la stratégie du mouvement ouvrier révolutionnaire.

  • D’abord celui de l’unification de la conscience de classe, c’est-à-dire de la constitution de la classe pour soi. Il est clair, en effet, que si l’extension de la classe travailleuse promet une extension invincible de sa force, le stade actuel du processus laisse encore cette force à l’état potentiel. Voire — contradiction dialectique typique — cette extension commence par un recul de la conscience de la classe en soi qui a même contaminé partiellement les gros bataillons des secteurs traditionnels de la classe ouvrière.
  • D’où l’ouverture de l’éventail de l’organisation de la classe ; l’expression d’un champ plus large de la conscience fausse dans des organisations plus nombreuses de la classe, phénomène que nous esquissions plus haut du point de vue d’un renforcement nouveau du réformisme et de l’apparition de nouveaux réformismes et de nouveaux centrismes.
  • Mais, inéluctablement, la conscience des nouvelles couches prolétariennes ou prolétarisées s’élève au rythme même des crises et luttes sociales (1968 a été caractéristique qui a vu des luttes élevées de secteurs de techniciens). Non seulement l’élévation à la conscience claire tend et tendra à augmenter considérablement la force prolétarienne de manière quantitative, mais la culture de ces nouvelles couches apporte à la classe prolétarienne la capacité d’une élévation qualitative sans précédent, dont on peut dire déjà que, de façon générale, l’importance prise par la revendication d’autogestion socialiste est un signe sans ambiguïté.
  • Enfin, l’expansion de la classe prolétarienne à des couches intellectualisées ouvre la voie à une véritable alliance nouvelle avec l’intelligentsia non prolétarienne, petite-bourgeoise, dont l’évolution de la conscience a toujours été dépendante de la force non seulement matérielle mais idéologique, morale et culturelle du prolétariat. Il n’est sans doute pas inutile de préciser qu’une telle alliance n’a rien à voir avec celles que concluent de temps à autre les réformistes avec un tel parti ou fraction de parti bourgeois s’autoproclamant représentant des classes moyennes. La fraction de la petite bourgeoisie susceptible de se rallier au prolétariat — en particulier l’intelligentsia — saura se donner sa représentation politique adéquate dans les prochaines montées de la lutte des classes, et l’alliance ne pose sans doute aujourd’hui que des problèmes de débats et d’actions unies ponctuelles.

Ces points de recherche ne sont pas limitatifs, mais ils suffisent peut-être à indiquer à quel point, au contraire des glapissements « nouvellement philosophiques », c’est toujours le marxisme sous sa forme authentique, c’est-à-dire révolutionnaire qui ouvre les voies à la solution des problèmes de notre temps.

Michel Lequenne

I. Le mouvement étudiant révolutionnaire

Introduction

En septembre et octobre de l’année 1968, Ernest Mandel fit des discours dans trente trois collèges et universités aux Etats-Unis et au Canada, d’Harvard à Berkeley et de Montréal à Vancouver.

Sa présentation à l’Assemblée internationale des mouvements révolutionnaires étudiants, sous l’égide des Etudiants pour une société démocratique (SDS) de l’Université de Columbia, fut considérée comme l’événement majeur de l’Assemblée et un des points chauds de sa tournée. Ce rassemblement se tint le samedi 21 septembre au soir dans l’auditorium de la faculté d’éducation à l’université de New York. Plus de 600 personnes s’y entassèrent ; et le débat se prolongea plusieurs heures durant. Voici le principal discours de la soirée et des extraits essentiels des interventions d’Ernest Mandel au cours de la discussion.

1. Théorie et pratique

Rudi Dutschke, le dirigeant des étudiants berlinois, et de nombreuses autres personnalités étudiantes représentatives ont avancé, en tant qu’idée centrale de leur activité, le concept de l’unité de la théorie et de la pratique, de la théorie révolutionnaire et de la pratique révolutionnaire. Ceci n’est pas un choix arbitraire. L’unité de la théorie et de la pratique peut être considérée comme la plus importante des leçons de l’expérience historique tirées des révolutions qui ont eu lieu en Europe, en Amérique ou en d’autres terres du globe.

La tradition historique qui englobe cette idée part de Babeuf et, à travers Hegel, rejoint Marx. Cette conquête idéologique implique que le grand mouvement de libération de l’humanité doit se trouver guidé par un effort conscient pour reconstruire la société, pour dépasser une situation dans laquelle l’homme est dominé par les puissances aveugles de l’économie de marché et commence à prendre son destin en main. Cet acte conscient d’émancipation ne peut être conduit avec efficacité, et certainement pas jusqu’au bout, sans que l’homme ait pris conscience de l’environnement social dans lequel il vit, des forces sociales auxquelles il doit se mesurer et des conditions sociales et économiques générales de ce mouvement vers la libération.

Tout comme l’unité de la théorie et de la pratique est un guide fondamental pour tout mouvement d’émancipation aujourd’hui, le marxisme enseigne aussi que la révolution, la révolution consciente, ne peut être un succès qu’à la condition que l’homme comprenne la nature de la société dans laquelle il vit et que s’il comprend les forces motrices qui sont sous-jacentes au développement économique et social de cette société. En d’autrès termes : à moins qu’il ne comprenne les forces qui commandent l’évolution sociale, il ne pourra pas transformer cette évolution par une révolution. C’est la conception principale que la théorie marxiste introduit dans l’actuel mouvement révolutionnaire étudiant en Europe.

Nous essaierons de démontrer que ces deux idées — l’unité de la théorie et de la pratique et une compréhension marxiste des contradictions objectives de la société — qui existaient bien avant que le mouvement étudiant en Europe n’ait vu le jour, furent retrouvées et réintégrées dans la lutte pratique par le mouvement étudiant européen comme un résultat de ses propres expériences.

Le mouvement étudiant commence partout — et il n’en va pas différemment aux Etats-Unis — comme une révolte contre les conditions immédiates dont les étudiants font l’expérience dans leurs institutions académiques propres, dans les facultés et les écoles secondaires. Cet aspect est évident à l’Ouest, où nous vivons, bien que la situation soit totalement différente dans les pays sous-développés. Là-bas, bien d’autres forces et circonstances appellent la jeunesse étudiante ou non étudiante à se soulever. Mais, au cours des deux dernières décennies, le type de jeunesse qui va à l’université en Occident n’avait pas trouvé, dans l’ensemble, ni sur le lieu des études, ni dans les conditions familiales, ni dans celles de la cité, de raisons imminentes de révolte sociale.

Il y a, bien sur, des exceptions. La communauté noire des Etats-Unis en est une ; les travailleurs immigrés sous-payés de l’Europe de l’Ouest en sont une autre. Toutefois, dans la plupart des pays occidentaux, les étudiants qui viennent de ce milieu prolétarien le plus pauvre sont toujours une minorité infime. La large majorité des étudiants viennent soit de milieux petits-bourgeois ou de moyenne bourgeoisie, soit des couches salariées les plus favorisées. Quant ils arrivent à l’université, ils ne sont généralement pas préparés, de par l’existence qu’ils ont menée jusqu’alors, à comprendre clairement ou pleinement les raisons de la révolte sociale. Ils en prennent conscience tout d’abord dans le cadre de l’université. Je ne fais pas référence aux exceptionnelles petites minorités d’éléments politiquement conscients, mais à la grande masse d’étudiants qui se trouvent confrontés à un certain nombre de conditions qui les conduisent sur le chemin de la révolte.

En bref, celles-ci embrassent l’organisation, la structure et le programme des cours inadéquats de l’université, ainsi que toute une série de faits matériels, sociaux et politiques d’une expérience dans le cadre de l’université bourgeoise, qui deviennent insupportables pour une fraction de plus en plus grande d’étudiants. Il est intéressant de noter que des théoriciens et pédagogues bourgeois, qui veulent comprendre les raisons de la révolte étudiante, ont dû réintroduire dans leur analyse du milieu étudiant certaines notions qu’ils avaient depuis longtemps éliminées de leur analyse générale de la société.

Il y a quelques jours, alors que j’étais à Toronto, un des principaux pédagogues canadiens donna un cours sur les causes de la révolte étudiante. Ses raisons, a-t-il dit, « sont essentiellement matérielles. Non pas que leurs conditions de vie soient insatisfaisantes ; non pas qu’ils soient maltraités comme l’étaient les ouvriers au XIXe siècle. Mais, socialement, nous avons créé une espèce de prolétariat des universités, qui n’a aucun droit de participer à l’élaboration de ses programmes, aucun droit pour, au moins, co-déterminer sa propre existence pendant les quatre, cinq ou six années qu’il passé à l’université. »

Bien que je ne puisse accepter cette définition non marxiste du prolétariat, je pense tout de même que ce pédagogue bourgeois a partiellement révélé une des racines de la révolte étudiante généralisée. La structure des universités bourgeoises n’est qu’un reflet de la structure hiérarchique générale de la société bourgeoise. Les deux deviennent insupportables pour les étudiants, même avec leur présent niveau élémentaire de conscience sociale. Cela nous amènerait trop loin que de sonder les racines psychologiques et morales plus profondes de cette prise de conscience. Mais, dans certains pays d’Europe de l’Ouest et probablement aussi aux Etats-Unis, la société bourgeoise, telle qu’elle a fonctionné pendant la dernière génération, a provoqué dans les dernières années une décomposition très avancée de la famille bourgeoise classique. En tant que jeunes, les étudiants contestataires ont été éduqués au travers de l’expérience pratique à remettre en question toute autorité en commençant par l’autorité de leurs parents. Cela est extrêmement frappant dans un pays comme l’Allemagne d’aujourd’hui.

Si vous connaissez un tant soit peu la vie quotidienne allemande ou si vous étudiez ses reflets dans la littérature allemande, vous savez que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’autorité paternelle dans ce pays était la moins remise en question au monde. L’obéissance des enfants à leurs parents était très profondément enracinée dans le tissu de la société. Mais l’actuelle jeunesse allemande a traversé une suite d’expériences amères, d’abord en tant qu’enfants d’une génération de parents allemands qui, nombreux, ont accepté le nazisme, puis ont embrassé la guerre froide et, enfin, ont vécu en tout confort dans la croyance que le prétendu « capitalisme populaire » (appelé « économie sociale de marché ») ne serait secoué par aucune récession, aucune crise ni problèmes sociaux. Les faillites idéologiques et morales successives de ces deux ou trois générations de parents ont donné naissance aujourd’hui, au sein de la jeunesse, à un profond sentiment de mépris pour l’autorité de leurs aînés et les ont préparés à ne pas accepter sans défi ou sans réserves sérieuses toute forme d’autorité quand ils arrivent à l’université.

Ils se trouvent alors confrontés, en premier lieu, à l’autorité de leurs professeurs et des institutions universitaires qui, du moins dans le domaine des sciences sociales, sont à l’évidence loin de toute réalité. Les leçons qu’ils reçoivent ne permettent aucune analyse scientifique objective de ce qui se pass dans le monde ou dans les différents pays occidentaux. Ce défi lancé à l’autorité académique en tant qu’institution devient rapidement un défi au contenu de l’enseignement.

De plus, en Europe, bien plus sans doute qu’aux Etats-Unis, nous avons des conditions matérielles très peu satisfaisantes dans les universités. Elles sont surpeuplées. Des milliers d’étudiants sont contraints d’écouter leurs professeurs avec des systèmes d’écoute. Ils ne peuvent parler à leur professeur ou avoir des contacts, des échanges normaux d’opinions ou des dialogues. Les conditions de logement et d’alimentation sont mauvaises aussi. Des facteurs supplémentaires alimentent l’énergie de la révolte étudiante. Cependant, je dois insister sur le fait que la raison principale de la révolte persisterait même si ces conditions matérielles étaient améliorées. La structure autoritaire de l’université et le contenu inadéquat de l’enseignement reçu, du moins dans le domaine des sciences sociales, sont les causes du mécontentement bien plus que ne le sont les conditions matérielles.

C’est pourquoi les tentatives de réformes universitaires qui ont été faites par les ailes libérales des différents establishments de la société néo-capitaliste [2] occidentale feront probablement faillite. Ces réformes n’atteindront pas leurs fins parce qu’elles ne s’attaquent pas aux origines véritables de la révolte étudiante. Non seulement elles ne tentent pas de supprimer les causes de l’aliénation des étudiants, mais, si elles sont appliquées, elles l’accentueront plutôt.

Quel est le but de la réforme universitaire telle qu’elle est proposée par les réformateurs libéraux du monde occidental ? C’est une tentative pour aménager l’organisation de l’université afin que celle-ci satisfasse les besoins de l’économie et de la société néo-capitaliste. Ces messieurs disent : Bien sur, il n’est pas bon d’avoir un « prolétariat académique » ; il n’est pas bon d’avoir beaucoup de gens qui quittent l’université sans pouvoir trouver d’emploi. Ceci est pour beaucoup dans la tension et l’explosion sociale. Comment résoudre le problème ? Nous le ferons en réorganisant l’université et en distribuant le nombre de places accessibles selon les besoins de l’économie néo-capitaliste. Dans un pays qui a besoin de 100.000 ingénieurs nous serons assurés de 100.000 ingénieurs plutôt que d’avoir 50.000 sociologues ou 20.000 philosophes qui ne peuvent trouver d’emploi qui rapporte. Ceci nous débarrassera des causes principales de la révolte étudiante.

Voilà une tentative pour subordonner la fonction de l’université, bien plus que par le passé, aux nécessités immédiates de l’économie et de la société néo-capitaliste. Elle produira un degré encore plus élevé d’aliénation étudiante. Si ces réformes sont appliquées, les étudiants ne trouveront jamais une structure et un enseignement universitaire qui correspondent à leurs souhaits. Ils ne pourront pas choisir une carrière, un domaine de savoir, les disciplines qu’ils désirent et qui correspondent à leurs aspirations, aux besoins de leur propre réalisation en fonction de leurs personnalités propres. Ils seront contraints d’accepter les métiers, disciplines et domaines du savoir qui correspondent aux intérets des pouvoirs de la société capitaliste et non à leurs besoins en tant qu’êtres humains. Ainsi, un niveau plus élevé d’aliénation sera imposé au travers d’une réforme de l’université.

Je ne dis pas qu’il faut être indifférent au problème de toute réforme universitaire. Il est nécessaire de formuler certaines revendications transitoires pour les problèmes universitaires, tout comme les marxistes ont essayé de formuler des revendications transitoires pour d’autres mouvements sociaux dans quelque secteur qu’ils soient. Par exemple, je ne vois pas pourquoi la revendication du « pouvoir étudiant » ne pourrait pas être avancée dans le cadre de l’université. Celle-ci ne peut s’appliquer à toute la société puisqu’elle signifierait qu’une petite minorité s’arroge le droit de régner sur l’immense majorité de la société. Mais, à l’université, la revendication du « pouvoir étudiant », ou n’importe quelle autre revendication dans le sens de l’autogestion par la masse des étudiants, a une valeur certaine.

A ce propos, je serais cependant prudent, car il y a beaucoup de problèmes qui rendent une université différente d’une usine ou d’une communauté productive. Il est faux de dire, comme le font certains théoriciens du SDS américain, que les étudiants sont déjà des travailleurs. La plupart des étudiants sont de futurs producteurs ou des producteurs à temps partiel. Ils peuvent, tout au plus, être comparés aux apprentis dans une usine, puisque leur fonction est identique du point de vue du travail intellectuel, à celle des apprentis du point de vue du travail manuel. Mais ils ont un rôle social et une place transitoire spécifique dans la société. Nous devons donc être prudents quant à la façon dont nous formulons des revendications transitoires à leur égard.

Cependant, il n’est pas nécessaire de poursuivre cette argumentation plus loin ici. Acceptons pour le moment l’idée de « pouvoir étudiant » comme un mot d’ordre transitoire acceptable dans le cadre de l’université bourgeoise. Mais il est parfaitement clair que la concrétisation d’une telle revendication, qui, en elle-même, n’est pas impossible pour une certaine durée de temps, lors des grandes explosions de contestation universitaire, ne changerait pas les racines de l’aliénation des étudiants parce que celles-ci ne poussent pas à l’université elle-même mais dans la société dans son ensemble. Et vous ne pouvez pas changer un petit secteur de la société bourgeoise — dans le cas présent le secteur de l’université bourgeoise —, et penser que les problèmes sociaux peuvent être résolus dans ce petit segment tant que le problème du changement d’ensemble de la société n’aura pas été résolu. Tant que le capitalisme existera, le travail sera aliéné, le travail manuel le sera, et aussi inévitablement le travail intellectuel. Les étudiants resteront donc aliénés, quels que soient les changement que l’action directe pourrait amener dans le cadre de l’université.

Ici encore, ce n’est pas une observation théorique qui nous tombe du ciel. C’est une leçon de l’expérience pratique. Le mouvement étudiant européen, du moins son aile révolutionnaire, a traversé maintes expériences dans pratiquement tous les pays d’Europe occidentale. Schématiquement, le mouvement étudiant débuta par des problèmes ayant trait à l’université et déborda les limites de l’université plutôt rapidement. Il se développa en posant une série de problèmes sociaux et politiques généraux qui n’étaient pas directement liés à ce qui se passait à l’université. Ce qui se passa à Columbia, où la question de l’oppression de la communauté noire fut posée par les « étudiants rebelles », ressemble à ce qui s’est passé dans le mouvement étudiant européen, du moins parmi les éléments les plus avancés qui étaient très sensibles aux problèmes des secteurs les plus exploités du système capitaliste mondial.

Ils engagèrent des actions de solidarité avec les luttes révolutionnaires d’émancipation des peuples des pays sous-développés ; avec Cuba, le Vietnam et d’autres parties opprimées du Tiers Monde. L’identification des fractions les plus conscientes du mouvement étudiant français avec la révolution algérienne, avec la lutte d’émancipation des Algériens contre l’impérialisme français, joua un très grand rôle. Ceci fut sans aucun doute le premier cadre dans lequel une véritable différenciation politique eut lieu sur la gauche du mouvement étudiant. Les mêmes étudiants jouèrent plus tard le rôle d’avant-garde dans la lutte pour la défense de la révolution vietnamienne contre la guerre d’agression de l’impérialisme américain.

En Allemagne, cette sympathie pour les peuples coloniaux eut un point de départ assez exceptionnel. La grande révolte étudiante surgit lors d’une action de solidarité avec les travailleurs, paysans et étudiants d’un autre pays du prétendu Tiers Monde, l’Iran, lors de la visite du shah d’Iran à Berlin.

L’avant-garde étudiante ne s’identifie pas simplement avec les luttes spécifiques de l’Algérie, de Cuba, du Vietnam : elle montre de la sympathie pour l’émancipation révolutionnaire du prétendu Tiers Monde en général. Le développement partit de là. En France, en Allemagne, en Italië — et le même processus se déroule en ce moment en Grande-Bretagne — il n’était pas possible de commencer l’action révolutionnaire en solidarité avec les peuples du Tiers Monde sans une analyse théorique de la nature de l’impérialisme, du colonialisme, des forces motrices responsables, d’une part de l’exploitation du Tiers Monde par l’impérialisme et, d’autre part, du mouvement de libération des masses révolutionnaires de ces pays contre l’impérialisme.

Au travers d’un détour par l’analyse du colonialisme et de l’impérialisme, les forces les plus conscientes et organisées du mouvement étudiant européen furent amenées au point de départ du marxisme, c’est-à-dire à l’analyse de la société capitaliste et du système capitaliste international dans lequel nous vivons. Si nous ne comprenons pas ce système, nous ne pouvons pas comprendre les raisons des guerres coloniales ou des mouvements de libération coloniaux. Nous ne pouvons non plus comprendre pourquoi nous devrions nous solidariser avec ces forces à une échelle mondiale.

Dans le cas de l’Allemagne, ce processus mit moins de six mois pour se dérouler. Le mouvement étudiant commença par remettre en question la structure autoritaire de l’université, continua en remettant en question l’impérialisme et la misère dans le Tiers Monde, et ensuite, en se solidarisant avec les mouvements de libération, fut mis devant la nécessité de réanalyser le néo-capitalisme sur une échelle mondiale et dans le pays même où les étudiants étaient actifs. Ils durent revenir au point de départ de l’analyse marxiste de la société dans laquelle nous vivons pour comprendre les raisons objectives les plus profondes de la misère sociale et de la révolte sociale.

2. L’unité de la théorie et de la pratique

Dans le processus de conquête et de reconstitution de l’unité de la théorie et de la pratique, la théorie est tantôt en avance sur l’action et tantôt l’action précède la théorie. Toutefois, à chaque instant, les besoins d’une lutte forcent ses acteurs à rétablir l’unité à un niveau constamment plus élevé.

Pour comprendre ce processus dynamique, nous devons reconnaître qu’opposer l’action immédiate à l’étude à long terme constitue une fausse méthode. J’ai été frappé, pendant la « Socialist scholars conference » et lors de diverses autres conférences, aux Etats-Unis, au cours des deux dernières semaines, par la façon systématique avec laquelle cette division a été défendue dans un sens ou dans l’autre. C’était comme un dialogue de sourds dans lequel une partie de l’audience disait : « Il est seulement nécessaire d’entreprendre l’action, l’action immédiate, le reste est inutile », pendant que l’autre partie disait : « Non ! Avant d’agir, il faut savoir ce qu’il faut faire, alors n’agissez pas encore. Asseyez-vous, étudiez, écrivez des livres ! » (Applaudissements).

La réponse évidente acquise dans l’expérience historique, non seulement de la période marxiste, mais même de la période prémarxiste du mouvement révolutionnaire, c’est que l’on ne peut faire l’un sans l’autre (applaudissements). La pratique sans la théorie ne sera pas efficace, ni émancipatrice en profondeur, car, comme je l’ai dit auparavant, l’on ne peut émanciper l’humanité inconsciemment. D’autre part, la théorie sans pratique ne sera pas authentiquement scientifique, car il n’existe pas d’autre moyen de mettre la théorie à l’épreuve que par la pratique.

Toute forme de théorie qui n’est pas mise à l’épreuve au travers de la pratique n’est pas une théorie adéquate, elle est insuffisante du point de vue de l’émancipation de l’humanité (applaudissements). C’est au travers d’un effort constant pour poursuivre les deux en même temps, simultanément, et sans division du travail, que l’unité de la théorie et de la pratique peut être rétablie à un niveau progressivement plus élevé afin que tout mouvement révolutionnaire, quels que soient ses origines et ses buts socialement progressistes, puisse vraiment arriver à ses fins.

Dans ce même sens d’une division du travail, une autre idée fut exprimée qui me frappa comme extrêmement étrange pour un corps de socialistes. Cette division prévalente entre la théorie et la pratique, qui en soi est déjà mauvaise, reçoit une nouvelle dimension dans le mouvement socialiste quand il est dit : une catégorie est celle des activistes, les simples gens qui font le sale boulot. Une autre catégorie est celle de l’élite qui doit penser. Si cette élite se mêle aux piquets de grève, elle n’aura pas le temps de penser ou d’écrire des livres et, dans ce cas, un élément précieux de la lutte pour l’émancipation sera perdu.

Je dois dire que toute notion qui chercherait à réintroduire au sein du mouvement révolutionnaire la division élémentaire du travail entre travail intellectuel et travail manuel, entre la piétaille qui fait le sale boulot et l’élite qui pense, est profondément non socialiste. Elle va à l’encontre de l’un des buts principaux du mouvement socialiste qui est précisément d’arriver à la disparition de la division entre travail manuel et intellectuel (applaudissements) non seulement au sein des organisations mais, plus important encore, à l’échelle de la société tout entière. Les socialistes révolutionnaires d’il y a cinquante ou cent ans ne pouvaient pas saisir cela aussi clairement que nous, aujourd’hui, alors que les possibilités objectives d’atteindre ce but existent. Nous sommes déjà entrés dans un processus objectif de technologie et d’éducation qui travaille à cette fin.

Une des principales leçons qui doit être tirée de la dégénérescence de la Révolution russe est que, si cette division entre travail manuel et intellectuel est maintenue dans n’importe quelle société en transition entre le capitalisme et le socialisme, en tant qu’institution permanente, elle ne peut que développer la bureaucratie, de nouvelles inégalités et de nouvelles formes d’oppression humaine, qui sont incompatibles avec une communauté socialiste (applaudissements).

Alors nous devons commencer par éliminer dans les limites du possible toute idée d’une telle division du travail dans le mouvement révolutionnaire lui-même. Nous devons maintenir, en règle générale, qu’il n’y a pas de bons théoriciens s’ils ne sont pas capables de participer à l’activité pratique, et qu’il n’y a pas de bons activistes s’ils sont incapables d’assimiler et de développer la théorie (applaudissements).

Le mouvement étudiant européen a essayé d’arriver à cela à un certain degré et avec certains succès en Allemagne, en France et en Italie. Il est apparu un type de dirigeant étudiant qui est un agitateur et qui peut même, si besoin est, construire une barricade et y combattre, mais qui en même temps est capable d’écrire un article théorique et même un livre et de discuter avec les sociologues, professeurs de sciences politiques et économistes les plus en vogue et les battre sur leur propre terrain (applaudissements). Ceci nous a rendu confiants non seulement dans l’avenir du mouvement étudiant, mais aussi pour le temps où ces étudiants ne le seront plus mais auront à exercer d’autres fonctions dans la société.

3. La nécessité d’une organisation révolutionnaire

Ici, j’aimerais discuter d’un autre aspect de l’unité de la théorie et de la pratique qui a été en débat dans les mouvements étudiants européens et nord-américains. Je suis personnellement convaincu que, sans une véritable organisation révolutionnaire — ce par quoi j’entends non une formation conjoncturelle mais une organisation sérieuse et permanente —, une telle unité de la théorie et de la pratique ne pourrait être acquise de façon durable.

Je donnerai pour cela deux raisons. L’une est dans le statut même de l’étudiant. Le statut de l’étudiant, contrairement à celui du travailleur, est, par sa nature même, de courte durée. Il reste à l’université pour quatre, cinq ou six ans et personne ne peut prédire ce qu’il lui arrivera après qu’il l’aura quittée. Ici, j’aimerais répondre tout de suite à l’un des arguments les plus démagogiques qui ont été employés par les dirigeants des partis communistes européens contre les « étudiants rebelles ». Ils ont dit avec mépris : « Qui sont ces étudiants ? Aujourd’hui, ils se révoltent. Demain ils seront nos patrons qui nous exploiteront, alors ne prenons pas au sérieux ce qu’ils font. »

Ceci est un argument ridicule, car il ne prend pas en considération le bouleversement du rôle des diplômés de l’université dans la société actuelle. S’ils s’en étaient rapportés aux statistiques, ils auraient appris qu’une petite minorité seulement des étudiants diplômés d’aujourd’hui deviennent patrons ou agents directs des patrons, comme gestionnaires de haut rang. C’était peut-être le cas lorsqu’il n’y avait pas plus de 10.000, 15.000 ou 20.000 diplômés par an. Mais lorsqu’il y a un million, ou quatre ou cinq millions d’étudiants, il est impossible à la plupart d’entre eux de devenir capitalistes ou gestionnaires d’entreprises, car il n’y a pas autant de postes disponibles de ce genre-là.

Le grain de vérité de cet argument démagogique est qu’en quittant l’environnement académique, l’étudiant diplômé peut voir se modifier son niveau de conscience sociale et d’activité politique. Quand il quitte l’université, cette atmosphère ne l’entoure plus, et il est plus vulnérable aux pressions de l’idéologie et des intérêts bourgeois ou petit-bourgeois. Il y a le grand danger qu’il s’intègre à son nouveau milieu social, quel qu’il soit. Il s’en suivra un processus de retour à des positions d’intellectuel réformiste ou libéral de gauche, qui n’entraînent plus d’activités révolutionnaires.

Il est instructif d’étudier de ce point de vue l’histoire du SDS allemand, le plus vieux des mouvements révolutionnaires étudiants du moment en Europe. Depuis qu’elle a été expulsée de la social-démocratie allemande, il y a neuf ans de cela, toute une génération de militants SDS a quitté l’Université. Après plusieurs années, en l’absence d’une organisation révolutionnaire, la majorité écrasante de ces militants, quel qu’ait été leur souhait individuel d’être des socialistes convaincus et dévoués, ne sont plus actifs politiquement d’un point de vue révolutionnaire. Ainsi, pour préserver dans le temps la continuité de l’activité révolutionnaire, il faut une organisation plus large qu’une organisation révolutionnaire purement étudiante, une organisation dans laquelle étudiants et non-étudiants peuvent travailler ensemble.

Il existe une raison encore plus importante pour laquelle une telle organisation-parti est nécessaire. Parce que sans elle, aucune unité d’action permanente avec la classe ouvrière industrielle, au sens le plus large du terme, ne peut être acquise. En tant que marxiste, je reste convaincu que, sans l’action de la classe ouvrière, il est impossible de renverser la société bourgeoise et de construire une société socialiste (applaudissements).

Ici encore, d’une manière remarquable, nous voyons comment les expériences des mouvements étudiants, d’abord en Allemagne, ensuite en France et en Italie, sont arrivés en pratique à cette conclusion théorique. Les mêmes sortes de discussions qui ont lieu aux Etats-Unis maintenant sur l’importance ou non de la classe ouvrière industrielle pour l’action révolutionnaire furent menées il y a un an, ou même il y a six mois, dans des pays comme l’Allemagne et l’Italie.

Le problème fut résolu en pratique, non seulement au cours des événements révolutionnaires de mai-juin 1968 en France, mais aussi par l’action commune des étudiants de Turin avec les travailleurs de la FIAT en Italie. Il a aussi été clarifié par les tentatives conscientes du SDS allemand pour entraîner des fractions de la classe ouvrière dans son agitation à l’extérieur de l’université contre la société d’éditions Springer et dans sa campagne de prévention contre la mise en application des lois d’urgence réduisant les libertés démocratiques.

De telles expériences ont appris au mouvement étudiant de l’Europe de l’Ouest qu’il était absolument indispensable qu’il trouve un point qui le relie à la classe ouvrière industrielle. Cette question a différents aspects à différents niveaux. Elle a un aspect programmatique que je ne pourrai aborder maintenant. Se pose la question de : comment les étudiants peuvent-ils approcher la classe ouvrière industrielle, et non pas comme des donneurs de leçons, parce qu’alors les travailleurs les enverront toujours paître, même s’ils ont une zone d’intérêt et des buts sociaux communs.

Se pose par-dessus tout le problème de l’organisation du parti. Sinon une série d’expériences autodestructrices pour parvenir à une collaboration à un bas niveau d’action immédiate entre un petit nombre d’étudiants et un petit nombre de travailleurs s’effilochera au bout de trois à six mois et n’arrivera à rien. Même si l’on recommence à zéro, lorsque le bilan est tiré après un, deux ou trois ans, il en restera peu.

La fonction d’une organisation révolutionnaire permanente est de faciliter une intégration réciproque des luttes étudiantes et de celles de la classe ouvrière par leurs avant-gardes d’une façon continue. Il n’y a pas simplement continuité dans le temps mais aussi, pour ainsi dire, continuité dans l’espace, interaction entre différents groupes sociaux qui ont la même raison d’être socialistes révolutionnaires.

Nous devons nous demander si une telle intégration est objectivement possible. Il est plus facile de répondre oui après les expériences de France, d’Italie et d’autres pays d’Europe occidentale et de défendre cette ligne pour l’Europe occidentale qu’en ce qui concerne les Etats-Unis. Pour des raisons historiques que je ne puis aborder maintenant, une situation particulière existe aux Etats-Unis où la majorité de la classe ouvrière blanche n’est pas encore réceptive aux idées socialistes d’action révolutionnaire. C’est un fait incontestable. Evidemment, ceci peut changer rapidement. D’aucuns disaient la même chose au sujet de la France quelques semaines seulement avant le l0 mai 1968. Cependant, même aux Etats-Unis, il existe une importante minorité de la classe ouvrière industrielle, les travailleurs noirs, à propos desquels personne ne peut dire, après l’expérience de ces deux dernières années, qu’ils sont inaccessibles aux idées socialistes ou incapables d’entreprendre l’action révolutionnaire. Ici, au moins, existe une possibilité immédiate d’unité entre la théorie et la pratique avec une partie de la classe ouvrière.

De plus, il est essentiel d’analyser les tendances sociales et économiques qui, à long terme, secoueront l’apathie et le conservatisme politiques prédominants de la classe ouvrière blanche. L’exemple de l’Allemagne, en des circonstances similaires, montre que ceci peut arriver. Il y a quelques années, la classe ouvrière allemande apparaissait aussi enfoncée avec la même stabilité, dans le même conservatisme, aussi inébranlablement intégrée à la société capitaliste que la classe ouvrière nord-américaine l’apparaît à beaucoup de gens aujourd’hui. Ceci a déjà commencé à changer. Ce cas illustre comment un infime changement dans le rapport de forces, une petite déficience de l’économie, une attaque des employeurs sur la structure et les droits syndicaux traditionnels, peuvent créer des tensions sociales qui peuvent changer beaucoup en ce domaine.

De toute façon, ce n’est pas plus ma tâche de vous informer des problèmes de votre propre lutte de classes que ce n’est la vôtre d’aller prêcher aux ouvriers. Je préfère indiquer un des principaux canaux à travers lequel la conscience socialiste et l’activité révolutionnaire peut se transmettre entre étudiants et travailleurs, comme l’ont montré non seulement l’Europe occidentale mais aussi le Japon. Cette courroie de transmission spécifique, c’est la jeunesse ouvrière. Conséquence des changements technologiques des dernières années sur la structure de la classe ouvrière, le système éducatif bourgeois est inadéquat pour préparer les jeunes travailleurs, ou une partie des jeunes ouvriers, à jouer le nouveau rôle exigé par ce changement technologique, alors qu’il s’agit d’un besoin des capitalistes eux-mêmes. Les Etats-Unis constituent un exemple extrêmement frappant de ceci, avec la faillite totale de l’enseignement pour les jeunes travailleurs noirs qui ont un taux de chômage aussi élevé que la moyenne de la population américaine globale pendant la grande dépression. Ce fait explique en grande partie ce qui se passe au sein de la jeunesse noire dans ce pays.

Et cela est seulement une des manifestations d’une tendance plus générale qui nous dicte une attention extrême à tout ce qui se passe dans la jeunesse. Il n’y a pas de signe plus évident de la décrépitude et de la décomposition d’un système social que le fait qu’il doive condamner et rejeter totalement sa jeunesse. Le pouvoir français, pendant les événements de Mai, n’a pas seulement refusé de faire des distinctions entre jeunes étudiants, jeunes employés et jeunes ouvriers, mais il a considéré la jeunesse en soi comme une ennemie.

Un exemple concret est l’incident de Flins, pendant la grève générale. Après qu’un jeune lycéen ait été abattu par la police, il y a eu un tumulte du tonnerre. Alors, systématiquement, la police rentra dans le tas et tria les manifestants, consultant les cartes d’identité. Tout ce qui avait moins de trente ans était arrêté, car considéré comme potentiellement insurrectionnel, comme décidé à se battre contre la police (applaudissements).

Si vous examinez de près la littérature contemporaine, l’industrie cinématographique et d’autres formes de reflets de la réalité sociale dans la superstructure culturelle au cours des cinq ou dix dernières années, vous verrez que, sous la très malhonnête couverture de dénonciation de la délinquance juvénile, la bourgeoisie a vraiment dressé un tableau de ce type de jeunesse que son système produit, ainsi que de l’esprit rebelle de cette jeunesse. Ceci n’est pas limité du tout aux étudiants ou aux minorités comme la jeunesse noire des Etats-Unis. Cela s’applique aussi aux jeunes ouvriers.

Il est impératif d’étudier tout ce qui se passe chez les jeunes travailleurs en lutte. Gagner ces jeunes ouvriers à la conscience socialiste, aux idées de la révolution socialiste, sera probablement décisif pour le sort de la plupart des pays occidentaux dans les dix ou quinze prochaines années. Si nous arrivons à faire des meilleurs de ces jeunes, des révolutionnaires sociaux, comme je crois qu’il a été fait dans une grande mesure en Europe occidentale, nous pouvons avoir confiance en l’avenir de notre mouvement. Si nous ratons le coche, et qu’une grande partie de cette jeunesse glisse vers l’extrême droite, nous aurons perdu une lutte décisive et nous nous retrouverons dans la même grave situation à laquelle le mouvement socialiste et révolutionnaire européen dut faire face dans les années trente.

L’unité de la théorie et de la pratique signifie aussi que toute une série d’idées clés du vieux mouvement socialiste et de la tradition révolutionnaire sont en train d’être redécouvertes aujourd’hui. Je sais qu’une partie du mouvement étudiant des Etats-Unis aimerait créer quelque chose de totalement neuf. J’approuve de tout mon coeur toute proposition de faire les choses mieux, car le bilan de ce que les générations précédentes sont arrivées à faire du point de vue de la construction d’une société socialiste n’est pas très convaincant. Mais, ici, un avertissement est de rigueur. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, lorsque vous pensez que vous créez ou découvrez quelque chose de nouveau, ce que vous faites en réalité c’est de retourner dans un passé qui est encore plus lointain que le passé du marxisme.

A peu près toutes les « nouvelles idées » qui ont été avancées dans le mouvement étudiant en Europe au cours des deux ou trots dernières années, et qui commencent à être courantes aux Etats-Unis, sont très, très vieilles. Et ceci pour une raison simple, qui est enracinée dans l’histoire des idées. Les diverses possibilités d’évolution sociale et les principales tendances de critique sociale qui leur correspondent furent développées dans leurs grandes lignes par les grands penseurs du XVIIIe et XIXe siècle. Que cela vous plaise ou non, cela reste vrai pour les sciences sociales comme pour les sciences naturelles où une série de lois élémentaires ont été établies dans le passé. Si vous voulez développer des tendances nouvelles, vous devez fonder sur le socle qui fut maçonné par les meilleurs des penseurs et des lutteurs des générations précédentes.

Cette recherche désespérée de quelque chose d’entièrement nouveau n’est qu’un aspect épisodique de la phase initiale de la radicalisation étudiante. Dès que le mouvement s’élargit et mobilise de larges masses, alors, paradoxalement, l’inverse se produit, comme des sociologues français l’ont souligné avec grand étonnement à propos des événements de Mai. Alors, les larges masses étudiantes révolutionnaires font tout pour redécouvrir leur tradition et leurs racines historiques.

Les étudiants doivent avoir conscience qu’ils sont plus forts s’ils peuvent dire : nous luttons dans le prolongement d’un combat pour la liberté qui commença il y a cent cinquante ans, ou même il y a deux mille ans, quand les premiers esclaves se soulevèrent. Cela est bien plus convaincant que de dire : nous faisons quelque chose de tout à fait nouveau qui est coupé de l’histoire et isolé de tout le passé, comme si ce passé n’avait rien à nous apprendre ni à nous apporter (applaudissements).

Cette quête ramènera les « étudiants rebelles » aux concepts historiques fondamentaux du socialisme et du marxisme. Nous avons vu comment les mouvements étudiants français, allemand, italien et maintenant britannique sont revenus aux idées de révolution socialiste et de démocratie ouvrière. Pour quelqu’un de mon école de pensée, ce fut une joie énorme de voir avec quelle rigueur sourcilleuse le mouvement révolutionnaire français protégeait le droit de chaque tendance à la liberté d’expression, renouant avec les meilleures traditions du socialisme. Votre propre assemblée renoue avec la vieille tradition socialiste et marxiste d’internationalisme quand vous dites que la révolte étudiante est mondiale et que le mouvement étudiant est international.

Et c’est un internationalisme du même type, avec les mêmes racines et avec les mêmes buts que l’internationalisme du socialisme, que celui de la classe ouvrière ! Les problèmes internationaux impératifs auxquels les étudiants font face sont des problèmes de solidarité avec nos camarades au Mexique, en Argentine, au Brésil qui sont à la tête de luttes extraordinaires, poussant la révolution latino-américaine vers un stade nouveau et plus élevé, après des défaites qui leur furent imposées par une mauvaise direction, la réaction intérieure et la répression impérialiste au cours des dernières années. Plus que tout nous devons saluer le courage et l’audace des étudiants mexicains (applaudissements). En quelques jours ils ont fondamentalement changé la situation politique de leur pays et arraché le masque de fausse démocratie que le gouvernement mexicain avait mis pour recevoir des millions de visiteurs pendant les jeux Olympiques. Maintenant, quiconque va à ces jeux apprendra qu’il entre dans un pays où les dirigeants syndicaux des chemins de ter ont été gardés en prison de longues années après que leur peine ait été accomplie, où de nombreux prisonniers politiques de gauche ont été emprisonnés pour des années sans procès, où des dirigeants étudiants et un millier de militants étudiants sont en prison sans aucun fondement juridique. Leurs protestations héroïques auront des conséquences énormes sur l’avenir de la politique mexicaine et de la lutte des classes au Mexique (applaudissements).

Il est aussi nécessaire de dire quelques mots à propos des étudiants persécutés dans les pays semi-coloniaux, dont personne ne parle jamais, tels que les dirigeants étudiants congolais qui sont en prison depuis bientôt un an pour avoir organisé une petite manifestation contre la guerre du Vietnam lorsque le vice-président Humphrey vint chez eux. Nous ne devons pas oublier les dirigeants des étudiants tunisiens qui ont été condamnés à douze ans de prison pour les mêmes raisons. Simplement pour avoir conduit une manifestation : douze années de prison ! Nous devons alerter l’opinion publique afin que ces crimes de répression ne soient pas oubliés.

Nous devons aussi penser à nos camarades en Yougoslavie et en Tchécoslovaquie (applaudissements) qui ont mené de grandes luttes cette année. Ils ont montré que leur lutte pour introduire et consolider la démocratie socialiste dans les pays d’Europe de l’Est est une lutte parallèle à la nôtre contre le capitalisme et l’impérialisme à l’Ouest. Nous ne laisserons ni la réaction stalinienne, ni la réaction impérialiste déformer la nature de cette lutte comme pro-impérialiste ou pro-bourgeoise, ce qu’elle n’est en aucune mesure (applaudissements).

Enfin, nous ne devons pas oublier, comme certains pourraient le faire, car cela ne figure pas à la « une » des journaux, la lutte contre l’intervention US au Vietnam, qui est toujours la lutte principale dans le monde aujourd’hui. Ce n’est pas parce que des négociations viennent de s’ouvrir à Paris que nous n’avons plus rien à faire pour aider la lutte de nos camarades vietnamiens. Ainsi donc, je vous appelle à participer à l’action mondiale qui a été entamée par le mouvement étudiant japonais, le Zengakuren, par la Fédération britannique des étudiants révolutionnaires avec la campagne de « Solidarité pour le Vietnam », là-bas, et le Comité de mobilisation étudiante, dans ce pays. C’est la semaine de solidarité avec la révolution vietnamienne du 21 au 27 octobre. Cette semaine-là, des centaines de milliers d’étudiants, de jeunes travailleurs et de jeunes révolutionnaires descendront dans la rue au même moment dans une action mondiale commune pour le but concret que les camarades vietnamiens eux-mêmes nous disent être le plus important pour eux ! Montrer au monde entier qu’aux Etats-Unis des centaines de milliers de gens sont pour le retrait immédiat des troupes américaines du Vietnam, Ca, ce sera un grand acquis ! (Applaudissements).

II. Le nouveau rôle de l’Université bourgeoise

Au cours des vingt-cinq dernières années, la fonction de l’université en Occident s’est progressivement modifiée. Dans ce processus, l’université a, dans une large mesure, été le sujet plus que l’objet d’une évolution sociale programmée qu’on peut résumer en une formule : transition de la seconde à la troisième phase de l’histoire du mode de production capitaliste, ou, plus brièvement, essor du néo-capitalisme.

Au cours des deux phases précédentes du capitalisme, la fonction de l’université était essentiellement de donner aux fils les plus brillants — et, dans une moindre mesure, également aux filles — de la classe dirigeante, l’éducation classique voulue et les moyens de diriger efficacement l’industrie, la nation, les colonies et l’armée.

Former à la pensée méthodique, développer des régies d’érudition indépendante, fournir une base culturelle de classe commune et, sur cette base, assurer les liens informels entre « élites » des différents domaines de la vie sociale (le système du « lien entre anciens condisciples »), tel était le rôle essentiel de l’enseignement universitaire pour la grosse majorité des étudiants.

L’enseignement professionnel spécialisé n’en était qu’un sous-produit. Même dans les sciences de la nature, l’accent était généralement mis sur la théorie pure. Le mode de financement de l’enseignement supérieur donnait en pratique un « monopole du savoir » à la classe dirigeante. La plupart des diplômés de l’université avaient en fait des professions indépendantes — membres des professions libérales et hommes d’affaires — ou étaient de proches associés de personnes ayant une situation indépendante.

Le néo-capitalisme a changé tout cela de façon fondamentale. Deux de ses traits caractéristiques ont contribué à part égale à ce changement : d’une part le besoin de main-d’oeuvre spécialisée sur le plan technique dans l’industrie et dans un appareil d’Etat en augmentation ; d’autre part la nécessité de répondre à la demande croissante d’études supérieures que, suite à l’augmentation du niveau de vie, les classes moyennes, les fonctionnaires, les travailleurs à « cols blancs », et même — dans une moindre mesure — les ouvriers qualifiés, commençaient à rechercher comme moyen de promotion sociale.

L’explosion universitaire à laquelle nous assistons encore à l’heure actuelle a donc été la conséquence d’une demande fortement accrue, et d’une offre non moins fortement accrue de main-d’oeuvre intellectuelle.

L’université n’y était pas préparée, que ce soit au niveau du contenu même des études supérieures ou au niveau de son infrastructure matérielle et de son organisation administrative. Cet échec de l’université à répondre aux besoins du capitalisme a été considéré à juste titre comme une des causes de la révolte étudiante internationale. Mais il est dans la nature de notre société qu’elle peut forcer les universités à s’adapter à ces besoins nouveaux de la classe dominante.

Dans le cadre néo-capitaliste, la réforme technocratique de l’université — la transformation de l’université traditionnelle en université technocratique — est inévitable.

La révolte étudiante n’est pas seulement une réaction face à l’incapacité des universités contemporaines à s’adapter. Elle est dans le même temps une réaction face à la tentative, jusqu’ici trop bien réussie, de réaliser cette adaptation sur la base d’une subordination presque totale aux exigences et aux intérêts du néo-capitalisme.

Le lien entre la troisième révolution technologique — souvent appelée « révolution technico-scientifique » —, la demande croissante de main-d’oeuvre intellectuelle et la réforme universitaire technocratique est un lien évident. La troisième révolution technologique se distingue par une réintroduction massive de travail intellectuel dans l’industrie, la production, et même le procès de travail, réintroduction que symbolise l’électronicien supervisant et surveillant les opérations de production automatisées.

Ainsi se développe un véritable « marché du travail » pour diplômés de l’enseignement supérieur. Des « dénicheurs de talents » font leur choix au sein de toute nouvelle promotion des grandes universités américaines, britanniques et japonaises, et le même procédé se généralise de plus en plus dans les pays d’Europe occidentale. La loi de l’offre et de la demande fixe les salaires des travailleurs intellectuels comme elle le fait depuis deux cents ans pour ceux des travailleurs manuels.

Un processus de prolétarisation du travail intellectuel est donc en route. La prolétarisation ne signifie pas essentiellement (et dans certains cas pas du tout) une consommation limitée ou un bas niveau de vie, mais une aliénation croissante, la perte d’accès aux moyens de travail et de contrôle des conditions de travail, une subordination croissante du travailleur à des exigences qui n’ont plus aucun lien avec ses talents ou ses besoins propres.

Pour que l’université puisse remplir cette fonction de former les spécialistes salariés réclamés par les grandes firmes, il faut réformer l’enseignement supérieur dans un sens fonctionnel. Les spécialistes de la croissance économique ont « découvert » qu’une des causes du ralentissement de la croissance du produit national brut en Grande-Bretagne, c’était l’accent mis dans les universités sur la science théorique aux dépens de la science appliquée.

La campagne pour l’adaptation de l’enseignement supérieur aux besoins pratiques est encouragée par tous les moyens — alors que dans le même temps, les dirigeants les plus intelligents des grands monopoles reconnaissent qu’à long terme, la recherche théorique pure est plus fructueuse qu’une recherche limitée à des domaines circonscrits d’avance, et ce, même d’un point de vue « purement économique ».

La tendance à rendre l’université fonctionnelle est poussée à l’extrême lorsque l’enseignement et la recherche universitaire sont subordonnés aux projets spécifiques de firmes privées ou de services gouvernementaux (on pense au rôle de certains collèges universitaires britanniques et américains dans la recherche sur les armes biologiques, ainsi qu’aux war games [3] pratiques dans certaines universités américaines et s’occupant de guerres civiles dans tel ou tel pays colonial).

Mais ces cas limites doivent être considérés pour ce qu’ils sont, des exemples extrêmes, et en aucun cas comme l’essence de la fonctionnalisation, qui est le fonds de la réforme technocratique de l’université.

La surspécialisation, l’instrumentalisation et la prolétarisation du travail intellectuel sont les manifestations objectives de l’aliénation croissante du travail et amènent inévitablement à une conscience subjective croissante de cette aliénation. L’impression de perdre tout contrôle sur le contenu et le déroulement de son propre travail est aussi répandue de nos jours chez les soi-disants spécialistes, y compris ceux qui sortent de l’université, que chez les travailleurs manuels.

La reconnaissance de cette aliénation par les étudiants eux-mêmes, liée à un malaise provoqué par les structures autoritaires de l’université, joue un grand rôle comme force motrice de la révolte étudiante.

Il y a soixante ans, les justifications conservatrices ou libérales du système social existant étaient d’autant plus convaincantes que la stabilité du système n’était guère mise en question, même par ses critiques les plus radicaux. Au mieux, une révolution sociale était à l’ordre du jour uniquement dans les pays sous-développés. Pour l’Occident lui-même, c’était là un but vague, rejeté dans le futur.

Deux guerres mondiales, d’innombrables crises économiques et sociales, et plusieurs révolutions ont depuis profondément modifié ce point de vue. Précisément parce que l’ordre social existant est beaucoup moins stable qu’avant la Première Guerre mondiale, la fonction du savoir bourgeois n’est plus dans l’apologie théorique mais dans la réforme concrète et dans l’intervention visant a surmonter certaines crises.

Mais, pour ces raisons mêmes, il est devenu beaucoup plus facile que par le passé de défier le système capitaliste dans les universités tant du point de vue théorique que du point de vue pratique. Le système n’est plus considéré comme une réalité évidente mais simplement comme une variante parmi plusieurs possibles.

Ce qui donne une importance particulière à trois composantes qui ont provoqué la naissance du mouvement étudiant. D’un côté, on trouve un mécontentement croissant face à la société actuelle dont, pratiquement, personne ne peut nier qu’elle est en crise. La réforme néo-capitaliste de l’université, mise en place de façon autoritaire, et dans une large mesure imposée aux étudiants, ne peut qu’accroître ce malaise.

D’un autre côté, les structures d’opposition traditionnelles, c’est-à-dire les partis politiques de gauche et surtout le mouvement ouvrier, ont cessé de jouer leur rôle d’opposition radicale à la société existante, pour des raisons sur lesquelles je ne peux m’étendre ici.

Dans la mesure où les étudiants critiques ne trouvent pas la possibilité d’une opposition radicale et d’un affrontement à l’intérieur de ces structures, ils tentent d’y parvenir hors des partis, du parlement et des mass media manipulées. Mais comme ils n’ont ni la masse ni le poids social nécessaires pour transformer eux-mêmes la société, leur activité se borne à imiter une révolution sociale afin de donner un exemple qui se réduit à une sorte de spectacle.

Pour certains révolutionnaires étudiants, ce spectacle, de moyen, devient une fin en soi. Ainsi deviennent-ils, en dépit de leur verbiage révolutionnaire, les victimes de l’un des phénomènes les plus typiques d’une société fondée sur une division extrême du travail ; je veux dire le phénomène de la conscience partielle et donc de la fausse conscience.

D’autres révolutionnaires étudiants tentent d’agir rationnellement, c’est-à-dire de montrer à la classe ouvrière par leur exemple la possibilité d’une voie différente, comme un détonateur pouvant provoquer une explosion dans les masses plus larges. Les événements de Mai 1968 en France ont prouvé que ce n’était pas là une perspective irréaliste.

Mais ces événements ont aussi montré qu’une révolte étudiante ne pouvait à elle seule remplacer une avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière politiquement éduquée et solidement organisée.

Il semble donc que les universités actuelles soient prises entre deux forces opposées. D’un côté, la réforme technocratique est mise en place de l’extérieur dans l’intérêt de la classe dominante. De l’autre côté, une opposition radicale naît au sein même des universités, mais, en l’absence de soutien de la part d’autres secteurs de la société, elle s’enlise dans l’utopie et l’impuissance.

Existe-t-il un moyen de sortir de ce dilemme ? Les étudiants — et les « intellectuels » en général — sont-ils condamnés à choisir entre s’intégrer à l’ordre social existant, irrationnel et inhumain — on ferait mieux de l’appeler le désordre existant ! — ou s’engager dans des actes de révolte sans espoir, que ce soit individuellement ou dans de petits groupes ?

Répondre à cette question suppose que l’on a une idée de la capacité de la société néo-capitaliste à surmonter ses contradictions internes les plus importantes. Contrairement à Marcuse et à d’autres, nous partons de l’idée que la contradiction la plus importante de la société capitaliste — aussi bien à son stade néo-capitaliste qu’à ses stades précédents — est la contradiction entre le capital et le travail au sein du processus de production.

Nous sommes par conséquent convaincus qu’à long terme les travailleurs ne peuvent être intégrés dans le néo-capitalisme, dans la mesure où la contradiction entre capital et travail resurgira toujours, que cela se produise ou non dans la sphère de la consommation.

En outre, il y a beaucoup de signes qui indiquent que, dans les pays occidentaux industrialisés, le centre de gravité de la lutte des classes est en train de glisser lentement mais sûrement des problèmes de partage du revenu national entre salaires et profits, au problème de savoir qui décide ce qui est produit, comment on devrait le produire, et comment les travailleurs devraient s’organiser pour le produire.

Si notre opinion est confirmée par les événements — et beaucoup de ce qui s’est passé dans les deux ou trois dernières années au sein des usines de trois pays occidentaux importants (France, Italie et Grande-Bretagne) semble en fait le confirmer —, alors le dilemme en question ne recouvre pas tout ce que l’on peut dire du rôle de l’université dans un changement social programmé.

Il existe un moyen de sortir de ce dilemme dans la mesure où existe encore une force capable d’amener un changement radical de la société. Ne se laissant pas piéger par l’instrumentalisation néo-capitaliste, l’université actuelle peut également échapper à l’autre branche du dilemme — la rébellion donquichottesque. L’université peut être le berceau d’une véritable révolution.

Il faut tout de suite ajouter une mise en garde. Lorsque nous parlons de l’« université », nous voulons dire les gens de l’université pris collectivement, c’est-à-dire les professeurs et les étudiants. Nous ne voulons pas parler de l’université en tant qu’institution.

En tant qu’institution, l’université est intégrée au système social existant. En dernière analyse, les étudiants, les professeurs et les travailleurs ne pourront dominer et entretenir des universités tant que le surproduit social ne sera pas collectivisé, c’est-à-dire tant que nous vivrons dans une société capitaliste.

A long terme, l’université en tant qu’institution reste liée par des chaînes dorées au pouvoir de la classe dominante. Sans une transformation radicale de la société elle-même, l’université ne peut entreprendre aucune transformation radicale durable d’elle-même.

Mais ce qui est impossible à l’université en tant qu’institution est possible aux étudiants individuellement et en groupes. Et ce qui est possible aux étudiants individuellement et en groupes peut, sur un plan collectif, devenir temporairement une possibilité pour l’université dans son ensemble.

Le rôle des étudiants comme force motrice et initiatrice d’un renouveau de la société ne date pas d’aujourd’hui. Après tout, Marx, Lénine et Fidel Castro doivent être classés parmi les intellectuels et non parmi les travailleurs manuels.

Jouer à nouveau le rôle de pionniers du mouvement ouvrier contemporain, répandre la conscience socialiste révolutionnaire anticapitaliste au sein de la classe ouvrière, cela est tout aussi faisable pour les étudiants et les intellectuels d’aujourd’hui que pour ceux d’il y a trois quarts de siècle. La tâche est plus ardue, parce que ce n’est pas la première fois qu’elle est tentée, et parce qu’une montagne d’échecs et de déceptions pèse sur la conscience des larges masses.

Il existe cependant de nombreux indices selon lesquels la jeune génération des travailleurs en cols bleus [4] — et en cols blancs — souffre moins de ce scepticisme que la génération précédente. En outre, des liens peuvent se tisser entre étudiants et jeunes travailleurs, comme cela s’est fait dans plusieurs pays occidentaux. Une fois la difficulté initiale surmontée, la tâche devient automatiquement plus aisée qu’au XIXe siècle, dans la mesure où les conditions objectives sont plus mûres.

Ce que l’université peut offrir aux jeunes travailleurs, c’est avant tout le résultat de la production théorique, c’est-à-dire des connaissances scientifiques, et non une chose aussi stérile que le populisme masochiste de certains étudiants qui veulent aller « aux ouvriers », les mains et la tête vides, pour leur offrir leurs muscles et leurs cordes vocales. Ce dont les travailleurs ont le plus besoin, c’est du savoir, d’une critique radicale de la société existante, d’un dévoilement systématique de tous les mensonges et demi-vérités répandus par les mass média.

Il n’est pas facile de mettre ce savoir en termes compréhensibles au service des masses. Le jargon rhétorique et académique est tout aussi stérile que le populisme. Mais le travail de vulgarisation vient après celui d’assimilation de connaissances réelles. Et c’est dans ce dernier domaine qu’une véritable université critique peut aujourd’hui donner sa principale contribution à la transformation de la société. Elle peut offrir une critique de la société existante dans son ensemble et dans ses détails, critique qui sera d’autant plus radicale et pertinente qu’elle sera sérieuse, érudite, et intégrera une grande masse de faits.

Les données de base d’un tel travail sont mille fois plus facilement accessibles aux étudiants et aux universitaires qu’à ceux qui sont obligés de gagner leur vie dans le monde professionnel quotidien. Le rassemblement et le traitement des données de base est un pas concret vers l’autocritique et le changement social pour l’université contemporaine.

Nous avons dit que la contribution la plus importante, au moins au départ, que puisse offrir l’université à la transformation radicale de la société, se situe dans le domaine de la production théorique. Mais elle n’a aucune raison de se limiter à la théorie pure. Elle peut servir de pont vers l’application expérimentale pratique, ou la recherche pratique expérimentale.

Plus nombreux sont les étudiants et plus large la contestation étudiante, plus grandes sont les possibilités d’unir théorie et pratique. Nous possédons un riche stock de littérature sur le problème du travail aliéné — 90 p. 100 en ont été écrits par de savants philosophes, des sociologues ou des économistes, 10 p. 100 par des travailleurs autodidactes. Quelques prêtres et pasteurs ont essayé de compléter un savoir théorique préalable sur ce problème par une expérience pratique dans les usines.

Pourquoi les étudiants en médecine, en physiologie et en psychologie ne se lanceraient-ils pas dans de telles expériences à grande échelle, dans des entreprises modernes, s’attachant surtout à la description et à l’analyse des expériences de leurs compagnons ouvriers ? Des étudiants critiques en médecine seront mieux à même d’analyser le problème de la fatigue, de la frustration causées par un travail machinal aliéné, par une cadence de travail sans cesse croissante, que des docteurs positivistes, à condition toutefois qu’ils associent une réelle expérience professionnelle à la compréhension des phénomènes sociaux dans leur totalité, et qu’ils l’enrichissent d’une expérience personnelle.

Mais ce n’est là qu’un exemple parmi bien d’autres. Transformer les mass media, d’instruments de conformisme social en moyens de critique de la société, peut être tenté avec précision et s’avérer très efficace. La police utilise des films de manifestations pour s’entraîner à la répression. Des films révolutionnaires d’amateur — que des dizaines de milliers de gens ont le moyen de produire — peuvent aussi bien être utilisés pour entraîner les manifestants à l’autodéfense contre la répression.

La technologie moderne peut être utilisée de mille façons différentes pour montrer l’appareil répressif existant et accélérer l’auto-émancipation des masses. Là se trouve un domaine de recherche inexploité qui devrait tenter les étudiants et les universitaires de toutes les disciplines scientifiques, et dont la première condition est : Commencez vous-mêmes à surmonter la contradiction entre théorie et pratique.

Ici apparaît une autre contribution importante que peut apporter l’université à la transformation radicale de la société. En tant qu’institution permanente, l’université reste soumise au contrôle de la classe dominante. Mais chaque fois que la lutte du collectif universitaire pour l’autogestion prend une dimension telle qu’une percée temporaire a lieu dans ce domaine, alors, pour une courte période, l’université devient une « école d’autogestion » pour le peuple dans son ensemble. C’est ce qui s’est passé à la Sorbonne, à Paris, en mai 1968 ; c’est ce qui s’est passé, aussi, à Chicago, en mai 1970. Ces exemples sont très limités, en étendue et en durée. Mais, dans des circonstances favorables, leur attraction au sein des masses peut être très prometteuse.

En un certain sens, c’est là le problème central du « changement social programmé ». Pour qui et par qui ? Tel est le problème. L’argument avancé par les adversaires de l’autogestion démocratique, dans les universités aussi bien que dans les usines, porte sur la compétence. La société, telle qu’ils la voient, se divise en patrons « compétents » et ouvriers « incompétents ». Laissons de côté le problème de savoir si la « compétence » des patrons est telle qu’elle justifie leur monopole dans la prise de décision. Chaque fois que l’on compare cette soi-disant compétence aux résultats, du moins en ce qui concerne ses fruits sociaux globaux, on a quelques raisons d’en douter.

Mais l’argument décisif contre cette conception ne tient pas à un jugement de valeur de ce genre. Avec le développement des ordinateurs et de l’université technocratique, apparaît un système dans lequel le contrôle des leviers du pouvoir économique, la concentration de ce même pouvoir vont de pair avec un monopole croissant de l’accès à une information tout aussi terriblement concentrée.

Dans la mesure où la même minorité sociale garde une emprise ferme sur le pouvoir et l’information, tandis que le savoir scientifique devient de plus en plus spécialisé et morcelé, un fossé croissant se crée entre la compétence professionnelle spécialisée et la concentration de l’information qui permet de prendre des décisions stratégiques centralisées.

Les membres de la direction d’une firme multinationale peuvent laisser des milliers de petites décisions à des « professionnels compétents ». Mais, dans la mesure où seuls les membres des conseils d’administration ont à leur disposition le résultat final du processus de rassemblement de l’information, ils sont seuls « compétents » pour prendre les décisions stratégiques centrales.

L’autogestion surmonte ce fossé en donnant aux masses l’information nécessaire pour comprendre ce qui est en jeu dans les décisions stratégiques centrales. Tout individu de la masse, « compétent » sur tel ou tel point de détail, joue son rôle dans la prise de telles décisions, chaque fois que la coopération et non la compétition entre individus devient la norme sociale.

Si le système capitaliste survit, malgré la terrible crise des rapports de production capitalistes, crise renforcée par le progrès technologique, l’aliénation croissante des « professionnels compétents » par rapport aux « masses incompétentes » est inévitable. Mais si le système de propriété privée des moyens de production, de prise des décisions indépendantes d’investissement par entreprise, de production généralisée de marchandises, est remplacé par l’autogestion planifiée, démocratiquement centralisée, de tous les producteurs associés, alors surgira un intérêt social général qui éliminera toute « incompétence ». Et cet intérêt social s’exprimera dans la tendance à la généralisation de l’instruction supérieure.

L’élimination croissante du travail non qualifié du processus de production — élimination qui, dans le secteur tertiaire également, n’est qu’une question de temps — rend en fait cette instruction supérieure généralisée absolument nécessaire, dans la mesure ou autrement une partie croissante de la population sera condamnée au statut de laissés-pour-compte, sans emploi au milieu de la richesse générale.

En outre, la réforme universitaire technocratique, l’instrumentalisation de l’université, la réduction de l’enseignement supérieur à un professionnalisme morcelé, super-spécialisé et non intégré à un tout, ce que les étudiants révolutionnaires allemands nomment Fachidiotentum (crétinisme professionnel), tout cela produit de plus en plus une incompétence organisée et généralisée.

L’une des plus dures accusations qu’on puisse porter contre le « désordre » social existant, c’est que, dans une période où le savoir scientifique avance à une vitesse explosive, le niveau de l’enseignement supérieur, loin de s’élever, est en train de baisser régulièrement. L’enseignement supérieur est en conséquence incapable d’exploiter à fond le riche potentiel du pouvoir productif scientifique. En outre, il produit une force de travail incompétente, naturellement pas dans l’absolu, mais relativement aux possibilités créées par la science.

Certains porte-parole du néo-capitalisme, tels les auteurs du projet de réforme universitaire en Allemagne de l’Ouest, disent ouvertement ce qu’ils pensent. Il est donc normal qu’ils attaquent cyniquement le caractère trop libéral de la vieille université humboldtienne [5]. Ils reconnaissent que, de leur point de vue, c’est-à-dire de celui du néo-capitalisme, la liberté des étudiants de lire, d’étudier et d’assister aux cours de leur choix, doit être limitée.

La subordination, non pas à la production aux besoins humains, mais des besoins humains à la production, telle est la véritable essence du capitalisme.

L’autogestion, par conséquent, est la clé du développement complet à la fois de la compétence scientifique et du pouvoir productif potentiel de la science. L’avenir de l’université et celui de la société se rencontrent là pour, en fin de compte, converger. Quand on dit que beaucoup de gens ne sont pas faits pour l’enseignement supérieur, c’est assurément un truisme... dans le cadre de la société actuelle. Mais il ne s’agit pas là d’une quelconque incapacité physiologique ou génétique, mais d’un long processus de présélection par l’environnement social et familial.

Si l’on considère qu’une société qui subordonne le développement des individus à la production d’objets renverse l’ordre réel des valeurs, on peut supposer qu’à l’exception de cas marginaux il n’y a rien de fatal dans cette incapacité.

Lorsque la société aura été réorganisée de telle façon que l’éducation des êtres humains aura la priorité sur l’accumulation des choses et qu’elle ira dans le sens opposé à la présélection et à la compétition actuelles — c’est-à-dire qu’elle entourera tout enfant moins doué de tant de soins qu’il pourra surmonter son « handicap naturel » —, alors la réalisation d’une instruction supérieure généralisée ne semblera plus impossible.

Abolition de l’économie marchande, instruction supérieure généralisée, réduction de moitié de la journée de travail, autogestion planifiée généralisée de l’économie et de la société fondée sur l’abondance des biens de consommation, telle est donc la réponse au problème du XXe siècle. C’est alors que le développement social deviendra un processus fondamental d’auto-éducation de la société de chaque individu. C’est alors que le mot « progrès » prendra un sens véritable : lorsque l’humanité pourra déterminer son propre destin social consciemment et en ne faisant confiance qu’à elle-même.

III. La prolétarisation du travail intellectuel

1. La prolétarisation du travail intellectuel

Le néo-capitalisme, en tant que troisième phase de développement du mode de production capitaliste, est fondé sur une révolution technologique, de même que les deux phases qui l’ont précédé. L’axe de cette révolution est l’automatisation, l’électronique et l’énergie nucléaire, alors que la première révolution technologique tournait autour du moteur à vapeur et la seconde autour du moteur électrique. Le fait que le néo-capitalisme ait permis une nouvelle phase de développement des forces productives — développement qui s’est de plus en plus réduit à partir de 1966-‘67 — ne contredit en aucune façon la caractérisation générale de l’époque ouverte par la Première Guerre mondiale comme époque de la décadence du capitalisme. La troisième révolution technologique ne constitue pas une preuve de la vitalité du capitalisme international. Elle n’est pas le simple produit de la science mais aussi celui de la lutte des classes.

Le moteur du mode de production capitaliste est l’accumulation de capital au moyen de la réalisation et de la capitalisation du profit. Les découvertes scientifiques ne se traduisent en innovations que si leur application au processus de production est rentable. En conséquence, il est faux d’affirmer que, sous le néo-capitalisme, la science est devenue une force productive immédiate. Son application à la production est aujourd’hui plus que jamais subordonnée à l’impératif du profit. Nombre de découvertes scientifiques qui sont à la base de la troisième révolution technologique avaient été faites avant la Seconde Guerre mondiale. Qu’elles n’aient pas été appliquées alors n’est pas dû à la présence d’obstacles technologiques mais à leur rentabilité insuffisante. Ce furent les grandes défaites de la classe ouvrière internationale devant le fascisme, la guerre et la « guerre froide » qui permirent, à partir de 1945, à l’impérialisme de se relever après vingt ou vingt-cinq années de stagnation. Ces défaites ont rendu possible un accroissement considérable du taux de la plus-value des capitalistes et, par là même, du taux de profit. C’est cette hausse du taux de profit qui a permis la relance de la croissance économique.

Produit des défaites historiques de la classe ouvrière dans les années trente et quarante, le néo-capitalisme est affronté maintenant à la nouvelle montée du prolétariat international qui a eu lieu au cours des années soixante et que symbolise l’explosion révolutionnaire de 1968, elle-même, en dernier ressort, produit de la nouvelle révolution technologique qui exige, de par sa logique même, un choix constant des priorités économiques et sociales, une planification sociale mondiale de l’emploi et des ressources matérielles. Le néo-capitalisme ne peut qu’accentuer toutes les contradictions inhérentes au système. En tant que Mexicains [6], vous en connaissez un des aspects essentiels : son incapacité à assurer un développement tant soit peu équilibré de l’économie des pays d’Amérique Latine, d’Asie et d’Afrique. Le scandale énorme que constitue le contraste entre le gaspillage croissant des ressources matérielles dans l’hémisphère nord et la misère, la faim, l’insalubrité, l’analphabétisme, le chômage chronique communs à la grande majorité des populations de l’hémisphère sud. Le développement impérialiste détermine et alimente le sous-développement semi-colonial. La rébellion quasi permanente des pays dits du Tiers Monde contre l’exploitation néo-coloniale est le résultat inévitable de l’expansion impérialiste.

On ne traitera ici que d’un aspect de la crise de décadence du mode de production capitaliste à l’échelle internationale : la crise des rapports de production capitalistes, et particulièrement des contradictions croissantes qui résultent de la prolétarisation du travail intellectuel. Au niveau historique, le déclin du capitalisme a donné lieu à deux phénomènes essentiels de notre époque et qui se complètent mutuellement : l’incapacité à développer ledit Tiers Monde, et l’incapacité à intégrer de façon harmonieuse et constructive le travail intellectuel, c’est-à-dire la science, au processus de production au service de l’humanité.

Le capitalisme ne développe la production que sous l’impératif du profit. La concurrence tend à égaliser le taux de profit des entreprises capitalistes. Le développement des forces productives tend à réduire globalement le taux moyen de profit, et la concentration des capitaux entraîne, de la part des grands monopoles, une course continue vers l’obtention de surprofits. A l’époque classique de l’impérialisme, au cours des vingt-cinq dernières années du XIXe siècle et au début du XXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, les surprofits coloniaux étaient la forme principale du surprofit général. Ils existent encore aujourd’hui et sont, en chiffres absolus, pour de nombreux monopoles, même plus importants qu’avant 1939 ou même 1914. Mais la paupérisation relative des pays semi-coloniaux qui a contribué à créer ces surprofits, l’extension de la révolution anti-impérialiste et sa transformation en révolution permanente doivent inévitablement réduire le poids relatif des surprofits coloniaux dans l’ensemble des bénéfices des monopoles impérialistes. Aujourd’hui, ce sont les surprofits monopolistes fondés sur les rentes technologiques qui occupent la première place des surprofits.

Le néo-capitalisme est ainsi apparu comme une phase du mode de production capitaliste caractérisée par une course permanente vers l’obtention de rentes technologiques. Ce qui a entraîné une accélération de l’innovation technologique, à partir des années quarante aux Etats-Unis et, depuis 1948, dans le reste des pays impérialistes. Deux aspects importants du néo-capitalisme apparaissent avec cette accélération de l’innovation technologique, tant au niveau économique que social.

D’une part cette accélération conduit à une obsolescence rapide des machines et des équipements. Ils passent plus rapidement de mode. Il est vrai cependant que les monopoles impérialistes conservent la possibilité d’exporter ces machines usées vers les pays dits du Tiers Monde. Mais, dans le cadre de la concurrence monopoliste accentuée, ils se verront de toutes manières dans l’obligation d’amortir leur capital fixe en un temps plus bref. De là la nécessité d’une planification plus stricte des amortissements, des investissements, des coûts et des profits au sein de chaque monopole, ce qui conduit à un effort de programmation économique de la part des Etats bourgeois, c’est-à-dire à la tentative de coordonner, au niveau national, les plans privés des monopoles.

De là également la nécessité d’une intervention croissante de l’Etat dans la vie économique en général.

D’autre part la course à la rente technologique implique une croissance colossale des dépenses de recherche et de développement. Aux Etats-Unis, ces dépenses sont passées de 100 millions de dollars en 1928 à 5 milliards en 1953, à 12 milliards en 1959 et à 21 milliards en 1970. Cette croissance énorme des investissements de capitaux dans le secteur de la recherche signifie une croissance non moins spectaculaire du personnel de recherche et de ses applications technologiques. Ce n’est pas par hasard que le nombre des savants américains travaillant à la recherche est passé de 87.000 en 1941 à 387.000 en 1967 et à plus de 500.000 en 1970.

Mais, en régime capitaliste, en régime de production marchande généralisée, il est inévitable qu’une expansion de cette ampleur débouche sur une nouvelle division du travail dans les entreprises monopolistes. Non seulement on a vu apparaître au sein de chaque grand monopole un département spécialisé dans la recherche du développement mais, qui plus est, ces départements peuvent devenir autonomes, se transformer en laboratoires indépendants qui vendent leurs inventions et leurs découvertes au plus offrant. Ainsi se réalise une prédiction de Marx, que l’on trouve dans les Grundrisse de 1858, où il montre la tendance du capitalisme à faire de toutes les sciences des prisonnières du capital, et de l’invention un business indépendant.

Ces deux aspects du néo-capitalisme sur lesquels nous venons de mettre l’accent ont des répercussions importantes sur sa tendance caractéristique à prolétariser toujours davantage le travail intellectuel.

L’accélération de l’innovation technologique implique une intégration à grande échelle du travail intellectuel au processus de production. Tandis que, dans les phases précédentes du capitalisme, le travail intellectuel était limité dans une grande mesure à la sphère de la superstructure sociale, il est aujourd’hui de plus en plus orienté vers l’infrastructure de la société. Cette réintégration du travail intellectuel au processus de production ne revêt pas seulement la forme d’un accroissement constant d’ingénieurs chimistes, de physiciens, d’économistes, de sociologues, de médecins, d’administrateurs, tous de formation universitaire, et employés par les grandes entreprises capitalistes. Les activités de tous ces universitaires se trouvent liées, certaines plus que d’autres, au processus de production proprement dit.

Mais cette réintégration du travail intellectuel s’exprime également dans l’augmentation du nombre de personnes incorporées à la production, au sens le plus strict du terme (elles ont en général une formation secondaire, supérieure, et non une formation universitaire). L’exemple le plus frappant se trouve sans doute dans l’un des plus grands succès qu’ait connu la concurrence mondiale inter-impérialiste au cours de la dernière décennie : l’industrie japonaise de construction navale, qui est parvenue à conquérir plus de 50 % des demandes mondiales dans ce secteur, emploie un personnel dont la moitié possède une formation universitaire ou semi-universitaire.

D’autre part, les impératifs de la planification croissante au sein de l’entreprise monopoliste ainsi que ceux de programmation économique au niveau des Etats conduisent à une croissance non moins importante du travail intellectuel dans les domaines de la reproduction ainsi qu’à une modification radicale de son statut. Alors que, par le passé, l’intellectuel actif dans ce domaine était un travailleur indépendant, un représentant des professions libérales, il est devenu aujourd’hui un salarié.

Le néo-capitalisme implique une tendance à l’organisation systématique de toutes les sphères de la superstructure. Là aussi la science pénètre massivement, même s’il s’agit moins de sciences naturelles que de sciences sociales qui sont encore dans leur majorité, de l’idéologie de classe.

Cette constatation se fait plus évidente encore dans le domaine de l’administration des entreprises. Ce qui auparavant correspondait à la compétence du seul patron administrateur ou d’un conseil d’administration d’une société par actions est devenu une organisation structurée et hiérarchisée. Chaque sphère de l’activité de gestion produit ses propres spécialisations. Les ingénieurs de la production et les spécialistes en organisation du travail reçoivent une formation universitaire différente de celle des techniciens en études de marché ou en marketing. Les experts en activités monétaires, bancaires et financières, les organisateurs de la spéculation permanente sur les devises étrangères — et chaque grande société multinationale a de tels experts à sa disposition — n’ont pas grand-chose à voir avec les savants travaillant dans les différents domaines de la recherche appliquée, pour ne pas parler de ceux du design industriel, de l’esthétique des formes, etc. Les besoins que les médecins du travail, les psychologues du travail, les soi-disant spécialistes en « relations humaines » doivent satisfaire — quelquefois l’entreprise a même ses psychiatres et ses experts en organisation des loisirs des managers — sont opposés aux exigences qui déterminent les activités des spécialistes de la reproduction du capital, de ceux qui parcourent le monde pour définir dans quel pays, quelle région et quelle ville il est le plus utile de construire la prochaine filiale, pour déterminer les problèmes de communication et de transports qui se poseront entre cette filiale et la maison-mère, pour examiner les calculs de financement et de rentabilité qui, en régime capitaliste, doivent présider à ce choix.

Tous ces experts sont directement intégrés aux entreprises de la sphère de production proprement dite. Mais les impératifs de la programmation et de l’organisation économique qui, dans le capitalisme contemporain, découlent de l’accélération du rythme de l’innovation technologique, s’étendent inévitablement jusqu’à se convertir en impératifs de programmation et d’organisation de toutes les sphères de l’activité sociale, bref, de toute la société.

Le néo-capitalisme ne peut planifier tous les coûts sans en même temps planifier les coûts salariaux. Il ne peut y avoir de programmation économique sans programmation des augmentations de salaires. Il faut faire accepter aux ouvriers le bien-fondé de cette programmation qui, en régime capitaliste, est toujours subordonnée aux impératifs du profit capitaliste. Il faut donc soumettre les grands moyens de communication, les mass media (télévision, radio, presse, publicité), l’enseignement, voire même la bureaucratie syndicale, au contrôle et à l’organisation capitaliste monopoliste. Ils doivent tous être organisés de façon à manipuler le plus possible les convictions, les besoins, les espoirs et les rêves des travailleurs, à les orienter en fonction des exigences de la reproduction élargie du capital, dans le but d’intégrer le prolétariat et d’empêcher la désintégration de la société bourgeoise.

Mais ici se révèlent une fois de plus les limites du régime capitaliste, son incapacité à dépasser ses propres contradictions. Toutes ces techniques d’intégration, dont l’efficacité relative et temporaire ne fait pas de doute, ne peuvent être appliquées qu’à condition de transformer toujours plus, les intellectuels en travailleurs salariés ; c’est-à-dire à condition d’étendre de façon prodigieuse l’éventail du salariat et d’accroître considérablement la masse et la qualification du prolétariat. La tendance à l’élargissement constant du travail intellectuel qualifié, tant dans le domaine de la production que dans celui de la reproduction et de la superstructure — tendance caractéristique du néo-capitalisme — est aussi la tendance à la prolétarisation croissante du travail intellectuel. Le néo-capitalisme est la phase de développement du capitalisme dans laquelle le système salarié commence à se niveler également en dehors de la sphère de production elle-même. Loin d’être une société post-industrielle, le néo-capitalisme signifie l’industrialisation toujours plus achevée de toutes les activités humaines.

Les caractéristiques fondamentales de l’industrialisation sont : la mécanisation, l’emploi de biens d’équipement toujours plus complexes, la division du travail et, en conséquence, la suppression de tout caractère privé, autonome, du travail individuel, à la fois sa parcellisation et sa socialisation progressives. Si nous regardons autour de nous, nous verrons que ces phénomènes sont apparus au cours de ces vingt-cinq dernières années dans une série de domaines de la vie sociale d’où ils étaient absents ou presque avant la Seconde Guerre mondiale.

L’industrialisation de l’agriculture dans les pays impérialistes est largement connue. Aux Etats-Unis, le capital investi en machines agricoles dépassa en dix ans la valeur du capital investi en terres de culture. La mécanisation du travail de bureau est elle aussi bien connue : les calculatrices électroniques, les machines comptables, les machines à vérifier les chèques bancaires, prolifèrent de plus en plus. Dans le commerce, les distributeurs automatiques sont chaque jour plus nombreux. Les aliments préfabriqués ont fait leur entrée dans l’alimentation. Des firmes de conseillers juridiques remplacent les cabinets privés d’avocats ; les équipes de spécialistes travaillant dans des polycliniques remplacent le généraliste de famille. La mécanisation pénètre le domaine de l’art avec le cinéma, la télévision et, demain, les vidéo-cassettes. Et, à travers les mêmes techniques, elle pénètre aussi l’enseignement.

A côté de la prolétarisation du travail intellectuel, on trouve la généralisation du salariat et de l’économie marchande et monétaire. Toute une série de services personnels qui, au XIXe siècle se soustrayaient aux lois du profit, se transforment en entreprises capitalistes. L’exemple le plus typique dans ce domaine est la bonne, remplacée par le réfrigérateur, la machine à laver, le chauffage central et l’air conditionné. Mais cette tendance va plus loin encore. Les services personnels que l’on considérait comme étant des plus nobles, comme ceux de la médecine, de la culture, de l’art sont entraînés dans ce même tourbillon de la production mécanisée, et se commercialisent à l’extrême.

De par cette nature de l’industrialisation généralisée de toute activité humaine sous le néo-capitalisme, tous les traits traditionnels de la prolétarisation du travail, qui auparavant s’appliquaient surtout au travail manuel dans la grande usine moderne, concernent aujourd’hui et de plus en plus le travail intellectuel, c’est-à-dire tout travail salarié qui s’effectue à l’intérieur et même en dehors de la sphère de production proprement dite.

La prolétarisation du travail intellectuel implique sa spécialisation, voire sa parcellarisation, son atomisation à l’extrême. A l’époque de la glorification des experts, acquérir une telle qualification n’est possible que dans des domaines de plus en plus étroits du savoir. Connaître à fond un minuscule secteur d’une branche scientifique en n’ayant que de vagues données sur l’ensemble de cette branche et manquer de toute connaissance dans les autres domaines scientifiques, tel est le sort auquel est condamné le travailleur intellectuel. Un tel travail intellectuel, parcellarisé, fragmenté, ayant perdu toute vision d’ensemble des activités sociales où il est inséré, ne peut être qu’un travail aliéné. La prolétarisation du travail intellectuel dans les conditions du salariat conduit inévitablement à son aliénation.

C’est ce que l’on peut démontrer au niveau matériel le plus immédiat. La prolétarisation du travail intellectuel implique l’apparition d’un marché de ce travail. Sur ce marché, la force de travail intellectuel s’achète et se vend comme une vulgaire marchandise, à l’égal de ce qui se passe avec la force de travail manuel depuis les origines du capitalisme. La force de travail intellectuel acquiert un prix de marché qui fluctue selon les lois du marché, c’est-à-dire selon les lois de l’offre et de la demande, comme nous le verrons plus loin, autour de l’axe qu’est la valeur de cette force de travail.

De plus, il faut reconnaître que l’économie politique bourgeoise suit et reflète le développement réel de cette prolétarisation. De nouvelles branches de cette idéologie sont nées qui, avec le professeur Schultz, élaborent le concept de « capital humain », calculent la « valeur ajoutée » de ce « capital » au cours du « procès de production de la qualification intellectuelle », c’est-à-dire au cours des études universitaires. Le professeur Ballogh, lui, évalue « l’efficacité » et la « productivité » de la « production universitaire ». D’autres, et en particulier les professeurs Harry Johnson et Kershaw, déduisent de l’offre et de la demande de qualifications intellectuelles spécifiques le « produit marginal » variable de ces activités.

On peut ainsi capter, sur le vif, l’illusion que se font tous les avocats et critiques bornés de la technocratie, à commencer par le professeur Galbraith qui, à partir de l’importance croissante des travailleurs scientifiques — certes indiscutable — a déduit trop vite que cette prétendue « technostructure » occuperait actuellement une position dominante au sein de la société néo-capitaliste. L’expérience douloureuse que connaissent actuellement aux Etats-Unis les administrateurs, les savants et les ingénieurs du secteur de l’aérospatiale, condamnés par dizaines de milliers au chômage, y compris d’anciens directeurs d’usine obligés de vivre de l’Assistance publique (Welfare) pour pouvoir nourrir leurs enfants, ainsi que l’envoi de vivres du Japon (!) à Seattle, le centre le plus affecté par ce chômage intellectuel, confirme cette loi fondamentale du régime capitaliste, qui a été oubliée par tant d’idéologues durant les années d’expansion : aucun salarié d’une entreprise capitaliste, aussi élevée que puisse être sa position dans la hiérarchie et aussi valable que soit sa qualification, n’est sûr de conserver son emploi. En régime capitaliste, il n’existe d’autre sécurité de niveau de vie que celle qui provient de la propriété de capital — argent d’une fortune privée. C’est pour cette raison que, contrairement aux affirmations des avocats de la « révolution des administrateurs », les employés qui occupent les postes les plus élevés des monopoles, et même les administrateurs les plus puissants, n’ont qu’un mobile fondamental : acheter des actions ou autres formes de propriété capitaliste pouvant les mettre à l’abri de l’insécurité des fluctuations conjoncturelles et de l’insécurité d’emploi qui en découle.

Mais l’aliénation du travail intellectuel, la transformation de la force de travail intellectuelle en marchandise ne s’exprime pas seulement dans l’insécurité de l’existence classique du prolétaire qui frappe aujourd’hui également l’intellectuel. Elle a en elle-même des conséquences extrêmement importantes au niveau de l’idéologie, de la morale et de la conscience des intellectuels.

Le néo-capitalisme, en tant que tentative pour associer l’économie marchande généralisée, la commercialisation universelle, à l’organisation que réclame la programmation économique et au contrôle de toutes les activités sociales, le tout sous l’égide des grands monopoles, constitue une combinaison bâtarde et pleine de contradictions entre la rationalité technocratique partielle et l’irrationalité socio-économique globale. La glorification des experts se combine, logiquement, avec le refus de poser la question du « pourquoi » de leurs activités, question condamnée péremptoirement comme relevant de « l’idéologie », de la « politisation » ou des « jugements de valeur ». La philosophie néo-positiviste est l’expression la plus parfaite, dans le domaine des idées « sublimées », de cette combinaison apologétique et inhumaine.

Le néo-positivisme plonge ses racines dans la nature même de la marchandise, de la production marchande, de la production pour le profit. La chosification des relations humaines qui se détache de la production marchande signifie en effet que toute activité partielle et fragmentaire tend à être considérée comme un objectif en soi, que toute la dialectique fondamentale des buts et des moyens, inhérente à l’activité sociale de l’homme, est faussée.

L’exemple le plus tragique de cette contradiction entre rationalité partielle du monopole et irrationalité sociale globale est celui des efforts entrepris sous la direction de l’ancien chef technocrate du trust Ford, MacNamara, pour rationaliser la production d’armements aux Etats-Unis. Le Pentagone engagea les services d’une série d’économistes parmi les plus prestigieux des Etats-Unis afin de calculer de la façon la plus précise possible les rendements, aussi bien du point de vue financier que de la force de destruction des différents systèmes militaires y compris les systèmes d’armes nucléaires. Un de ces professeurs, Frédéric Sherer, se demande, dans l’introduction à son ouvrage consacré à ces travaux, si, honnêtement, rendre plus efficace la production d’armes terrifiantes, c’est-à-dire rendre plus « rationnel » et « moins coûteux » le suicide probable de l’humanité, présente un sens quelconque. Il se pose la question, la laisse sans réponse, puis publie les résultats de ses travaux sans plus se préoccuper du rapport, pourtant élémentaire, entre le but et les moyens qui, dans ce cas précis, saute aux yeux.

A côté de cet exemple extrême, combien d’autres pourrait-on citer ? Lorsque l’industrie chimique remplace le savon par des détergents, elle ne cherche évidemment pas à rendre plus propre le genre humain ; il s’agit d’augmenter les bénéfices de certains trusts. En résolvant les problèmes techniques partiels posés par l’introduction des machines à laver dans le sens de la maximalisation des profits privés, l’industrie chimique fait abstraction de la contamination déjà accentuée des fleuves et des océans et même de l’atmosphère qui, n’augmentant pas ses coûts immédiats, ne l’intéresse pas.

Lorsqu’on calcule la « rentabilité » des hôpitaux et les dépenses de la Sécurité sociale, on ne cherche pas à assurer un niveau de santé plus élevé, mais une meilleure utilisation des dépenses budgétaires. On en arrive ainsi à cette situation absurde qu’a dénoncée il y a quelque temps un grand médecin français et qui oblige les hôpitaux à garder le plus longtemps possible un lit occupé par une même personne avec le minimum de soins, parce que c’est la pratique qui donne le meilleur « rendement financier ».

Mais la nature même du travail intellectuel fait que ceux qui entrent dans cette profession, les étudiants et les praticiens, pour autant qu’ils n’ont pas succombé à la résignation et à l’apathie, sont très sensibles à l’aspect absurde de cette parcellarisation et de cette aliénation du travail dans leur domaine. Il existe un lien plus étroit entre le contenu du travail intellectuel et son exécution qu’entre le contenu du travail manuel et son exécution. Il est presque impossible d’acquérir une qualification dans certains domaines de la science, pratiquement impossible d’acquérir une qualification artistique, sans qu’il y ait un rapport étroit d’intérêt à l’objet du travail.

Mais la parcellarisation et la mécanisation du travail intellectuel font courir le risque de provoquer, quant à la forme particulière et à l’objet spécifique du travail, la même indifférence qui caractérise depuis longtemps le travail manuel prolétarisé. La jeunesse intellectuelle ne peut accepter cette dégradation, dans la mesure où elle ne se cantonne pas dans les domaines qui, de par leur contenu même, sont conservateurs et ont pour objet l’extraction et la défense de la plus-value capitaliste.

La révolte étudiante est un phénomène universel dans le monde d’aujourd’hui, montrant ses racines économiques et sociales, dirigé essentiellement contre les conséquences aliénantes de la prolétarisation du travail intellectuel dans la société marchande.

Il n’est pas surprenant que cette rébellion parte d’abord des facultés et des écoles de sciences sociales. Les étudiants de cette branche, du fait même du contenu de leurs études, sont moins victimes de la parcellarisation des tâches et de la fragmentation de la vision sociale que les étudiants en sciences naturelles. Ils peuvent plus facilement avoir une vision d’ensemble de la société, situer leur propre misère et leurs particularités dans le cadre de l’ensemble de la misère sociale et mettre leur mécontentement en relation avec les problèmes sociaux.

Mais si ce sont les étudiants en sciences sociales qui généralement initient cette révolte, ils n’en sont pas les seuls protagonistes. Cette rébellion s’étend progressivement à l’ensemble du monde étudiant et, dans plusieurs pays impérialistes, elle est parvenue jusqu’aux facultés de sciences naturelles et même de médecine et aux écoles d’ingénieurs, forteresses traditionnelles du conservatisme, de la même manière que dans les facultés de philosophie, de sociologie ou d’économie.

Nous arrivons ainsi au cœur d’une autre contradiction importante du néo-capitalisme. Nous avons souligné la tendance néo-capitaliste à la commercialisation de toutes les activités humaines et même des activités de la superstructure. Des critiques pessimistes du capitalisme contemporain, comme Herbert Marcuse, ont conclu à la capacité du capitalisme d’intégrer toute activité sociale, même les rébellions et les révoltes anticapitalistes. Mais ces conclusions reflètent une confusion entre valeur d’échange et valeur d’usage qui caractérise le capitalisme et, au-delà, toute société marchande.

Lénine avait exprimé dans le passé cette contradiction sur un ton ironique en disant que la soif de profits des capitalistes était telle que l’avant-dernier capitaliste vendrait à la révolution la corde pour pendre le dernier.

Il serait exagéré de voir là la preuve de la capacité du capitalisme à s’intégrer à la révolution. La valeur d’échange de cette corde qui permet à l’avant-dernier capitaliste d’avoir un profit est une chose ; mais le dernier capitaliste sera sûrement plus intéressé par la valeur d’usage de la corde que par sa valeur d’échange.

On pourrait commenter de la même manière le rôle des livres de poche ou des émissions de télévision dans la transformation de la théorie révolutionnaire en objet de consommation. Cette théorie acquiert maintenant une valeur d’échange qui enrichit sans aucun doute une fraction de la classe bourgeoise. Mais la valeur d’usage de cette marchandise particulière est de diffuser la théorie, d’approfondir la conscience et d’allumer la passion anti-capitaliste. En s’emparant de foules de plus en plus nombreuses, cette valeur d’usage acquiert une logique propre qui entraîne et même déchaîne des mobilisations anticapitalistes qui ne concernent en rien sa valeur d’échange. Ne pas comprendre cette contradiction revient à se faire la victime des apparences superficielles de la société marchande, à tomber dans l’apathie et la résignation et à ne pas saisir le formidable potentiel de rébellion anti-impérialiste, anticapitaliste et antibureaucratique que la science et la technique contemporaines contribuent à accumuler.

Ce n’est pas par hasard que le néo-capitalisme attribue tant d’importance aux problèmes de la manipulation des masses et à l’organisation totalitaire de la vie sociale. C’est sa façon de reconnaître la justesse de la formule de Trotsky selon laquelle le facteur décisif de l’histoire, à l’époque de la décadence du capitalisme, est le facteur subjectif.

Le prolétariat constitue aujourd’hui une force sociale potentielle d’une extrême puissance, à condition qu’il agisse unitairement, collectivement et de façon consciente contre la société bourgeoise. Sa force d’attraction sur les autres couches de la population peut être ainsi irrésistible et éliminer tout obstacle à la voie socialiste dans les pays impérialistes. Il faut considérer de près la force irrésistible de la grève générale en France en mai 1968 pour se rendre compte de la marge étroite qui nous sépare de l’avènement mondial du socialisme.

Cette marge étroite ne réside pas dans la puissance des exploiteurs ni dans la force de leur appareil de répression, bien qu’il soit parfaitement irresponsable de ne pas accorder une grande importance à ces facteurs. L’obstacle principal à la victoire mondiale du socialisme n’est cependant pas là. Il est plutôt dans le développement insuffisant de la conscience de la classe ouvrière, dans la faiblesse de son avant-garde et de son organisation révolutionnaire. Il faut ajouter aussi que le temps et l’expérience sont nécessaires pour résoudre ces difficultés En cela, la rébellion étudiante peut et doit jouer un rôle important.

Les étudiants ne peuvent, d’eux-mêmes, renverser le capitalisme. Leur force sociale est absolument insuffisante pour ce faire. Mais ils peuvent participer à certaines étapes décisives en contribuant considérablement au réveil d’un prolétariat que les défaites passées et le rôle de la bureaucratie ont en partie plongé dans l’apathie. Ils peuvent contribuer de façon importante à l’accélération de la formation de cadres révolutionnaires au sein de la classe ouvrière. Ils peuvent accélérer la formation d’une organisation révolutionnaire comme l’ont fait les étudiants et les intellectuels de Russie à l’époque de Lénine. Les étudiants peuvent aujourd’hui aider la classe ouvrière à échapper à l’étroitesse de vue et au corporatisme, produits de la fragmentation du travail dont elle est victime, et l’aider à accéder plus rapidement au niveau le plus élevé de la conscience de classe, c’est-à-dire à la conscience de classe politique et révolutionnaire. Ils peuvent élever les luttes ouvrières grâce à leurs connaissances scientifiques, et de même la fraction des jeunes intellectuels qui s’efforcent de suivre une pratique révolutionnaire après avoir quitté l’université.

En ce sens, la prolétarisation du travail intellectuel, qui aujourd’hui apparaît comme le plus grand triomphe du néo-capitalisme, peut contribuer à accélérer sa chute. En prolétarisant le travail intellectuel, le capitalisme donne au prolétariat une capacité plus grande de rébellion consciente contre l’exploitation et l’oppression. Et la rébellion qui devient consciente après avoir été spontanée et élémentaire est annonciatrice de la révolution socialiste.

2. La crise de l’université bourgeoise

La crise de l’université bourgeoise surgit d’abord comme résultat de l’explosion universitaire. Dans l’espace de quelques années, les universités ont assisté à un afflux extraordinaire d’étudiants. Fabriques gigantesques de production de connaissances scientifiques, des dizaines et des centaines de milliers d’étudiants s’incorporent à elles. Il y a cent mille étudiants à l’université de Rome, cinquante mille à celle de Madrid, et ici, à Mexico, nous savons que les étudiants sont aujourd’hui plus de cent mille. Aux Etats-Unis, le nombre total d’étudiants s’élève à six millions, à deux millions au Japon, à six cent mille en France et en Italie, et à cent mille dans certains petits pays comme la Suède et les Pays-Bas, et à près de trois cent mille ici au Mexique pour ne mentionner que les exemples les plus caractéristiques.

L’explosion universitaire dans la société néo-capitaliste apparaît comme le résultat d’une double transformation socio-économique : l’élargissement simultané de l’offre et de la demande de force de travail intellectuellement qualifiée.

La croissance de l’offre de force de travail intellectuel est le produit de changements non seulement économiques mais aussi de changements au niveau psycho-social, au niveau des motivations du travail. Elle reflète une tendance d’efforts formidables de promotion sociale individuelle. Si cet effort est traditionnel dans les classes moyennes, il est tout récent dans le prolétariat, du moins dans les pays où la conscience de classe est relativement élevée comme dans la plupart des pays européens.

La génération ouvrière parvenue à maturité avant la Seconde Guerre mondiale avait une attitude franchement hostile envers les études universitaires de ses enfants. Elle y voyait un danger certain de rupture avec l’appartenance de classe. « Nous ne voulons pas que nos enfants aient honte de leurs parents », disaient les travailleurs de cette époque. « Nous ne voulons pas que nos enfants deviennent des ennemis de classe, exploitent leurs pères et leurs camarades », ajoutaient beaucoup d’autres.

Les causes de changement radical d’attitude intervenu dans un tel domaine au cours de ces vingt dernières années sont nombreuses. Le déclin relatif et temporaire de la conscience de classe, la montée de la « société de consommation » avec ses plaisirs de pacotille, l’accès à plus de loisirs, ainsi que la désintégration accélérée de la famille unicellulaire, ont indubitablement contribué à ce changement. L’élévation relative du niveau de vie des travailleurs et la modification de la place des intellectuels dans la société, deux facteurs qui ont réduit la brèche entre travail manuel et travail intellectuel, ont aussi joué un rôle important pour arriver à ce résultat. Le fait que l’offre d’emploi augmentait rapidement pour les universitaires tandis que l’offre pour des ouvriers qualifiés croissait plus lentement voire stagnait ou décroissait, a exercé une pression sur l’orientation de l’offre générale de force de travail. Les familles ouvrières commençaient de plus en plus à voir dans la prolongation des études de leurs enfants le seul moyen de leur garantir un avenir qui échappe à la misère du sous-emploi, au sous-emploi périodique et à l’existence d’un sous-prolétariat marginal (drop out). C’est là une des raisons pour lesquelles la lutte contre la discrimination et la sélection dans le domaine de l’enseignement a joué un rôle si important dans l’éveil politique des masses noires et mexicaines des Etats-Unis.

Mais c’est un phénomène objectif, à savoir la prolétarisation du travail intellectuel, qui est le déterminant de ce changement d’attitude du prolétariat envers les études supérieures. Dans la mesure où cette prolétarisation s’effectue, la promotion individuelle que signifient ces études n’implique pas une rupture automatique avec la classe d’origine, une rupture sociale proprement dite. Au contraire, cela peut et doit impliquer un renforcement du prolétariat, du moins historiquement, tant du point de vue numérique que du point de vue de la qualification et des connaissances.

Il ne faut pas, bien évidemment, exagérer l’ampleur du phénomène concernant le nombre de fils et de filles d’ouvriers industriels qui sont entrés à l’université. Dans la plupart des pays impérialistes, ce nombre est toujours extrêmement réduit. Il indique clairement l’oppression sociale et la discrimination dont sont victimes les ouvriers. Bien qu’ils constituent 50 p. 100 de la population active, leurs enfants ne forment que 5 p. 100 de la population universitaire dans la plupart des pays impérialistes ; ce pourcentage étant sensiblement plus élevé aux Etats-Unis et en Suède. L’élargissement de l’offre de la force de travail intellectuel a surtout touché les couches privilégiées du prolétariat et des couches paysannes, fils et filles d’employés de bureau, de techniciens et de petits fonctionnaires.

Mais il ne fait pas de doute que le changement social du milieu étudiant, résultat de cette transformation, est profond et irréversible. Avant la Première Guerre mondiale, la grande majorité des étudiants provenaient de l’aristocratie, de la bourgeoisie et, dans le meilleur des cas, de la moyenne et de la petite bourgeoisie. Les fils et les filles des couches privilégiées du prolétariat n’arrivaient jamais jusqu’à l’université. Aujourd’hui, les enfants de l’aristocratie et de la grande et moyenne bourgeoisie sont devenus la minorité (dans quelques pays une petite minorité) des étudiants universitaires.

Comme nous l’avons déjà analysé dans notre première partie, les changements dans la demande de force de travail intellectuel sont étroitement liés aux transformations technologiques et sociales qu’implique le néo-capitalisme. Il faut cependant souligner ici un facteur très important que nous rencontrerons souvent au cours de notre analyse : la prolétarisation du travail intellectuel sous le néo-capitalisme implique, du moins dans la première phase telle qu’elle s’est développée jusqu’à nos jours, une différence essentielle d’avec la prolétarisation du travail manuel tel qu’elle s’est effectuée à l’aube du capitalisme. Tandis que la prolétarisation du travail manuel avait impliqué une indifférence toujours plus grande de la bourgeoisie envers la forme spécifique de la qualification ouvrière, la prolétarisation du travail intellectuel implique au contraire que la demande de cette force de travail devienne une demande toujours plus spécifique. De là surgissent les phénomènes non seulement de fragmentation et de parcellarisation progressives du travail intellectuel dont nous avons déjà parlé, mais aussi la production de divers marchés intellectuels séparés les uns des autres et sur lesquels le prix de cette force de travail fluctue violemment. Un « excès » de professeurs de sociologie peut provoquer une chute de leurs émoluments et de leurs revenus, en même temps qu’une « pénurie » d’ingénieurs peut faire monter subitement les salaires de cette catégorie professionnelle. La surabondance et le chômage des techniciens en électricité peut coïncider avec une pénurie de dentistes. Il peut exister simultanément une surproduction d’ingénieurs des mines et de l’aviation et une pénurie aiguë d’ingénieurs hydrauliques et des ponts et chaussées.

Les spécialistes en étude des fluctuations conjoncturelles en régime capitaliste ont découvert dans le passé le célèbre « cycle du cochon » (hog circle). Comme la production réagit toujours avec retard par rapport aux fluctuations de la demande et des prix, car il faut un certain temps biologique pour produire des porcs, on passe régulièrement de la sous-production à la surproduction, sans qu’on puisse jamais atteindre un équilibre. Sans vouloir faire des comparaisons grossières, le cycle de la qualification intellectuelle se rapproche beaucoup de ce « hog circle ». La pénurie dans un secteur particulier provoque une hausse des salaires, on assiste à un afflux d’étudiants. Mais ceux-ci ayant terminé leurs études seulement au bout de quatre ou cinq ans, se présentent sur un marché du travail intellectuel qui risque de se caractériser par une demande déjà saturée. Comme l’offre dépasse la demande, le chômage fait son apparition, les salaires baissent et les étudiants se dirigent vers d’autres secteurs de la production. La France, la Belgique, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis ont connu plusieurs mouvements de ce type depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les conséquences, quant à la nature sociale de l’étudiant, sont significatives. Comme le choix des études est de plus en plus déterminé par les lois du marché, les besoins du néo-capitalisme, et non par les préférences, les talents et les aspirations individuelles des étudiants, ceux-ci deviennent des apprentis intellectuels de plus en plus aliénés. Nous en arrivons ainsi à constater que la révolte étudiante n’est pas seulement le produit de l’aliénation du travail intellectuel proprement dit, mais aussi celui de l’aliénation du travail étudiant en soi.

La définition de la nature sociale exacte des étudiants a donné lieu à de nombreuses controverses entre marxistes d’une part et sociologues en général de l’autre. Dire que l’étudiant est petit-bourgeois parce qu’il ne produit pas de valeur et vit de la plus-value est une erreur profonde du point de vue de la théorie économique marxiste.

Marx a clairement affirmé que tout travail productif n’est pas nécessairement un travail salarié, et que tout travail salarié n’est pas nécessairement productif. Un paysan qui produit des vivres pour le marché et est propriétaire de sa terre, est producteur de valeur, donc travailleur productif, mais fait partie de la petite bourgeoisie et non du prolétariat, puisqu’il n’est pas salarié. Au contraire, un chauffeur d’autobus ne produit pas de valeur, mais c’est un prolétaire salarié et non un petit bourgeois.

Deux aspects de la situation étudiante rendent extrêmement difficile une définition rigoureuse de sa nature sociale. D’un côté, la situation de l’étudiant est éminemment transitoire. En général, on n’est étudiant universitaire que pendant trois ou quatre ans, six ou sept au plus. Est-il alors indiqué de définir la nature sociale de l’étudiant d’après ses origines sociales plutôt que d’après son avenir social ? Un fils de paysan qui va à l’université et qui en sortira technicien industriel salarié semble appartenir à la petite bourgeoisie en raison de ses origines et au prolétariat en raison de son avenir. Bien évidemment, il n’est déjà plus un paysan et pas encore un prolétaire. C’est là que réside au fond la difficulté de définir la nature sociale de l’étudiant.

De l’autre côté, l’activité d’un étudiant est une activité hybride. On ne peut pas dire qu’il soit déjà un producteur, étant donné que la production de la qualification du travail est le résultat de l’activité des professeurs et non de son activité personnelle. Mais on ne peut pas non plus affirmer qu’il est un simple consommateur passif d’études et de connaissances. La nature spécifique des études universitaires supérieures implique une certaine activité propre, une certaine autonomie, différente de la consommation passive des études primaires et secondaires. C’est pour cette raison que l’étudiant se rapproche sans aucun doute le plus de la catégorie de l’apprenti. C’est pourquoi nous utilisons fréquemment la formule apprenti-travailleur-intellectuel. On peut l’appliquer en fonction du moment des études et selon les qualifications particulières. Un étudiant en médecine ou un étudiant de Polytechnique en fin d’études est de plus en plus absorbé par le travail socialement utile et nécessaire, même si, dans certains cas, il ne s’agit pas d’un travail produisant de la valeur d’échange, comme par exemple celui d’un médecin. Ce n’est certainement pas le cas des étudiants en lettres qui commencent leurs études.

La nature hybride de l’activité étudiante apparaît clairement lorsqu’on examine l’intégration progressive de certaines facultés à la production normale de marchandises, intégration qui horrifie parfois : celle des laboratoires universitaires des Etats-Unis ou de Grande-Bretagne à la production d’armes biologiques pour l’armée. Les étudiants de ces laboratoires participent déjà à la production présente ou future, mais ils ne sont pas encore obligés de vendre leur force de travail. La liberté relative dont ils jouissent par rapport au prolétariat proprement dit leur donne, entre autres, une capacité de révolte durable, continue, qui est absente chez ce dernier.

Notre définition du milieu étudiant comme étant un milieu d’apprentis-travailleurs-intellectuels implique l’interrelation de trois facteurs principaux :

  • Premièrement, définir les intellectuels comme étant des petits bourgeois était correct dans le passé mais ne l’est plus aujourd’hui, étant donné la nature sociale modifiée du travail intellectuel. La majorité des étudiants ne sont pas de futurs petits bourgeois, mais de futurs travailleurs intellectuels prolétarisés.
  • Deuxièmement, l’existence étudiante est une existence temporaire, passagère, hybride, dont les caractéristiques varient et sont fréquemment contradictoires. Il serait erroné d’en déduire des caractéristiques définitives de comportement social. Il est vrai qu’une partie importante des étudiants peut s’identifier avec le prolétariat et la paysannerie pauvre. C’est là un changement extrêmement important. De 1848 à 1948, les étudiants ont été, en Europe, au Japon, et en partie aux Etats-Unis, une force qui a politiquement évolué vers la droite, une force de plus en plus anti-ouvrière et anti-socialiste. Les étudiants sont souvent intervenus comme briseurs de grève. Depuis dix ans, la situation s’est radicalement renversée. Les étudiants interviennent presque partout comme organisateurs de grèves et de piquets de grève et presque jamais comme briseurs de grèves. Cela me paraît un fait irréversible.

Mais, à côté des étudiants qui, en fonction de leur révolte toujours plus consciente, sont entraînés vers leur classe future, il y a aussi des étudiants qui, soit pour des motifs idéologiques individuels, soit en raison du contenu même de leurs études, sont condamnés à rester de l’autre côté de la barricade. En régime capitaliste, on peut difficilement être juge et en même temps travailler en faveur des prisonniers et contre les mesures répressives de la société bourgeoise. On ne peut demander un travail de chronométreur de temps et de mouvements et chercher systématiquement à diminuer les cadences.

Il faut saisir la nature socialement hybride du contenu des études universitaires et supérieures pour comprendre les divisions inévitables dont souffre la masse des étudiants, pour comprendre les possibilités limitées mais réelles de la bourgeoisie de diviser le mouvement étudiant et d’en intégrer à la longue au moins une fraction.

Enfin, le milieu étudiant en lui-même, après l’expansion massive de l’université, véritable explosion universitaire et la démocratisation de l’université, tend à rendre homogène une masse qui ne l’est pas du point de vue de ses origines et de son avenir social. Cette tendance à créer un milieu étudiant spécifique et homogène, même s’il est profondément fragmenté, est un des facteurs qui ont contribué à l’explosion de la révolte étudiante. Là, l’exception confirme la règle : un des pays où la bourgeoisie a délibérément tenté d’éviter que l’université devienne une université de masse, en fragmentant la masse étudiante, est aussi un des rares pays où la révolte étudiante n’a pas passé le cap d’un modeste début. Je veux parler de la Grande-Bretagne.

De cette homogénéisation temporaire du milieu étudiant découle un des aspects essentiels de l’inadéquation de l’université actuelle aux besoins des étudiants. Et c’est un des principaux facteurs de la révolte étudiante.

Autrefois, l’université bourgeoise était l’université des étudiants bourgeois, organisée pour servir les fils de la bourgeoisie, futurs bourgeois, ou futurs cadres de l’ensemble de la bourgeoisie. Tout était logique, tout s’adaptait à cette fin. Il y avait une cohérence naturelle du tout. Il n’y avait pas d’infrastructure matérielle servant les besoins immédiats des étudiants ; leurs familles pouvaient y pourvoir. Il y avait, au contraire, une infrastructure technique très grande, parfois abondante, satisfaisant les besoins en étude. Les fonctions sociales qui devaient être remplies dans la société étaient liées à ces ressources.

Lorsque le recrutement social des étudiants se modifia de façon radicale, l’insuffisance de l’infrastructure matérielle se fit cruellement sentir. Les étudiants en majorité boursiers, pour ne pas dire presque tous, avaient des besoins en logement, en nourriture, en loisirs, et les structures traditionnelles de l’université bourgeoise n’étaient absolument pas capables de les satisfaire. L’insuffisance de l’infrastructure technique se fit également sentir car on ne l’adapta pas à l’expansion universitaire. C’est là la racine d’une autre forme de l’aliénation étudiante : la véritable « lutte pour la vie » qui tient à l’insuffisance de places dans les laboratoires, dans les amphithéâtres, dans les salles de chirurgie, du manque de livres dans les bibliothèques. En somme, c’est un manque chronique de ressources, une insuffisance de moyens qui sont fréquemment, sinon toujours, à l’origine des premières explosions étudiantes.

L’université bourgeoise classique devait former de futurs bourgeois ou de futurs chiens de garde de la bourgeoisie. Elle était entièrement tournée vers cette fonction sociale. L’accumulation de connaissances précises était moins importante que la formation du jugement — adapté aux valeurs guidant la société bourgeoise — et surtout que le développement de la capacité de réagir conformément à l’idéologie de la classe dominante. L’université libérale classique n’était pas inutile à la bourgeoisie comme le prétendent aujourd’hui parfois des technocrates atteints de myopie. Pour un industriel, un banquier ou un exportateur du siècle dernier, cette capacité de jugement en tant que bourgeois et surtout celle de réagir avec assurance et « sens des affaires » dans un milieu nouveau et inconnu, face à des situations inédites, était beaucoup plus utile que l’accumulation de connaissances existantes en matière de chimie, de physique ou d’historiographie.

L’université bourgeoise de l’époque néo-capitaliste doit remplir une fonction différente et satisfaire d’autres besoins de la classe bourgeoise. La course aux innovations technologiques, l’organisation systématique de toutes les sphères de la vie sociale demandent une spécialisation toujours plus prononcée dans la formation d’experts technocratiques. Pour cela, l’attitude néo-positiviste remplace le libéralisme classique. L’université bourgeoise de masse devient de cette manière une véritable « machine à diplômes », une véritable usine à spécialisations. Comme il s’agit de spécialisations non seulement de plus en plus fragmentaires mais aussi de plus en plus fluctuantes, il en résulte, du point de vue de la classe capitaliste elle-même, une crise profonde de l’université traditionnelle. Ses structures administratives, le contenu de son enseignement, sa routine et son organisation ne sont plus adaptés aux besoins des grands monopoles ni à ceux des masses étudiantes.

De là la coïncidence, en aucune façon fortuite, entre la révolte étudiante et la tendance du grand capital à entreprendre une réforme technocratique globale de l’université. Les deux mouvements répondent à des impératifs radicalement différents. Mais leurs efforts conjoints ont pratiquement détruit la vieille université bourgeoise, libérale et traditionnelle.

Cela signifie-t-il que la révolte étudiante ait objectivement ou même délibérément aidé à la réalisation de la réforme technocratique de l’université ? Il est trop tôt pour tirer une conclusion aussi pessimiste et quelque peu cynique. Pour le moment, les deux mouvements se croisent et se soutiennent parfois, mais, le plus souvent, ils entrent en conflit. On peut même affirmer que, dans plusieurs pays, notamment en France, en Allemagne, en Belgique, le mouvement étudiant connaît un « second souffle » — pour reprendre une belle expression de mon camarade Daniel Bensaïd — dans sa lutte contre les conséquences aliénantes de la réforme technocratique de l’université.

L’objectif de cette réforme est très clair : transformer l’université bourgeoise de masse, faire d’une usine non adaptée au marché du travail intellectuel une fabrique parfaitement adéquate à ces besoins, c’est-à-dire aux besoins des grandes entreprises et de l’Etat de la phase monopoliste. Il s’agit de fabriquer les qualifications intellectuelles dont la bourgeoisie a besoin, dans des proportions qui s’ajustent aux fluctuations du marché, en laissant de côté toute préférence ou toute aspiration individuelle de l’étudiant. Les techniques économiques, financières et organisationnelles qui découlent de cette réforme technocratique sont, elles aussi, bien connues, et nous ne les citerons que pour mémoire : la rentabilisation systématique des investissements universitaires, c’est-à-dire la distribution des dépenses entre les différentes facultés et les différentes disciplines selon les « besoins » du marché du travail ; les revenus prévisibles pour les détenteurs de diplômes des différentes branches universitaires ; une sélection de plus en plus stricte et de plus en plus commune tendant à fermer les portes de l’université à une masse d’aspirants et à condamner une fraction importante des étudiants à interrompre leurs études si celles-ci ne sont pas couronnées du « succès » exigé après une période de temps strictement limitée ; les clauses aberrantes imposées à un nombre toujours plus grand de facultés dans le but de conserver et d’étendre les privilèges matériels exorbitants de certaines professions (l’exemple des médecins aux Etats-Unis est invraisemblable). Au lieu d’adapter l’expansion universitaire aux besoins sociaux, on l’adapte à la rentabilité financière maximale de l’équipement technique existant dans l’université.

Tous ces aspects font que la réforme technocratique de l’université bourgeoise se heurte non seulement aux intérêts matériels d’un grand nombre d’étudiants, mais aussi et surtout à leur orientation socio-politique et aux intérêts de la grande majorité des masses travailleuses. Il est important de souligner ici, une fois de plus, l’apparition d’une nouvelle contradiction du néo-capitalisme, qui accentue l’explosion possible du système, du moins du point de vue de la superstructure.

Dominée par la recherche de rentes technologiques, caractérisée par une accélération du rythme de l’innovation technologique, la société néo-capitaliste crée nécessairement un intérêt croissant et universel pour la science. Il suffit d’observer, par exemple, l’évolution des jouets pour enfants, le développement de la littérature de science-fiction, la passion effrénée pour les voyages spatiaux. On trouve un culte de la science naturelle à tous les niveaux de la réalité sociale contemporaine. Ainsi la publicité, qui fait un très grand usage de la technique de référence aux prétendues qualités scientifiques démontrées pour vendre telle ou telle marchandise médiocre.

Comme cela se passe avec n’importe quel mouvement idéologique fondamental, il ne s’agit évidemment pas d’un complot ou d’une conspiration diabolique de la part de patrons monopolistes assoiffés de profit, mais de la reproduction, dans l’esprit des hommes, d’une réalité sociale tangible, reproduction qui est idéologique et non scientifique puisqu’elle passe par le filtre de structures mentales formées en fonction d’intérêts de classe définis.

La passion qu’une grande partie de la jeunesse contemporaine ressent pour la science, en dépit de ce que disent certains pessimistes, est profondément saine. La jeunesse comprend d’emblée les énormes potentialités émancipatrices de la science et de la technique, potentialités qui n’ont rien à voir avec les formes monstrueuses, destructrices et asservissantes, que revêtent cette technique et cette même science sous la domination de la société marchande et de la production pour le profit.

Mais, dans cette atmosphère sursaturée de scientisme, l’obstruction brutale des voies d’accès aux connaissances scientifiques par la réforme technocratique de l’université et le numerus clausus vient s’ajouter à la fragmentation et à la parcellarisation de plus en plus profonde de l’enseignement universitaire, ce qui ne peut que provoquer des réactions profondes et durables de la part au moins d’un secteur étudiant. L’appel des mass media attire tout le monde vers les merveilles de la science. Mais, ensuite, la présélection dit à la moitié ou plus de ceux qui ont été appâtés : « Les merveilles ne sont pas pour vous. »

La réforme technocratique de l’enseignement crée ainsi dans la jeunesse ce qu’une publicité surabondante crée chez les consommateurs adultes : un climat permanent d’insatisfaction et de frustration qui doit nécessairement déboucher sur une profonde crise de conscience et de morale, sinon sur une angoisse permanente.

Cette angoisse peut emprunter deux voies : la révolte qui conduit à la prise de conscience, à l’activité et à l’organisation révolutionnaires, porte de sortie positive ; et la démoralisation, la drogue, la criminalité ou la neurasthénie, porte de sortie négative. Mais toutes deux sont les enfants légitimes de la crise de l’éducation néo-capitaliste. Si la bourgeoisie tente de trouver les responsables de ces tendances, elle ne pourra incriminer ni les agitateurs, ni les prophètes du communisme athée, mais elle devra se regarder dans la glace et reconnaître : « Je suis celle qui engendre les révolutionnaires, de même que je suis celle qui produit une démoralisation et une violence sociales d’une ampleur telle qu’on n’en avait jamais vu dans le monde depuis la décadence du régime semi-féodal. »

Ainsi, à travers la révolte contre l’inadaptation fondamentale de l’université bourgeoise aux besoins du monde étudiant, se développe une révolte contre l’adaptation de l’enseignement universitaire aux besoins de maximalisation du profit monopoliste. Que ce soit une révolte contre la parcellarisation excessive de l’enseignement des sciences naturelles et leur rupture totale avec toute vision d’ensemble de la société ; que ce soit une révolte contre l’utilisation et la subordination cynique de fragments de cet enseignement aux besoins égoïstes d’entreprises privées ou d’inhumains projets étatiques ; que ce soit une révolte contre la déformation néo-positiviste, idéologique et apologétique de l’enseignement des sciences sociales, c’est elle qui donne au mouvement étudiant un sens plus général et plus profond qui le différencie totalement d’une simple campagne revendicative en faveur d’intérêts étroitement corporatistes.

Dans la mesure où ils réclament plus de cités et de restaurants universitaires gratuits ou meilleur marché, dans la mesure où ils réclament plus de laboratoires et plus de bibliothèques, un accès plus facile et plus libre aux moyens techniques d’enseignement de haut niveau, les mouvements étudiants se cantonnent dans ce qu’on pourrait appeler l’équivalent de l’économisme des luttes ouvrières. Ces luttes sont progressistes et absolument nécessaires pour atteindre un niveau primaire de prise de conscience et d’organisation. Mais elles sont en elles-mêmes insuffisantes pour intégrer la révolte étudiante à l’intérieur d’un mouvement universel d’émancipation révolutionnaire.

Dans ce contexte, deux voies parallèles vont de l’avant, se croisant parfois. L’une est la politisation extrême qui porte l’avant-garde étudiante à faire siennes les causes politiques générales que les organisations ouvrières, soit par dégénérescence, soit par faiblesse, n’ont pas suffisamment assumées. En ce sens, le mouvement étudiant en France a joué un rôle d’avant-garde dans la lutte contre la guerre coloniale menée par l’impérialisme français en Algérie. Il a joué dans le monde entier, et en premier lieu aux Etats-Unis, un rôle de détonateur dans la lutte contre la guerre d’agression de l’impérialisme yankee contre les peuples d’Indochine. Cette politisation du mouvement étudiant, éminemment progressiste, débouche sur la construction et le renforcement des organisations révolutionnaires. Nous reviendrons plus loin sur ce problème.

Cette première issue du mouvement étudiant hors du cadre de la lutte économiste et corporatiste est nécessairement limitée à une avant-garde assez restreinte. Mais la révolte étudiante, surtout lorsqu’elle répond aux formes technocratiques de l’université, a tendance à mobiliser potentiellement des couches d’étudiants beaucoup plus larges que l’avant-garde très politisée et radicalisée. Pour ces importantes couches étudiantes, même si elles ne sont qu’une minorité au sein de la totalité de la masse étudiante, l’issue qui mène plus loin que l’économisme, au-delà des revendications immédiates, c’est la lutte contre l’administration et la forme de l’enseignement, éléments tout aussi aliénants que leur contenu ; en résumé la lutte est la lutte pour l’université rouge ainsi que nos camarades aux Etats-Unis et au Japon, et nous-mêmes en Europe, l’avons baptisée.

Tenter d’établir une université socialiste au sein de la société bourgeoise est un but tout aussi utopique que tenter d’établir des usines socialistes isolées, sous gestion ouvrière, au milieu d’une économie capitaliste. L’université ne produit pas ses propres ressources, mais vit de celles mises à sa disposition par la société.

Cette société est dirigée par la classe dominante. Sa domination se caractérise par le fait qu’elle détient le contrôle du surproduit social, qui finance justement les activités de la superstructure telles que l’enseignement.

En conséquence, à la longue, l’université ne peut échapper au contrôle de la classe dominante sans que celle-ci lui retire ses moyens d’existence. Une université administrée par les étudiants, le personnel technique et les enseignants, est, au sein de la société bourgeoise, une université où les étudiants se verraient obligés de réaliser leur gestion avec des moyens de plus en plus misérables, c’est-à-dire obligés à administrer leur propre misère.

Mais l’impossibilité pour les étudiants d’administrer l’université de façon permanente au sein de la société bourgeoise ne signifie absolument pas l’impossibilité de combattre globalement et avec quelquefois des succès spectaculaires, quoique de durée limitée, la subordination de l’université aux intérêts de la bourgeoisie. Et même, c’est justement par le biais d’un tel combat global contre le contenu, la forme, l’organisation et la structure de l’enseignement universitaire bourgeois que le mouvement étudiant prend la valeur d’une rébellion aux yeux de toute la société, d’une révolte qui annonce et fait pressentir les objectifs de la rébellion sociale globale montante, laquelle a pour objet de changer non seulement les formes de propriété mais aussi les rapports de production, le contenu, l’organisation et la structure de tout le travail humain.

En se rebellant contre la rentabilisation, la sélection, la parcellarisation et l’éloignement de l’enseignement universitaire de toute fin sociale valable et humaine, l’avant-garde du mouvement étudiant proclame des valeurs nouvelles de portée universelle qui intéressent les ouvriers comme les intellectuels, les paysans producteurs comme les professeurs. L’avant-garde étudiante proclame qu’il est inhumain, irrationnel, de faire déterminer à travers le marché et la demande solvable les priorités fondamentales d’emploi des ressources matérielles. Elle proclame également que la satisfaction de la soif de connaissances, de la défense de la santé, des besoins élémentaires, de la protection de l’humanité et de la nature, doit être prioritaire sur celle de la production de marchandises de luxe, de marchandises superflues, artificielles et nuisibles, dont certaines affectent directement la santé mentale de l’être humain. L’avant-garde étudiante proclame que ce n’est pas le marché, mais les objectifs conscients et démocratiquement établis par la raison humaine et par la collectivité des travailleurs qui doivent gouverner l’orientation de la production et de l’économie.

Elle proclame que l’émancipation du travail, y compris du travail étudiant, doit s’effectuer grâce à l’association des producteurs, pour reprendre la célèbre formule de Marx, c’est-à-dire par des producteurs travaillant librement pour satisfaire les besoins établis collectivement et non sous la contrainte économique, sous la domination de lois apparemment fatales, destinées en fait à enrichir une petite minorité dominante. Elle proclame qu’il existe une interaction dialectique inévitable entre la forme de production et son contenu, et qu’un travail qui se réalise sous la contrainte extérieure ne débouchera jamais sur la réalisation de l’homme qui l’a effectué.

Si le mouvement étudiant apprend à avoir conscience de cette signification historique universelle dont il est le porteur ; s’il s’organise de manière aussi large, aussi démocratique, aussi universelle que possible ; s’il maintient fermement son indépendance par rapport à l’Etat, aux classes dominantes et aux valeurs bourgeoises, les succès obligatoirement temporaires seront une lumière qui illuminera le chemin de la lutte de masses populaires beaucoup plus larges. Si les étudiants arrivent à choisir leurs professeurs, même si cela ne dure que six ou douze mois, s’ils parviennent à supprimer les contraintes mécaniques et absurdes pour les remplacer par une autodiscipline librement acceptée, les travailleurs comprendront plus rapidement qu’eux aussi peuvent, et pour toujours, devenir les maîtres de leurs propres entreprises, élire leurs propres comités de gestion, abolir la hiérarchie oppressive et exténuante du procès de travail et déterminer, à travers leur propre collectivité, les objectifs et le contenu de la production économique et de la vie sociale dans son ensemble.

3. L’unité de la théorie et de la pratique

La révolte étudiante prend avant tout la forme d’un mouvement spontané. Dans les deux premières parties de cette étude, nous avons tenté de découvrir ses racines dans la prolétarisation et l’aliénation croissantes du travail intellectuel en général, et du travail étudiant en particulier, en fonction de la crise de l’université bourgeoise, classique ou technocratique. La révolte étudiante surgit toujours de l’immédiat, comme tous les mouvements de masses spontanés. Qu’elle soit une réaction à l’inadaptation de l’université aux besoins matériels des étudiants, une réaction aux structures et aux contenus de l’enseignement universitaire ou un mouvement qui prend en charge les luttes politiques et sociales qui surgissent et que les organisations politiques traditionnelles ont délaissées, la révolte étudiante a toujours un caractère immédiat.

On oublie fréquemment ce caractère immédiat de la mobilisation étudiante spontanée en raison de ses impressionnantes répercussions. Est-il nécessaire de rappeler que la révolte étudiante à Paris en mai 1968 avait comme objectif immédiat la libération de quelques étudiants arrêtés par la police ? Si ce mouvement de protestation a pu déboucher sur la nuit des barricades, sur l’énorme manifestation ouvrière de solidarité avec les étudiants, puis sur la grève générale avec occupation des usines, la raison ne peut se trouver dans la nature sociale du milieu étudiant, et moins encore dans la nature de la revendication qui a déclenché le mouvement. Elle est dans la fonction de détonateur qu’un nouveau mouvement politique de masse peut jouer dans une conjoncture sociale et politique particulière.

Aucune personne sensée ne pourra croire réellement que dix millions de travailleurs se soient mis en grève, aient occupé leurs usines et aient créé une situation pré-révolutionnaire en France, affrontant un gouvernement aussi stable que celui de De Gaulle, simplement parce qu’ils ont été manipulés par quelques agitateurs — de préférence étrangers — ou parce que le pays a été la victime d’un complot diabolique, lui aussi préparé de préférence à l’étranger, comme semble le croire vraiment M. Marcellin. Des mouvements sociaux d’une telle ampleur ne sont compréhensibles qu’en fonction de mécontentements profonds, c’est-à-dire de contradictions profondes qui s’accumulent pendant un long laps de temps. Le fait qu’ils aient éclaté à partir de la révolte étudiante exprime plutôt la présence de forces non moins puissantes qui ont pu comprimer, étouffer, retarder l’apparition au grand jour de ces contradictions durant une longue période.

Ainsi, le lien entre la révolte étudiante et les forces sociales qui englobent la majeure partie des travailleurs se réduit principalement à ce qui suit. Le mouvement étudiant spontané à joué un rôle de révélateur et de détonateur d’un profond malaise social que des structures politiques inadéquates — et avant tout celles du mouvement ouvrier — avaient caché pendant longtemps, c’est-à-dire qu’elles avaient cherché à canaliser vers des réformes anodines, qui ne correspondaient en aucune façon à la gravité des contradictions sociales.

Pourquoi, à certains moments, le mouvement étudiant peut-il jouer un rôle de révélateur et de détonateur de mouvements de rébellion sociale beaucoup plus larges ? Avant tout parce qu’il est un mouvement de masse d’une telle ampleur que son action a nécessairement un impact sur l’ensemble de la société. Nous avons là un nouveau résultat de l’explosion universitaire et de la croissance qualitative de cette masse étudiante, dont nous avons signalé les origines dans les besoins de néo-capitalisme, donc dans l’évolution du mode de production capitaliste lui-même. Quelques milliers d’étudiants qui manifestent peuvent passer inaperçus. Trente mille étudiants qui construisent des barricades dans le centre de Paris ne le peuvent pas.

En second lieu, parce que c’est un mouvement spontané, non encadré, non contrôlé ou téléguidé par les organisations politiques traditionnelles qui ont perdu de leur prestige dans la jeunesse en raison de leur évidente inadaptation aux problèmes fondamentaux de notre époque.

Il se manifeste dans la spontanéité du mouvement de masse étudiant un énorme potentiel d’émancipation. Partant d’un dénominateur commun, la revendication immédiate qu’a entraînée le mouvement, cette force d’émancipation spontanée peut s’étendre à toutes les couches de la population. Les couches de la population travailleuse découvrent tout d’un coup que « le roi est nu ». Les étudiants le proclament à voix haute, permettant à la population de se rendre clairement compte de quelque chose qu’elle sentait confusément, mais n’osait pas encore exprimer. Ainsi, tout l’enrégimentement oppressif de la vie politique est mis en question, et les revendications les plus radicales montent à la surface depuis le fond des contradictions sociales.

Finalement, le mouvement étudiant est un mouvement politique de masse. Aussi longtemps qu’il n’affronte directement que les autorités universitaires ou une structure politique secondaire, sa force détonatrice reste limitée. A partir du moment où il affronte l’Etat bourgeois, c’est-à-dire la société bourgeoise dans son ensemble, l’affrontement acquiert toute sa force détonatrice. Le rôle d’exemple est ici important. Mais, au-delà de ce rôle et de l’attraction qu’il exerce, il y a le fait que la politisation rapide du mouvement de masse, qui part de son niveau de revendication immédiate, s’étend de manière incessante et transforme le mouvement en une force de lutte globale contre la société capitaliste. Cette lutte joue à son tour un rôle éminemment centralisateur. Elle attire et tend à intégrer les revendications d’autres couches sociales mécontentes, se transformant en un pôle quasi révolutionnaire de forces politiques et sociales opposées au pôle de l’establishment, avec tout ce que cela implique.

On peut à ce propos souligner le rôle contradictoire des mass media, rôle beaucoup plus complexe que ce que croient certains critiques pessimistes de la civilisation contemporaine. Il est vrai que, normalement, la télévision est une puissante force de conformisme et d’intégration sociale néo-capitalistes. Mais, dans la mesure où les journalistes et les techniciens de la télévision sont entraînés dans le mouvement général de lutte, comme ce fut le cas en mai 68 en France, la télévision prend une dimension qu’on ne lui connaissait pas. Sa capacité à transmettre instantanément les images des événements dans un rayon très vaste, fait que de moyen d’information, elle devient un moyen de mobilisation. Mai 68 a été le premier mouvement révolutionnaire de l’histoire sur lequel des millions de personnes étaient informées non pas après une semaine ou même le jour suivant, mais à chaque heure, voire à chaque quart d’heure. De cette façon, on pouvait courir participer à une manifestation parce qu’on avait vu à la télévision les images de son début.

Mais, d’autre part, toutes les potentialités du mouvement étudiant en tant que mouvement politique de masse ont une limite qui vient de la source même de sa force. Tout mouvement de masse spontané est, de par sa nature même, discontinu. Il tend même à s’épuiser en objectifs multiples de plus en plus incohérents, à mesure qu’il se politise. La force d’attraction centripède du mouvement de masse ne peut remplacer longtemps l’absence de structures centralisatrices. L’énorme capital accumulé dans l’espace de quelques semaines, sinon de quelques jours, tend à s’évaporer lorsque la situation arrive à un tournant.

Pourquoi en est-il ainsi ? Deux raisons fondamentales expliquent le caractère structurel des rapports de production capitalistes. Le marxisme révolutionnaire s’oppose à différentes variantes du réformisme, surtout par la compréhension qu’il a de ce caractère structurel essentiel de la société capitaliste. Cela veut dire concrètement que, si le profit disparaît, une économie capitaliste ne peut plus fonctionner. Donc, si les travailleurs occupent les usines, commencent à paralyser, aux côtés des étudiants, tous les mécanismes traditionnels de la société bourgeoise, il n’y a que deux solutions possibles : ou bien la structure capitaliste de l’économie se maintient, ou bien de nouveaux rapports de production se substituent aux anciens. Dans le premier cas, toute la vie économique et, en particulier, la production sont profondément désorganisées et peuvent même cesser complètement. Dans le second cas, la production peut reprendre sur une base sociale nouvelle.

Mais aucun peuple ne peut survivre longtemps si toute la production s’arrête. Cette règle élémentaire, qui s’est vérifiée dans d’autres sociétés, est dix fois plus valable dans la société contemporaine où la technique extrêmement complexe rend l’appareil de production plus vulnérable à tout arrêt de ses mécanismes, où l’extrême division du travail rend chaque citoyen beaucoup plus dépendant de l’appareil de production dans son ensemble. Donc, si on ne remplace pas la structure capitaliste par de nouvelles structures économiques, le retour à la normalité, c’est-à-dire à la production capitaliste, est, après un certain temps, pratiquement inévitable.

Cela ne signifie pas que la combativité des masses retombe fatalement à zéro ou que les rapports entre forces politiques et sociales redeviennent ce qu’ils étaient avant l’explosion révolutionnaire. Fréquemment, ce retour au fonctionnement capitaliste de l’économie est suivi de luttes politiques et sociales très dures, qui imposent à l’activité de production toute une série de convulsions. Ainsi, on peut s’ouvrir une phase prérévolutionnaire, parfois très longue.

Mais une phase prérévolutionnaire n’est pas la révolution, car une révolution sociale signifie précisément le remplacement des rapports de production capitalistes par de nouveaux rapports de production.

De là, on peut conclure qu’un mouvement de masses spontané qui n’obtient pas une série de victoires décisives, aussi bien contre l’Etat que contre la classe capitaliste, est condamné à un recul, du moins temporaire. Et la concentration de tous les efforts sur quelques objectifs centralisés réclame un degré de coordination et d’efficacité d’action de la part de centaines de milliers si ce n’est de millions de personnes que leur seule spontanéité ne peut engendrer. Cela exige deux structures d’organisation. En premier lieu, la structure de comités élus à la base, les conseils ouvriers, étudiants, paysans, capables de mobiliser d’un commun accord de larges masses. En second lieu, la structure du parti révolutionnaire, capable de doter la première structure d’une perspective claire quant aux objectifs à atteindre et aux voies qui permettent de les réaliser.

Nous arrivons ici à la seconde et inévitable limite sur laquelle achoppe tout mouvement de masses spontané. Un mouvement spontané réveille, comme en tourbillon, des milliers de passions, d’espoirs et d’idées totalement contradictoires. Il n’y a aucune garantie que les dénominateurs communs, qui résultent de l’interaction de toutes ces forces idéologiques et morales, correspondent exactement aux besoins objectifs de la révolution. La transformation socialiste de la société est une tâche éminemment consciente, l’entreprise la plus consciente qui se soit jamais présentée au genre humain. Tenter de la réaliser sans connaître à fond les lois de l’évolution sociale, les raisons profondes de la décadence capitaliste, les bases sur lesquelles on doit construire la nouvelle société, c’est-à-dire en faisant abstraction de tout ce qu’apporte le socialisme scientifique, revient à se précipiter vers une catastrophe certaine.

A notre époque, une révolution socialiste victorieuse ne peut être que le résultat de la fusion croissante de deux forces essentielles : d’une part le mouvement spontané de masses chaque fois plus larges qui libèrent d’immenses énergies et un capital incalculable d’initiatives populaires et individuelles ; et de l’autre un parti révolutionnaire, c’est-à-dire un programme scientifique, révolutionnaire, incarné dans un nombre élevé de cadres ayant déjà gagné la confiance d’un secteur des masses grâce à leurs activités passées, et pouvant organiser et mener ces masses vers un mouvement débouchant sur la victoire de la révolution.

Etant donné que le mouvement étudiant est intrinsèquement incapable de se substituer à un parti politique révolutionnaire de cette nature, il est incapable de résoudre par lui-même les tâches qui se posent au mouvement de masse qu’il a aidé à mettre en marche. S’il ne débouche pas sur la construction ou sur le renforcement d’une organisation révolutionnaire, il aura échoué dans sa contribution à l’émancipation de l’ensemble des travailleurs.

L’avant-garde qui se dégage peu à peu du mouvement étudiant se voit confrontée d’une façon ou d’une autre au problème clé du monde moderne, problème qui a dominé largement l’évolution de toutes les sciences humaines depuis deux siècles et dont la solution se trouve dans le marxisme : le problème des rapports entre la théorie et la pratique. Nous n’examinerons pas ici l’aspect épistémologique (c’est-à-dire du point de vue de la théorie de la connaissance) de ce problème. Ce qui nous intéresse en premier lieu aujourd’hui, ce sont les rapports entre théorie révolutionnaire et pratique révolutionnaire.

Un des facteurs psychologiques de la révolte étudiante, et en général de toute la radicalisation de la jeunesse, caractéristique de notre époque, est le refus péremptoire de l’hypocrisie qui marque de son sceau la plupart des activités sociales, à commencer par celles de la superstructure. Les forces politiques, les valeurs morales, les institutions sociales apparaissent toutes comme les masques de facteurs cachés, masques qu’il faut d’abord arracher pour découvrir les véritables mécanismes qui font réellement fonctionner la société. Derrière les grands principes, on trouve les furies de l’égoïsme privé et la soif insatiable de profit ; derrière les nobles idéaux, la corruption, le désir de faire carrière, l’avidité de pouvoir et de privilèges.

A la base de toute cette hypocrisie, il y a une séparation de plus en plus profonde entre principes et pratique, entre principes détachés de la pratique et pratique sans principes et qui ose l’avouer. Une barrière infranchissable semble séparer les programmes, les idéaux proclamés, les fondements de la morale, et la pratique quotidienne ; barrière visible aux yeux de tous. La corruption plonge, bien sûr, ses racines dans la nature même de la société bourgeoise, et a profondément affecté le mouvement ouvrier traditionnel ainsi que les pratiques des bureaucraties au pouvoir dans les pays dits socialistes.

La révolte des jeunes contre cette hypocrisie est tout à fait saine et digne d’éloges. Elle crée la possibilité d’une nouvelle poussée irréversible de la marche vers une société sans exploitation ni oppression. Elle débouche sur la volonté, non moins louable, de mettre la pratique sociale, et en particulier la pratique politique, à l’unisson des idéaux. Mais elle court le risque de devenir stérile si elle n’est pas fondée sur l’unité entre la pratique et la théorie révolutionnaires qui englobe toute la dialectique complexe de ces deux activités.

Nous avons dit que la transformation socialiste de la société représente l’entreprise la plus consciente que l’humanité ait jamais conçue. Pour avoir ses chances de succès, elle doit partir d’une conception globale de tous les secteurs de l’activité sociale, c’est-à-dire d’une totalisation des résultats des sciences humaines. Le marxisme est l’unique courant ayant jusqu’à maintenant réussi cette totalisation qui, du reste, ne peut être considérée, de par sa nature même, comme un résultat acquis une fois pour toutes, mais exige une remise en question et un enrichissement permanents.

Une pratique révolutionnaire qui ne part pas de cette perspective globale de la société contemporaine, des contradictions qui la rongent et des forces motrices de sa transformation, court le risque de tomber dans l’empirisme, le dogmatisme et l’activisme stérile. Les exemples abondent. Il est notoire que, d’autre part, toute pratique révolutionnaire qui n’est pas guidée et promue par une assimilation de la théorie révolutionnaire tombe inévitablement prisonnière des préjugés et des idéologies de la bourgeoisie contre lesquels elle tente désespérément de se révolter.

En 1968, mes camarades et moi-même avons dû conduire une lutte politique très dure au sein du mouvement étudiant d’Allemagne occidentale et des Etats-Unis contre tous ceux qui proclamaient que la classe ouvrière de ces pays avait été définitivement intégrée à la société néo-capitaliste, qu’elle était incapable de se révolter et que, de ce fait, elle ne pouvait plus être la force essentielle de la transformation révolutionnaire.

Les révolutionnaires qui défendaient cette idée étaient réellement sincères et guidés par les meilleures intentions. Mais ils ne se rendaient pas compte qu’en réalité ils étaient prisonniers d’une idéologie typique de la bourgeoisie néo-capitaliste, idéologie selon laquelle le néo-capitalisme aurait réussi à dépasser toutes ses contradictions économiques et qu’il serait capable de garantir aux travailleurs un niveau de vie perpétuellement croissant, et d’étouffer ainsi définitivement toute conscience de classe.

Une vision d’ensemble des lois économiques et sociales qui déterminent la dynamique néo-capitaliste permettait de prévoir que les contradictions de cette société allaient s’aggraver, même dans les pays impérialistes les plus riches. Il était possible de prévoir que, même dans ces pays, les travailleurs allaient se révolter contre l’intensification du travail, l’accélération des cadences, la limitation de la liberté de grève, contre leur aliénation croissante en tant que producteurs et que consommateurs, tout ceci étant le résultat inévitable du fonctionnement du capitalisme. Il était donc possible de prévoir qu’une nouvelle vague de luttes ouvrières, et même de luttes ouvrières explosives, allait aussi se produire dans ces pays.

Sans une vision globale de la société capitaliste, c’est-à-dire sans une assimilation du marxisme révolutionnaire, l’analyse concrète des forces sociales devenait erronée et conduisait à une vision elle-même erronée du comportement futur de ces forces et à une orientation politique fausse.

Par ailleurs, une théorie révolutionnaire sans pratique révolutionnaire est tout aussi condamnée à rester stérile. Affirmer, comme le font quelques-uns, qu’il est nécessaire d’approfondir d’abord l’analyse théorique durant une longue période, alors que de puissants mouvements de masse éclatent et se développent dans de nombreux pays et que dans d’autres se produisent des luttes ouvrières importantes qui ont un potentiel révolutionnaire indubitable, c’est se faire le complice de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, travaillent à empêcher que ce potentiel débouche sur une révolution socialiste victorieuse. Pire encore, se retirer dans la tour d’ivoire de la « théorie pure » signifie condamner cette théorie à être chaque fois moins révolutionnaire. Car sans la médiation d’une vérification pratique constante, la théorie court le risque de perdre le contact avec la réalité. Les abstractions peuvent devenir subjectives et arbitraires et de plus en plus éloignées de la réalité objective, en bref devenir fausses. La vision d’ensemble de la réalité sociale comprend la dimension de la pratique révolutionnaire et, si on élimine cette dernière, l’analyse théorique devient partielle, cesse d’être globale. En bref, elle cesse d’être une théorie pour devenir idéologie.

Mais l’unité de la théorie et de la pratique révolutionnaires ne peut se réaliser individuellement. Aucun homme, aussi génial soit-il, ne peut assimiler à l’aide de la méthode marxiste toutes les données des sciences humaines, suivre la réalité de la lutte des classes dans plus de cent pays différents, et participer personnellement à la lutte pour soumettre ses conceptions à l’épreuve suprême de la pratique. Seule l’organisation révolutionnaire est capable de totaliser les pratiques, les expériences et les connaissances nécessaires permettant d’atteindre cette unité.

En dénonçant la rupture radicale qui existe aujourd’hui entre réalité et idéaux proclamés, en se révoltant contre l’hypocrisie universelle qui n’est autre que le masque de l’exploitation et de l’oppression universelles, le mouvement de la jeunesse radicalisée ne fait encore que rêver à cette synthèse de la théorie et de la pratique. La réalisation de cette synthèse que la théorie appelle ne peut se faire que dans la pratique révolutionnaire, que dans la transformation révolutionnaire de la société.

La capacité du mouvement étudiant à jouer un rôle de révélateur et de détonateur de la crise sociale est étroitement liée à l’analogie entre la crise de l’université bourgeoise et la crise des rapports de production capitalistes. Cette crise est à la base de tous les grands conflits qui déchirent aujourd’hui la société des pays impérialistes. Ses traits principaux sont : crise de l’économie marchande, crise de la propriété privée et du profit, crise des structures autoritaires et hiérarchisées au sein des entreprises, crise de la division sociale du travail, en fait crise du travail parcellarisé et aliéné.

La solution socialiste révolutionnaire à cette crise généralisée tend à l’expropriation collective des moyens de production et d’échange, à leur gestion par les producteurs associés, à l’autogestion démocratiquement centralisée des travailleurs ; elle tend également à la sélection délibérée de priorités dans l’emploi des ressources matérielles, à la réduction radicale de la journée de travail professionnel afin que les producteurs disposent de temps libre pour administrer leurs propres affaires, et à la disparition progressive de l’économie marchande et monétaire, et de la division sociale du travail.

Mais si nous examinons de plus près chaque aspect de cette crise et chaque aspect de la solution qui doit lui correspondre, nous nous rendons compte que cette solution consiste en la réunification progressive des divers aspects de la vie sociale de l’homme, aujourd’hui violemment séparés par l’évolution économique, et qui ont un besoin urgent d’être réunis. Nous découvrons ainsi que la réunification de la théorie et de la pratique se trouve dans la réunification du travail objectivement socialisé et de la planification consciente, dans la fusion de la technique et des sciences sociales, qui dictent la primauté des objectifs sociaux auxquels la technologie doit se soumettre ; dans la fusion de la pratique sociale et de la réalisation des aspirations et des talents de chaque individu. La célèbre formule du Manifeste communiste a acquis toute sa signification à l’époque de l’automation qui, pour se généraliser, a besoin d’un enseignement universitaire de masse : le développement de chacun devient la condition du développement de tous. Cette réunification se trouve enfin dans la nécessité de fusionner l’enseignement et le travail tout au long de la vie humaine, signifie l’extension universelle de l’enseignement supérieur universitaire, la transformation d’une activité strictement limitée à quatre ou cinq ans en une activité se prolongeant de façon intermittente pendant toute la vie.

Dans la lutte contre l’hypocrisie et le cynisme que la jeunesse radicalisée a engagée, il y a le reflet, quoique partiel, de besoins absolument fondamentaux et essentiels pour surmonter les contradictions les plus dangereuses pour la survie de l’humanité, contradictions qui sont le fruit du capitalisme. La lutte pour l’unité de la théorie et de la pratique révolutionnaires n’est autre qu’une étape préparatoire à la lutte pour la réunification de la théorie et de la pratique dans la vie quotidienne des hommes, pour la réunification du travail intellectuel et du travail manuel, pour la disparition du travail aliéné et aliénant et pour son remplacement par une pratique humaine universelle de tous les hommes.

En trouvant dans les origines et dans la dynamique du mouvement étudiant des ressorts semblables, sinon identiques, à ceux qui déclenchent la lutte pour l’émancipation des masses travailleuses, nous ne voulons pas dire que l’avant-garde du mouvement étudiant est appelée à garantir automatiquement une nouvelle montée du mouvement ouvrier et du mouvement anti-impérialiste longtemps enchâssés dans l’opportunisme sans principes et dans le réformisme démobilisateur des organisations ouvrières traditionnelles. Nous ne faisons qu’ébaucher la possibilité qu’a le mouvement étudiant de réaliser de telles fonctions. Le reste dépend de la pratique révolutionnaire, c’est-à-dire, en premier lieu, de l’assimilation, ou plutôt de l’élaboration d’une théorie révolutionnaire correcte.

L’échec du mouvement ouvrier et anti-impérialiste traditionnel peut être circonscrit socialement par la catégorie de la bureaucratisation : l’accaparement de la direction de ces organisations par des couches privilégiées qui identifient la défense des organisations avec la défense de leurs propres intérêts et privilèges. Du point de vue idéologique, nous sommes confrontés à la dialectique de la défense des conquêtes partielles qui subordonne la réalisation de l’objectif final à la défense de ces conquêtes. L’explication sociologique coïncide avec la critique idéologique. Dans un monde qui continue à être dominé par la production marchande, toute institution qui incarne une fonction particulière de la vie sociale tend à devenir autonome et à se concevoir comme un objectif en soi, au lieu d’avoir conscience du fait qu’elle n’est qu’un instrument secondaire pour atteindre un objectif plus général. C’est ce destin qui a frappé les organisations de masses bureaucratisées, de la même manière qu’il a marqué aussi les Etats qui ont surgi des premières victoires partielles de la révolution mondiale.

Pour échapper à cette parcellarisation de la pratique politique, dont l’expression notoire est le réformisme, social-démocrate, stalinien, et nationaliste-petit-bourgeois dans les pays semi-coloniaux, il faut conserver avant toute chose l’orientation vers l’objectif global. Aussi importants que puissent être les objectifs immédiats et partiels, l’émancipation de l’humanité exige que le processus de révolution permanente parvienne à son terme à l’échelle mondiale. Quelle que soit l’importance de la défense de tout ce qui a été déjà obtenu, de toute conquête partielle, et du recul de toute tentative contre-révolutionnaire de la part de la réaction, il faut toujours diriger son regard vers l’horizon à atteindre, dépasser toute étape transitoire, toute satisfaction partielle, toute victoire fragmentaire, et maintenir le cap vers l’objectif final.

Ici, le rôle de la théorie révolutionnaire est absolument essentiel, car c’est elle qui permet la fonction critique et autocritique, sans compromis, propre aux mouvements d’émancipation du prolétariat, et sans laquelle la réalisation de l’objectif final est toujours remise à un futur inaccessible.

Mais un regard fixé sur l’horizon peut devenir un regard vide s’il ne va pas de pair avec une conscience claire de tous les obstacles à vaincre. Le dogmatique est condamné à buter sur les obstacles, tout comme l’opportuniste. Il faut donc assimiler dans la pratique quotidienne cette science de la révolution qu’est le marxisme et sans laquelle l’unité théorie-pratique révolutionnaire n’est qu’un fata morgana et non une réalité en devenir.

C’est par un effort conscient pour dépasser ses propres limites inévitables que l’avant-garde du mouvement étudiant pourra jouer un rôle important dans la construction et le renforcement des nouvelles organisations révolutionnaires. Comprendre la place spécifique de l’intellectuel et de l’étudiant au sein de la société capitaliste, comprendre la prolétarisation de tout le travail par le capital, comprendre la nature du capitalisme et de l’impérialisme et celle des mouvements d’émancipation qui les combattent, comprendre la dialectique des révolutions contemporaines et le rôle central que le facteur subjectif joue en son sein, subordonner la recherche d’une carrière individuelle à la contribution que l’on peut apporter à ce vaste mouvement d’émancipation, se consacrer à la construction d’organisations prolétariennes révolutionnaires fonctionnant à partir d’une pratique révolutionnaire universelle, telles sont les étapes de ce processus de clarification. Construire une organisation révolutionnaire d’avant-garde ayant pour objet la libération de tous les exploités ne signifie nullement abandonner la tâche partielle d’aider l’auto-organisation et l’auto-éducation des masses étudiantes. Cela signifie simplement intégrer cette tâche partielle dans une perspective plus générale.

Il n’existe pas d’activité qui puisse apporter plus de satisfaction aux hommes et aux femmes de notre temps que celle de consacrer leur vie à la libération de leurs peuples et à celle de tous les peuples. Il n’existe pas de tâche plus exaltante à notre époque que celle de construire un monde sans exploitation ni oppression sans guerres ni violences, un monde d’abondance et de bien-être pour tous, un monde qui mette fin à la préhistoire de l’humanité et qui fasse apparaître, pour la première fois, toute la magnifique puissance collective de l’humanité : le monde de la société sans classes, le monde du socialisme.

Traduit de l’espagnol pur Ana TRILCE

Discours fait à l’université de Mexico en 1972.

IV. Le rôle de l’intelligentsia dans la lutte de classes

La théorie marxiste classique relative à la place de l’intelligentsia au sein de la société bourgeoise considère cette couche comme partie de la petite et moyenne bourgeoisie, pour ainsi dire comme des « sous-officiers au service du capital ». Lénine, entre autres, a apporté quelques restrictions à cette théorie ; mais, dans l’ensemble, on peut dire que telle est l’appréciation portée par le marxisme depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la crise économique mondiale, voire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Cette conception était théoriquement fondée et tout à fait conforme à la pratique et à l’expérience sociale. Il s’agit donc d’abord de déterminer le rôle que joue l’intelligentsia dans la société bourgeoise et dans le mode de production capitaliste, tel qu’il s’est constitué au cours du siècle passé. Ensuite, nous examinerons comment la fonction classique attribuée à l’intelligentsia bourgeoise s’est modifiée à la suite des changements intervenus dans le mode de fonctionnement du capitalisme au cours des vingt ou trente dernières années, et des bouleversements sociaux qu’ils ont provoqués.

Dans la société bourgeoise stable, le rôle de l’intelligentsia peut se définir par quatre traits caractéristiques :

1. Sa fonction économique était sensiblement la même que celle de l’entrepreneur indépendant : la formation universitaire au XIXe siècle et pendant les premières décennies du XXe était une formation destinée à des formes spécifiques de pensée et d’action de la bourgeoisie. L’université classique avait davantage pour vocation de doter les bourgeois d’une capacité de jugement que de former des gestionnaires du procès de production pourvus de compétences techniques ; et la plupart des étudiants d’alors avaient probablement pour perspective concrète d’occuper plus tard des postes dirigeants dans la société et dans le procès de production, que ce soit en tant que membres des « professions libérales » ou en tant qu’entrepreneurs.

Très peu d’étudiants devenaient des salariés à la fin de leurs études. Et la différence était tellement grande des niveaux de salaires et de consommation des ingénieurs et de la couche, à l’époque encore très restreinte, de techniciens, de même que leur distance vis-à-vis de la conscience sociale des ouvriers salariés, que parler à leur propos de « sous-officiers du capital » était tout à fait conforme à la réalité d’alors. En effet, ceux-ci jouaient un rôle prononcé de médiateurs, ils remplissaient une « fonction de médiation entre le capital et le travail » ; ce rôle impliquait une telle intériorisation de cette fonction, une telle identification de soi au maintien de l’ordre capitaliste-bourgeois existant qu’il était impossible, pour la majorité écrasante de l’intelligentsia de l’époque, de rompre avec le camp de la classe bourgeoise ou avec l’Etat bourgeois.

Un exemple de l’époque actuelle peut illustrer le propos : il est aujourd’hui impossible à un chronométreur qualifié de faire un travail professionnellement correct tout en s’identifiant aux intérêts de classe des ouvriers, car il y a opposition absolue entre l’exercice de son métier et l’intérêt de classe des salariés. Si un communiste ou un socialiste révolutionnaire se trouvait parmi de tels chronométreurs, ou bien il ne pourrait pas satisfaire à sa fonction et changerait de poste, ou bien, s’il gardait son poste et qu’il exerce sa fonction avec toutes les exigences requises, il y aurait un tel fossé entre son activité professionnelle et sa conviction que celle-ci s’estomperait peu à peu.

2. C’est à ces médiateurs, à cette couche de la société à qui revenait la fonction sociale de maintenir la stabilité du fonctionnement quotidien de l’économie capitaliste et de l’appareil d’Etat bourgeois en général, que revenaient donc par là même toutes les fonctions superstructurelles. Cette couche sociale permettait à la société bourgeoise dans sa forme classique d’assurer sa stabilité en tant qu’articulation, en intercalant une large couche moyenne entre la base de la pyramide sociale, à savoir la masse des ouvriers salariés (qui constituaient alors à peu près la moitié de la société), et le sommet, extrêmement restreint, constitué par la grande bourgeoisie. Cette couche permettait d’obtenir une société stable tant qu’elle agissait de manière conservatrice s’opposant à tout changement social. S’il est vrai que la paysannerie et les artisans constituaient au XIXe et au début du XXe siècle la fraction la plus importante de la petite et moyenne bourgeoisie, il n’en est pas moins vrai que l’intelligentsia, au sens large du terme, nouvelle classe moyenne, était la composante de cette couche qui avait la croissance la plus rapide et qui, de par son identification aussi bien sociale qu’idéologique avec la domination du grand capital, constituait l’élément stabilisateur de la société bourgeoise.

3. La fonction idéologique de l’intelligentsia avait à cette époque un caractère surtout apologétique. La fonction de maintien de l’Etat, de défense de l’ordre bourgeois comme le seul possible et rationnel, peut trouver son explication dans les lois générales de mouvement de la société de classes telles que le marxisme les définit. Dans la société capitaliste classique, stable, la classe dominante détient fermement le contrôle aussi bien de la production idéologique que du surproduit social. Cette détermination directement matérielle de la production idéologique par la classe dominante était alors beaucoup plus évidente qu’aujourd’hui dans la mesure où, par exemple, l’art et la science étaient directement financés par la classe bourgeoise et les entrepreneurs et où l’appareil d’Etat n’y intervenait pas encore en tant qu’instrument à la fois médiatisant et voilant les rapports existants.

Il s’y ajoute quelques éléments politiques qu’il faut relever, notamment dans les analyses actuelles à propos de l’Allemagne impériale : aussi bien la mise à l’écart systématique des professeurs universitaires non intégrables — il n’y avait probablement pas un seul enseignant marxiste en sciences humaines, et presque aucun en sciences naturelles dans une université allemande avant la Première Guerre mondiale, bien que la social-démocratie représentât alors un tiers de l’électorat — que la position ouverte que prenaient les membres de ces institutions en faveur de l’Etat, de la monarchie et de la religion empêchaient celui qui ne se comportait pas de manière docile ou conformiste de faire carrière dans la société bourgeoise. A quelques petites exceptions près, c’était le cas pour tous les Etats impérialistes avancés.

Les membres de l’intelligentsia qui rompaient avec ce conformisme ne pouvaient plus exister matériellement qu’en agissant au sein de « contre-sociétés », telles que la social-démocratie et le mouvement ouvrier classique l’étaient indubitablement à cette époque. Il va de soi qu’une infime minorité seulement de l’intelligentsia pouvait faire ce pas conscient vers la classe qui représentait la négation de la société et vers son mouvement politique.

4. Un dernier élément d’explication du rôle de l’intelligentsia dans la société capitaliste stable est étroitement lié à la manifestation fondamentale de cette stabilité sociale. Nous ne devons pas oublier que la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle et jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale est apparue aux yeux de la majorité écrasante des habitants des Etats occidentaux comme une société absolument stable qu’il s’agissait tout au plus de réformer d’une manière très graduelle. Que, dès la fin du XIXe siècle, cela n’ait plus correspondu à l’évolution historique réelle ne contredit nullement cet état de fait ; cela confirme seulement une fois de plus que la conscience sociale retarde toujours un peu sur la réalité. La plupart des habitants des pays impérialistes étaient tellement imprégnés de cette vision de la société que la fin de cette époque, c’est-à-dire l’éclatement de la Première Guerre mondiale, eut l’effet d’un choc, et cela précisément sur des membres de cette société dont on aurait pu le plus penser qu’ils ne se feraient pas surprendre par elle. Je pense notamment à la fraction la plus radicale de la social-démocratie d’Europe occidentale, à savoir l’aile marxiste ; je pense même à Rosa Luxemburg et à Lénine, marxistes qui pourtant avaient cessé pendant des années de rédiger des résolutions sur la lutte contre la guerre parce qu’ils avaient conscience de son inévitabilité comme perspective historique, mais qui n’étaient pas préparés à vivre cette catastrophe au niveau — si j’ose dire — de leur vie affective, de leurs prévisions quotidiennes immédiates. On peut le voir en lisant leurs réactions. Par ailleurs, il suffit de renvoyer à la production littéraire de l’époque évoquant ces événements pour voir que de larges secteurs de la société d’Europe occidentale ont vécu ce choc de façon semblable ou identique (même s’il n’a pas été aussi fortement ressenti partout ni toujours clairement mis en relief) et que tout un monde s’est écroulé alors que la majorité des ouvriers et de l’intelligentsia n’avait pas cru à la possibilité d’un effondrement et d’un changement social fondamental accéléré.

Dans une telle atmosphère de stabilité historique de la société, il est évident que le mot célèbre de Marx : « L’idéologie dominante de toute société est l’idéologie de la classe dominante » s’applique de façon quasi absolue. Il est donc exclu de penser qu’une majorité, ou même une minorité significative d’une intelligentsia d’origine principalement bourgeoise qui « produit » sous le contrôle matériel de cette classe bourgeoise et qui est soumise aux pressions générales suscitées par la richesse le pouvoir et la stabilité de cette classe, puisse se soustraire a cette influence.

Comme nous l’avons évoqué au début, cette définition classique de la place de l’intelligentsia dans la société stable de la bourgeoisie montante a été largement nuancée par la prise de position de Lénine relative au rôle des étudiants, et cela à deux niveaux. D’un côté Lénine considérait les étudiants comme des membres potentiels d’une organisation de combat, composée de révolutionnaires professionnels ; de l’autre, il considérait le rôle des étudiants dans la société russe de l’époque comme celui d’un sismographe qui, en l’absence d’une démocratie parlementaire bourgeoise, pouvait révéler l’ensemble des problèmes non résolus de la société. Il pouvait avancer le premier élément de cette thèse parce que les étudiants russes avaient joué un rôle considérable dans la construction des organisations révolutionnaires successives, tant des narodniki que de la social-démocratie, dès les années soixante-dix et quatre-vingt du XIXe siècle. Notamment autour de 1905, on trouve chez Lénine le deuxième élément, plus important parce que plus général, de son appréciation du rôle des étudiants dans la société russe, appréciation qui ne se contente pas de souligner la capacité de certains étudiants à devenir des révolutionnaires professionnels, mais qui appréhende les étudiants en tant que groupe social. Lénine dit que, dans une société qui n’a pas d’articulation démocratique, donc pas d’articulation politique dans le sens démocratique, c’est-à-dire où les grandes classes sociales ne peuvent pas s’organiser ouvertement et exprimer leurs opinions politiques et articuler leurs intérêts sociaux et économiques, les étudiants et les fractions non intégrées de l’intelligentsia ont tendance à être l’expression de ces différents intérêts sociaux d’ensemble. Je crois que cette thèse est historiquement juste et tout à fait conforme à la réalité de la société russe du début du XXe siècle, et que si nous examinons aujourd’hui l’histoire politique de l’empire tsariste entre 1900 et la Révolution russe, nous pouvons sans aucun doute y constater le rôle prépondérant de l’intelligentsia et des étudiants dans tous les partis politiques (qui, il est vrai, étaient tous très petits). C’est le cas également, mutatis mutandis, pour de nombreux pays ayant des formes d’Etat semblables, par exemple pour l’Espagne à la veille de la révolution de 1931, pour la Turquie ou le Brésil d’aujourd’hui.

La formulation de Lénine est très prudente : il ne dit pas que les étudiants peuvent assumer le rôle de la classe ouvrière inorganisée et réaliser l’articulation des intérêts de la classe opprimée à la place du parti révolutionnaire ; il dit simplement qu’ils ont tendance à donner la parole à toutes les classes sociales, c’est-à-dire à exprimer les intérêts sociaux des classes les plus diverses dans les groupements les plus divers. Ce fait découle de l’absence d’organisations politiques des différentes classes sociales, donc à la fois de la structure politique spécifique de l’empire tsariste, incapable d’évoluer vers une démocratie parlementaire bourgeoise effective, et de la spécificité du développement économique combiné de la Russie de l’époque. L’absence d’articulation des classes sociales n’a donc pas seulement des racines politiques, mais socio-économiques. Elle correspond à certains phénomènes du sous-développement socio-économique, à une évolution spécifique par rapport au capitalisme de type classique.

Dans les pays occidentaux, en revanche, les étudiants et l’intelligentsia n’ont cessé d’évoluer vers la droite depuis le milieu du XIXe siècle. La seule fois où l’on peut dire que la plupart des étudiants allemands et l’intelligentsia allemande a été politiquement à gauche a coïncidé avec la révolution de 1848. Et il en avait été de même dans la majorité des Etats industriels avancés de l’Occident. Et au fur et à mesure que le mouvement ouvrier se développait, qu’il avançait vers l’auto-organisation des travailleurs, que les ouvriers prenaient leur sort en main et qu’ils admettaient de moins en moins que l’intelligentsia monopolise les positions dirigeantes dans les organisations ouvrières, le nombre d’étudiants et d’intellectuels ralliant le mouvement ouvrier diminuait. Sans doute pourrait-on statistiquement démontrer qu’il y avait, en Allemagne, relativement plus d’étudiants et d’universitaires de gauche, social-démocrates et socialistes, en 1880 qu’en 1910.

Le point culminant de cette évolution fut atteint immédiatement après la Première Guerre mondiale. Il n’y a, dans l’Europe occidentale des années vingt, pas une grève que des organisations d’étudiants ou de l’intelligentsia n’aient tenté de briser.

Ainsi les grands mouvements de grève, entre 1919 et 1923, sous la République de Weimar, où les organisations patronales briseuses de grève comme le « Secours technique » et l’ « Orgesch » étaient presque exclusivement composées d’étudiants et de l’intelligentsia technique. La grève générale de 1926 en Angleterre, le mouvement le plus important de la lutte de classes en Grande-Bretagne du XXe siècle, fut méthodiquement brisée, sur l’ordre du gouvernement Winston Churchill et des organisations patronales, par des étudiants qui tentèrent de contrôler les points les plus sensibles des grèves, les plus dangereux pour la société bourgeoise, de neutraliser l’arrêt des appareils d’information comme les quotidiens, d’empêcher les coupures d’électricité et de gaz, en prenant de force la place occupée par les grévistes.

Dans la société actuelle du troisième âge du capitalisme, en revanche, la situation de l’intelligentsia s’est radicalement modifiée. Depuis 1965-1966 il n’y a guère eu de grève en Europe occidentale sans que des étudiants n’y soient intervenus aux côtés des grévistes, soit en la soutenant, soit même en la déclenchant ou en l’organisant : on leur reproche à présent d’être des agitateurs et de vouloir « provoquer des grèves » là où les ouvriers eux-mêmes n’y sont pas encore suffisamment préparés.

On ne trouve pas un seul exemple, au cours des cinq dernières années, dans un quelconque pays impérialiste, y compris les Etats-Unis et le Japon, où les étudiants et l’intelligentsia technique soient intervenus pour briser une grève. En tout cas on ne peut parler d’un glissement à droite, d’une prédominance d’extrémistes de droite dans les milieux étudiants et universitaires ; la tendance générale va, au contraire, en sens inverse. Les faits témoignent d’un changement fondamental du rôle de l’intelligentsia.

Les premiers signes de ce changement du rôle de l’intelligentsia apparaissent sous le fascisme. Il ne s’agit certes que d’une forme embryonnaire de changement. En effet, la période de 1930 à 1940 ne constitue qu’une phase de transition et la résistance de l’intelligentsia contre le fascisme n’a été le fait que d’une petite minorité, et non d’un mouvement de masse. Il s’agit cependant, d’un phénomène qui permet de comprendre ce tournant historique, phénomène d’autant plus important que les étudiants et les universitaires ont joué, au cours des années vingt, un rôle non négligeable dans la construction des mouvements fascistes. La première étape de leur construction a été en effet un mouvement principalement organisé parmi les étudiants : Hitler a conquis la majorité dans les universités allemandes bien des années avant d’avoir l’appui d’un nombre important d’électeurs. Cela vaut également, et bien davantage, pour l’Italie et pour l’Espagne. En France, il y eut la situation paradoxale suivante : alors que le Front populaire l’emportait lors des élections de 1936, le quartier Latin, à Paris, était dominé — immédiatement avant et après la grève générale de juin 1936 — par la semi-fasciste Action française, à savoir par l’aile d’extrême-droite du champ politique français.

Une des caractéristiques de la dictature fasciste, qu’elle soit italienne, allemande ou espagnole, c’est l’atomisation totale de la classe ouvrière et la destruction de ses organisations. Il s’agit de rendre impossible, dès le début, toute résistance large et organisée de la classe ouvrière. Tant que celle-ci subsiste, on ne peut parler d’une véritable dictature fasciste. C’est précisément dans l’élimination de la résistance et dans l’atomisation complète de la classe ouvrière que réside le rôle historique et la particularité historique du fascisme. Nous avons connu des dictatures de différentes formes (l’histoire du capitalisme est, dans une certaine mesure, l’histoire des différents types de dictature), mais la dictature en tant que telle n’équivaut pas le fascisme. Il y a des dictatures (comme par exemple l’actuelle dictature militaire en Grèce) qui, de par leur nature, sont incapables d’atomiser la classe ouvrière. La classe ouvrière, dans la plupart des pays impérialistes, est composée de plusieurs millions d’hommes que quelques dizaines de milliers de policiers et d’officiers ne peuvent empêcher d’agir. La spécificité de la dictature fasciste réside dans le fait qu’elle dispose, au-delà de l’appareil policier et militaire, de véritables organisations de masse de terreur et de répression qui sont à même de « quadriller » l’ensemble de la classe ouvrière d’un pays industriel avancé moderne. L’Etat dispose alors dans chaque pâté de maisons, dans chaque entreprise, dans chaque secteur d’une entreprise et parfois même dans chaque maison, d’un informateur capable d’éliminer les formes même les plus élémentaires d’organisation et de résistance de masse.

D’un autre côté, des raisons à la fois psychologiques et socio-politiques, liées au niveau de conscience de la classe ouvrière, font qu’une classe ouvrière pourtant active, résolue et convaincue de ses tâches immédiates et historiques, ne peut échapper à une telle atomisation et à un tel « quadrillage ». Pour qu’il y ait victoire et stabilisation du mouvement fasciste, il faut qu’elles soient précédées d’une défaite politique et d’une démoralisation graves de la classe. Dès lors, une résistance organisée et de masse de la classe ouvrière devient impossible pour longtemps. C’est ce que démontre l’histoire des dictatures fascistes classiques.

Le fascisme espagnol s’est désagrégé de par son évolution interne ; il a fait place à une dictature militaire décadente incapable de contenir — et qui ne contiendra pas — la résistance de masse des travailleurs. Certes, il y avait, sous les trois dictatures fascistes classiques ci-dessus mentionnées, des milliers de résistants dans la classe ouvrière, des communistes, des sociaux-démocrates et des socialistes révolutionnaires appartenant à des courants idéologiques des plus divers ; mais ils ne pouvaient agir qu’en tant que groupes politiques, qu’en tant qu’îlots au sein de la classe ouvrière, non pas en tant que classe ouvrière organisée. La résistance contre le fascisme est donc marquée par son caractère atomisé, relativement individualisé. Du moment où il ne s’agit plus d’une résistance organisée et de masse, mais d’une résistance individuelle, où la conscience et parfois même la simple indignation morale prédominent et constituent la motivation immédiate pour l’action, l’intelligentsia est sans doute privilégiée par rapport à d’autres couches sociales.

Il est en effet plus facile pour un intellectuel que pour un ouvrier isolé, qui n’a pas d’accès aux informations, de s’indigner d’un génocide. L’atomisation efficace de la classe que la dictature fasciste instaure permet moins facilement de réunir les conditions subjectives nécessaires à la révolte individuelle dans la classe ouvrière que parmi l’intelligentsia. Aussi des intellectuels ont-ils joué un rôle important lors de la reprise de la résistance contre le fascisme consolidé. La première organisation politique qui est née du nouveau mouvement de résistance en Italie (et qui n’est donc pas issue du vieux Parti communiste ou de la social-démocratie), à savoir le groupe Giustizia e liberta, était exclusivement composée d’étudiants et d’intellectuels ; elle fonda plus tard le Parti d’action qui eut une part déterminante dans la résistance armée entre 1943 et 1945. Le rôle joué par de petits groupes de résistance d’intellectuels et d’étudiants allemands après l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale est largement connu. La même chose s’est produite en Espagne dans la période entre 1946 et 1953. Il faut ajouter un autre exemple qui contredit en apparence ce que nous venons de dire, mais qui, en fait, le confirme : le seul pays européen où une réelle révolution socialiste s’est produite après la Deuxième Guerre mondiale (dans le sens d’une révolution réalisée par l’action d’une large masse populaire à la suite de la résistance contre le fascisme), c’est la Yougoslavie, seul pays où le Parti communiste a réussi, avant le début de la Deuxième Guerre mondiale, à organiser et à contrôler l’ensemble du mouvement étudiant. La majorité des fondateurs du mouvement des partisans avant la Seconde Guerre mondiale est issue de l’intelligentsia. C’est seulement plus tard que les ouvriers ont rejoint la résistance, élargissant sensiblement sa base et la dotant d’une organisation plus stricte. La plupart des étudiants — il faut le dire — ont péri parce qu’ils avaient beaucoup moins que les ouvriers les traditions organisationnelles, le sérieux et la discipline indispensables pour un tel combat. Cependant, ils étaient les premiers ; il faut sans hésitation leur rendre cette justice historique.

Comment s’explique alors ce changement du rôle de l’intelligentsia et des étudiants dans la société à l’époque du troisième âge du capitalisme par rapport à la société du capitalisme naissant ou classique ? Comment se fait-il qu’en Allemagne, la génération étudiante actuelle se réclame majoritairement, pour la première fois depuis un siècle, depuis la révolution de 1848, de l’aile gauche des forces politiques en présence ; que les étudiants et les jeunes universitaires penchent incomparablement plus à gauche qu’au centre ou à droite ?

Je pense que ce phénomène est tout à fait explicable du point de vue marxiste, c’est-à-dire du point de vue du matérialisme historique, non pas en premier par quelques modifications intervenues dans la superstructure sociale, dans l’idéologie, dans la théorie ou la psychologie ; au contraire, nous devons partir des changements intervenus au sein de l’infrastructure sociale, c’est-à-dire des changements intervenus quant à la place qu’occupe l’intelligentsia dans la société, des changements intervenus dans le procès de production, dans la construction de l’ordre économique et social de la bourgeoisie.

Reprenons les quatre critères de caractérisation de l’intelligentsia dans la société du capitalisme naissant.

Tout d’abord, la fonction économique a fondamentalement changé. Il n’est plus possible de qualifier la majorité écrasante des étudiants actuels dans la société impérialiste occidentale de futurs officiers et sous-officiers du capital. La plupart des étudiants sont aujourd’hui des futurs salariés et employés dont la fonction sociale et la place dans le procès de production les rapprochent davantage de la classe ouvrière que de la moyenne et grande bourgeoisie. On pourrait qualifier les étudiants d’apprentis de la production intellectuelle : leur rapport vis-à-vis des producteurs intellectuels est semblable à celui des apprentis vis-à-vis des producteurs matériels. Certes, les étudiants ne sont pas des ouvriers, ils ne produisent pas de plus-value ni de valeurs d’usage : ils produisent tout au plus leurs propres évolution et savoir, encore que d’une manière très limitée, mais leur situation ressemble à celle des apprentis dans les entreprises industrielles et artisanales. A cela s’ajoute le fait que la majorité des étudiants, une fois entrés dans la vie professionnelle, n’auront plus des fonctions dans le procès de distribution et de reproduction, mais directement des fonctions dans le processus de production même.

Cette modification de la place sociale des étudiants est étroitement liée à ce que les uns appellent « révolution scientifique et technique », les autres « deuxième révolution industrielle », d’autres encore « troisième révolution industrielle ou technologique ». Les différentes étiquettes importent peu ici. Qu’une modification importante soit intervenue dans le développement des techniques, dans l’organisation du procès de production durant les vingt, vingt-cinq dernières années, nul ne le contestera. Des mots à la mode tels que : automation, cybernétique, énergie nucléaire, électronique, etc. résument assez bien cette modification intervenue. La modification du procès de production technique est aussi importante que le passage, décrit minutieusement par Marx, de la machine à vapeur de type artisanal au moteur à vapeur du milieu du XIXe siècle, ou encore le passage du moteur à vapeur au moteur électrique à la fin du XIXe siècle.

Quelles sont donc — quel que soit le nom qu’on donne à cette étape du développement — les conséquences de cette nouvelle évolution technique, de ce bouleversement scientifique et technique ? Quelles en sont les conséquences quant à la place de l’intelligentsia dans l’ordre social, quant au rapport de l’intelligentsia vis-à-vis du procès de production ? Nous pouvons préciser cette profonde modification de la façon suivante : de même que la première et la deuxième révolutions industrielles ont parachevé la division sociale du travail entre travail intellectuel et travail manuel, opposant ainsi les travailleurs intellectuels (qui travaillent principalement — même si ce n’est pas exclusivement — dans la sphère d’accumulation et de reproduction) aux travailleurs manuels, aux producteurs, de même la troisième révolution industrielle conduit à une réunification tendancielle du travail manuel et intellectuel, c’est-à-dire à une réintégration tendancielle du travail intellectuel dans le procès de production immédiat. Cette modification radicale doit être le point de départ d’une analyse capable de comprendre ce qui se passe et se passera dans le champ étudiant et — bien qu’avec un certain décalage —, au moins tendanciellement, dans le camp des universitaires et de l’intelligentsia.

Du point de vue purement technique, nous pouvons décrire le problème de la façon suivante : la production mécanique, la production capitaliste telle qu’elle s’est développée du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe, reposait sur une division du travail sans cesse accrue qui séparait la masse des producteurs en, d’un côté, un nombre croissant d’ouvriers non qualifiés et spécialisés et, de l’autre, une petite minorité d’officiers et de sous-officiers directement au service du capital. L’élément essentiel de cette division du travail était ce qu’on appelle la parcellarisation des tâches, c’est-à-dire était la simplification de plus en plus accentuée des procès de travail, de la production proprement dite à laquelle chaque ouvrier se trouvait confronté.

Les processus complexes, les conditions scientifiques et techniques, en revanche, s’établissaient en dehors du procès de production, dans les têtes des inventeurs et des scientifiques, qui, de ce fait, étaient poussés à s’intégrer au service des capitalistes et des grands trusts. Mais, à partir du moment où ce processus atteint le stade final, où la quasi-totalité du travail immédiatement productif est simplifiée — comme cela s’est produit par exemple dans la chaîne de production des années vingt —, il devient possible, pour la première fois, de remplacer tout travail manuel, parce qu’il est devenu travail non qualifié, par des machines. On arrive alors au dernier saut qualitatif de ce processus : on passe de la production semi-automatique à la production automatique qui élimine le travail non qualifié ou spécialisé. Nous sommes alors en présence d’une négation de l’ensemble du processus du développement historique de l’organisation capitaliste du travail, en présence d’une reconstruction des processus de travail clairs et homogènes.

Les seuls ouvriers qui subsistent, ce sont, d’une part, les techniciens chargés des travaux de surveillance et de régulation et, d’autre part, ceux qui font les travaux de réparation. Ces deux catégories de travailleurs dépassent nécessairement, de par la nature spécifique de leur travail, la parcellarisation, et reconstituent une vue d’ensemble sur la totalité ou, du moins, sur une grande partie du procès de production dans leur tête, dans leur conscience. C’est dans ce sens que nous pouvons parler d’une réintégration massive du travail intellectuel dans le procès de production immédiat ; c’est dans ce sens que nous pouvons dire que la tendance de plus en plus accentuée à la simplification propre à la division capitaliste du travail atteint ici sa limite absolue et produit sa propre négation, c’est-à-dire un nouveau type de producteurs ayant un niveau très élevé de qualification, de formation (aussi bien intellectuelle que manuelle, voire plus intellectuelle que manuelle) leur permettant de surveiller ce processus de production automatique infiniment complexe et de procéder aux réparations nécessaires. Ajoutons, sans nous étendre là-dessus, un autre élément : l’immense valeur accumulée du capital fixe, c’est-à-dire la complexité infinie et le prix très élevé de ces appareils automatiques avec lesquels les régulateurs, les surveillants et les agents de réparation travaillent, est telle que l’entrepreneur a beaucoup moins intérêt à vouloir diminuer le temps de formation des techniciens, dans la mesure où la perte qu’il risque de subir en raison de travaux de réparation mal exécutés est beaucoup plus importante que la perte (perte de profit) qu’il encourt pour un temps de formation plus long que prévu.

La troisième révolution technologique change donc fondamentalement les données ; il y a, d’un côté, tendance à l’élimination progressive, voire à la suppression du travail non qualifié et, d’un autre, le besoin de plus en plus impératif se fait sentir du travail intellectuellement qualifié, besoin qui va bien au-delà du niveau de l’école élémentaire ou des deux ou trois années de collège ou d’école technique traditionnelle réservées jusqu’alors à la masse des travailleurs. Cependant, si l’on ne veut pas faire l’apologie de l’époque du troisième âge du capitalisme, il faut tout de suite préciser que cette tendance à la réintégration croissante de la qualification intellectuelle dans le procès de production, dans le procès de travail, ne signifie absolument pas que le fossé soit moins profond que dans le passé entre la qualification socialement possible et historiquement nécessaire et celle que le capitalisme à l’époque du troisième âge est prêt à fournir aux techniciens. Au contraire, le fossé s’est creusé encore davantage. Le besoin des travailleurs intellectuellement qualifiés, de producteurs intellectuellement formés, ayant suivi un minimum d’école secondaire supérieure et d’études universitaires est, certes, beaucoup plus considérable qu’il y a cinquante ou cent ans, mais les connaissances scientifiques et techniques, accumulées par l’humanité, se sont en même temps accrues largement. De ce fait, l’organisation du marché du travail pour les travailleurs intellectuels, qui constitue la caractéristique principale de la prolétarisation du travail intellectuel dans les vingt, trente dernières années, est telle que nous trouvons, au niveau de la qualification intellectuelle, exactement les mêmes traits du mode de production capitaliste : une division du travail de plus en plus poussée, une spécialisation et donc une réduction sans cesse plus accusée de cette qualification au seul savoir de la spécialité — phénomène réservé jusqu’à présent au seul travail manuel dans l’histoire du capitalisme. Il n’est donc pas question de conclure de cette réintégration massive du travail intellectuel dans le procès de production que le capitalisme cherche subitement, aujourd’hui à la différence du passé, à puiser dans les capacités de la population, et notamment dans celles de la jeunesse. Au contraire, nous pouvons dire qu’au niveau du travail intellectuel les phénomènes d’aliénation — tant dans le domaine du travail que dans d’autres domaines permettant le développement de la personnalité — vont aller en s’aggravant prenant des formes comparables à celles qu’a connues le travailleur manuel au XIXe et au début du XXe siècle. Néanmoins le fait que ce marché du travail des travailleurs intellectuels s’est constitué surtout dans les pays industriels impérialistes ; que le travailleur intellectuel a été massivement investi dans le procès de production ; que cette prolétarisation massive du travailleur intellectuel s’est produite et se produit encore, voilà qui forme le fond social, l’infrastructure, l’arrière-plan sur lequel nous devons analyser la radicalisation des étudiants ou des jeunes universitaires dans les pays impérialistes, au cours de dix dernières années.

Il n’est pas nécessaire de changer la définition du travail productif dans le capitalisme, c’est-à-dire du travail créant de la plus-value et produisant des marchandises. Cependant, il faut tout de suite répondre à une éventuelle objection selon laquelle ne seraient travailleurs productifs, au sens du mode de production capitaliste, que les travailleurs manuels ; que ceux qui, si l’on peut s’exprimer ainsi, touchent la matière de leur main. Cette façon de voir n’est pas marxiste. Marx ne l’aurait nullement partagée. Il a même répondu d’avance à cette objection.

Tout ce qui est nécessaire et indispensable pour le fonctionnement du procès de production matériel, tout travail sans lequel la forme spécifique concrète, la valeur d’usage spécifique concrète, créée dans le procès de travail, ne pourrait être créée — tout travail de ce type est travail productif au sens marxiste, c’est-à-dire du travail produisant de la valeur, de la valeur d’échange et de la plus-value, du moins dans le mode de production capitaliste.

Concevoir des projets, inventer, élaborer et établir des formules dans le laboratoire, toutes ces activités font partie de la production : elles sont le point de départ de la production dans la chimie, dans l’électronique, dans la construction électrique ou mécanique, sans lequel la production chimique, électronique, etc., ne serait pas possible. Elles sont aussi indispensables que tous les processus qui se déroulent dans le hall d’usine. Un nombre croissant de travailleurs n’est plus en contact direct avec la matière.

Examinons à présent le passage tiré du chapitre inédit du premier tome du Capital de Marx dont la première version fut publiée en 1933 sous le titre « Résultats du procès de production immédiat ». Marx y décrit, non pas ce qui se produit alors sous nos yeux, mais prévoit de façon quasi prophétique ce qui, cent ans plus tard, commence seulement à se produire. Il écrit (p. 226, éd. 10/18) : « Seul est productif l’ouvrier dont le procès de travail correspond au procès productif de consommation de la force de travail — du porteur de ce travail — par le capital ou le capitaliste. Il en résulte directement deux choses (...) » — Citons seulement la première, celle qui nous intéresse ici — « Avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou mode de production spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès de travail total n’est plus le travailleur individuel, mais une force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans ces conditions, les nombreuses forces de travail, qui coopèrent et forment la machine productive totale, participent de la manière la plus diverse au procès immédiat de création des marchandises ou, mieux, des produits : les uns travaillant intellectuellement, les autres manuellement, les uns comme directeur, ingénieur, technicien ou comme surveillant, les autres, enfin, comme ouvrier manuel, voire simple auxiliaire. Un nombre croissant de fonctions de la force de travail prennent le caractère immédiat de travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs directement exploités par le capital et soumis à son procès de production et de valorisation.

« Si l’on considère le travailleur collectif qui forme l’atelier, son activité combinée s’exprime matériellement et directement dans un produit global, c’est-à-dire une masse totale de marchandises. Dès lors, il est parfaitement indifférent de déterminer si la fonction du travailleur individuel — simple maillon du travailleur collectif — consiste plus ou moins en travail manuel simple. »

Le sens de ce passage est clair : en raison de la socialisation croissante du procès de travail, en raison de la socialisation croissante du travail dans le procès de production immédiat, on assiste à une intégration progressive de travailleurs directement manuels ou de simples auxiliaires, d’ingénieurs, de techniciens et de surveillants (« overlooker », terme utilisé par Marx, non pas dans le sens de « petit chef » et extorqueur d’un surplus de travail, mais d’agents indispensables pour la centralisation du procès de travail). Cette « force de travail collectif », comme Marx l’appelle, constitue le travail réellement productif. Il est alors, selon Marx, tout à fait indifférent de savoir si la fonction du travailleur individuel, qui n’est qu’un maillon de ce travailleur collectif, se trouve éloignée ou rapprochée du travail manuel proprement dit. C’est dans ce sens que nous devons comprendre ce que j’entendais plus haut par réintégration dans le procès de production immédiat du travail intellectuel (techniciens, ingénieurs, laborantins, chimistes, planificateurs, dessinateurs, etc.), processus caractéristique de l’ère du troisième âge du capitalisme.

On ne peut, certes, considérer comme véritablement intégrée dans le procès de production que la fraction de l’intelligentsia qui participe directement à la production. Néanmoins, cette fraction s’accroît rapidement. A ce sujet, il existe des statistiques au sujet des principaux pays impérialistes (Etats-Unis, Japon, etc.) où la réintégration du travail intellectuel dans le procès de production matériel s’est déjà effectuée à une grande échelle. La République fédérale allemande a pris, à ce titre, un retard considérable, ce qui risque de se faire sentir par un rythme plus lent de l’accroissement de la productivité du travail. Environ 50 % du personnel des chantiers navals du Japon (assurant plus de la moitié de la production mondiale annuelle de la construction navale) ont fait des études universitaires.

Le changement de la place sociale des étudiants s’est produit à la suite d’une double révolution, touchant l’offre, d’une part, et la demande, de l’autre, de producteurs intellectuels. Par « révolution de l’offre », il faut comprendre l’expansion universitaire, le nombre fantastique d’étudiants aujourd’hui : six millions aux Etats-Unis, un million et demi au Japon, 700.000 en France ou en Italie. Après la publication d’un rapport relatif à l’agitation étudiante aux Etats-Unis, Nixon déclara d’un air exaspéré : « Ces étudiants, qu’est-ce que c’est cela ? Ils demandent la participation à toutes les affaires politiques du pays, alors qu’ils ne représentent que 6 % de la population. »

Que 6 % de la population ! Je pense que les étudiants représentent plutôt 3 % que 6 % de la population, mais ce n’est déjà pas mal. Aujourd’hui, dans quelques pays occidentaux, il y a déjà plus de gens qui ont fait des études universitaires que de paysans ; il existe même un pays où les étudiants sont plus nombreux que les paysans. Parler, comme le font certains, du peu de poids, voire de la faiblesse sociale des étudiants est tout simplement en contradiction avec les faits du troisième âge du capitalisme. Les chiffres suffisent pour comprendre que toute théorie considérant les étudiants comme de futurs officiers du capital manque de sérieux. Il n’y a pas de place dans le capitalisme américain pour six millions d’officiers ; il n’y a pas 700.000 postes d’officiers dans l’armée industrielle française.

Quant à la demande, la troisième révolution technologique accroît considérablement la demande de producteurs intellectuels à tous les niveaux de l’économie, tant dans le procès de production que dans le procès de distribution et de reproduction ; celles-ci débouchent sur l’entreprise entièrement automatisée où tous les producteurs doivent pratiquement avoir un niveau universitaire ou assimilé.

Le deuxième critère, à savoir la fonction sociale de l’intelligentsia, a également subi un changement radical. Le capitalisme naissant, le capitalisme classique et le capitalisme de l’époque impérialiste classique jusqu’à la Première Guerre mondiale, était un capitalisme fonctionnant sur la base de sa propre dynamique économique. Dans un tel système économique et social, l’intelligentsia ne peut occuper qu’une position directement soumise à la classe dominante, à savoir une place de médiation entre dominateurs et dominés. Le troisième âge du capitalisme, quant à lui, se caractérise par un capitalisme qui a perdu toute confiance dans sa vitalité interne, dans sa capacité de survivre de par les seuls mécanismes économiques. C’est donc un capitalisme dont tout entrepreneur intelligent sait qu’il s’effondrerait si l’Etat cessait d’intervenir — ne serait-ce que pour une durée de six mois. Cela veut dire que c’est un système qui, fondamentalement, ne fonctionne plus que grâce aux seuls mécanismes économiques.

Au contraire, le rôle de protection du système et de garantie du profit joué par la superstructure y détermine, sous des formes différentes, la vie économique quotidienne.

Il va sans dire que le rapport de l’intelligentsia vis-à-vis du capital change radicalement dans une telle situation. Même les intellectuels procapitalistes et défenseurs du système sont aujourd’hui dans leur majorité davantage des employés de l’Etat que ceux des entrepreneurs ; ils n’entretiennent plus qu’un rapport indirect avec la classe bourgeoise. Tous les mécanismes de médiation qui s’intercalent dans les rapports économiques entraînent indubitablement une certaine différenciation de leur rôle de défenseur du système. On ne trouve plus guère d’apologistes inconditionnels du capitalisme, dans les universités, les bureaux des rédactions économiques et même dans les services de direction technique patronaux. Au mieux, ils défendent le capitalisme comme un moindre mal par rapport au communisme « inhumain » et « hostile aux chrétiens » ou comme une structure sociale qui doit progressivement évoluer vers un nouveau système social, mais jamais comme une forme de société idéale. Les intellectuels défenseurs du système tenteront donc de ne plus jouer un rôle principalement apologétique, mais un rôle pragmatique. Il suffit de comparer les cours d’économie politique du XIXe siècle avec ceux de la deuxième moitié du XXe pour s’apercevoir des modifications intervenues. Alors que, dans le siècle passé, aucun professeur bourgeois d’économie politique n’a pratiquement soulevé le problème du chômage — et s’il en était question, c’était pour en limiter l’importance en le réduisant à un défaut occasionnel d’une économie politique n’ayant pas encore entièrement atteint un système de libre concurrence. Aujourd’hui, les professeurs d’économie politique ne se posent plus la question de l’existence ou non du chômage dans le capitalisme, mais la question de la manière selon laquelle il s’agit de diriger l’économie pour avoir le moins de chômage possible, ou mieux : pour atteindre le niveau d’emploi le plus élevé possible. Ce changement de position de l’intelligentsia, y compris les défenseurs de l’Etat et de la société, abandonnant l’apologie pure et simple pour la « réforme », non pas au vrai sens du terme mais au sens pragmatique et technocratique, se reflète évidemment dans son attitude vis-à-vis de la société existante : la « réforme » correspond objectivement à la fonction de cette couche telle qu’elle se reflète dans sa conscience.

Nous voici donc arrivés au troisième critère, à savoir celui de la fonction idéologique. La formule selon laquelle l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dirigeante est toujours valable, mais la mise en question de l’idéologie dominante à l’époque de déclin d’une société est incomparablement plus forte que lors d’une période ascendante. On peut observer ce phénomène dans les sciences sociales depuis au moins la crise économique mondiale de 1929-1933, sans évidemment pouvoir en conclure que les marxistes sont aujourd’hui hégémoniques dans les universités des pays impérialistes. Cependant, si effectivement aucune critique ne s’y fait sérieusement, l’exigence d’une telle critique de la société apparaît avec de plus en plus d’acuité. C’est particulièrement le cas pour la République fédérale allemande par rapport à l’époque de l’empire, voire de la république de Weimar.

Le quatrième facteur qui explique le changement du rôle de l’intelligentsia dans la lutte de classe est le fait que la mise en question du capitalisme ne se fait plus au seul niveau idéologique et théorique ; elle est au contraire pratique, jouant un rôle croissant dans la politique mondiale de chaque jour. L’instabilité sociale, la mise en question révolutionnaire pratique de l’impérialisme et du capitalisme mondial capable, grâce uniquement à la force militaire, d’enrayer, au moins dans certains pays et pour quelque temps, l’extension des processus révolutionnaires, tout cela agit nécessairement sur la conscience des étudiants et de l’intelligentsia. Ce n’est pas par hasard qu’il y a eu un lien direct entre la montée des mouvements étudiants radicalisés dans les pays impérialistes au cours des années soixante et le développement de la révolution coloniale et des mouvements révolutionnaires de masse. L’Algérie, Cuba, le Vietnam ont joué un rôle moteur pour la radicalisation du mouvement étudiant et pour la contestation sociale dans des pays comme la France, la République fédérale allemande et les Etats-Unis. Cette radicalisation passait d’abord par la solidarité affirmée avec les objectifs de la révolution coloniale pour déboucher sur la ré-identification à la révolution en tant que telle et sur la redécouverte de la problématique révolutionnaire dans leur propre société.

Ainsi, pour une série de raisons économiques, socio-politiques et idéologiques, la gauche et même l’extrême gauche sont politiquement hégémoniques dans le mouvement étudiant organisé ; ainsi la fonction de défense de la société, propre à l’intelligentsia, diminue progressivement. Dès lors, l’intégration de certaines fractions de l’intelligentsia dans un mouvement critique, voire révolutionnaire, n’est pas seulement possible, elle est déjà en partie réalisée.

Il serait hâtif de conclure de cette analyse que l’ensemble des étudiants sont prêts, de par leur place dans la société et dans le procès de production, à faire cause commune avec la classe ouvrière. Cela serait quelque peu exagéré ! Pour analyser la question de plus près, il est nécessaire de chercher les racines sociales, la base objective de cette différenciation au sein même du mouvement étudiant. L’accroissement considérable de la demande d’une force de travail intellectuellement qualifiée à l’époque du troisième âge du capitalisme ne touche pas seulement le travail intellectuel intégré, incorporé dans le procès de production. Parler du procès de production implique nécessairement de parler du procès de reproduction de la force de travail, c’est-à-dire du procès de formation, puisque celui-ci est un aspect très important — et de plus en plus important au fur et à mesure que s’accélèrent les innovations technologiques — du procès de production proprement dit. Ainsi, il existe, à côté des professions directement ou indirectement intégrées au procès de production, une série de professions nouvelles, ou mieux, d’anciennes professions ayant acquis une nouvelle fonction pour lesquelles la demande s’est également fortement accrue et dont la condition sociale s’est transformée.

En effet, il y a une autre tendance, inhérente au troisième âge du capitalisme, qui consiste à tenter de contrôler progressivement et systématiquement tous les éléments du procès de production, de circulation et de reproduction, de l’infrastructure aussi bien que de la superstructure sociale, au fur et à mesure que s’intensifie la pénétration de la technique et la rationalisation dans l’ensemble de la sphère superstructurelle. Toutes les professions — et leur nombre a fortement augmenté — dont le capital achète la force de travail pour qu’elles exercent ces fonctions-là n’ont donc pas de fonction de production (directe ou indirecte), mais seulement une fonction de contrôle. Leur lien avec les intérêts de la classe bourgeoise et du capital est beaucoup trop direct pour leur permettre de s’identifier aux intérêts de la classe ouvrière. Certes, il ne faut pas mécaniquement établir un lien entre fonction sociale et conscience, psychologie, détermination et position politique individuelles. Néanmoins il s’agit de dégager les lois générales, valables au moins pour le long terme, en fonction du fait que c’est l’existence sociale qui détermine la conscience.

En conséquence, nous pouvons dire que les diverses tentatives visant à procéder à une réforme technocratique de l’université, à remettre sous contrôle du capital les étudiants en révolte, à transformer la conscience révolutionnaire naissante des étudiants en conscience réformiste, ne se font pas dans un espace vide. Ce ne sont pas de simples tentatives de manipulation de la part de la classe bourgeoise. Elles ont, au même titre que la formation d’une conscience révolutionnaire croissante d’une fraction des étudiants, leur base matérielle dans un certain nombre de fonctions, en augmentation constante, du travail intellectuel, non pas cette fois dans le procès de production, mais dans celui du contrôle social. Pour les étudiants, il existe donc, selon la place qu’ils occuperont plus tard dans la société, deux comportements sociaux possibles à la fin de leurs études : ou bien en accord, ou bien en contradiction avec leur conviction du moment. D’un côté, tous ceux (à l’exception d’une petite couche dirigeante) qui seront, directement ou indirectement, incorporés dans le procès de production, auront la tendance naturelle à se rapprocher bien plus du travailleur qualifié moyen que cela n’a jamais été le cas auparavant (en raison aussi de leurs revenus comparables) et à s’intégrer peu à peu dans cette masse de salariés. Encore une fois, ce n’est pas un processus mécanique et automatique ; la conscience individuelle, et surtout le rôle de l’organisation révolutionnaire — j’y reviendrai — peut le favoriser, l’absence de celle-ci le freiner.

D’un autre côté, un nombre de plus en plus important d’étudiants révolutionnaires ou contestataires seront exposés à la tentation de s’intégrer dans les différentes sphères superstructurelles ou sphères de contrôle dirigeantes (y compris au sein du procès de production) et de satisfaire leur mauvaise conscience en glissant vers des positions réformistes : ils ne lâcheront donc pas purement et simplement, ils chercheront un travail, une activité leur permettant de réparer quelques imperfections de la société bourgeoise et du mode de production capitaliste. Il est évident que des possibilités existent dans ce domaine en raison notamment du taux de croissance, relativement élevé, de la grande masse de plus-value disponible, des énormes moyens techniques susceptibles d’être soumis à leur influence indirecte. On pourrait énumérer un nombre infini d’exemples actuels, notamment dans le domaine de la médecine, des mass media, de la réforme universitaire, de la lutte écologique, etc.

Nous partons donc, d’une part, de la future fonction occupée par les étudiants dans la société, de l’autre du poids considérablement accru des étudiants (et du travail intellectuel) dans la société. Dès lors, la question se pose : quelles conclusions peut-on en tirer quant à leur activité révolutionnaire et à l’organisation révolutionnaire à l’université ?

La force sociale croissante des étudiants ne doit pas nous empêcher de voir les importantes limites qu’elle renferme. Cette force seule ne suffit pas pour changer la société, pour arriver à renverser le mode de production capitaliste. Ceci dit, le fait suivant peut illustrer leur force objectivement grandissante : aucun pays industriel moderne de l’Occident ne pourrait se permettre — comme cela arrive quelquefois dans des pays en voie de développement — de fermer toutes ses universités pour un ou deux ans. Tout pays qui agirait ainsi prendrait un retard — non pas pour quatre ou cinq ans après, mais à court terme — dans la compétition internationale, il ne pourrait plus (ou pas assez bien) suivre le renouvellement technique, l’activité d’innovation qu’impose une concurrence permanente ; il subirait en conséquence des pertes, y compris matérielles, énormes.

Je ne sais si tous les étudiants, tous ceux qui ont participé aux révoltes étudiantes de ces dernières années, ont fait une telle analyse économique — la plupart d’entre eux probablement pas ; et même aujourd’hui, ils n’en ont pas encore pris conscience. Toujours est-il qu’il me paraît assez évident qu’il s’agit là d’un fait objectif et qu’il est impossible d’examiner ce fait objectif sans le situer dans le contexte de ses conséquences sociales, c’est-à-dire de l’importance croissante que prennent ces révoltes étudiantes dans l’évolution sociale et politique.

Il faut à présent nous interroger, du point de vue de la formation de la conscience révolutionnaire à l’époque du troisième âge du capitalisme, sur les possibilités et les limites de leur organisation. Nous devons distinguer ici deux éléments ; l’un est déjà bien connu, l’autre est nouveau ou, plutôt, n’existait dans le passé que tendanciellement (ce qui nous oblige à le considérer aujourd’hui comme quelque chose de nouveau).

Qu’est-ce qui n’est pas nouveau ? Depuis que le capitalisme existe, il y a toujours eu des situations sociales où, en raison de l’absence d’un parti révolutionnaire, en raison de l’« activité pas encore révolutionnaire » de la classe ouvrière et de l’« activité ayant cessé d’être révolutionnaire » de la bourgeoisie, un vide politique se crée que peuvent remplir momentanément les étudiants. Les exemples abondent, depuis la révolution de Vienne en 1848, en passant par le rôle joué par les étudiants dans la construction du mouvement ouvrier russe (y compris de la social-démocratie russe dont est issue la fraction bolchévique et plus tard le Parti bolchévik) jusqu’au rôle qu’ont joué les étudiants dans la révolution espagnole de 1930-‘31. Des phénomènes semblables se sont produits dans des pays comme le Japon et les Etats-Unis dans les années soixante et, en partie, même en RFA et en France.

L’exemple de la France permet de montrer que l’intelligentsia est aujourd’hui capable d’impulser la formation de mouvements et organisations socialistes-révolutionnaires.

La victoire de De Gaulle en 1958 constitua indubitablement une défaite grave pour la classe ouvrière française, qu’elle devait payer très cher, y compris matériellement par la chute du salaire réel dans les années 1958-1960. Elle fut démoralisée au point d’être éliminée de la vie politique en tant que force combative pour au moins cinq ans, à savoir jusqu’à la première grande grève des mineurs en 1963. La conséquence en fut entre autres que le mouvement ouvrier organisé ne joua aucun rôle durant les conflits surgis à propos de la guerre d’Algérie, et cela bien que la guerre d’Algérie eût pour la France la même signification que la guerre du Vietnam aujourd’hui pour les Etats-Unis. Ce furent donc surtout les étudiants et les intellectuels qui organisèrent la résistance contre la guerre d’Algérie. Cette résistance ne s’est amplifiée que très lentement ; elle constitue en tout cas historiquement le premier bouillon de culture de ce que le Parti communiste français appellera le « virus gauchiste », et qui rendra possible Mai ‘68, entraînant un tournant historique dans la situation de classe du prolétariat sur l’ensemble de notre continent. Et ce n’est pas un hasard si le gros des camarades de l’actuelle Ligue Communiste sont issus de l’association de l’UNEF (à l’époque majoritairement communiste) de la Sorbonne (FGEL). C’était une association qui, en dépit de l’isolement temporaire, a suivi une ligne très combative de lutte directe et immédiate dans la question de la guerre d’Algérie et du danger fasciste en rapport avec elle. Nos camarades ont alors compris qu’il était impossible de réactiver les travailleurs par les seuls appels et leçons de morale, qu’il fallait y parvenir par l’exemple, par la lutte. Cela s’est avéré tout à fait juste historiquement. Aussi leur intervention contre la guerre d’Algérie, le soutien à la révolution cubaine, et enfin le mouvement contre la guerre du Vietnam consacrèrent-ils la rupture avec le PCF, la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire qui joua un rôle important dans la préparation de Mai 1968. D’autres groupes d’extrême gauche, de tendance maoïste ou spontanéïste, ont connu une évolution semblable entre 1960 et 1968 : ils ont réussi, à partir d’une organisation étudiante réduite, à accroître petit à petit leur influence et leur base au sein même du mouvement ouvrier.

Il ne s’agit pas là d’un schéma de technique organisationnelle, mais d’un processus social concret.

Les avant-gardes révolutionnaires en Europe se caractérisaient pendant les trente à quarante dernières années par leur faiblesse numérique et par leur relatif isolement ; elles ne pouvaient s’appuyer sur une large couche sociale. Le mouvement étudiant à caractère de masse dans les années soixante a modifié cette situation. Auparavant, lorsque furent emprisonnés des révolutionnaires qui n’avaient pas le soutien des partis social-démocrate ou communiste, il y eut peut-être 1.000 ou 1.500 personnes dans la rue pour exiger leur libération. Mais, en avril 1968, lorsque les militants étudiants de Nanterre furent arrêtés, 30.000 personnes manifestèrent dans la rue pour leur libération, les 30.000 érigèrent des barricades. Et la réponse à la violence brutale de l’appareil policier français fut la grève générale de la classe ouvrière française. C’est dire qu’un mouvement étudiant radicalisé peut effectivement, pendant un certain temps, jouer en tant que couche sociale un rôle de médiation entre une avant-garde encore très réduite et le mouvement ouvrier.

Cependant, ce rôle ne peut être que temporaire, et ceci pour deux raisons : d’abord, les étudiants ne sont pas, du point de vue socio-économique, à même de prendre en charge une confrontation permanente avec l’appareil d’Etat. Les étudiants ne produisent pas leur part de production et de consommation, ils ne produisent pas de richesses sociales (ou seulement de façon marginale). Lors d’une confrontation durable, l’Etat ne peut, certes, plus fermer les universités pour un temps indéterminé, parce que l’économie le supporterait difficilement, mais il peut manipuler les finances d’une université de telle sorte que les minorités radicales soient rapidement isolées de la masse des étudiants. C’est ce que l’expérience a montré dans différentes universités. Contre les travailleurs, en revanche, l’Etat ne peut pas intervenir de cette manière.

Dès que ceux-ci ont massivement conquis le contrôle de leurs usines, les blocages de crédit de la part du gouvernement sont inefficaces puisque les travailleurs créent leurs propres richesses. Le contrôle ouvrier, les grèves actives et la prise en charge des usines par les travailleurs enlèvent précisément à l’Etat ces richesses matérielles.

La deuxième raison est d’ordre subjectif : les étudiants ne sont pas soumis à la discipline du procès de production industriel. S’ils ont, de ce fait, davantage la possibilité de former leur conscience, ils subissent à l’inverse les désavantages de l’absence d’un cadre collectif de travail. Aussi leur action politique est-elle caractérisée par le manque de discipline et de patience, par l’absence de continuité et par la tendance à osciller entre le putschisme d’un côté et le réformisme de l’autre. Au contraire des travailleurs conscients, les étudiants ne peuvent pas trouver la base d’une position révolutionnaire permanente par rapport au troisième âge du capitalisme dans leur situation sociale même. Cette position sera chez eux toujours le résultat d’une option individuelle et — comme toutes les options individuelles — soumise à des fluctuations.

Les mouvements étudiants de masse anticipent donc pour un court laps de temps le caractère (pas encore) révolutionnaire de la classe ouvrière. Première force politique, ils cherchent à secouer une situation sociale passablement figée, pourrie et conformiste, provoquant des vagues successives dans les différentes classes et couches sociales et contribuant à la radicalisation de la jeunesse en général et de la jeunesse ouvrière en particulier, laquelle, de son côté, fait ou fera pénétrer la radicalisation dans la classe ouvrière. C’est ce qui se passe en France, et dans une moindre mesure, en République fédérale, c’est ce qui ne s’est pas encore passé aux Etats-Unis. Là, le processus n’a généralement pas encore commencé, sauf parmi les travailleurs noirs.

Que les étudiants puissent remplir un vide n’est pas nouveau. Celui qui aime des citations peut aller s’en procurer chez Marx et aussi chez Lénine ; il verra que ce type de phénomènes est bien connu et que l’histoire du marxisme les a intégrés et assimilés.

Qu’y a-t-il donc de nouveau dans la révolte étudiante et dans sa force révolutionnaire potentielle ? Ce n’est sûrement pas la capacité des étudiants de se substituer de façon durable au parti révolutionnaire, voire à la classe ouvrière. Ni le nombre, ni la fonction sociale (notamment en raison de l’inexistence d’une homogénéité sociale) ne permettent au mouvement étudiant et à l’intelligentsia de devenir le support principal de la révolution socialiste ou de la réorganisation du mouvement révolutionnaire socialiste. Nous ne vivons pas dans des conditions fascistes ; en conséquence, la résistance individuelle contre le système n’est pas la seule possible. C’est la résistance collective qui est à l’ordre du jour. Elle est d’autant plus inévitable qu’elle découle des contradictions internes du mode de production capitaliste lui-même.

En revanche, les étudiants sont fort capables — aujourd’hui bien davantage que dans le passé — de développer une conscience révolutionnaire. Et ceci non seulement dans le sens où on l’entendait dans le passé, c’est-à-dire comme devoir d’aller dans les entreprises pour y faire de la propagande socialiste et de faire connaître les bases du marxisme, les bases de la pensée socialiste. (Ce qui n’est certes pas sans intérêt, même aujourd’hui — encore que les travailleurs n’aient pas besoin qu’on leur explique qu’ils sont exploités et qu’il faut obtenir l’augmentation des salaires. Les travailleurs l’ont appris entre-temps, et cela a fait largement le tour des usines depuis quelque cent vingt ans.) Ce qui par contre est plus important actuellement, beaucoup plus fondamental, dans les conditions précisément de l’époque du troisième âge du capitalisme, c’est la production de la conscience révolutionnaire dans le sens de la neutralisation et de l’élimination de tous les éléments de mystification et de manipulation dans le domaine de la superstructure qui sont aujourd’hui un des supports principaux, si ce n’est le support principal, de l’ordre social bourgeois. Précisément parce que nous avons affaire, dans la plupart des pays impérialistes, à une classe ouvrière dont la conscience de classe politique a été parfois complètement ensevelie au cours de son évolution historique, parce que nous avons affaire, à l’époque du troisième âge du capitalisme, à une classe bourgeoise contrainte de procéder à un contrôle social de l’ensemble des éléments de la superstructure et de l’infrastructure sociale, cette production et reproduction de la conscience révolutionnaire est politiquement décisive. Aujourd’hui — même si c’est par d’autres moyens — se confirme la loi classique inhérente à la société bourgeoise et à toute société de classe selon laquelle l’idéologie dominante dans cette société est l’idéologie de la classe dominante, sauf que la forme sous laquelle cette idéologie se réalise dans la tête des travailleurs n’est plus la même que dans le passé. Autrefois, c’étaient avant tout l’Eglise et l’école élémentaire qui assuraient cette domination. Aujourd’hui, les instruments de domination idéologique sont infiniment plus raffinés et complexes : ce sont les mass media, la télévision, la radio ; ce sont les multiples éléments provenant de l’ensemble de la sphère sociale qui, du berceau à la tombe, assaillent les travailleurs par la publicité, par exemple, et par tous les moyens susceptibles de forger cette conscience sociale.

Le mouvement ouvrier classique, la social-démocratie d’avant la Première Guerre mondiale et les partis communistes de masse ensuite, ont cherché à contrecarrer cette domination, à remplir une contre-éducation. Or, au cours des vingt, trente dernières années, cette contre-propagande systématique n’a plus du tout eu lieu (ou alors à une échelle très réduite).

Certes, les travailleurs possèdent l’instinct nécessaire pour cette contre-propagande, ils occupent la position économique et sociale nécessaire à la compréhension de la duperie idéologique, mais ils n’ont pas le savoir indispensable à sa démystification. La fonction capitale des étudiants révolutionnaires serait, en conséquence, de suppléer aux insuffisances de l’instinct anti-capitaliste élémentaire d’une partie croissante de la classe ouvrière, lui fournissant le savoir, les faits, la science indispensables pour transformer cet instinct en conscience, en conscience scientifiquement fondée.

C’est une tâche énorme. C’est la raison pour laquelle j’estime personnellement qu’il est plus juste que les étudiants révolutionnaires ne s’écartent pas systématiquement du travail universitaire pour aller, en tant qu’individus, dans les entreprises. Il vaut mieux qu’ils s’efforcent, par le travail universitaire dans les différentes universités et facultés, d’acquérir une telle capacité de saisie, d’assimilation et d’élaboration du savoir et des connaissances révolutionnaires, qu’ils soient capables de remplir la fonction de la reproduction de la conscience révolutionnaire dans la classe ouvrière, d’une manière quantitativement et donc qualitativement plus élevée. C’est là la fonction de ce qu’on a appelé, dans le jargon étudiant, « l’université rouge », telle que les mouvements étudiants révolutionnaires ont essayé de la mettre en place par exemple à Vincennes (Paris), ou à l’université libre de Berlin, ou à l’université technique de Berlin, c’est-à-dire refuser l’intégration dans l’université bourgeoise, refuser la réforme et la rationalisation de l’université, tenter au contraire de transformer au moins en partie l’activité enseignante en procès de production de science marxiste révolutionnaire, de conscience marxiste-révolutionnaire. Si cela dépassait le cadre étroit actuel, si cela pouvait se faire à grande échelle (et que les conditions objectives existent), alors la lutte de classe prolétarienne, la lutte de classe de la classe ouvrière pourrait se mener avec des armes intellectuelles et conscientes autrement meilleures que cela a pu se faire au cours des vingt à quarante dernières années.

Ce que nous savons, disons, écrivons aujourd’hui à propos de l’aliénation, est identique à ce que Marx en savait, disait, écrivait, il y a cent vingt ans. Ce n’est pas pour autant faux — je suis même profondément convaincu que c’est juste. Mais combien plus convaincants seraient ces arguments s’ils s’appuyaient sur des données empiriques que des dizaines, sinon des centaines d’étudiants en médecine, en psychologie, de médecins du travail, etc., puisant dans leur expérience accumulée au sein des entreprises, pourraient largement répandre parmi les travailleurs ! Combien plus convaincante serait la lutte contre le travail aliéné dans le capitalisme si l’on démontrait (et d’ores et déjà c’est possible grâce à certaines données empiriques, mais on pourrait le faire à bien plus grande échelle) qu’il ne s’agit pas là de pure théorie, que cette théorie se traduit concrètement dans la vie quotidienne, dans la santé mentale, morale et psychique de dizaines de millions de travailleurs ! Combien plus forts seraient également les arguments et la lutte des travailleurs et syndicats contre l’accélération des cadences du travail à la chaîne, contre l’intensification et l’exploitation accrues du travail, si des centaines, voire des milliers d’étudiants et d’ingénieurs pouvaient les appuyer par des données empiriques ; si, sur la base de leur expérience pratique dans les entreprises, ils pouvaient fournir des renseignements factuels supplémentaires aux travailleurs et aux organisations ouvrières, des arguments supplémentaires dans la lutte contre les entrepreneurs, contre l’Etat et la classe bourgeoise.

Dans ce sens, un mouvement étudiant révolutionnaire est effectivement capable de produire, à grande échelle, une conscience révolutionnaire, non pas comme but en soi, mais dans l’intention clairement affirmée de favoriser et de renforcer qualitativement la lutte de la classe ouvrière et des salariés en général, en affinant l’argumentation et en contribuant à la formation de la conscience, élément si déterminant pour la transcroissance de la conscience de classe syndicale en conscience politique.

Dans quelles conditions subjectives un mouvement étudiant révolutionnaire pourrait-il accomplir cette tâche ? Il faudrait l’existence d’une organisation révolutionnaire, voire une organisation révolutionnaire de jeunesse et une organisation révolutionnaire adulte. L’étudiant ne s’y intégrerait pas comme étudiant, mais comme révolutionnaire aux côtés et au même titre que les autres travailleurs intellectuels et de gens appartenant à diverses couches sociales, tous formant une communauté de combat politique, théorique et morale, pour soutenir et développer la lutte de la classe ouvrière et pour la conduire à la victoire.

Lorsque les étudiants se posent la question de savoir comment révolutionner la société, ils en arrivent à la conclusion que leur propre force est absolument insuffisante pour renverser l’ordre social existant. Dès que leur activité a dépassé un certain stade, le mouvement étudiant se pose lui-même, de par sa propre expérience, la question du lien avec les ouvriers, et y cherche les réponses organisationnelles, c’est-à-dire la question de la définition des instruments indispensables pour mener une lutte efficace contre l’ordre social capitaliste. Il n’existe aucun mouvement étudiant organisé dans aucun pays impérialiste où cette question ne soit pas très rapidement mise à l’ordre du jour. Elle se pose alors comme question de l’organisation en tant que telle, à savoir comme la question de l’organisation révolutionnaire et de la reconstruction du parti révolutionnaire. Là aussi les étudiants peuvent jouer, selon les différentes situations historiques, un rôle important, mais, encore une fois, uniquement comme individus, uniquement comme ils l’ont déjà fait dans le passé dans divers pays : en construisant des groupes socialistes révolutionnaires. Ils n’agissent alors plus en tant qu’étudiants, tout comme Marx n’a pas joué un rôle en tant que petit-fils d’un rabbin ou comme ancien étudiant, mais en tant qu’individu ayant atteint un certain niveau de conscience réussit, dans une situation historique donnée, à élaborer une théorie à partir de cette conscience. Les étudiants devront et pourront continuer à jouer ce rôle.

C’est donc seulement à condition que les étudiants réussissent à établir un lien organisationnel avec les ouvriers au sein d’une organisation révolutionnaire, qu’il sera possible de produire massivement une conscience vraiment révolutionnaire dans les universités. Tant que les étudiants demeurent organisés dans leurs seules associations, la pression de leur propre existence sociale fera toujours osciller de larges franges du mouvement étudiant entre, d’un côté, un repli ultra-gauche les éloignant de la lutte de classe réelle et, de l’autre, une intégration réformiste, non pas dans la classe ouvrière, mais dans les bureaucraties des organisations ouvrières, voire même dans les sphères supérieures de la société bourgeoise. C’est seulement si les étudiants qui veulent produire une conscience révolutionnaire s’intègrent dans une organisation révolutionnaire capable d’élever la conscience, de la généraliser et de la totaliser — c’est-à-dire dans une organisation dans laquelle les conséquences de la division du travail et de la conscience parcellisée, de l’expérience fragmentée seraient surmontées par l’organisation même — et seulement à cette condition-là que la production massive de la conscience révolutionnaire pourra se développer et avoir, effectivement et largement, une influence sur le cours de la lutte de classes. L’objectif du mouvement étudiant révolutionnaire doit donc être nécessairement le lien avec la classe ouvrière ; non pas un lien où les étudiants renoncent à leur spécificité et perdent leur capacité de produire une conscience révolutionnaire. Il ne s’agit pas pour eux de devenir des travailleurs manuels non qualifiés, mais de se lier à ceux-ci à travers, d’une part, l’organisation révolutionnaire de la classe ouvrière et, d’autre part, par la production de la conscience révolutionnaire pour cette classe ouvrière, au contact de l’expérience de lutte pratique de celle-ci.

L’intégration croissante du travail intellectuel dans le procès de production permet objectivement aux étudiants et intellectuels de s’intégrer dans le mouvement révolutionnaire au sein duquel ils peuvent contribuer de façon importante, de par leur savoir politique et technique accru, à transformer directement la science en une force porteuse de bouleversements sociaux. Ce n’est plus alors le problème du rôle que joue l’intelligentsia en tant que couche sociale dans la lutte de classe qui se pose, mais le problème du rôle que jouent des intellectuels individuels pour apporter des réponses aux problèmes centraux de notre époque, à savoir la construction d’une direction révolutionnaire efficace du prolétariat en vue de réaliser la transformation socialiste de la société.

Traduit de l’allemand par Stanislas Ache

V. A propos de la cogestion dans les universités

Au cours des dernières vingt-cinq années, la fonction de l’université au sein du mode de production capitaliste s’est progressivement modifiée. L’université bourgeoise a été en grande partie l’objet et non le sujet d’un changement social qui se résume dans la formule : la transition de la phase classique du capitalisme des monopoles à l’étape du « troisième âge du capitalisme » de l’époque impérialiste.

La fonction de l’université au cours de l’époque du capitalisme de la libre concurrence, ainsi que de la phase classique de l’époque impérialiste, fut, en gros, celle de former les fils (et plus tard quelques filles) de la bourgeoisie grande et moyenne pour les rendre aptes à exercer la fonction de membres d’une classe dominante qui détenait le pouvoir à tous les échelons de la vie sociale. Diriger l’économie, l’Etat, les forces armées, la diplomatie, administrer les colonies et l’appareil d’Etat métropolitain, tout cela réclame moins des connaissances techniques spécifiques qu’un ensemble de qualités inculquées par l’université classique : capacité de juger de manière rationnelle, du moins selon la rationalité spécifique de la société bourgeoise ; capacité de contrôler les résultats des recherches de spécialistes ; culture générale permettant de se retrouver dans les situations et les dossiers les plus divers ; communauté de concepts, de langage, de tradition culturelle, de valeurs intellectuelles et morales qui contribue fortement à la cohésion de la classe dominante adulte.

L’organisation même de l’université — y compris son autonomie par rapport à l’Etat, mais non pas de l’autorité suprême — refléta ces fonctions. Le recrutement des étudiants universitaires se limitant presque exclusivement aux membres des classes possédantes, les besoins d’une infrastructure sociale ne se firent guère sentir. Elle impliqua en outre une dépendance non seulement fonctionnelle mais financière directe par rapport à la classe capitaliste (ou au bon fonctionnement de l’économie capitaliste, là où l’université autonome fut financée par les revenus d’un capital progressivement accumulé), ce qui renforçait encore son intégration dans une superstructure sociale entièrement tournée vers la défense de l’ordre établi.

La formation de spécialistes ne fut qu’une tâche marginale de l’université classique ; l’acquisition de connaissances techniques qu’un sous-produit de la « culture générale ». Même dans les sciences naturelles, l’accent fut mis sur la théorie pure. L’université classique confirma ainsi à sa manière la justesse du concept de Karl Marx, selon lequel le capitalisme se caractérise par une séparation radicale de la science et du travail, du travail intellectuel et du travail productif. Elle assura de même l’indispensable « monopole des connaissances » à la classe bourgeoise, qui consolidait à la fois le pouvoir réel du capital et sa légitimité aux yeux des travailleurs. « Nous n’avons pas les connaissances pour diriger les entreprises et l’Etat » : voilà ce qui a été et ce qui reste un des motifs les plus profonds pour lesquels la classe ouvrière accepte, en temps normal, l’exploitation capitaliste comme une fatalité inévitable.

Avec l’avènement de l’ère du troisième âge du capitalisme, la fonction de l’université bourgeoise a été bouleversée sous l’effet de deux tendances, en partie confluentes, en partie contradictoires. D’une part, la troisième révolution technologique, un des principaux moteurs du long « boom » d’après-guerre de l’économie capitaliste internationale, a accru de manière qualitative la demande de techniciens de formation universitaire au sein même du processus de production et de reproduction du capital (dans l’entre-deux-guerres, cette tendance se manifesta déjà de manière initiale, mais à un niveau tellement modeste et battu à tel point en brèche par les conséquences sociales et financières de la grande crise qu’elle ne donna pas naissance à une nouvelle qualité). D’autre part, les résultats à long terme de l’élévation du niveau de vie, rendue possible par les « retombées sociales » du long « boom » et par la force relative du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière dans de nombreux pays impérialistes (ainsi que par des motivations analogues de promotion sociale au sein de la petite bourgeoisie des pays sous-développés), créèrent un extraordinaire afflux d’étudiants vers l’université.

1. L’université sous le troisième âge du capitalisme tardif

On pourrait résumer cette transformation en affirmant qu’aussi bien du côté de l’offre que du côté de la demande, la force de travail intellectuelle de formation universitaire connut une véritable explosion qualitative, sans qu’une quelconque instance ait prévu, ordonné ou canalisé ce processus. La manière anarchique et spontanée par laquelle l’économie de marché gouverne et modèle la vie sociale sous le mode de production capitaliste — même à l’époque du capitalisme des monopoles — s’est trouvée une fois de plus confirmée par ce phénomène.

L’explosion de la demande de force de travail intellectuelle formée au niveau universitaire résulte avant tout de la nature même de la troisième révolution technologique, et de toute une série d’autres aspects fondamentaux des modifications structurelles opérées par l’étape du « capitalisme tardif ». Toutes ces modifications impliquent une technicité accrue de l’organisation de la production ; une division de travail accrue au niveau du management tant industriel que financier ; une technicité et une division de travail accrue au niveau de l’administration publique, c’est-à-dire de la gestion de l’appareil d’Etat bourgeois ; une utilisation accrue de techniques scientifiques (et pseudo-scientifiques, mais acquises au niveau universitaire) dans le domaine de la production idéologique, de la manipulation des masses, des mass media, de l’organisation du commerce et de la vente des marchandises, etc. Tout cela veut dire que le travail intellectuel est réintroduit de manière massive dans les processus de la production et de la reproduction matérielles, mais qu’il l’est de manière spécifique aux besoins du capital. La séparation de la science et du travail productif, caractéristique du mode de production capitaliste, est elle aussi reproduite, mais sous une forme atténuée et modifiée par rapport aux formes extrêmes qu’elle avait acquises dans la période 1750-1940.

L’explosion de l’offre de force de travail intellectuelle, formée au niveau universitaire, résulte du fait que tant le besoin que la possibilité matérielle minimale d’avoir accès aux études supérieures croît de manière qualitative au sein de la petite bourgeoisie, et, dans les pays impérialistes, au sein des couches les mieux payées de la classe ouvrière. L’accès aux études universitaires est vu comme un moyen de promotion sociale individuelle (quelquefois d’ailleurs avec des conséquences négatives en ce qui concerne les rapports avec la classe d’origine, chez des fils et des filles de la classe ouvrière). Mais cette tendance provient en dernière analyse des pressions observées sur le marché du travail lui-même, c’est-à-dire du déclin dramatique (d’abord relatif, puis absolu) des postes de travail des travailleurs manuels non formés au niveau de techniciens. La troisième révolution technologique, c’est-à-dire la semi-automation et l’automation, entrent dans la conscience de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrière des pays impérialistes, par l’intermédiaire avant tout des fluctuations de l’emploi.

Dans ce sens, on peut dire que le rush vers l’université a, pendant deux décennies, sauvé du chômage des millions de jeunes de par le monde. La création d’universités nouvelles et gonflées a été une forme nouvelle, adaptée aux besoins du « capitalisme tardif », de socialiser les coûts sociaux de la réduction des emplois manuels traditionnels. L’ensemble des conditions économiques, sociales, politiques, intellectuelles, morales, qui ont rendu possible l’explosion universitaire sous le « capitalisme tardif », méritent, certes, une analyse particulière (mentionnons seulement en passant le rôle que la télévision et la littérature de science-fiction, voire la « subculture », ont joué pour sensibiliser la jeunesse et même les enfants au poids déterminant de la science dans la vie contemporaine, ce qui a incontestablement contribué à motiver des millions de jeunes, de par le monde, à chercher un accès à l’université). Mais elles ne présentent que des aspects différents et en dernière analyse congrus d’une même tendance historique fondamentale.

2. L’organisation universitaire

Et par le contenu de son enseignement, et par sa structure organisationnelle, et par ses modes de financement et de fonctionnement matériel, l’université bourgeoise classique n’était pas préparée à accueillir des millions d’étudiants et d’étudiantes nouveaux. Elle est donc entrée en crise profonde sous le choc de l’explosion universitaire.

Le fait que les étudiants ne se recrutent plus exclusivement dans le milieu des classes possédantes créa un besoin profond et immédiat d’infrastructure sociale, que l’université classique ne put offrir. C’est la majorité (et dans certains pays la quasi-totalité) des étudiants universitaires qui ont besoin de repas bon marché, de logements subventionnés par l’Etat, de sites universitaires permettant l’accès sans grands frais (c’est-à-dire de systèmes de transports en commun adéquats), de places suffisantes dans les laboratoires, les amphithéâtres, les bibliothèques. Sinon les études universitaires sont soumises à des conditions de bousculade, de tension nerveuse, de pertes de temps et de mécanisation croissante, qui en font en quelque sorte un reflet (tragique ou tragico-grotesque) de la vie de la grande usine. Le mouvement étudiant explosif des années 1967-‘68 est né notamment de réactions immédiates devant ces insuffisances. Dans le cadre d’une société bourgeoise largement anarchique, dans l’absence d’une planification socialiste et de critères précis de priorités sociales déterminant la distribution des ressources nationales, il était inévitable qu’un délai fort long allait s’intercaler entre le moment où la bourgeoisie et son Etat prenaient conscience du problème — à la lumière de la révolte étudiante — et le moment où une université bourgeoise plus fonctionnelle du point de vue des besoins mêmes du « capitalisme tardif » allait voir le jour.

Par ailleurs, cependant, la révolte étudiante contenait un autre motif, plus profond, moins directement matériel : la conscience croissante du caractère inadéquat de l’enseignement universitaire par rapport à leurs propres besoins. Ce qui convenait pour former quelques milliers de fils et de filles de la grande bourgeoisie, eux-mêmes en grande majorité futurs capitalistes indépendants, ne convenait plus pour former des millions de futurs vendeurs d’une force de travail intellectuelle. La réintégration massive du temps de travail intellectuel dans le processus de production et de reproduction matériel impliquait nécessairement la prolétarisation croissante du travail intellectuel. Et cette prolétarisation avait des répercussions profondes sur l’état d’esprit et le niveau de conscience du milieu étudiant lui-même.

Nous avons ainsi assisté à une révolte massive des universitaires et des étudiants contre les tentatives de manipuler l’enseignement (avant tout l’enseignement des sciences sociales, mais marginalement aussi de quelques sciences naturelles, surtout de la recherche scientifique) au profit du grand capital.

En raison, surtout, du degré élevé de bureaucratisation des organisations de masses traditionnelles du mouvement ouvrier, qui les rendirent inaptes à articuler ces besoins, ce sont les étudiants qui, les premiers, ont réclamé ce que le mouvement ouvrier commence à se réapproprier petit à petit : à savoir que, dans une société matériellement plus riche, il faut donner plus et non moins de liberté et d’autonomie aux groupes et aux individus ; qu’il faut accroître de manière qualitative les zones d’autodétermination et d’autogestion ; qu’il faut subordonner la croissance économique et la production matérielle aux besoins des hommes et des femmes (de tous les hommes et femmes) et non les accepter en tant que mécanismes automatiques. Au niveau de l’enseignement universitaire, cela signifiait l’exigence d’un contenu librement choisi et déterminé par les intéressés eux-mêmes, contradictoire et critique, et non un enseignement octroyé, parcellisé et imposé d’autorité.

3. La réforme technocratique de l’université

On comprend mieux ainsi la fonction de la réforme technocratique de l’université, qui a été la réaction fondamentale de la bourgeoisie et de l’Etat bourgeois devant la crise de l’université classique et la révolte étudiante quasi-universelle. Elle constitue à la fois une tentative de rendre l’université bourgeoise de nouveau fonctionnelle dans le cadre du troisième âge du capitalisme (ce qui impliquait notamment de limiter partiellement l’expansion universitaire) et de récupérer la révolte étudiante dans la mesure où elle était récupérable dans le cadre de la société bourgeoise.

L’expansion universitaire, la socialisation des coûts de la reconversion d’une partie considérable de la force de travail manuelle en force de travail intellectuelle, implique des dépenses financières énormes pour les pays capitalistes. En Grande-Bretagne, les dépenses d’enseignement sont passées de 3 à 7 % du produit national brut entre 1950 et 1974. Dans plusieurs pays impérialistes petits, comme la Belgique, la Suède et les Pays-Bas, elles représentent même un pourcentage plus élevé. Et une fraction croissante de ces dépenses est consacrée aux dépenses universitaires.

Or, en régime capitaliste, toute dépense dépassant une certaine limite est jugée en fonction de son rendement, quelle que partielle — et quelquefois bizarre — que cette notion puisse être. L’accroissement du budget de l’enseignement sous le troisième âge du capitalisme a donc entraîné inévitablement une tendance à la rentabilisation des budgets universitaires. Cette rentabilisation est conçue à la fois par rapport à des priorités économiques et à des priorités sociales de la bourgeoisie :

  • faire en sorte que la production annuelle des diplômes corresponde le plus étroitement possible à leur demande sur le marché du travail intellectuel de formation universitaire ;
  • associer de manière croissante des projets de recherches universitaires aux besoins des grands monopoles (et partiellement à ceux de l’administration étatique, notamment des forces armées) ;
  • réorganiser le contenu de l’enseignement universitaire pour qu’il corresponde aux exigences des grandes entreprises entraînées dans l’accélération de l’innovation technologique ;
  • perfectionner des techniques de fragmentation, de parcellisation et de surspécialisation (notamment dans le domaine des sciences sociales) qui facilitent l’utilisation des « techniciens » ainsi formés à des fins de manipulation idéologique des masses et de mystification des rapports sociaux d’ensemble ;
  • fournir additionnellement, dans l’université en expansion, un marché croissant à des industries technologiques « en pointe » (appareillage électronique et scientifique : vidéocassettes ; techniques d’avant-garde dans les matériaux de construction, etc.).

Mais cette rentabilisation est irréalisable sans une sélection de plus en plus sévère, une « rationalisation » de l’expansion universitaire, en restreignant le nombre de jeunes auxquels l’accès à l’université reste acquis (y compris en imposant un véritable numerus clausus dans un nombre croissant de facultés où le « poste d’études » implique des « coûts » supérieurs à la moyenne) et une répression croissante, tendant à réimposer une discipline et un respect de l’autorité établie qui avaient été profondément sapées lors de la montée de la révolte étudiante.

Les projets de cogestion universitaire apparaissent ainsi comme des tentatives d’associer l’aile réformiste du mouvement étudiant à la réalisation de cette rentabilisation, c’est-à-dire comme une tentative d’utiliser une fraction de ce mouvement à des fins d’autosélection, d’autocensure et d’autorépression. Ils indiquent à la fois le but et les limites de la récupération partielle de la révolte étudiante par la réforme technocratique de l’université.

4. Contrôle ouvrier contre cogestion ouvrière dans l’industrie capitaliste

A première vue, les projets de cogestion universitaire suscitent chez les marxistes une riposte par analogie avec leur position traditionnelle à l’égard des projets bourgeois de cogestion dans l’industrie : « cogestion non, contrôle oui ».

Les marxistes révolutionnaires sont adversaires de la cogestion entre ouvriers et capitalistes au sein de l’industrie ou de n’importe quelle entreprise de la société bourgeoise — y compris les formes extrêmes de « cogestion » comme celles de la « communauté industrielle » péruvienne qui prévoit la parité dans la répartition des bénéfices, voire dans l’administration — pour deux raisons fondamentales.

En premier lieu, le mode de production capitaliste est régi par un antagonisme de classe fondamental entre le capital et le travail. Cet antagonisme s’exprime notamment au niveau de la répartition, par la lutte des capitalistes, pour accroître la part des profits aux dépens des salaires, ce à quoi les travailleurs ripostent par une réaction en sens inverse. Mais ce n’est là qu’un aspect partiel d’un antagonisme beaucoup plus vaste, qui touche également, et avant tout, l’organisation du travail elle-même, conçue en régime capitaliste en fonction de l’obligation (sous le fouet de la concurrence) d’extorquer le maximum de plus-value aux travailleurs engagés directement dans le processus de production. Laisser subsister le mode de production capitaliste, c’est laisser subsister la concurrence et la contrainte, issue de la concurrence, à maximaliser les revenus des entreprises.

Or, la seule forme d’autodéfense adéquate dont disposent les travailleurs devant les maux du régime capitaliste qui les frappent, c’est la solidarité, la coopération et l’organisation de tous les travailleurs. En associant les travailleurs à la gestion des entreprises capitalistes séparées, en les associant à la répartition des bénéfices de ces entreprises, on tend à substituer la « solidarité au sein de l’entreprise », entre patrons et ouvriers, à la solidarité des travailleurs par-dessus des intérêts séparés entre entreprises. On tend donc à substituer la collaboration de classes à la lutte de classe ouvrière sans pour autant supprimer la lutte de classe patronale. Car celle-ci n’est justement pas le résultat d’une solidarité consciente et organisée, mais le produit automatique du jeu des lois du marché.

La cogestion d’entreprises capitalistes ne supprime ni les fluctuations économiques, ni les crises de surproduction, ni le chômage. Crises de surproduction et chômage sont des mécanismes « automatiques » pour faire baisser les salaires. Les travailleurs qui troquent leur autonomie et solidarité de classe pour la « cogestion », troquent donc une arme réelle en échange d’un avantage fictif. Cela fait une belle jambe, au chômeur, de savoir que, dans cinq ans, il pourra, grâce à la « cogestion », participer aux bénéfices. A condition qu’il trouve entre-temps du travail et que l’entreprise qui le réembauche fasse des bénéfices.

En outre, la « cogestion » brise la solidarité, même au sein de l’entreprise, entre cette fraction des travailleurs qui se laisse influencer par la primauté absolue des « avantages financiers » (c’est-à-dire qui est prête à sacrifier sa santé, ses loisirs et ses frères de classe, à l’augmentation des revenus escomptés d’un accroissement des bénéfices de l’entreprise), et l’autre fraction qui s’oppose à l’accélération des cadences, aux heures supplémentaires, aux méthodes de surexploitation, à la « rationalisation de l’emploi », parce qu’elle a acquis la conscience d’autres priorités que la chasse à l’augmentation des revenus individuels.

On peut résumer les deux objections par la formule : s’opposer à la cogestion, c’est ne pas permettre que le critère de rentabilité des entreprises se substitue à celui de la solidarité de classe, pour dicter l’attitude quotidienne du travailleur à l’entreprise.

Par contre, le contrôle ouvrier du moins dans le sens classique de cette revendication, ne comporte aucun des risques de la cogestion. Il implique que les travailleurs contestent l’autorité patronale sans prendre aucune responsabilité pour la gestion de l’économie capitaliste. Il implique un pouvoir de veto de fait sur les décisions patronales (veto sur les licenciements ; sur l’accélération des cadences ; sur les modifications dans le calcul des salaires ; sur toute réorganisation du processus de travail ; voire sur la nature de la production), sans lien quelconque avec la rentabilité de l’entreprise. Bien au contraire, il implique que les décisions patronales sont contestées sans prendre en considération les critères de rentabilité. Ainsi, la classe ouvrière, pour reprendre une formule de Karl Marx, commence à opposer sa propre économie politique, fondée sur la solidarité et la coopération de classe, à l’économie politique de la bourgeoisie, fondée sur la concurrence et sur l’appropriation privée du profit.

5. La cogestion étudiante, mystification parallèle à la cogestion ouvrière

Le parallèle entre l’attitude marxiste par rapport à la cogestion ouvrière et l’attitude marxiste par rapport à la cogestion étudiante est substantiel. Les deux positions réformistes de conciliation d’antagonismes en réalité irréconciliables, sont tous les deux des mystifications parallèles.

Nous avons vu quels sont les buts de la réforme technocratique de l’université : rentabilisation, sélection, conformisation, réintégration dans une société bourgeoise « normalisée » (après les secousses violentes de la révolte étudiante d’abord, de la remontée impétueuse des luttes ouvrières ensuite). La cogestion étudiante de l’université du « capitalisme tardif » signifie que des représentants élus de la masse des étudiants seraient associés à l’accomplissement de ces buts. La rentabilisation de l’université jouerait un rôle analogue à la rentabilité des entreprises dans le cadre de la « cogestion ouvrière ». La sélection deviendrait une auto-sélection. Les étudiants organiseraient la police contre eux-mêmes et établiraient eux-mêmes les normes au nom desquelles une bonne partie d’entre eux seraient chassés de l’université, ou se verraient interdire l’accès à l’université.

Evidemment, il y aurait des compensations. La sélection serait un peu moins sévère que si les représentants des étudiants n’y étaient pas associés. La parcellisation et la sur-spécialisation de l’enseignement seraient un peu moins poussées que si les seuls représentants du patronat et des technocrates de l’Etat étaient consultés pour la définition des programmes universitaires. L’infrastructure sociale érigée « tiendrait davantage compte » des préoccupations et besoins des étudiants.

Ces arguments en faveur de la « cogestion » valent ce que valent les arguments des réformistes dans toutes circonstances. Leur poids est directement proportionnel à la santé et à la stabilité de la société bourgeoise, et inversement proportionnel à la gravité de la crise sociale ou à la réalité des perspectives révolutionnaires.

Si l’on présume que les ressources que la société bourgeoise mettra à la disposition de l’université iront croissantes d’année en année ; que la sélection restera donc modérée ; que les emplois pour diplômés universitaires continueront à croître selon un taux d’expansion exponentiel ; qu’en d’autres termes l’économie capitaliste connaîtra une nouvelle phase longue de croissance plus ou moins ininterrompue, alors la tentation de la « cogestion » sera d’autant plus forte que les risques implicites de l’entreprise s’avéreront plus réduits.

Mais si l’on prévoit au contraire une longue période de croissance fort limitée, voire de quasi-stagnation, de l’économie capitaliste internationale ; si donc les ressources matérielles mises à la disposition de l’université cessent de croître, ou risquent même d’être réduites ; si de ce fait la sélection doit se faire de plus en plus sévère, d’autant plus qu’une expansion universitaire prolongée risque de produire surtout des chômeurs intellectuels, alors la « cogestion » signifiera essentiellement l’organisation et la distribution de la pénurie et de répression avec la complicité des représentants des étudiants eux-mêmes. Alors la tentation de la cogestion étudiante sera d’autant plus limitée, et les risques apparaîtront d’autant plus évidents.

6. Le « contrôle étudiant » se heurte à deux obstacles majeurs

Mais l’analogie entre l’argumentation à propos de la cogestion ouvrière et celle à propos de la cogestion étudiante s’arrête lorsqu’on examine la possibilité d’opposer à la « cogestion étudiante » le « contrôle étudiant ». Toute application de la revendication du « contrôle étudiant » à l’université du « capitalisme tardif » se heurte en effet à deux obstacles majeurs.

Tout d’abord, à l’opposé des travailleurs, les étudiants ne produisent pas les ressources sur lesquelles ils sont rétribués, ou sur lesquelles sont renouvelés et étendus leurs propres moyens de travail. Ils n’ont donc aucune prise directe sur leurs propres conditions d’existence matérielle. Ils vivent d’un « fonds social » qui, aujourd’hui, en régime capitaliste, est géré collectivement par la classe dominante par l’intermédiaire de son Etat.

Par conséquent, les étudiants n’ont point la possibilité d’appliquer une politique de pouvoir de veto par rapport aux décisions des instances gestionnaires, du moins de l’appliquer avec succès pour une durée tant soit peu substantielle. Lorsque le patron répond à un refus d’admettre des licenciements de la part des ouvriers d’une usine par un lock-out ou une fermeture définitive, les ouvriers ont la possibilité d’occuper l’usine, d’étendre la lutte, de reprendre à la rigueur la production sous leur propre gestion, et d’exiger de l’Etat qu’il reconnaisse la nouvelle situation ainsi créée, en nationalisant l’usine sans indemnité ni rachat et en permettant sa gestion sous contrôle ouvrier. C’est le fait qu’ils peuvent poursuivre la production matérielle qui les nourrit — jusqu’à un certain point — qui rend cette orientation à la fois crédible et réaliste.

Mais lorsque des étudiants opposent leur veto aux décisions d’un conseil d’administration d’appliquer le numerus clausus imposé par l’Etat, ils n’ont aucun moyen de transformer cette opposition dans les faits, sauf le moyen de la lutte contestataire sans limite dans le temps. Ils ne peuvent pas « prendre leur propre sort dans leurs mains », pour la simple raison qu’ils ne produisent pas les ressources (même pas un partie des ressources) qui permettent (ou dont la contrepartie permettrait) de financer l’université. Ils n’ont pas de prise sur le budget de l’Etat. Le « contrôle étudiant » est un contrôle sans pouvoir, sinon celui de l’agitation contestataire.

Ensuite, à l’opposé des ouvriers, les étudiants ne représentent pas la force sociale hégémonique au sein de la « communauté universitaire ». L’analogie entre la place des ouvriers dans l’industrie et la place des étudiants à l’université est purement formelle. Elle se fonde exclusivement sur la prédominance du nombre. Mais lorsqu’on compare l’organisation du travail au sein de l’université à celle au sein de l’entreprise capitaliste, on s’aperçoit immédiatement des limites de cette analogie. Si le personnel de maîtrise au sein de l’entreprise capitaliste ne joue qu’un rôle « d’aide-extorqueur de plus-value », pour autant qu’il ne remplit pas une fonction indispensable au sein de la production matérielle elle-même (ingénieurs, travailleurs de laboratoire, etc.), les professeurs et assistants d’université ne sont évidemment ni essentiellement ni principalement des « agents pour discipliner les étudiants » ou pire encore, « les flics des campus ». Ils sont des fournisseurs plus ou moins indispensables — jusqu’à quel point indispensables, cela mérite un examen particulier — des connaissances et des méthodes d’investigation que les étudiants cherchent à acquérir en allant à l’université.

Mieux : il y a une troisième composante de la « communauté universitaire », plus effacée et plus humble, dont on ne parle peu ou prou lorsqu’il est question de « cogestion » ou de « contrôle étudiant ». Ce sont les travailleurs qui assurent l’infrastructure matérielle de l’université : ouvriers manuels, électriciens, réparateurs, chauffeurs, ouvriers de la construction, techniciens des laboratoires, cuisiniers, nettoyeuses, employés et employées dans les bureaux et dans la comptabilité, etc. C’est une véritable masse de salariés, généralement plus nombreuse que les enseignants proprement dits, et sans le travail desquels l’université ne pourrait pas survivre une semaine. N’ont-ils pas également droit au contrôle sur la gestion ? Mais si le « contrôle étudiant » cesse même d’être un contrôle majoritaire, que subsiste-t-il de son « pouvoir » apparent, en période normale ?

Finalement, la masse étudiante se distingue de la masse ouvrière d’une entreprise capitaliste par une caractéristique sociologique fondamentale : son manque d’homogénéité sociale, ou, plus exactement, un degré d’homogénéité sociale qualitativement inférieur à celui du prolétariat. Ce niveau d’homogénéité inférieur du milieu étudiant est à la fois fonction des origines sociales différentes de la masse des étudiants, et des fonctions différentes que les étudiants rempliront dans la société bourgeoise, une fois leurs études terminées.

Les étudiants universitaires se recrutent aujourd’hui de manière croissante dans toutes les classes de la société du « capitalisme tardif », avec une prépondérance d’étudiants d’origine petite-bourgeoise, une présence plus que proportionnelle (par rapport à la structure sociale de la nation) d’étudiants d’origine bourgeoise, et une présence en lente augmentation d’étudiants d’origine prolétarienne, très inférieure à la proportion du prolétariat dans la nation.

Certes, l’expansion universitaire tend à créer un certain « milieu étudiant homogène », surtout dans des campus de masse, intégrés dans des grandes villes. Cette homogénéisation progressive résulte de préoccupations matérielles et sociales communes pour la durée de la présence à l’université. Mais cette durée ne couvre qu’une petite fraction de la vie de chaque étudiant. Elle ne couvre même qu’une petite fraction du temps que l’étudiant passe à l’université. Même pendant ce temps, il continue à être soumis aux pressions et aux sollicitations de son milieu social d’origine — de même qu’il est de plus en plus exposé aux sollicitations et aux exigences de la « carrière » qu’il entend poursuivre une fois qu’il aura quitté l’université. L’homogénéisation progressive du milieu étudiant ne peut donc compenser que fort partiellement et insuffisamment l’hétérogénéité d’origine et de destin social de l’étudiant universitaire.

Quant à cette hétérogénéité du destin futur de l’étudiant, les fonctions qu’il remplira dans la société bourgeoise peuvent être décrites grosso modo de la manière suivante :

  1. Une bonne partie des étudiants universitaires (dans certaines facultés et certaines universités plus de 50 % des inscrits en première année) sont de futurs drop-outs, c’est-à-dire de futurs salariés non qualifiés au niveau universitaire.
  2. Une partie croissante des étudiants universitaires terminant leurs études sont de futurs salariés à qualification universitaire remplissant soit des fonctions au sein du processus de production, soit des fonctions socialement utiles entraînant des conjonctions objectives avec les intérêts de la classe ouvrière (par exemple les enseignants).
  3. Une partie également croissante des étudiants universitaires terminant leurs études sont de futurs salariés à qualification universitaire dont la fonction, soit au sein du processus de production, soit au sein du processus de reproduction, ou dans la sphère de la superstructure sociale en général, entraîne nécessairement une opposition d’intérêts avec le prolétariat et une identification avec les desseins des classes possédantes : techniciens chronométreurs, organisateurs de sondages de marché, personnel de maîtrise et managers des entreprises, hauts fonctionnaires de l’Etat et des forces armées, etc.
  4. Une partie déclinante, mais non insignifiante des étudiants terminant leurs études, sont de futurs « indépendants », c’est-à-dire de futurs bourgeois grands ou moyens. Ceux qui exerceront des « professions libérales », entrepreneurs indépendants, notamment des médecins, avocats, dentistes et architectes travaillant pour leur propre compte et accumulant des capitaux grâce à leurs revenus élevés, doivent évidemment être classés dans cette catégorie.

Sans vouloir établir une coïncidence mécanique entre la fonction sociale et le niveau de conscience, aussi bien des étudiants que des intellectuels ayant achevé leurs études universitaires, cette différence des rôles joués par les personnes ayant acquis une qualification intellectuelle universitaire influence incontestablement le milieu étudiant dans le sens de l’accentuation de son hétérogénéité. Le manque d’homogénéité de ce milieu, constitue un troisième obstacle majeur à l’application efficace d’une politique de « contrôle étudiant ».

7. Puissance de la contestation étudiante

Est-ce à dire que les étudiants ne disposent d’aucun pouvoir pour influencer l’évolution sociale ou pour infléchir la politique des autorités en faveur de leurs objectifs particuliers, voire d’objectifs socialistes révolutionnaires plus généraux ? Ce serait à son tour une conclusion, une extrapolation injustifiée de toute l’analyse qui précède.

La place que le travail intellectuel de formation universitaire occupe aujourd’hui, dans la société du troisième âge du capitalisme tardif, est telle qu’aucun pays industriellement tant soit peu développé ne peut plus se permettre une fermeture complète des universités pour une longue durée (il n’en va pas de même dans certains pays sous-développés où l’intégration du travail intellectuel dans le processus de production est encore minime). Si le mouvement de masse étudiant réussit à entraîner la majorité des étudiants, et à paralyser effectivement l’activité universitaire, il détient un moyen de pression efficace au cours des périodes d’agitation massive.

C’est au cours de ces périodes et de ces périodes seulement, qu’il a le moyen d’arracher à l’Etat, et à l’administration universitaire qui s’intercale entre l’Etat et lui, les concessions qu’il réclame pour atténuer l’impact de la réforme technocratique de l’université quant aux conditions de vie et de travail des étudiants, au contenu des études universitaires, aux conditions d’accès à l’université, etc. Ces conquêtes sont possibles, mais elles seront le résultat d’agitations massives concentrées plutôt que d’une action prolongée au sein des instances gestionnaires.

Par sa nature même, le mouvement étudiant suit une trajectoire beaucoup plus discontinue et est beaucoup moins disposé à l’organisation de masse permanente, que le mouvement ouvrier. Sa tactique doit être adaptée à cette caractéristique. Elle laisse beaucoup moins de place à la conquête lente de réformes au moyen de l’organisation permanente qu’à la conquête soudaine des mêmes réformes par des mobilisations massives, mais limitées dans le temps.

Encore faudra-t-il poursuivre avec acharnement une politique d’appui mutuel, de confluence et d’unité d’action, entre le mouvement de masse étudiant contestataire d’une part, et le mouvement syndical des enseignants et des travailleurs de l’université d’autre part, mouvement dont il faudra d’ailleurs espérer surmonter les divisions corporatistes, en visant une organisation syndicale unique de tous les salariés (intellectuels et manuels, enseignants et non-enseignants) de l’université.

L’accroissement spectaculaire du nombre des étudiants universitaires, la conscience — fut-elle temporaire — qu’ils peuvent acquérir de la nature aliénée et aliénante non seulement de l’enseignement bourgeois, mais de tout travail au sein de la société bourgeoise, leur plus grande facilité d’accès à des informations et à des connaissances permettant une analyse critique d’ensemble des phénomènes sociaux, du malaise social, et donc des tares et de la nature même de la société bourgeoise : tout cela accroît considérablement le pouvoir de la contestation étudiante pour jouer un rôle de révélateur de crise sociale et politique et de détonateur de prises de conscience et de luttes des masses ouvrières et paysannes pauvres, surtout dans les pays où ces luttes connaissent un retard certain par rapport aux nécessités objectives découlant de la maturité atteinte par la crise de la société bourgeoise.

Ce rôle, qui a été fortement mis en lumière par l’explosion de Mai ‘68 en France, ne peut être un rôle durable. Les étudiants, ou plus exactement, le mouvement de masse étudiant contestataire, ne peut se substituer ni au prolétariat en tant que force sociale dirigeante d’une révolution socialiste, ni au parti révolutionnaire en tant qu’avant-garde du prolétariat. Ils ne peuvent que s’engouffrer temporairement dans le vide créé par un retard de construction du parti révolutionnaire, et par un décalage entre le mécontentement des masses et leur entrée effective sur la scène politique.

Néanmoins, ce rôle de révélateur et de détonateur momentanés du mouvement étudiant contestataire peut se prolonger, à un niveau plus modeste mais nullement négligeable, par celui d’enrichissement de la conscience révolutionnaire des masses, et celui de pourvoyeur des organisations révolutionnaires en cadres nouveaux. Les étudiants révolutionnaires peuvent apporter aux masses ouvrières et paysannes, non « la conscience de classe », mais bien des informations et connaissances scientifiques précises qui aident à dévoiler et à démontrer le caractère exploiteur inhumain, nuisible, du régime capitaliste dans mille domaines de la vie sociale. Cet apport est important et valable, surtout s’il se prolonge par une « pratique professionnelle révolutionnaire » des intellectuels qui ont terminé leurs études universitaires. Pareille pratique se heurte évidemment à la répression inévitable de la bourgeoisie et de l’Etat, ainsi qu’à une pression féroce du milieu ambiant. Elle ne pourra être poursuivie durablement que si l’intellectuel s’intègre dans une organisation marxiste révolutionnaire.

8. Une « présence contestataire » dans les institutions gestionnaires est-elle admissible ?

Reste une objection à laquelle il faut répondre. Si le caractère discontinu et cyclique du mouvement étudiant contestataire, ajouté au caractère hétérogène du milieu étudiant, rendent utopique l’idée d’une organisation de masse permanente des étudiants se battant pour leurs revendications matérielles immédiates — d’un « syndicat étudiant » jouant un rôle parallèle à celui des syndicats ouvriers — faut-il pour autant abandonner la tentative de défendre ces revendications permanentes, sous prétexte qu’une défense efficace n’est pas possible ? Ou, plus exactement : les révolutionnaires doivent-ils abandonner « en temps normal » la défense de ces intérêts matériels immédiats des étudiants aux représentants des courants réformistes, qui se « compromettent » dans les structures de cogestion, quitte à les prendre en main eux-mêmes seulement dans les périodes d’agitation massive, de renaissance brusque du mouvement de masse contestataire au sein des universités ?

Une telle position maximaliste entraîne plusieurs dangers : celui de perdre à la longue toute crédibilité aux yeux d’une partie importante de la majorité étudiante non (ou insuffisamment) politisée ; celui de perdre la possibilité d’une collaboration et d’une confluence permanentes avec le mouvement syndical authentique et autonome du personnel salarié universitaire.

C’est de la prise de conscience de cette contradiction que naît une « participation contestataire » des représentants du mouvement étudiant au sein des instances qui gèrent l’université. Les organisations d’extrême gauche participeraient aux élections qui, dans un nombre croissant d’universités de par le monde, désignent les représentants des étudiants au sein des conseils d’administration, de gestion ou de gouvernement des universités. Elles présenteraient au cours de ces élections, non un programme de « réformes réalisables à court terme », acceptant de fait la misère de la sélection, de la rentabilisation, du budget insuffisant, d’une infrastructure inadéquate, de l’enseignement parcellisé et sur-spécialisé, mais en développant pleinement leurs revendications qui correspondent aux intérêts objectifs réels de la majorité des étudiants, sans tenir compte de considérations de « réalisme politique » à courte vue. Si elles ont des élus sur la base de cette plate-forme, ces élus participeraient aux travaux des conseils en question non comme des gestionnaires mais comme des contestataires, rompant le secret des discussions, révélant à la masse étudiante de manière systématique ce qui se trame contre leurs intérêts, défendant leurs revendications immédiates et transitoires, dévoilant le caractère étriqué, inefficace et capitulard de l’attitude des représentants réformistes de la masse étudiante.

Ces représentants socialistes révolutionnaires au sein des organismes de gestion se comporteraient, en d’autres termes, comme s’ils se trouvaient dans une assemblée de type parlementaire et non de type gouvernemental. Ils refuseraient de prendre n’importe quelle responsabilité au niveau de la gestion, se contentant d’exposer et de défendre les justes revendications des étudiants, et d’appuyer les justes revendications des salariés enseignants et non-enseignants de l’université, quitte à étendre l’agitation au niveau de problèmes politiques généraux, chaque fois que l’occasion appropriée leur en serait fournie.

Il n’y a évidemment aucune objection de principe contre un tel comportement. Mais il faut être conscient des difficultés majeures auxquelles il se heurte. Dans les périodes de reflux du mouvement de masse contestataire, pareille attitude ne rencontrera un écho que parmi une petite minorité d’étudiants hautement politisés. Il y aura donc tentation et pression de transformation imperceptible de la « participation contestataire » en « participation réformiste », pression à laquelle seuls des militants révolutionnaires formés et bien appuyés par une organisation révolutionnaire prolétarienne résisteront avec succès. L’Etat et ses représentants ne tolèrent guère de telles tribunes permanentes d’agitation et chercheront à expulser systématiquement les contestataires des instances gestionnaires, en alléguant des violations de statuts et de règlements, voire au moyen de mesures ouvertement répressives.

Quant aux périodes où le mouvement de masse contestataire se rallume brusquement, les instances de co-gouvernement seront complètement débordées et niées par le mouvement de masse.

On peut donc résumer en disant que la « présence contestataire » est de peu d’efficacité en période normale et de peu d’utilité en période d’agitation massive. Nous n’irons pas plus loin dans la conclusion, cela n’étant pas notre tâche de définir par avance une tactique précise pour chaque situation précise, définition d’ailleurs impossible en principe.

La véritable problématique de « co-gouvernement » des universités n’acquerra toute sa dynamique sociale qu’après le renversement du régime capitaliste, dans la période de transition entre le capitalisme et le socialisme, sous le pouvoir des conseils des travailleurs et des paysans pauvres. C’est seulement à ce moment que la parité tripartite (enseignants / salariés non enseignants / étudiants) dans l’administration des universités pourra devenir une réalité sociale, au lieu d’être une mystification. C’est à ce moment-là que l’auto-administration de l’université, comme d’ailleurs celle de tout le système d’enseignement, deviendra une manifestation pratique de la tendance au dépérissement de l’Etat, qui doit être dès le début inhérente au type d’Etat nouveau que constitue l’Etat ouvrier.

A l’époque de transition entre le capitalisme et le socialisme, ce seront encore les représentants du peuple travailleur dans son ensemble — par exemple le congrès national des conseils des travailleurs et des paysans pauvres — qui décideront quelle fraction des ressources nationales totales sera consacrée à l’enseignement, et quelle partie de cette fraction sera consacrée à l’enseignement universitaire. Ce n’est que justice. Il serait inadmissible qu’une minorité de la nation (les étudiants, ou l’ensemble de la « communauté universitaire ») impose à la majorité des sacrifices en matière de consommation individuelle ou en matière de travail supplémentaire que cette majorité n’aurait pas librement consentis.

Mais la détermination de la place du « budget de l’éducation nationale » ou de la « dotation universitaire » dans l’ensemble du budget économique et social de la nation (dans l’ensemble du PNB) s’opérerait de manière absolument transparente et démocratique, à l’opposé de ce qui est le cas aujourd’hui en régime capitaliste ou sous la dictature de la bureaucratie, en URSS, en RP de Chine ou dans les « démocraties populaires ». Avant la session « budgétaire » annuelle du congrès des conseils des travailleurs et des paysans pauvres, une large discussion publique se déclencherait, utilisant non seulement la presse et les assemblées publiques et contradictoires, mais encore la radio et surtout la télévision. Au cours de ces débats, des options différentes seraient présentées aux masses populaires, représentant des variantes — chacune avec une cohérence interne, c’est-à-dire praticable — du plan de développement économique, social et culturel. Les arguments pour ou contre chacune de ces variantes seraient développés librement par chaque parti politique et chaque groupe de citoyens intéressés. La composition du congrès dépendrait du résultat de ce débat, c’est-à-dire refléterait les préférences exprimées par les différents courants politiques et groupes sociaux.

Une fois fixé le montant total des ressources disponibles pour l’éducation nationale en général, et l’enseignement universitaire en particulier, la « communauté universitaire » deviendrait une communauté libre et autonome, gérant démocratiquement ses propres ressources (dont une partie représenterait d’ailleurs des dotations à long terme, afin de rendre possible la planification à long terme également). Il n’y aurait plus lieu de faire intervenir des instances centrales étatiques ; l’autogouvernement serait pleinement appliqué. Et, dans le cadre d’une telle autogestion, la participation au co-gouvernement de la part de chaque fraction de la « communauté universitaire », y compris la fraction étudiante, ne serait pas seulement un droit mais un devoir et un honneur. Pour les étudiants, la participation à l’autogestion universitaire serait une école de démocratie directe et de responsabilité, l’école les préparant à la participation à l’autogestion dans l’économie et dans toutes les sphères de la vie sociale.

Cette autogestion de la « communauté universitaire » ne se justifiera pas seulement du fait de la tendance générale à l’autogestion dans la société de transition entre le capitalisme et le socialisme. Dans cette société primera la tendance vers l’enseignement supérieur obligatoire, précondition nécessaire au dépérissement de la division sociale du travail entre le travail intellectuel et le travail manuel, entre « administrateurs » et « producteurs », « commandants » et « commandés » du processus de production. Plus grande est la proportion des jeunes qui aura accès à l’enseignement supérieur (dont la fonction sera profondément modifiée en fonction même de cet afflux, y compris avec une intégration fortement accrue dans toute une série d’activités sociales nécessaires, au niveau de l’infrastructure autant qu’au niveau de la superstructure sociale), et plus l’autogestion universitaire deviendra tout simplement le début de l’autogestion sociale de la jeunesse tout court.

La contestation ne disparaîtra guère. Mais ce sera alors une contestation non contre des classes oppressives et leurs représentants politiques, mais une contestation concernant des préférences en matière d’enseignement, une contestation pour introduire dans le circuit des opinions et des informations librement confrontées de nouvelles tendances scientifiques et culturelles, la contestation autour des grandes opinions politiques qui s’opposeront nécessairement dans la construction d’une société socialiste.

1e septembre 1975, Université de Monterrey, Mexique

Notes

  1. En dehors de nous, il est remarquable que Roy Medvedev, dans l’avant dernier chapitre de son livre De la démocratie socialiste (Grasset) développe à propos de la société de l’URSS des conceptions qui vont dans le même sens que celles qu’on lira dans ce volume.
  2. Le terme néo-capitaliste est utilisé ici dans le sens de « troisième âge du capitalisme », c’est-à-dire signifiant simplement une étape du capitalisme des monopoles (de l’impérialisme) et non un quelconque « dépassement » des contradictions internes du mode de production capitaliste.
  3. Jeux de simulation, tels celui dont traite le film la Spirale, à propos de la situation chilienne (N.d.T.).
  4. Les travailleurs manuels, par opposition aux « cols blancs » qui sont les employés de bureau (N.d.T.).
  5. Humboldt (1767-1835), érudit et homme d’Etat prussien, fondateur et premier recteur de l’université de Berlin. (N.d.T.).
  6. Ce texte est celui d’une conférence faite à Mexico en 1972.